jeudi 5 mars 2009

La Boussole de Sidinna / 23 L'héritage de Mayara

Mon année sur les ailes du récit (53/53) La Boussole de Sidinna (23/23) – 06 mars 2009

Chemin troisième:

Pleine, ma lune

Orientation cinquième :

L'héritage de Mayara

" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur

Pas finis les cauchemars.
Un cauchemar en amène un autre pour aboutir à un troisième. L'effet du somnifère prend fin, alors que je suis encore dans mon lit, refusant d'ouvrir les yeux, tenant à siroter encore une dernière gorgée de sommeil. Peut-être y trouverais-je un beau rêve ou une vision annonçant le printemps.
Pas finis les cauchemars.
Un cauchemar en amène un autre pour aboutir à un troisième. Depuis que je me suis installé ici, je ne connais plus la nature de mes rêves, ni ne distingue mes cauchemars de ceux des autres résidents. J'ai perdu les rênes du rêve en ce qu'il est plaisir. La vie m'a définitivement abandonné dans le Château-Forteresse et a commencé à s'éloigner de moi, poursuivant sa marche vers des montagnes que fleurissent neige et joie de vivre et d'où jamais le printemps ne s'absente.


Pas finis les cauchemars.
Un cauchemar en amène un autre pour aboutir à un troisième. Et les gens autour de moi s'y mettent par centaines, détournant les bateaux dans les ports et appareillant vers l'inconnu. Et la vie de continuer à leur tourner le dos. Elle en noie certains avant l'arrivée, en séquestre d'autres dans les prisons du Nord qu'ils incendient, se brûlant vifs dans leurs cellules. Et puis, d'autres encore rentreront finalement par le même chemin, pieds et poings liés.
Pas finis les cauchemars.
Un cauchemar en amène un autre pour aboutir à un troisième. Et je commence à avoir peur.
J'ai peur à chaque fois que mon rêve commence par une vue de fleurs et que je crois en ce genre de présages annonciateurs de joies. Plus j'y crois, plus ma joie est grande. Et plus ma joie est grande, plus la fin du rêve tourne au cauchemar le plus affreux.

*****

Endormi sous le pont, rêvant que je rêve. Je vois Sidinna m'offrir un bouquet de roses blanches neige. L'air affecté par mon mal, il met la main sur ma tête pour juger de ma fièvre, puis imprime un long baiser sur mon front et me dit :
- "Je remercie Dieu de t'avoir sauvé, Mejda ! Je suis fier de toi. La fièvre va s'estomper. Il ne restera que le souvenir de ta réussite aux examens."
… Sidinna s'éloigne, me faisant signe du doigt de le suivre. Le cœur plein de joie, je cours après lui entre les monticules. Et Sidinna de disparaître dans un bois dense. C'est là que je me retrouve sur une route goudronnée. Sur le bas côté, une plaque indiquant en grosses lettres "Tazoghrane". Ma joie se multiplie. Je cours et cours encore jusqu'à m'imaginer champion olympique. Je franchis un pont étroit sur un maigre cours d'eau. Et je découvre le village rouge avec ses maisons toutes blanches. Je trouve sa place pleine d'un public portant des bouquets de fleurs qui me sont destinées et scandant mon nom. La place me paraît petite mais pleine de drapeaux et de multiples banderoles. Sur l'une d'elles on peut lire "Arrivée", sur une autre "Bienvenue au héros Mohamed Lamjed Brikcha", et ainsi de suite.


Mon extase atteint son summum et je me retrouve au centre d'un cercle de fans qui m'applaudissent lançant des cris d'admiration, alors que la voix d'un speaker retentit dans le haut parleur :
- "Enfin la boussole arrive à Tazoghrane… Chantez tous pour la boussole… Acclamez tous le héros…"
Soudain le rêve se transforme en cauchemar. Je suis atteint d'une sorte de paralysie. J'introduis la main dans mon pantalon pour tâter la boussole. Le dernier souvenir que j'en ai remonte aux jours du Sahara, alors que la boussole de Sidinna pendait entre mes jambes avec mes testicules, attachée à une ceinture autour de ma taille. J'ai honte de moi-même. Un brouhaha éclate autour de moi, avec des rires nourris, dès que j'écarte les jambes et commence à tâter innocemment ce qu'il y a entre elles, ne trouvant aucune trace de la boussole. Et puis, soudain, je ne sais comment le public des fans se retourne contre moi, commençant à m'attaquer. Tout le monde se jette sur moi jusqu'à faire obstacle à la lumière du jour. Et je ne sens plus que les coups s'abattant, de toute part, sur tout mon corps.
Soudain je me retrouve au centre de ma grotte punique où se tient maintenant une assemblée imposante. Il s'agit, paraît-il, de me faire un procès en bonne et due forme, mais dans l'obscurité totale. Je regarde le podium et je vois que celui qu'on a nommé président de ce tribunal n'est autre que Sidinna en personne. Et Sidinna paraît maintenant en colère, comme jamais je ne l'avais vu alors qu'il était encore en vie :
- "C'est toi Mejda qui as trahi ma confiance. Ah que je regrette l'éducation que je t'ai donnée. Je t'ai confié la boussole et tu l'as perdue. Tu n'as pas été digne de la mission."
… Je me retourne. La grotte est pleine à craquer autour de moi. Le propriétaire du zodiaque dans lequel j'avais fui Haouariya est là, ainsi que tous les jeunes qui avaient l'intention d'utiliser son embarcation pour "brûler". Il y a aussi le propriétaire de l'âne, les agents du propriétaire de l'âne, le propriétaire de l'orangeraie, Nadia Bel Aïsaouiya et sa mère, Boujomâa l'algérien, ses enfants et sa femme, Hajja Héniya, ses ouvrières de la ferme de Slouguiya, Bochra Toukabri, Fares Khémiri, Naoufel El Ouachem, Karim Aouled Belâaifi et sa mère, Sofiène Jéridi, sa sœur et son neveu, Haffa le Gigolo et ses amis cagoulés qui m'avaient accompagné dans le Sahara, Yassine Bellaghnej, sa compagne Houriya, la vierge Oumm Ezzine, Moqaddam Abdel-Hafidh et bien d'autres personnes dont je ne distingue pas les traits dans la pénombre. Chacun d'eux brandit son couteau qu'il veut planter dans ma poitrine. Et moi, je n'ai aucune issue de secours. Je crie : "Pince-moi petite maman" et tente de me réfugier auprès de Sidinna. Mais ce dernier me gifle comme il ne m'a jamais giflé de son vivant, annonce son jugement sans appel et déclare mon sang permis à qui veut se venger, puis quitte l'estrade, furieux contre moi.
Pince-moi Khaddouuuuuuuuuja… Je n'aime pas les chocs électriiiiiiiiiiques.




*****

Pas finis les cauchemars.
Un cauchemar en amène un autre pour aboutir à un troisième. Et c'est généralement les yeux ouverts que je vis mes cauchemars.
… Assis sur un long banc dans le jardin du palais-Forteresse. A côté de moi un homme inconnu et une femme tenant dans les bras un nourrisson. Ils seraient venus ici rendre visite à l'un des malades et n'auraient trouvé que cette place pour s'asseoir. Moi, en tout cas, je m'occupe plutôt de mes souliers dont les lacets sont défaits. Je les regarde en silence mais je sens en moi un imposant bouillonnement. Je me concentre sur les souliers jusqu'à ce qu'apparaisse la chicane de chez nous, à l'impasse Brikcha.
Enfin un rêve qui va me faire un peu rire ! C'est du moins ce qu'il me semble, au vu du rôle que j'y joue. Notre chicane m'apparaît comme un studio de tournage. Caméra installée, les gars du club vidéo sont en place chacun pour assumer sa tâche. On tourne ici un documentaire sur le rituel de la toilette funéraire et de l'inhumation du martyr Mohamed Lamjed Brikcha. Le sujet est en lui-même rigolo. Le seul problème est que je suis effectivement mort. Le corps raidi, je regarde ce qui se passe autour de moi mais n'ai aucun moyen d'intervenir sur les événements. Et me voici effectivement allongé sur mon lavoir de dépouille, installé en plein milieu de la chicane. Les projecteurs, déjà allumés sur moi, ne peuvent rien changer au froid glacial de mon corps inerte.
Curieusement, "Bbé" Sabriya n'est plus muette. La voici qui fait la pluie et le beau temps dans l'organisation de la cérémonie. Ce serait elle qui m'aurait enveloppé dans ce linceul blanc. Il parait même que c'est elle qui assure la réalisation du film. La voici qui donne des ordres et orchestre l'entrée des arrivants dans la chicane, les organisant en un rang bien droit :
- Allez, alignez-vous dans l'ordre. Je veux que personne ne le pleure. A mon signal, chacun avance, lui déclare son pardon et sort au patio sans faire de bruit.
La voix du lecteur de Coran, Cheikh Ali Barrak, fuse d'un radiocassette, psalmodiant la sourate de la "Zalzalah". La caméra poursuit l'entrée des "Pardonnants" conduits par Ameur El-Bintou qui avance, torse bombé et chemise déboutonnée. Qui a permis à ce cochon d'assister à mes obsèques ? Mon cri raisonne dans mon for intérieur, mais personne ne m'entend. Je vois entrer ma sœur Rachida, tenant dans les bras son nourrisson qui se met à pleurer à tue tête. Elle tente de le calmer en lui parlant d'une voix de bébé :
- "Allez, tais-toi Mouhanned… Le nom de Dieu protège mon enfant. Assez papa, assez. Nous allons vite pardonner à tonton Mejda puis sortir aussitôt" !
"Bbé" Sabriya jette un regard accusateur à Rachida qui sort le sein et le met dans la bouche de son bébé. Ce dernier s'occupe à téter et se tait. Mais que fait ce caméraman ? Il est fou. Il ne rate pas l'occasion de serrer le cadre sur le sein de ma sœur. Quant à moi, je me concentre entièrement sur ces éclats de rire qui retentissent en mon for intérieur : le neveu de Mohamed Lamjed Brikcha s'appelle Mohanned, exactement comme le type du feuilleton turc qu'on nous passe chaque soir à la salle de télé. Dieu merci, je suis mort avant qu'il ne soit devenu grand ! Autrement, je devrais m'habituer à l'appeler ainsi. Mais ce qui est encore plus aberrant que ce prénom, ce sont cet étrange foulard sur la tête de Rachida, mi-cache-cheveux mi-tchador persan, et cette barbe encore indécise de son mari, Aïadi Touhami, qui avance derrière elle. Une barbe qui me rappelle les novices du groupe de "l'argent du pétrole". Je vois bien que personne ne m'entend, mais n'empêche ! Je me tais. Dieu protège Beb-Tounès, c'est tout ce que je peux dire !
Après mon beau frère, c'est au tour de Carla Piccolo d'entrer, poussant une chaise roulante. Et c'est inexplicablement maman qui est assise dans cette chaise. En plus, son visage n'exprime aucune tristesse, comme si le mort n'avait aucun lien avec elle. Je ne pouvais pas croire que l'ire de Khadouja Jaïed contre moi puisse atteindre cette extrême limite. Mais pourquoi est-elle aidée par Carla Piccolo ? Si ce monde était sensé, c'aurait été plutôt au mari de Rachida de s'occuper d'elle et de pousser sa chaise roulante, non ! Mais il paraît que les étrangers sont plus humains et plus secourables que nous.
Enfin, le silence se fait total. Tout le monde se met respectueusement en rang, dans l'attente du signal de "Bbé" Sabryia, pour commencer la cérémonie du pardon. Mais voici que Radhia Bent Kahla s'amène en retard pour se joindre aux "Pardonnants". Ramenant son mari Néji Laâjel avec elle, elle lui chuchote à l'oreille et ne peut s'empêcher de ricaner.
Si le tournage d'un documentaire sur mes obsèques fait rire Madame Radhia, moi, je n'ai plus aucune envie de rire. Son arrivée me rappelle qu'Aïchoucha n'est pas là. Pourquoi Aïchoucha s'absente-t-elle de mes obsèques ? Et pourquoi ne m'emmène-t-elle pas ma fille Mayara ?
"Bbé" Sabriya non plus n'a pas envie de rire. La voilà qui interpelle Radhia Bent Kahla :
- C'est impoli, Radhia, c'est irrespectueux. La caméra tourne. Et c'est là un document qui va rester pour l'Histoire. Que dira de nous l'Histoire, ma chère, en te voyant ricaner ainsi ?

Mais, il a un effet magique, paraît-il, ce mot "Histoire" que "Bbé" Sabriya vient de prononcer! Il vient de transformer son film documentaire en de véritables obsèques dans la réalité. Avant que l'on permette à qui que ce soit de s'approcher de moi, mon rêve se transforme en un cauchemar. Plus de caméras, plus de projecteurs, plus aucun des gars du club vidéo. Au lieu de tout cela, notre chicane se transforme en une grotte punique. Celle, précisément, où on m'avait organisé un procès lors d'un précédent cauchemar. Mon lavoir de dépouille est maintenant encerclé par tous ces gens qui m'attaquaient avec leurs couteaux tirés.
Et, soudain, un homme envahit la grotte. Venu du fond des vagues, il dit qu'il est huissier notaire et qu'il vient de l'année 2027. Et le voici qui s'écrie :
- Arrêtez tout. La cérémonie du pardon ne pourra commencer que lorsque j'aurais résolu le problème de cette boussole, en présence de tous.
"Bbé" Sabriya tente de lui répondre mais se retrouve muette comme avant et ne peut sortir un seul mot. L'huissier notaire ouvre alors son cartable, en sort un papier qu'il présente comme un Procès verbal d'attribution de don, demande à tout le monde d'observer le silence et commence à lire :
- Au nom de Dieu, le clément, le miséricordieux,
Le 6 mars 2027, Nous, soussigné, Maître K. O. T., huissier notaire à Beb-Tounes, chargé par Maître Ch. B. M., avocate de feu l'accusé Mohamed Lamjed Ben Habib Ben Bahri Brikcha, d'accomplir la présente mission auprès de Mademoiselle Mayara Mansoura, Née le 6 mars 2007, habitant à la cité El Omrane Avenir Numéro (……) Appartement (……), fille d'Ameur Ben Mohamed Salah ben Othman Mansoura dit Ameur El-Bintou, et d'Aïchoucha Bent Néji Laâjel, comme le stipule sa carte d'identité nationale numéro (…..).
Attendu que nous nous sommes rendus à l'adresse indiquée, que nous y avons trouvé l'intéressée en personne et que nous lui avons expliqué la teneur de notre mission et demandé de répondre à nos questions ayant trait à son entrée en possession des trois biens, objet du don à lui légué par le défunt Mohamed Lamjed Brikcha.
Nous lui avons posé les questions et enregistré ses réponses comme suit :
Primo : Concernant la maison de la famille Brikcha, sise à la rue Beb-Tounes, Impasse Brikcha, Numéro 2, dont la propriété est revenue au donateur par les voies légales comme attesté par le titre bleu délivré par la direction de la propriété foncière en date du (…...) sous le numéro (…….). Nous avons demandé à mademoiselle Mayara El-Bintou si elle acceptait ce don de la part du défunt Mohamed Lamjed Brikcha. Elle a répondu qu'elle l'acceptait volontiers. Suite à quoi, nous lui avons remis les clés du local et l'attestation lui permettant le transfert de propriété en son nom et elle a signé l'accusé de réception à l'endroit prévu à cet effet dans le brouillon du présent PV.
Secundo : Concernant l'enveloppe scellée, contenant des résultats d'analyses médicales du donateur, que l'avocate du défunt avait retirée auprès du laboratoire d'analyses génétiques de l'institut Pasteur de Tunis, suite à la décision du tribunal d'arrêter les poursuites dans l'affaire ayant nécessité l'analyse. Nous avons expliqué à mademoiselle Mayara El-Bintou que cette enveloppe a été conservée scellée, telle qu'elle l'était le jour de son retrait du laboratoire. Et ce, conformément au vœu du donateur qui s'était, lui-même, interdit de prendre connaissance des résultats, afin que personne n'en soit informé avant qu'elle ne prenne, elle-même, possession de l'enveloppe, le jour de sa majorité légale. Nous lui avons, ensuite, demandé si elle acceptait de recevoir ce don de la part du défunt Mohamed Lamjed Brikcha. Ayant déclaré qu'elle l'acceptait avec la plus grande satisfaction, nous lui avons remis l'enveloppe en question. Mais avant d'apposer sa signature en guise d'accusé de réception, elle a tenu à ce que nous soyons témoin du sort qu'elle avait réservé à ce bien légué et que nous consignions notre témoignage dans le présent document afin que l'opération s'accomplisse dans l'entière transparence.
En conséquence, nous certifions, conformément à ce que nous permet notre fonction, que, dès réception de l'enveloppe et sans l'ouvrir, mademoiselle Mayara El-Bintou y a mis le feu, en notre présence, jusqu'à son entière carbonisation.
Tertio : Concernant la boussole héritée de son oncle Maternel feu Nasser Jaïed, par le donateur. Nous avons informé mademoiselle Mayara El-Bintou des efforts intenses fournis, à la demande du donateur, par son avocate, afin de retrouver cet objet précieux qui avait été égaré. Nous lui avons expliqué à quel point le défunt tenait à ce que la boussole lui soit confiée à elle en particulier et à ce qu'elle la conserve soigneusement et la transmette à sa descendance. A notre question de savoir si elle acceptait ce don de la part du défunt Mohamed Lamjed Brikcha, mademoiselle Mayara El-Bintou s'est excusée affirmant n'avoir aucun besoin de boussole et refusant de signer l'accusé de réception.
En conséquence et attendu que j'ai recherché maître Ch. B. M. et qu'on m'a informé qu'elle était partie vivre en exil sur le continent américain, j'ai dû, conformément à la loi et comme me le permettent les nouvelles technologies, effectuer le voyage vers le mois de mars de l'année 2009, au moment où se tenaient les obsèques du défunt Mohamed Lamjed Briukcha, afin d'en arrêter le cours et de ne permettre l'inhumation du donateur qu'après qu'il m'ait répondu à la question suivante :
Que dois-je faire dans le cas où Mademoiselle Mayara El-Bintou refuse de réceptionner la boussole ?
Des cris d'une femme appelant au secours interrompent mon cauchemar, me sauvant d'un arrêt cardiaque certain. Ce serait peut-être ma sœur Rachida qui est en train de crier. Mais si j'ai comme l'impression d'être conscient que je suis toujours en vie et de me trouver dans le jardin du Château-Forteresse, je ne sens pas moins tous mes membres endurcis, comme pendant le cauchemar. Aussi n'ai-je d'autre choix que de m'abandonner aux trois infirmiers venus m'emmener d'urgence à la salle de l'électricité…

*****

Pas finis les cauchemars.
Un cauchemar en amène un autre pour aboutir à un troisième. Mais il était bien temps que mon agitation prenne fin et qu'on me permette de sortir à nouveau dans le jardin. Il était bien temps que je m'habitue à la résidence que je me suis choisie pour passer la fin de ma vie, que mon papillon revienne me tenir compagnie et que je rêve à nouveau de fleurs sans que l'horizon ne s'obscurcisse en fin de parcours.
… Assis, seul dans le grand jardin du Château-Forteresse. Une journée ensoleillée. L'hiver tire à sa fin sans que le printemps n'arrive à imposer sa présence. Les amandiers à ma droite, les abricotiers à ma gauche, tous déjà en fleurs, s'attirent les faveurs de mon papillon qui se promène entre les pétales blancs et roses, transportant entre les fleurs les aveux d'ivresse de leur nouvelle renaissance. Assis, seul dans le grand jardin du Château-Forteresse, je rêve de mon avocate.
Le rêve est plus parfumé que toutes les fleurs, plus beau que tous les printemps. C'est le premier rêve éveillé où je renonce à mon silence, mais sans prononcer un seul mot. Mon avocate s'approche de mon banc et, sans introduction, me chuchote à l'oreille : "Sofiène te passe le bonjour". Puis elle ouvre son sac à main où j'aperçois la boussole de Sidinna !
Oui ! La boussole !
Oui ! Le bonjour de Sofiène Jéridi qui traverse les distances, qui traverse les murs du Château-Forteresse et qui arrive jusqu'à moi !
Oui ! J'étais certain, depuis le début, que mon avocate me croyait, lorsque je lui racontais mes rêves et les détails de mon périple. Elle croyait en l'existence de la boussole de Sidinna et croyait que je l'avais perdue. Et de mon côté, j'étais sûr qu'elle allait la retrouver quelque soit le temps que dureraient ses recherches. Et pourtant, à la vue de la boussole qui brille dans son sac à main, mon cœur manque de peu de sortir de ma poitrine, tant ma joie est forte.
Je suis à deux doigts de perdre ma concentration sur mon rôle et d'égarer définitivement la trace du vol de mon papillon. Mais je me ressaisis in extrémis. Je prends la main de mon avocate et nous nous éloignons des regards des patients. Nous nous arrêtons à côté d'un tout jeune amandier. Je tire doucement une branche fleurie, l'approche d'elle pour qu'elle comprenne bien mon intention. Puis je tends la main vers son sac à main comme pour prendre la boussole. Elle me laisse faire et ouvre son sac à main pour m'aider. Mais j'y prends plutôt un stylo et j'écris sur la paume de sa main : "cadeau de son vingtième anniversaire. Qui sait ?". Puis je referme ses doigts sur ce que le stylo vient de marquer, referme son sac à main sur la boussole de Sidinna et m'attarde à la regarder droit dans les yeux, jusqu'à ce qu'elle voie mes yeux comme elle ne les avait jamais vus briller. Je lui serre longuement la main, dans un silence plein de toute ma reconnaissance.
Nous restons ainsi silencieux, jusqu'à ce qu'une larme lui coule sur la joue. Une larme qui me dit que mon avocate a percé en profondeur tout mon secret et assimilé totalement mon message. Une larme qui représente à la fois sa promesse et ses adieux.


Elle se retourne tout de suite pour partir, me laissant entouré de mes amandiers, suivant du regard le vol de mon papillon, entre les fleurs d'un printemps qui semble encore vouloir tarder à venir.


Le Haïkuteur


Fin du roman / El Ghazala 06 mars 2009


Fin de mon année sur les ailes du récit. Vous êtes cordialement invités à la table ronde qui lui est consacrée au CC Tahah Haddad à la Médina de Tunis.