jeudi 28 février 2008

Larme de papillon

Mon année sur les ailes du récit / texte 04 sur 53/ 29 février 2008



Larme de papillon




Je ne sais si cette tache de lumière jaune sur le mur de ton jardin me surprend, en ce moment, aussi fort qu'elle me surprit il y a quelques mois. Mais elle me cloue à ma place, exactement, comme elle m'y cloua il y a quelques mois !



Dès que j'ai entrouvert mes rideaux, avant d'aller m'endormir, pour jeter mon dernier coup d'œil quotidien sur la fenêtre de ta chambre à coucher, je compris que le volcan, qui était sur le point de se calmer, se révoltait de nouveau.

Voici une tache de lumière jaune, la même tache de lumière, sur le même mur. Elle est là, encore une fois, pour m'aviser : même si ta veilleuse était éteinte, tu n'étais pas endormie, comme toutes les nuits, depuis quelques mois. Je sais que la solitude est tuante pour qui a goûté, comme toi et moi, à la bonne compagnie. C'est pourquoi ta sortie ne m'énerva pas, ni n'éveilla en moi ma jalousie. Elle me donna plutôt de la peine pour toi.

Tu sais que personne ne serait plus content que moi de toute gorgée de bonheur qui étancherait ta soif, même si c'est moi qui en paierais seul le prix : cette amère sécheresse au fond de ma gorge. Mes yeux se perdant dans cette tache de lumière jaune, qu'est ce que je souhaiterais, à cette heure tardive, que tu sois partie boire un verre tout nouveau, plus limpide et plus exquis ! Et qu'est ce que j'espèrerais que tu sois allée rencontrer la lumière de l'aube nouvelle que j'appelle sincèrement, pour toi, de tous mes vœux, depuis que je compris que jamais, quoi que je fasse, ma maigre bougie ne saura éclairer ta vie autant que l'éclat naturel du premier amour.

Mais voici que s'accélèrent les battements de mon cœur, comme pour m'alerter de ton millième retour au sein du même feu qui avait grillé, avant toi, des millions de papillons. Il se pourrait que tu sois maintenant au sommet de ta délectation du bonheur offert par ton fiévreux instant, volé à un temps qui, tu le sais parfaitement, ne reviendra jamais. Mais il se pourrait bien que, grelottant sous ce crachin glacial, tu marcherais déjà en ruminant, encore une fois, la déception de ta millième rencontre furtive avec lui. Le cœur plein de rancune contre sa nouvelle compagne, tu en voudrais à cette pauvre femme d'avoir accepté de lui accorder refuge, au moment où, toi, tu avais choisi de le laissé tomber.

Il se pourrait même, qu'en ce moment, ta fureur contre elle m'ait déjà atteint, à mon tour. Et, pour la millième fois, tu serais en train de me maudire, regrettant toujours ce jour où, fuyant pour la première fois la sauvage colère de ton premier mari, tu t'étais, par pur hasard, réfugiée chez moi.

Il se pourrait bien, comme il ne se pourrait pas du tout ! Mais, moi, je resterai debout, ici, derrière les rideaux de ma fenêtre, à regarder la tache de lumière jaune et à griller sur les braises de mes appréhensions. Car j'ai toujours craint, pour toi, la conduite de nuit et la nervosité de tes mains au volant de ta voiture. Et, en ce moment, quelque chose me dit que tu serais en train de conduire, n'importe comment, sur une chaussée mouillée.

Ici, je resterais pour t'attendre, pour attendre, comme il y a quelques mois, que disparaisse cette tache de lumière jaune sur le mur de ton jardin. Alors, je descendrais pour vérifier si tu n'aurais pas sciemment oublié de fermer ta porte… comme tu l'avais fait voici quelques mois. Et alors, ma jeune voisine et non moins ex-épouse, alors peut-être, te suivrai-je, encore une fois, chez toi, pour me contenter d'essuyer ta dernière larme, avant que tu ne te laisses endormir, la tête sur mon genou, comme c'était déjà arrivé, voici quelques mois.



Le Haïkuteur - Tunis

jeudi 21 février 2008

Un oreiller pour la Saint Valentin

Mon année sur les ailes du récit / texte 03 sur 53 / 22 février 2008

Un oreiller pour la Saint Valentin

Une rose blanche, couleur de neige. Un clair de lune qui lui donne encore plus d'éclat. Des rues qui se vident offrant aux amoureux la paix pour l'intimité et l'échange de cadeaux. Et cet amant, qui longe les voitures stationnées le long du trottoir, marchant dignement, levant sa rose, tendant sa main tout droit devant lui, et priant le seigneur de tous les êtres : me voici, amour … me voici !

On dit que la rose d'amour est de couleur rouge. Il le sait bien. D'ailleurs le fleuriste a encore des roses rouges, en stock, de quoi couvrir les amants de toute la ville d'un amour encore plus rouge que toutes les fleurs. Mais il préfère le blanc. Car son amour est clarté ; son amour est limpidité de cœur ; son amour est pardon et excuses, pour ce qui s'est déjà passé et ce qui se passera plus tard.

Il a envie de remercier l'inventeur du téléphone portable. Car sans avoir programmé un rappel sur son portable, il ne se serait jamais souvenu de la fête de l'amour, ni ne se serait préparé dès l'aube à la fêter, pour la première fois, avec tout l'éclat qui sied à sa majesté. S'il le trouvait à l'instant, pense-t-il, il reviendrait lui acheter, à lui aussi, un cadeau pour la fête de l'amour. Et ce serait, bien évidemment, une rose toute blanche, comme celle-ci !

*****
La première année de son mariage, ce fut elle qui le lui rappela par un léger reproche. "Je suis un homme aux traditions orientales, lui répondit-il, et qui ne crois aucunement à ces histoires au gout d'occident". Mais il ne tarda pas, sous la pression de sa vielle maman, à faire concession sur son archaïsme et à promettre de rectifier le tir l'année d'après.
elle sortit en claquant la porte de la maison, et gagna la maison des voisins d'en face, pour s'enfermer dans la chambre de son enfance et passer la nuit à pleurer sur sa mauvaise fortune.

La deuxième année, elle invita sa mère et son frère à un dîner surprise. Ils étaient tous là à l'attendre autour d'un long buffet bien garni, éclairé par des chandelles, avec un gâteau trônant au centre de la table. Elle avait même prévu, à servir en cachette par respect pour les deux vieilles mamans, une bouteille de vin qu'elle envoya son frère acheter au magasin général, après avoir économisé son prix sur le budget alimentaire. Tout ceci, pour le plaisir de le retrouver, après le repas, saoul de son amour pour elle. Elle était bien certaine qu'il n'aurait pas besoin de rappel pour se souvenir de la fête. Mais quand il se pointa sans cadeau ni rose rouge, elle sortit en claquant la porte de la maison, et gagna la maison des voisins d'en face, pour s'enfermer dans la chambre de son enfance et passer la nuit à pleurer sur sa mauvaise fortune.

La troisième année, elle confia à sa maman, dès l'après-midi, son nouveau né et se prépara à un dîner avec lui, en tête à tête, dans le fameux restaurant du port dont tout le monde parlait et qui servait, hiver comme été, du poisson tout frais, préparé par le chef cuisinier le plus réputé de la ville. Elle avait insisté depuis le matin pour qu'il n'oublie pas le dîner DE SAINT VALENTIN.

Comble de malchance, son patron allait le retenir au travail jusqu'après minuit. Quand, au téléphone, elle entendit sa voix se confondant en excuses, elle rejoignit son bébé et ne rentra à la maison conjugale que deux mois plus tard. Et à quel prix ! Toutes les impasses de la HOUMA* étaient au courant de cette concession qu'il fit et qu'aucun homme avant lui, dans toute la Médina, n'avait jamais osé faire. Et, comme si ce n'était pas assez cher payé, il lui offrit toute une parure en or, qui lui coûta plus de deux millions et demi. Un crédit bancaire fût même spécialement contracté à cet effet, pour implorer son pardon. Le comble était que tout cet arrangement ne put avoir lieu que sur insistance de sa pauvre vieille maman, déjà hémiplégique. "Je n'en ai plus pour très longtemps, moi, lui ordonna-t-elle de sa voix, comme toujours, tranchante, fais le pour ce petit ange qui n'a commis aucun crime".

La quatrième année, elle se réveilla à l'aube pour lui rappeler "sa" Saint Valentin. Elle lui imposa de s'absenter de son travail pour cause de maladie dont il n'avait jamais souffert. Elle fit taire son opposition au moyen d'un certificat médical préparé à l'avance, portant bien son nom à lui et la date du quatorze février. C'était un cadeau de la Saint Valentin, offert par une de ses amies, qui travaillait à l'hôpital.

Malgré la satisfaction de ce caprice, auquel il avait fini par céder, ils ne rentrèrent de l'hôtel que pour se disputer. Elle s'isola dans leur chambre à coucher, ne lui laissant aucun autre choix que de dormir, pendant plus d'une semaine, dans la chambre de sa pauvre vieille maman qui, depuis presque un an, vivait déjà dans l'asile de vieillards. Et là, son invalidité allait s'aggraver de jour en jour, ne lui laissant plus aucune autonomie.

*****

Cette année, elle n'a même pas attendu de vérifier s'il se souviendrait ou non de la fête de l'amour. Voici dix jours ou plus, qu'elle prit son bébé et sa valise et lui annonça qu'elle s'installait définitivement dans la nouvelle villa construite par sa mère au bord de la mer.

Jamais il n'aurait imaginé sa belle mère accepter de vivre loin de son impasse de la Houma arabe, berceau de son enfance. Najoua n'était encore, alors, que la fille des voisins. Sa taille ne dépassait guère celle d'un pain italien et sa morve n'arrêtait pas de dégouliner, hiver comme été. Mais LELLA, c'est ainsi qu'il appelait la mère de Najoua depuis que sa maman à lui l'initia à prononcer les noms des voisins, n'allait pas se contenter de quitter son foyer. Elle venait de le louer au premier étranger qui entra à l'impasse, en résident, depuis que le RBAT* était RBAT.
*****
La rose est blanche, couleur de neige. Et le voici qui la tient de sa main droite et avance, tout droit, à pieds. Il avait abandonné sa moto depuis plus de dix jours. Une décision qu'il prit pour perdre les quelques kilos qui lui ceinturaient le ventre et pour lesquels, Najoua, sa femme bien-aimée, n'arrêtait plus de le railler, l'invitant, pour s'en débarrasser, à suivre un régime alimentaire proposé, évidemment, par son amie de l'hôpital.

"Son épouse bien-aimée" a-t-il dit ? Oui bien sûr ! Il ne plaisantait pas en le disant. Sa maman avait réussi à la lui faire aimer pour de bon. Elle tenait, à chaque fois qu'il la boudait, à ce qu'il lui revienne. Elle ne cessait de le convaincre que tous les couples, depuis que le monde était monde, se disputaient. Elle lui disait, même quand elle vivait à l'asile et qu'elle parlait avec beaucoup de difficulté, que les temps avaient complètement changé et qu'aucune bru n'acceptait plus une belle mère pour vivre avec elle dans une même maison.

Il reconnaît, sans doute, qu'il n'aurait pas dû pousser la concession jusqu'à céder à l'exigence de sa femme de laisser sa vielle maman vivre loin de chez elle et mourir dans un asile de vieillards, dans des conditions qui firent éclater, dans la Houma, un véritable scandale, une vague de grand mécontentement. La défunte ne méritait pas un tel sort. Surtout qu'elle aimait sa bru, Najoua, et sa voisine Omm Najoua, comme disaient les feuilletons syriens, d'un amour excessif, et leur avait donné d'elle-même sans compter.

Nul doute qu'elle avait été, comme le lui disaient les voisins, le dernier symbole de l'amour dans cette impasse. Am Néji* aurait même raison de croire que sa maladie était une conséquence directe de l'exigence de Najoua de ne revenir chez lui qu'une fois la maison déclarée propriété commune aux deux époux afin de pouvoir y habiter sans belle mère.

Mais il ne pouvait nier, pour la vérité, que sa vieille maman intervenait parfois dans ce qui ne la regardait pas, ni même qu'elle sortait parfois de son silence, juste pour lancer une de ces courtes phrases assassines et vitriolées dont elle détenait le secret.

*****
La rose est blanche, couleur de neige. Et le voici qui marche, bien enveloppé dans son costume tout neuf, tout blanc, avec ce nœud papillon qu'il met pour la première fois de sa vie. Le voici qui laisse derrière lui les maisons de la médina. Il se sent envahi par l'odeur revigorante du sel froid qui titille de loin ses narines. Il lui semble même entendre le bruit des vagues qui se brisent là bas sur les rochers de l'île et ceux de l'entrée du vieux port.

Voici plus de dix jours qu'il réfléchit à ce qu'il doit faire. Et c'est un calendrier accroché au mur de la chambre à coucher qui lui souffla la solution. Najoua y avait dessiné de sa propre main, à l'aide d'un stylo à feutre rouge, un cercle autour de la date du quatorze février, avec une flèche menant à la marge où était dessiné un cœur et quelques gouttes de sang. Exactement comme il en dessinait lui-même sur les murs du lycée quand il était amoureux de Ghalia, la fille de l'impasse du tamis, à l'autre bout du RBAT.

Quelque chose, dans ce dessin, signifiait que sa boudeuse d'épouse gardait, pour lui, malgré tout, un peu d'amour dans son cœur. Quelque chose de semblable à ce qu'il garde, lui-même, pour Ghalia. Ne doit- il pas, en conséquence, aujourd'hui que sa mère est morte, faire toutes les concessions pour éviter à son enfant de faire les frais d'une situation dont il n'est aucunement responsable ?

*****
En vérité, l'histoire de son amour pour Ghalia, naquit fondamentalement désespérée. La fille de l'impasse du tamis, avait deux ans de plus que lui, voire plus. Aussi l'informa-t-elle, dès le début, qu'elle était déjà fiancée et qu'elle devait se contenter de l'aimer, juste comme un frère. Encore qu'il détectait dans ses regards et dans le rose qui lui montait aux joues à chaque fois qu'elle lui tenait les mains, beaucoup plus que ce que pouvait exprimer le cœur d'une grande sœur. Mais il était du genre à se contenter de ce qu'elle pouvait lui offrir, dans des limites qu'il lui laissait le soin de fixer elle-même.

Dès que sa maman découvrit cet amour enfantin qu'il éprouvait pour Ghalia, elle lui ordonna d'arrêter définitivement d'y penser, et le mit au courant du secret du testament de son défunt père : "tu es promis à Najoua et à nulle autre qu'elle, depuis qu'elle est née. En contrepartie, insista-t-elle, cette maison est à ton nom". Il comprit, tout de suite, à travers l'accent mis sur le mot "contrepartie", qu'il n'avait, pour casser ce verdict, aucune voie de recours. Il regarda d'un air incrédule la future jeune fille à laquelle ne le liait que la volonté et la disparition de leurs deux pères. Et, la mort dans l'âme, il fit preuve de discipline et cessa d'aller attendre sa bien-aimée devant le lycée des vraies jeunes filles. Il arrêta même de passer devant son impasse. Quant à ses rêves, même éveillés, personne n'avait, ni n'a encore, aucune possibilité de les contrôler. Même pas Najoua, qu'il apprit à aimer par habitude.


Il se sent envahi par l'odeur revigorante du sel froid qui titille de loin ses narines.

*****

La rose est blanche, couleur de neige. Et le voici qui la serre tendrement contre sa poitrine et marche sous une lune qu'il n'a plus vue aussi pleine et aussi éclatante depuis des années. Nul besoin de deviner maintenant l'odeur du sel dont la présence se précise, aussi bien que celle du bruit des vagues déchainées. Beaucoup moins précis le souvenir d'une porte qu'on lui aurait ouverte, d'un accueil qu'on lui aurait réservé, ni même d'un quelconque chien qui aurait aboyé. Une seule certitude toutefois : il est là devant elle à tendre le bras avec sa rose blanche : Me voici, amour … me voici !

- Tu m'as terriblement manqué. Tu es, pour moi, la plus chère des Najoua au monde. Ne te fâche pas si ma rose est blanche. Les rouges expriment un amour comme celui de tous les autres. Alors que mon amour pour toi est, je le jure, plus limpide que tout amour, plus blanc que toute neige. Je viens ce soir célébrer la fête de l'amour, pour la première fois, de ma propre initiative, et reconnaître que tu es la plus grande Najoua qu'une impasse du RBAT* ait jamais enfantée depuis la création du monde. Me voici donc, debout, devant toi, à te demander pardon absolution et bénédiction.

Il ne parlait pas à voix basse. Tout un chacun pouvait tout entendre, même de loin. Il était là debout devant elle et parlait. Sa voix était franche et ne souffrait d'aucune larme qui lui serait montée à la gorge. Quant à elle, elle avait le silence majestueux et n'était nullement émue par ses paroles. Ce qu'il disait n'arrivait pas à lui faire vibrer le moindre cheveu !

Il s'agenouilla devant elle ; si, si, pour la supplier. Il était même en larmes, maintenant. Mais elle ne daigna pas tendre la main pour recevoir sa rose, ni balbutier le moindre mot pour lui répondre. Il eut soudain le sentiment d'être devenu la plus méprisable des créatures. Et, comme si ce silence ne suffisait pas, à lui tout seul, pour l'humilier, voici que la voix d'Om Kolthoum fusa en ce moment précis pour scander : "Il est trop tard"*.

*****
Trop tard ?
La chanson venait du coté de l'arbre, pas loin d'eux !

- Hé ! Frère…, frère, lève-toi de là, s'il te plait. Mes patrons ne veulent pas !
- Ils ne veulent pas ?

Quand la voix du gardien le réveilla, les premières lueurs de l'aube commençaient à éclairer les gouttelettes de brume accumulées sur le marbre tout autour de lui. Il ne savait s'il s'était évanoui de n'avoir pu supporter l'humiliation, ou si comme le prétendait le gardien, il s'était réellement endormi, avec pour seul oreiller une rose blanche, à même le marbre du tombeau de sa vielle maman.
les premières lueurs de l'aube commençaient à éclairer les gouttelettes de brume accumulées sur le marbre tout autour de lui
Quand, depuis le cimetière, il vit enfin le vieux port, l'aube était levée. Plus une vague nerveuse ne semblait s'aventurer à heurter la petite île. Le jour semblait promettre plus de clarté.

Le Haïkuteur – Monastir

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La Houma : le quartier d'une medina arabe - Am Neji : Am pour tonton et Néji est un nom propre - Le RBAT : Nom du quartier de naissance de l'auteur à Monastir - "Il est trop tard" : Chanson d'Om Kolthoum "Fat El Maad", nous avons opté pour l'insertion de la traduction dans le texte car c'est le sens des paroles qui y était recherché.

jeudi 14 février 2008

Transversale

Mon année sur les ailes du récit / texte 02 sur 53/ 15 février 2008

Transversale
Bonjour monsieur le policier ! Voici que je t'amène, enfin, comme un poussin dans ma poigne de fer, le criminel. Je te le laisserai quand j'aurai terminé ce que j'ai à dire. Mais fais gaffe : faut pas lui laisser l'occasion de s'enfuir !

Je sais que tu m'as demandé de te faire seulement un signe discret, si je rencontre un criminel, rien de plus ; et que tu m'as interdit d'arrêter qui que ce soit. Mais en avais-je, cette fois-ci, le choix ? Je le pris, de très bon matin, en flagrant délit de fuite.

Regarde, monsieur l'agent, comme, d'une seule main, je le lève à ma guise et le remets comme il me plait par terre. Et, bien qu'il soit connu pour la solidité de ses muscles, sa frappe en boulet de canon et la vitesse de sa course, c'est moi, monsieur l'agent, qui l'ai attrapé, plus rapidement que le souffle du vent, et seulement grâce à ma ruse footballistique.

" Transversale, voici la dernière fois, que tu vois un stade", me suis-je dit, quand j'ai atteint le sommet de mon ivresse

C'est vrai qu'il est petit de taille alors que je suis, grâce à dieu, un colosse. Mais son arrestation n'a pas moins de valeur qu'un but marqué en coupe d'Afrique des Nations. Je veux dire : si ce monde était monde, je n'aurais pas passé mon enfance en maison de correction et ma réputation sur les terrains aurait été, alors, plus grande que la sienne.

Si, si monsieur l'agent, faut pas me sous estimer. Et puis dis à ton collègue de se tenir plus loin, à sa place, jusqu'à ce que j'aie fini de parler, si, bien évidemment, vous tenez à ce que je vous remette ce poulet saint et sauf. Sinon, tu me connais bien monsieur l'agent, quand je m'affole sur quelqu'un, même s'il est âgé, à part ma vielle maman, bien sûr ! Mais ma vieille a maintenant disparu. Et vous n'avez plus personne qui puisse me calmer, ni par la douceur ni, encore moins, par la force.

Alors ne méprise pas les créatures de dieu, monsieur l'agent. Et ne te méprends pas sur moi à cause de ma pauvreté, de mon chômage ou de la modestie de mon gourbi à la cité des citernes. En football, je suis un maitre incontesté. Et quand je dis que, moi, je connais le football mieux qu'un super coach, ne me réponds-pas que la Tunisie compte dix millions d'entraineurs. C'est archifaux ! Il n'y a personne comme moi, je te le dis en toute modestie. Et si le monde était monde, j'aurais été désigné dans le staff technique de l'équipe nationale, et on serait maintenant encore au Ghana, avec nos gars, à jouer la finale.

Je reconnais à monsieur Lemerre(1), aussi, d'être un grand Maître de foot. Mais je suis fils du pays et lui, sans discrimination aucune, étranger. Et puis que peut faire le coach en cours de match ? Eh bien rien du tout, à part s'asseoir sur le banc des remplaçants ! Mais moi, je suis le numéro douze. Et le douzième joueur de la formation, monsieur l'agent, il faut l'intégrer dans le staff technique. Voici ma tactique à moi, pour sortir toujours victorieux. Car le numéro douze est le seul à pouvoir remporter une partie, rien que par ses encouragements continus. Et nul autre que moi n'a, pour enflammer les virages, tout mon savoir et toute ma technique. Mais, maintenant que nous sommes rentrés humiliés, ce n'est pas le bon moment pour se lamenter sur le passé. L'essentiel, monsieur l'agent, c'est de resserrer les rangs pour reconstruire sur des bases solides. Et, pour cela, commençons par fêter, ensemble, l'arrestation de ce chat.

Je n'ai usé, avec lui ni de force ni de menace. Je l'ai arrêté grâce à ma seule maturité tactique. J'ai eu vent de l'information depuis hier soir. J'en ai reçus un véritable choc et ai passé une nuit très agitée. Même que ma femme s'aperçut que je pleurais. "Non, ce n'est rien", lui répondis-je. Mais je continuais à chialer comme une nana. C'est que, moi, je n'aime pas l'ingratitude.

Je montai la garde, dès l'aube, au coin de la ruelle donnant sur le dépotoir. Et, quand je vis sa voiture s'apprêter à démarrer, je lui fis signe de m'emmener avec lui en ville. Il me sembla deviner le piège. "Mais Transversale, me demanda-t-il en cafouillant, pourquoi, tu n'y vas pas à bicyclette, comme d'habitude" ? Je répondis simplement que celle-ci était en panne. Et il avala la couleuvre, cette hyène. Pourtant la bicyclette était là, devant lui, saine et sauve.

C'est ça qu'on appelle feinte technique en football, monsieur l'agent. Tu te diriges fermement vers la droite et te prépares à frapper la balle du pied droit. Et puis tu changes brusquement de direction. Le défenseur tombe tout seul. Et toi, tu trouves l'espace grand ouvert pour frapper du pied gauche. Et c'eeeest… but.

Eh bien c'est exactement ce que je fis. Je montai à côté de lui et lui demandai de démarrer. Je commençai à lui raconter des salades sur la panne de ma bicyclette. Et, quand il se rassura complètement, de ma main gauche, je tirai, vite fait, un poignard que j'avais caché dans le manche droit de mon manteau. Il ne s'en rendit compte qu'une fois sa lame bien enfouie sous son aisselle. "Alors maintenant, chaton, tu vas bien écouter ce que je vais te dire et ne penser qu'à préserver ta vie" ! C'est ce que je lui ai dit. Et puis j'ai commencé à lui dicter mes directives : tourne à droite… tourne à gauche… arrête toi ici un moment … Reprends maintenant ta route etc., jusqu'à ce que je l'aie ramené ici. Et le voici devant toi.

Ce Chaton sait parfaitement, monsieur l'agent, que je ne plaisante pas avec l'amour de l'équipe. C'est vrai qu'à la cité des citernes, nous n'avons pas d'argent. Mais nous avons un entraineur tout sucre tout miel. Un homme modeste qui s'assoit avec nous au café. Et, le soir de chaque match, il me convoque personnellement, pour m'expliquer son plan tactique. Il m'en convainc avant de l'appliquer à la lettre le lendemain. Nous avons aussi des gars merveilleux, comme ce Chaton. C'est moi qui l'avais surnommé Chaton, en souvenir d'un grand joueur de la belle époque, quand tout le monde jouait pour le maillot. Il sait que je l'aime bien. Pas du tout parce qu'il est le fils des voisins ; mais parce qu'il est un vrai joueur, un artiste. C'est d'ailleurs le joker de l'équipe. Sans lui on serait relégué, sans discussion, à la quatrième division.

Et celui à qui il reste un peu d'argent, il va se souler de l'autre côté du dépotoir et offre à boire aux potes de la cité

Et puis c'est moi qui l'avais conduit, pour la première fois, aux entrainements de l'équipe. Lui-même me reconnait çà. J'ai conseillé à mon ami l'entraineur de le prendre. Et il l'a tout de suite envoyé s'entrainer avec les gosses. Car moi, monsieur l'agent, j'ai une intuition qui ne trompe jamais. Cette course, par laquelle il devient aujourd'hui réputé, était exactement la même, alors qu'il n'était encore qu'un bambin. Même qu'enfant, il était employé par "Chapaty" qui le chargeait d'arracher les sacs des femmes. Et c'est moi qui ai menacé "Chapaty" : "tu laisses mon gars tranquille, tu le laisses s'entrainer régulièrement avec l'équipe et arrêtes de t'en servir dans ton diabolique commerce, ou bien je te balance". "Chapaty" s'exécuta de suite. Et, depuis, le Chaton se comporte comme un homme. Alors je l'ai prévenu, depuis qu'il n'était que cadet : "Chaton, lui avais-je dit, joue pour le maillot et ne fais pas comme les autres".

C'est que les autres courent derrière l'argent, monsieur l'agent. Ils ne vouent aucun amour à leurs équipes, ni à leurs cités, ni à leurs proches, ni même à leur pays. Mais nous, à la cité des citernes, nous sommes tous patriotes. Nous aimons le pays. Nous croyons au foyer, pas aux billets. Il y en a, parmi nous, qui volent. C'est vrai ! Il y en a même qui travaillent au moyen de leurs femmes. Et c'est encore vrai. Mais c'est juste pour combattre la faim, monsieur l'agent. Et celui à qui il reste un peu d'argent, il va se souler de l'autre côté du dépotoir et offre à boire aux potes de la cité. Ils cassent la baraque tous ensemble. Mais, le lendemain, tu les retrouves tous réconciliés, tout sucre, tout miel. Personne de nous n'amasse de l'argent pour le principe de s'enrichir. Nous sommes des gens pour qui l'honneur est sacré. Nous ne grimpons pas aux cordes pour atteindre des lunes plus lointaines que notre imagination, et n'aimons pas du tout l'injustice.

C'est la raison pour laquelle je lui ai demandé, avant d'agir, si ce que j'avais appris était bien vrai. Il l'a reconnu sans détour. Mais comment est-ce possible, alors que la saison bat encore son plein ? Comment oserait-il, alors qu'il savait que nous n'avions personne pour le remplacer ? Veux-tu qu'on fasse une expérience, monsieur l'agent ? Allez, je lui casse immédiatement un pied et on parie. Un arrêt de seulement deux, trois matchs et l'équipe dégringolera, encore une fois, en quatrième division. Je le jure sur la tête du bon dieu. Allez-vous enfin nous croire ?

"Ce n'est pas moi qui veux de ce transfert à l'équipe de seconde, qu'il me dit, ce sont les directives du président de l'équipe" ! Pourquoi je ne le vois jamais, moi, ce président de l'équipe ? Qu'il vienne me voir et qu'on en discute ! Pourquoi la Mohqranya ? Qu'est ce qui serait le mieux ? Qu'on conserve notre Chaton et qu'on accède, nous, en seconde division, ou que l'on vende notre Chaton contre deux sous qui ne nous avanceraient à rien et qu'on revienne de suite à la case départ ? C'est un crime çà ! Allez-vous comprendre enfin ? Un vrai crime, et le vrai coupable, c'est le Chaton. Voilà ! Je ne cherche plus à comprendre, moi ! Car c'est lui qui a signé le contrat.

Mille fois qu'il s'arrêta sur le bas côté pour me jurer : "Je suis innocent, Transversale, je le jure au nom du bon dieu. Je n'ai jamais couché avec ta femme, même quand tu étais en prison".

Je ne demande qu'à le croire, monsieur l'agent. Tu sais que je leur avais pardonné, parce que je les avais crus. Elle m'avait demandé qui de nous deux était le plus grand ; et j'ai répondu "moi" ! Qui était le plus fort; et j'ai répondu "naturellement moi" ! "Comment croirais-tu alors, cria-t-elle en tapant du poing sur la table, qu'une femme puisse laisser le plus fort pour suivre le plus faible" ? Elle me convainquit.

Je leur avais pardonné, malgré leurs aveux, en ta présence, de s'être intimement fréquentés. Elle avait juré que c'étaient des aveux faits sous l'effet de la peur. Et ça, monsieur l'agent, je le crois. Car la peur de la police, moi, je connais !

Je lui ai pardonné, même le jour où je suis rentré chez moi à l'improviste et que je l'ai trouvé dans mes toilettes. Elle n'était pas à la maison. Autrement je les aurais pris en flagrant délit. Si j'avais quelque chose qui pouvait être volé, j'aurais dit qu'il était descendu chez moi pour s'en emparer. Mais il m'avait juré qu'il avait besoin de pisser. Mais, qu'ayant trouvé sa maman dans leurs toilettes, il avait sauté, par les toits, pour atteindre les miennes à la dernière seconde.

Je l'y avais enfermé et me suis rendu aussitôt chez eux. Et … sa mère n'y était pas, monsieur l'agent ! Son père, Hamadi El Comba, qui était allongé sur la natte de la sqifa, m'apprit qu'il n'avait plus revu sa femme depuis qu'elle était sortie le matin. J'avais honte d'entrer vérifier s'il y avait quelqu'un dans leurs toilettes. Qu'aurait dit de moi El Comba ? Que je viole les domiciles des invalides en l'absence de leurs femmes ?

J'avais alors rouvert les toilettes, mis la main sur sa tête et lui avais demandé de jurer une seconde fois, devant Si Anis. Et il Jura qu'il n'avait jamais couché avec elle. J'avais alors pardonné, le laissant sortir librement de chez moi, comme un oiseau qui sortait de la cage.

Si ce n'était que pour le simple usage de mes toilettes pour se soulager d'une pisse, eh bien ce n'était pas trop cher payé. Et puis si j'ai appelé Si Anis, ce jour là, pour être témoin de la présence du Chaton dans mes toilettes, ce que je voulais le plus, c'est qu'il soit témoin de son serment. Peut-être mes voisins cesseraient-ils, alors, de radoter sur le compte de ma femme. Car les enfants parlent, entre eux, de tout, sans distinction, monsieur l'agent. Et, ma fille commence déjà à grandir et à tout comprendre.

J'e me suis aperçu, en faisant le bilan de ma vie, que je n'ai jamais fait de prison pour un crime respectable

Ce sont les femmes qui parlent devant leurs enfants de l'amour de ma femme pour le Chaton. Elles n'arrêtent pas de l'incriminer, même après qu'elle ait arrêté de m'accompagner au stade et décidé de porter le voile, ne ratant plus aucune prière, ni le vendredi, à la mosquée, ni à la maison tout au long de la journée.

Même que c'est moi qui suis devenu la principale victime de ses prières. Qu'y a-t-il monsieur l'agent ? Dois-je te faire un dessin ? Elle ne me permet plus de l'approcher qu'une seule fois par semaine, rapidement, avant sa douche pour la prière du vendredi, et comme si je lui mendiais ça ! Tu comprends maintenant ?

Un homme respectable, Si Anis ! J'étais certain qu'il allait raconter à sa vielle maman ce qu'il avait vu de ses propres yeux et entendu de ses propres oreilles ; qu'il allait lui dire que le Chaton sautait des toits, juste pour pisser dans mes toilettes, ni plus, ni moins ; et qu'il allait lui ordonner de cesser de lyncher, avec ses voisines, l'honneur des gens. Un homme vraiment très respectable, Si Anis. C'est d'ailleurs le seul, parmi tous les habitants de la cité des citernes, qui a terminé ses études à l'école supérieure du tourisme. Sa voiture est une vraie voiture populaire, toute neuve.

Celle du Chaton, par contre, est une carcasse rouillée. Quand il l'amena, pour la première fois à la cité, il me jura qu'il n'y avait dépensé aucun millime et que c'était le président du club qui la lui avait prêtée. Je ne l'avais pas cru et avais appelé Oueld Rzsouga afin qu'il me lise la carte grise. Elle était effectivement au nom du président du club. Je ne savais pas que cette carcasse était l'appât que le Chaton allait avaler pour se trouver contraint de signer un contrat par lequel il allait se vendre lui-même et nous vendre, nous aussi, supporters du club qui l'a enfanté.

Ce traitre aurait pu partir pour entamer, dès aujourd'hui, ses entrainements avec le club de seconde. Je ne m'en serais aperçu, qu'une fois avérée son absence lors des entrainements de nos gars. Mais c'est ma femme qui, pour son malheur, m'a vendu la mèche. Je l'ai surprise, hier soir, sortant de la maison d'El Comba, malgré l'interdiction, que je lui avais opposée, de s'y rendre. Elle m'expliqua qu'elle y était pour consoler sa voisine, la femme d'El Comba, affectée par le départ de cet ingrat de chaton qui s'en allait vivre dans une écurie réservée à l'hébergement des mercenaires par son nouveau club.

Voilà tout, monsieur l'agent. Voici mon devoir accompli ! Voici que je le lâche pour te le confier. C'est à toi maintenant de l'écrouer. Mais je suis prêt, encore une fois, à lui pardonner. A condition : il doit revenir sur sa signature du contrat et s'engager formellement, devant toi, à rester avec nous, au moins, jusqu'à notre accession en seconde division. Sinon, monsieur l'agent, sinon …

Sinon, je ne sais pas, je ne sais vraiment pas ! Prends-moi ce poignard et met-moi les menottes. Ecroue-moi en prison. Ecroue-moi pour la vie.

Crois moi, monsieur l'agent, je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. J'e me suis aperçu, en faisant le bilan de ma vie, que je n'ai jamais fait de prison pour un crime respectable. J'y ai toujours été pour des querelles au stade, ou pour avoir participé au lancement de projectiles sur l'arbitre, juste comme ça, pour faire plaisir à mes potes et en visant bien pour ne jamais l'atteindre, malgré l'injustice criarde dont nous sommes toujours victimes de la part de l'arbitrage.

Si le Chaton s'en allait, un jour jouer dans une autre équipe, je ne pourrais m'empêcher, alors, de commettre un vrai crime, pour entrer en prison à la façon des vrais hommes. Crois moi, monsieur l'agent, j'ai bien pensé à enfoncer ce poignard entre ses côtes. Mais je ne sais comment j'ai réussi à m'en retenir.

Je lui ai ordonné de me conduire à Radès voir la perle de la méditerranée, même de l'extérieur. J'étais certain que ça allait être la première et la dernière fois que je m'y rendrais. Tu sais, monsieur l'agent ? C'est vrai que c'est toute une ville immense et où il y a plein de stades, tout superbes. L'espace y était encore plus immense que ne nous le montrait la télévision. Alors je lui recommandai de conduire sa voiture à toute vitesse. Comme il aimait naturellement la vitesse, il obéît. Et la voiture de rouler à une allure dont je ne pouvais soupçonner cette carcasse encore capable. On tournait autour de toute la cité, avec tous ses stades et tous ses parkings. On tournait et ça m'enivrait. " Transversale, voici la dernière fois, que tu vois un stade", me suis-je dit, quand j'ai atteint le sommet de mon ivresse, à proximité du stade de foot ! Et, n'eut été cette éclaircie qui me fit espérer que le Chaton changeât d'avis sous la pression de la police, j'aurais brusquement tiré à moi le volant d'une main, et poignardé de l'autre cet ingrat. On aurait été, maintenant, un cocktail de joueur en ascension et de supporter endurci, en confiture dans une carcasse en ferraille, à quelques mètres du plus grand stade de foot.

Je suis fatigué, maintenant, monsieur l'agent. N'aie pas peur et avance-toi pour me prendre ce poignard, je t'en supplie. Et puis fais vite de me mettre en prison. Met-moi définitivement en prison. Seulement, crois-moi quand je te dis que ce n'est pas du tout par vengeance que j'amène ici le Chaton, ni par peur. Mais bien pour le protéger d'une faiblesse qui aurait pu s'emparer de moi. Et c'est ainsi que je comprends la bravoure, moi ! Je suis capable de pétrifier des milliers comme lui entre les paumes de mes deux mains. Mais je me retiens de le faire. Parce que c'est seulement ainsi que je me sens encore homme.

Mais de grâce, monsieur l'agent, enferme-moi de suite. Ainsi, et seulement ainsi, ma fille unique ne se trouvera pas orpheline. Elle conservera, au moins, une mère de libre, pour veiller sur elle. Ainsi, et seulement ainsi, notre club gagnera, de son côté, quelques sous pour continuer d'exister. Car je suis tout à fait conscient, monsieur l'agent, que les temps ont complètement changé et que notre vocation est de rebrousser, à chaque fois, notre chemin vers la quatrième division.

Si je voulais tuer le chaton, rien ne pouvait m'empêcher de le faire pendant la nuit, tu sais ! Ce que je ne t'ai pas dit, c'est que j'étais sur mon toit et que j'avais tout vu !

Dans le patio de la maison d'El Comba, ma femme hésitait à chaque fois à sortir puis revenait pour foncer sur le Chaton qui l'embrassait sur la bouche. Des baisers d'une force telle que je ne pouvais jamais imaginer cette pauvre femme capable d'en supporter la violence. Quant à la femme d'El Comba, je la voyais, depuis mon toit. Fidèle à son habitude à une heure pareille, elle était dans l'épicerie de son amie El Machta. Elle y était toujours, quand, dix longues minutes plus tard, ma femme sortit de chez elle en pressant le pas, avec son chapelet qui pendait à sa main droite, comme si elle sortait d'une mosquée.

Je te laisse imaginer, monsieur l'agent, combien il faut de nerfs, à un colosse comme moi, pour se contrôler et faire mine de la rencontrer par pur hasard.

Le Haïkuteur - Grand Tunis

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(1) Il s'agit de Roger Lemerre, entraineur français de l'équipe nationale tunisienne de football qui participait, au moment de la rédaction de ce texte, à la coupe d'Afrique des Nations au Ghana. Jamais l'autorité d'un entraineur national n'a été autant contestée par tous et n'importe qui, sur un fond de xénophobie qui n'a rien à voir avec la bonté légendaire du tunisien authentique. En modeste ancien footballeur, je tiens, par cette nouvelle, à rendre hommage à ce grand technicien. Qu'il y trouve quelques excuses, au nom de tunisiens, amateurs du ballon rond, mais qui demeurent sensés. (L'auteur)

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jeudi 7 février 2008

1/53 -sous le signe du béton

Mon année sur les ailes du récit / texte 01 sur 53 / 8 février 2008




Sous le signe du béton





" Née sous le signe du béton, que peux-tu pour ta vie, ma fille …? " Ainsi lui répondait sa mère à chaque fois qu'elle se plaignait de sa misère.
Dans la case "profession" de la carte d'identité de la maman, il y avait écrit "néant". Quant au père c'était un excellent forçat de chantier, comme seul pouvait l'être un homme sans qualification. Ainsi hérita-t-elle légitimement des gènes de la servitude et de l'obéissance au plus bas de l'échelle d'exécution.
Il était dit que la fille du forçat délaissât les bancs de l'école pour aller faire la bonniche en ville. C'est que son signe n'était point celui du lion, comme les enfants de sa patronne le lui apprirent, en tentant de lui faire déchiffrer la rubrique horoscope de leurs journaux. Mais c'était bien celui du béton. Et comme ce signe imposait l'exécution des ordres sans discussion, elle apprit à ne jamais dire non.
Même son premier baiser, elle le donna en vertu d'un ordre auquel elle n'eut aucun moyen de se soustraire. Sa maman, elle, ne put donner d'autre réponse à sa plainte que le fameux "que peux-tu faire pour ta vie …" jusqu'à la fin du verset du béton ! Il lui était donc indispensable d'user de ses baisers spoliés comme d'un écu pour protéger tout le reste de son corps, jusqu'au jour où viendrait son lot. Et, signe du béton oblige, il était tout naturel que son lot se présentât, soudainement, dans un… chantier.
*****
On construisait un hangar dans l'immense ferme de son patron. Le Maître maçon qui en avait la charge avait pour assistant un jeune ouvrier reconnu pour être un authentique forçat de chantier. A chaque fois qu'elle allait servir le thé, elle sentait le regard discret de ce dernier transpercer son dos lui exprimant son irrésistible désir.
Avant la fin des travaux, son cœur se mit à battre pour lui. Et, de toute sa faim, de toute sa volonté de s'en sortir, elle s'empara de lui.
- "Je te protègerai de tout ordre que tu ne pourras exécuter" lui dira-t-il.
Et sa joie fut indescriptible quand elle le dispensera, en retour, du payement de toute dot. Aucun d'eux ne croyait au caractère héréditaire du signe du béton. Aussi décidèrent-ils d'appeler leur fille Amira, ce qui dans leur langue voulait dire princesse, et se promirent-ils d'extraire de ses gènes toute trace de béton.
- "Je serai maçon qualifié afin de lui réunir les conditions de sa principauté" lui promit-il.
- "Je serai ton alliée indéfectible contre les jours ; je t'en donne ma parole " lui répondit-elle.
A peine perça-t-il les premiers secrets de la maçonnerie, que les jours percèrent celui de leur coalition. "Celui dont le signe est le béton meurt dans une bétonnière" était-il dit dans les paroles des anciens.
Et ainsi en fut-il, lors d'un chantier à l'échafaudage très élevé.
*****
Le deuil, elle n'en avait pas le temps. Les condoléances Finies, elle s'agenouilla devant la tombe du défunt et lui réitéra son serment :
"Je ne rentrerai point au village, ni ne reviendrai à ceux dont je ne supporte les ordres. Fidèle à ma promesse, je garantirai à notre Amira les attributs de sa principauté, quel qu'en sera le prix. Amen !".
Portant sur son dos un carton contenant bonbons, baguettes de kaki, graines de tournesol et cigarettes, elle s'en alla sillonner, avec son petit commerce, les avenues de la capitale. Elle n'arrêtait de trimer ni matin ni après midi, ni même dimanche.
Ne se ménageant ni par temps de canicule ni par temps de tempête, Elle entrainait avec elle sa petite Amira au jardin public. Bientôt, elle la verra grandir, apprendra d'elle ses chants d'enfants et ses versets de coran et lui apprendra, en retour, à rendre leur monnaie à ses petits clients. Ensemble, elles compteront le moindre millime et rêveront de la façon de le dépenser.
Mais leurs calculs ne tenaient pas toujours la route. Elle faillit retirer Amira du jardin d'enfant faute d'en pouvoir payer les frais, n'eut été cette ouvrière qui lui assura le soutien d'un bienfaiteur anonyme qui paierait pour elle jusqu'à la fin de l'année. Mais ses gains ne lui permettaient point de faire taire leur faim et d'acheter, en même temps, le peu de fourniture nécessaire à la fréquentation par Amira de la classe préparatoire.
*****
"Qu'en serait-il, se demanda-t-elle, quand j'aurais à faire face, dès l'année prochaine, aux frais de l'école primaire ?" Elle se rappela la fameuse tirade de sa mère : " que peux-tu faire pour ta vie …" jusqu'à la fin du verset du béton ! Et, sans plus hésiter, elle gomma le signe du lion de sa carte du zodiaque et se résigna au signe du béton. Mais ce sera pour elle toute seule, jamais pour Amira !
C'est ainsi qu'elle réussit à se convaincre d'accepter l'offre de l'étranger. Elle était veuve et n'avait rien promis d'autre que la préservation de la principauté de son enfant. Et, pour tenir parole, elle était prête à tout sacrifier. Laissant son carton près des sacs plein de ciment, elle se glissa là où ce sont les sacs vides qui servaient de tapis. Quand elle revint à sa marchandise, les ouvriers lui firent la faveur d'acheter toutes ses cigarettes à un prix très généreux.


"accès interdit"

Cela se poursuivra jusqu'à cet après midi de dimanche. L'étranger se présenta devant son étal, acheta toutes ses cigarettes et en réclama d'autres.
- "La gosse est encore trop petite pour surveiller seule la marchandise" lui expliqua-t-elle.
Mais son sourire lui signifia sèchement que le temps de leur travail au chantier était trop exigu. Ainsi devait-elle se rappeler son devoir d'obéissance et s'abstenir définitivement de dire "Non". Sauf pour sa fille qui ne devait rien soupçonner de son nouveau commerce.
*****
Et la petite Amira de s'asseoir pour la première fois sur le trône de sa maman. Combien de temps se passa-t-il ? Avait-elle vendu quelque chose de la marchandise dont elle avait la charge ? Tout ce qu'elle savait c'est qu'elle fut saisie de frayeur quand, soudain, il se mit à pleuvoir à torrents et que tous ceux qui étaient dans le jardin se ruèrent vers les plus proches bâtiments pour s'y abriter.
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Son cœur faillit sortir de sa poitrine quand l'endroit fut encerclé de toute part. Tout son bas était nu quand les agents de police envahirent la baraque du chantier, à l'autre bout de la ville.
Vainement pria-t-elle les agents qui l'emmenaient avec son étranger et leurs clients au poste de police. Ils n'avaient pas le droit de passer par là où elle avait laissé sa petite Amira. Le jardin public ne faisait pas partie de leur secteur d'activité, lui expliquèrent-ils.
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Plus d'un mois après, quand le Omda* conduira, enfin, la petite Amira à ce village perché sur la montagne, celle-ci ne s'attendra pas à trouver un grand-père cachant au Omda ses larmes, ni une grand-mère dont elle ne comprendra pas la question : "Serais-tu née, toi aussi, lui demandera-t-elle, sous le signe du béton ?"

Le Haikuteur - Tunis

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* le Omda est un foctionnaire de proximité auprès de l'autorité locale, pour un cartier ou un patelin éloigné

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samedi 2 février 2008

Le manifeste (suite)

Mon année sur les ailes du récit / supplément du manifeste / 2 février 2008



Manifeste du Haïkuteur
(supplément)



Lecture du manifeste dans le cadre du cercle culturel des amis du Haikuteur à Monastir

Photo Fethi



Suite à la lecture du manifeste de "mon année sur les ailes du récit", au club de la nouvelle Abul Qassim Chebbi à Tunis, le 26 janvier, à sa publication, le même jour et dans les deux langues, sur les pages de mon atelier, à sa relecture devant le cercle des amis du Haïkuteur à Monastir le 29 janvier et à son envoi, par courrier électronique, à un groupe d'amis intimes,
Et tout en remerciant tous ceux qui, dans leurs réactions, ont exprimé un encouragement, formulé une remarque ou posé une question, directement ou par email, je crois utile, par respect des règles du jeu de l'interactivité, d'apporter dans ces quelques paragraphes supplémentaires, un éclairage sur six points :
1 – Les textes qui résulteront de mon expérience, naitront, tous, des réflexions que j'aurais entreprises, des notes que j'aurais prises et de la rédaction que j'aurais exécutée après la date figurant sur le texte, déjà publié, dont le titre est "caprice d'un matin" et le numéro 0 sur 53. Soit le 06/01/2008.
J'ai prévu de m'astreindre à un programme de vie, de travail et de vadrouille, autant que possible, dans mon espace de vie dans ce pays. Ce qui me permettra de puiser mes sujets dans les richesses que recèlera la vie quotidienne dans la vaste rue tunisienne, ou dans tout autre lieu où j'aurais à me rendre et dont je n'ai, pour le moment, aucune idée. Me mettre à l'écoute du pouls de la rue ne veut aucunement dire l'écriture de textes à caractère journalistique, ni exprimant des impressions brutes ou relatant les faits tels qu'ils se produisent, ni même l'adoption d'une démarche d'écriture nécessairement réaliste.
Je m'engage, au contraire, à faire de mes textes des créations artistiques nées de mon imagination, de mes sentiments et de mes rêves personnels. Des créations se conformant aux règles du récit, que je crois encore acceptables ; celles que je connais déjà, que je vais apprendre en cour de route ou que mes expérimentations me feraient découvrir.
Et, même si je ne m'engage à rien de plus que le texte, je compterai, simultanément à l'écriture, sur ma pratique de la photographie. Je publierai, avec certains de mes textes, certaines des photos que j'aurais prises en cors de route et qui auraient suffisamment d'apport artistique ou illustratif. Surtout si elles seraient à l'origine de l'écriture de ces textes.
2 – L'interactivité demandée aux auditeurs et aux lecteurs n'est pas une participation à l'écriture, à même d'appeler la fixation de droits d'auteurs pour ceux-ci ou ceux là. Je ne demande, en effet, à personne d'enrichir mes textes. Car le défi de la création ne concerne que moi. Il n'y a aucunement, ici, appel à écriture collective. Et il n'est pas question que j'accepte le moindre changement dans les textes publiés. Sauf cas d'omission évidente, de fautes de frappe ou même de fautes de langue. La perfection étant loin d'être ma qualité ; et la signalisation de ce genre d'erreurs faisant partie plus des gestes d'amitié que de l'acte de création appelant droit d'auteur.
Reste que la réaction volontaire du lecteur m'intéresse dans l'absolu. Mais il se pourrait aussi que je choisisse, parmi ces commentaires, certains paragraphes à publier sous la signature de leurs auteurs, après avoir obtenu leur accord. Ce serait dans les livres que je publierais, en cas de succès de mon pari.
Je dois, ici, remercier tous ceux qui ont réagi au manifeste ou au texte (0 sur 53) par l'envoi d'un message sur mon email personnel. Je voudrais rassurer tout le monde que toutes leurs observations, aussi gênantes soient-elles, sont susceptibles d'être insérées directement sous le texte à commenter sur les pages de mon atelier. Je rappellerai, en bas de chaque texte publié, la procédure technique à suivre pour publier un commentaire.
Lecture du manifeste original devant les membres du cercle culturel des amis du Haïkuteur à Monastir le mardi 29 février 2008, en présence de (de gauche à droite) Slaheddine Ben Aoun, Bouraoui Agina, Habib Marmouch, le Haïkuteur, Rafiqa Bhori, Khaled Chnene, Mohamed Hizem, Fethi Labbène / Alaeddine Ayoub s'est retiré avant la prise de laphote pour assurer son émission en direct à Radio Monastir/ Photo Wadia Belaid

3 – L'annonce de mon intention d'apprendre, en matière de récit, de langue ou de toute autre science, n'est nullement une reconnaissance d'ignorance absolue dans l'un ou l'autre des domaines où je me propose d'agir. Ce qui donnerait raison à qui y verrait "de la fausse modestie" ou le vice de forme "qui saperait la légitimité de l'acte décrire à vue, voir celle du manifeste lui même".
Oui je compte apprendre, beaucoup apprendre, de cette expérience ! Mais j'ai une idée très claire de ce que j'ai besoin d'apprendre et de comment y parvenir, par mes propres moyens. Et je sais, au moins, que rien de ce que je cherche ne se trouve dans les programmes de l'école primaire.
Qu'il n'y ait donc aucune crainte de lire sous ma signature des textes ne comportant pas le minimum exigé d'un écrivain digne de ce nom, sachant exactement la valeur de sa plume, mais refusant de se laisser entrainer dans la confusion entre confiance en soi et prétention.
4 - Pour assurer la synchronisation de la mise à jour virtuelle, avec la lecture en présence des membres d'un club ou d'un cercle littéraire, et en vue de garantir la continuité à ce dernier processus, lors d'activités du Club de la nouvelle "Abul Qassim Chebbi" ayant un caractère prioritaire, lors de ses vacances ordinaires ou même pendant mes propres déplacements hors de la capitale tunisienne, je prévois l'association à mon projet du cercle culturel des amis du Haïkuteur à Monastir. En conséquence, j'enverrais chaque texte, avant de le lire dans l'un ou l'autre des deux cadres, à un membre de l'autre cercle, afin qu'il le lise devant ses membres ou leur en donne une copie.
5 - La mise à jour de mon site "Leptypont" pourrait être longtemps retardée. Il m'est avéré, effectivement, que le temps est très serré. Je me contenterai, donc, de mettre régulièrement à jour les deux blogs, qui sont, dois-je le rappeler, le prolongement de ma fenêtre ouverte sur "Leptypont".
6 – Quatre livres seront publiés entre le 8 février 2009 et le 7 février 2010. Nous nous réjouissons de toute proposition de la part de tout éditeur, de Tunisie ou d'ailleurs, en vue de la publication des résultats de cette expérience, immédiatement après son accomplissement. Nous répondrons à toutes les propositions après étude et discussion.

Le Haïkuteur – Tunis
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