jeudi 26 février 2009

La Boussole de Sidinna / 22 L'appel de la neige

Mon année sur les ailes du récit (52/53) La Boussole de Sidinna (22/23) – 27 février 2009


Chemin troisième :

Pleine, ma lune

Orientation quatrième :

L'appel de la neige
" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur

Le présent document est un message posté par Sofiène Jeridi dans la boîte aux lettres de maître Ch. B. M., avocate de l'accusé Mohamed Lamjed Ben Habib Ben Bahri Brikcha, le matin du vendredi 27 février 2009.


Chère amie, bonjour,
Je t'écris ces quelques lignes du café "Le Fénec", en face de la station de bus, à l'entrée de votre cité. Je le fais après avoir réalisé que l'enveloppe que je t'apportais était trop épaisse pour être introduite dans la fente de ta boîte aux lettres. Le numéro de téléphone portable, en haut de la page, est celui de Linda. Appelle-là et elle te donnera l'enveloppe cartonnée dont j'ai tenu à renforcer la fermeture avec du ruban adhésif.
Linda est une étudiante de la famille. Elle et son fiancé sont avec moi. Ils me raccompagnent dans la voiture de ce dernier. Elle ne connaît pas le contenu de l'enveloppe. Elle sait seulement qu'il s'agit d'un objet d'une grande valeur sentimentale pour nous deux et qu'il faut qu'elle la garde précieusement jusqu'à ce que tu viennes la récupérer. Cependant, elle a de notre relation une petite idée que j'ai fait circuler dans la famille, dès le premier jour, pour brouiller les pistes. Alors je te prie de m'excuser si sa curiosité la pousse à te poser des questions embarrassantes. Je tiens à ce que tu lui donnes des réponses vagues du genre: "tout est affaire de Mektoub" !
Car tout est effectivement affaire de Mektoub. Et si je n'avais pas l'intention d'exécuter le projet dont je vais t'informer ci-dessous, j'aurais certainement abordé, depuis le premier café du matin que nous avons pris ensemble à Gafsa, la question que, si j'ai bien compris, tu t'attendais à ce que j'évoque avec toi. Mais qui sait, mon amie ? La terre est devenue moins grosse qu'une orange et, la correspondance aidant, nous pourrions évoquer tous les sujets que, pour de multiples raisons, nous n'avons pas encore osé franchement aborder. Toujours faut-il, bien évidemment, que l'appel des vastes horizons te tente comme c'est le cas pour moi.
Pas encore déçue, j'espère ! Tu croyais avoir affaire à un homme solide, transparent, maitrisant bien son destin et sachant parfaitement ce qu'il voulait. Et te voilà en présence d'un être énigmatique et qui ne semble pas aller droit au but. Mais patience, mon amie !
Tu m'en voudras peut-être de ne t'avoir pas informée de mon projet de venir à la capitale, de n'avoir pas cherché à te rencontrer, puisque j'y suis et de ne t'avoir même pas appelée au téléphone pour entendre ta voix. Tu peux prendre cela pour de la lâcheté de ma part. Car mon vrai problème c'est que je suis effectivement un peu lâche. Mais je compte désormais combattre cette lâcheté et m'en racheter à tes yeux dans les jours qui viennent. J'ai reçu ton SMS avec ton adresse email et je vais m'en servir dès cet après-midi pour commencer à tout t'expliquer. Cependant, si tu avais une seule raison pour m'en vouloir plus, ce serait parce que, lors de notre rencontre à Gafsa, comme dans nos communications téléphoniques, je t'ai caché quelques vérités et en ai maquillé bien d'autres.
Mea culpa, mon amie ! Je suis certain que tu vas comprendre mon attitude et me la pardonner. A chacun ses raisons. Je t'expliquerai les miennes et je répondrai par écrit, clairement et dans le détail, à toutes les questions que tu m'as posées ainsi qu'à celles que tu n'as pas encore osé aborder. Seulement, n'oublie pas que tu m'as promis de n'utiliser des informations que je vais te fournir que celles qui serviraient la cause de Mohamed Lamjed Brikcha.


A propos de lui, puisque tu vas incessamment lui rendre visite dans sa prison, salue-le de ma part. Dis lui que si, malheureusement, je n'ai ni assez de courage ni une quelconque qualité me permettant de demander à le voir, je ne suis pas moins fier d'avoir été à la hauteur de la confiance qu'il a placée en moi. Ceci dit, je voudrais que tu n'établisses aucun lien de cause à effet entre l'affaire Brikcha et l'information que je tarde encore à te donner, ni entre cette information et le fait que j'aie accepté de m'entretenir avec toi lors de ta venue à Gafsa ; surtout lors de notre longue rencontre, cet après-midi là, au café d'Oued El-Bey, alors qu'il regorgeait d'avocats venus de la capitale pour le procès, ainsi que d'informateurs guettant tout ce qui s'y passait.
Je veux que tu saches que tu n'es en rien coupable de ce qui m'arrive et que notre rencontre n'a été d'aucun effet sur ma situation professionnelle, ni sur ma prise de décision dans le sens que j'ai finalement choisi. Mais, parfois, les événements s'accélèrent autour de nous, de façon à changer radicalement le cours de notre vie en quelques mois, voire en quelques semaines. Et notre rencontre n'a été que l'un de ces événements qui sont, dans de pareilles circonstances, provoqués par cette accélération du rythme de la vie ou qui s'intègrent naturellement dans le cours de ce rythme au point de paraître à l'origine de son accélération. Car ma décision d'engager dans ce sens le cours de ma vie, se préparait à feu doux depuis assez longtemps.
Je vais te paraître un peu compliqué, mais, sous le choc de certaines pratiques que j'ai trouvées aberrantes, j'ai décidé de tisser ma toile dans le silence absolu et de n'en faire la confidence à personne. Hier après-midi encore, j'étais au bureau comme s'il n'allait rien se passer. Ce matin, personne ne m'a encore téléphoné, mais je suppose qu'ils me croient malade. Ce sera un abandon de poste en bonne et due forme. Même ma sœur ne sait pas où je suis ni où je vais. Elle l'apprendra par une lettre qui lui sera transmise par Linda à son retour, demain, à Redayef.
Tu n'en as rien remarqué, mon amie, mais je me sentais étouffé là où j'étais. C'est que j'ai découvert, depuis que j'ai rejoins l'administration, à quel point j'étais naïf dans mon approche du travail, des relations professionnelles, de l'action sur le terrain ainsi que de la vie en général. J'ai constaté mon incapacité organique à faire quoi que ce soit. Non pour influer sur le cours des événements ou les orienter dans une direction que je crois meilleure. Car ce rêve, j'ai appris à l'enterrer depuis le premier jour. Mais juste pour m'élever au dessus de cette hypocrisie généralisée qui me cause la fièvre en alimentant la plaie un peu plus chaque jour, dans le seul but de conserver de maigres avantages sans aucune substance.
Voilà, mon amie, pourquoi il m'était devenu urgent de respirer une bouffée d'air frais, d'air froid, d'air glacial, s'il le faut. J'ai soudain été pris par une sorte d'obsession de changer radicalement le cours de ma vie tant qu'il était encore temps. Et j'ai commencé à y travailler sérieusement depuis l'été dernier. Ta venue à Gafsa aurait pu me pousser à renoncer, à la dernière minute. Mais je crois avoir été assez sage, ou assez malchanceux, pour mener mon plan à son terme, comme si je ne t'avais pas rencontrée, et reprendre à zéro notre relation par correspondance.
A toi d'appeler mon acte fou comme il te plaira. Considère-le comme un simple revers de la médaille de mon éternelle lâcheté, comme une soumission aux lois du marché de l'hémorragie des compétences, ou même comme une "Harga" par air qui ne tombe pas sous le coup de la loi. Mais au moment où tu trouveras ce message dans ta boîte aux lettres, mon avion aura déjà décollé en direction de Londres d'où je gagnerai Montréal ce soir même. Je vais y passer deux ans, au cours desquels je vais réfléchir sérieusement à mon avenir et me fixer définitivement un chemin à suivre. Et je ne te cache pas qu'il y a de fortes chances pour que je décide de m'y installer définitivement.
Voici, mon amie, un premier jet des confidences que je me suis promis de te faire en raison de notre attirance mutuelle apparente et de ce qui me semble être une convergence de vues sur l'essentiel. Ce message aurait pu faire l'objet de l'email que je t'aurais envoyé ce soir même. Mais les circonstances ont voulu que je te l'écrive sur du papier, acheté dans la librairie de votre quartier. J'aurais pu t'écrire encore plus, mais Linda et son fiancé commencent à s'impatienter et je vais être en retard pour mon avion.


Alors voici mon email. Peut-être recevrais-je, ce soir même, ta réponse, avant que je ne quitte l'aéroport de Londres Heathrow, d'où mon avion décollera à 19h05.
Toute mon amitié et beaucoup plus si tu es prenante.
Sofiène Jéridi
sofianova-tn@hotmail.com


Le Haïkuteur …/… à suivre

jeudi 19 février 2009

La Boussole de Sidinna / 21 Le cercle de l'âne et du papillon

Mon année sur les ailes du récit (51/53) La Boussole de Sidinna (21/23) – 20 février 2009


Chemin troisième :

Pleine, ma lune

Orientation troisième :

Le cercle de l'âne et du papillon

" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur

Que voulaient-ils que j'avoue ?
Que voulaient-ils que je leur dise ?


C'est clair, c'est la logique même, que je n'ai pas fermé les yeux sur la dune de sable au Sahara pour les rouvrir aussitôt devant la mosquée El Qadriya au Kef. Mais ce qu'ils voulaient, c'est que j'avoue avoir connaissance d'autres faits qui se sont passés entre temps et les leur avoir délibérément cachés tout au long de l'instruction. Ils voulaient que je déclare avoir traversé le bassin minier, au cours de mon périple, que j'avais alors recouvré toute ma conscience, sachant parfaitement distinguer le Nord du sud et le lever du coucher, qu'en arrivant à Redeyef, j'avais trouvé la ville tel un volcan en éruption et que je comprenait parfaitement, vue ma longue expérience du chômage, de la pauvreté et des horizons obstrués, tous ces chants que les foules scandaient.
Et puis quoi encore ?
Aurais-je dû leur dire aussi que j'aurais pu, moi-même, me joindre à ces gens en colère pour chanter tous leurs chants, si je n'avais pas été occupé à chercher celui qui voudrait bien recevoir de moi la boussole de Sidinna, ou me rapprocher quelques kilomètres de Tazoghrane ? Ou bien s'attendaient-ils à ce que je leur vende la peau de Sofiène Jéridi, leur avouant qu'il m'avait bien reconnu, comme si nous avions gardé le contact après son départ de l'université, et qu'il m'avait sauvé d'une mort certaine en m'hébergeant jusqu'à ma guérison ?
Que voulaient-ils que je leur dise ?
Je n'ai pas menti en leur disant que j'avais oublié ou que j’étais passé comme dans une sorte de trou noir, qui se présente aujourd'hui comme une page complètement effacée de ma mémoire. Je n'avais pas peur, non plus, de leur divulguer en détail toute la vérité me concernant. Qu'est ce qu'ils m'auraient fait de plus que ce qui m'est déjà arrivé ? Et quelle différence y aurait-il entre la prison à laquelle ils me destinaient et les cachots du silence dans lesquels je me suis volontairement réfugié ?
Je ne mentais pas, mais j'ai vu se réveiller en Sofiène sa bravoure le jour où il a vu ces énergumènes me tabasser avec leurs gros bâtons. Ce jour là, il avait fait le choix de ne pas reculer devant mon appel au secours, en dépit de son engagement politique et des aptitudes qu'il connaissait à ses détracteurs de travestir la réalité pour transformer le fait de secourir un innocent en une enfreinte au devoir de discipline et en un ralliement à la cause de l'adversaire.
Voici un homme auquel je suis redevable de ce qui me reste à vivre. Comment donc ne pas répondre à la bravoure par la moindre des bravoures ? Comment dévoiler le secret de mon bienfaiteur, risquant de compromettre son avenir ?
J'ai peut-être prononcé, par erreur ou par précipitation, le nom de Sofiène Jeridi ou celui de Karim Aouled Belâaifi, alors que je tentais de me rappeler les conditions dans lesquelles j'avais rencontré Bochra Toukebri. Mais j'ai réussi à ne rien dire à propos de la maison de la sœur de Sofiène à Redéyef, ni de l'atelier de son neveu au quartier d'Oued El-Bey, ni encore de son ami médecin qui a passé plus d'une semaine à m'y rendre visite pour me soigner jusqu'à ma guérison, ni surtout de cette nuit au cours de laquelle Sofiène avait organisé ma fuite de Gafsa vers Kasserine, de peur qu'on découvre ma présence chez lui, après que certains m'aient entendu chanter et lui aient dénoncé son neveu qui aurait, prétendaient-ils, passé toute la nuit à se souler dans son atelier en compagnie de jeunes chômeurs qui, avec leurs chants liturgiques, auraient empêché les voisins de dormir.

*****

Je ne me souviens pas exactement qui l'avait dit à propos de moi, lorsque j'étais enfant, mais je ne suis ni débile ni naïf et je sais exactement où Satan cache ses œufs avant leur éclosion. C'est moi qui ai planifié de venir ici. Se trompe alors complètement, celui qui me croit distrait ou qui croit m'avoir roulé ou entrainé là où je ne voulais pas aller. Je suis un enfant du Rbat, moi. Et ces médecins ignorent ce que ça veut dire qu'être un enfant du Rbat et plus particulièrement un enfant de Beb-Tounes ! Ils disent que c'est moi qui me suis laissé choir dans la maladie et que l'origine de mon mal vient du fait que je me sois tellement laissé prendre au jeu du fou que je faisais semblant d'être, que je le suis effectivement devenu. Mais n'est-ce pas exactement ce que je voulais leur suggérer de dire à propos de moi ? Leur reconnaissance de ma folie n'est-elle pas la preuve que je suis plus intelligent qu'eux, qu'ils sont tous tombé dans mon piège et que celui qui va pouvoir percer mon secret serait à naître d'une mère encore trop jeune pour tomber enceinte ?
Je suis encore sain et sauf, à part ce mal de tête de temps à autre en raison de ce coup que j'ai reçu sur la tête en ce jour maudit. C'est ce qu'ils n'ont pas compris et c'est ce que je ne reconnaitrais jamais, même pas sous forme de confidences aux médecins du Château-Forteresse. Depuis que j'ai décidé d'observer définitivement une abstinence de parler, je leur ai porté à tous le coup fatal. J'ai usé du silence comme d'une arme et c'est, entre toutes, l'arme la plus redoutable. Le jeu consiste tout simplement à me taire comme si je n'entendais pas ce qu'ils disent, à détendre complètement les muscles du visage de façon à ce que personne ne puisse y lire la moindre expression, à laisser flétrir mes paupières pour paraître affligé et à regarder au loin de temps à autre, pour suivre le vol de mon papillon. Et le tour est joué ! Ils sont tous tombés dans le piège croyant que je suis fou. Et me voici toujours en train de rêver sans qu'ils ne puissent m'empêcher de planer à ma guise hors de leur lieu et loin de leur temps.
Grâce à mon silence, je suis venu à bout des agents de l'instruction qui ont abandonné la partie. Grâce à mon silence, j'ai arraché mon transfert de la prison à ce Château, sans rien demander à personne. Une piqure le matin et trois comprimés à avaler avec les repas en cours de journée. Voici tout ce que j'ai à payer en contre partie de mon séjour dans ce château-forteresse. Chaque jour, je sors dans ce vaste jardin, y promenant librement une imagination naviguant dans le royaume des cieux et y suivant des yeux mon papillon, compagnon de ma solitude, qui, volant de branche en branche, attend avec moi le printemps, rêve de fleurs et voltige avec les nuages, dans les hauteurs de l'horizon lointain.

*****

Que voulaient-ils que je leur dise ?
Que voulaient-ils que je leur avoue ?


S'ils étaient intelligents, ils auraient chargé l'un d'eux de descendre dans mon zodiaque pour vérifier si je leur disais la vérité. Ils se seraient rendus compte, alors, en touchant simplement le moteur, qu'il était encore chaud et que je ne l'avais arrêté qu'en voyant venir sur moi leur vedette à un mile ou moins. Mais le fait que j'avais fait semblant de ne pas les voir, de m'être totalement concentré sur ma chanson "Ya gamret ellil" et d'avoir ensuite suivi leurs instructions lorsqu'ils m'ont jeté leur corde, me demandant d'attacher mon zodiaque à leur vedette… Tout cela a fait qu'ils ne sont arrivés à leur port d'attache qu'une fois mon moteur refroidi. Je pouvais alors prétendre tout ce que je voulais sans qu'ils n'aient la moindre preuve de mon mensonge.
Je n'ai pas menti en disant que je n'ai jamais pensé à la "Harga". Je n'ai pas menti, mais toute personne à ma place aurait saisi une pareille occasion et aurait salivé à l'idée d'atteindre l'horizon. Car toutes les conditions étaient réunies pour m'offrir dans mon éveil ce qui était hors de portée de milliers de mes semblables, même dans le rêve : une expérience du pilotage des zodiaques, une nuit de pleine lune, une visibilité impeccable, une mer calme et une embarcation prête à partir, n'attendant de moi que de sortir de ma grotte punique et de faire quelques pas avant de me jeter dans le zodiaque, de démarrer, puis de suivre l'étoile du Nord.
Je n'ai jamais pensé à la "Harga", moi. Mais mon papillon s'était installé dans le zodiaque avant moi et n'a pas voulu en descendre. Et puis, lorsque j'ai fait logiquement le calcul, j'ai trouvé qu'une tentative de passer clandestinement les frontières sur un zodiaque pour moi tout seul, comportait moins de risque que de rester là où j'étais et où le gardien aurait pu me découvrir, le propriétaire de l'âne et sa bande auraient pu me rattraper et me faire ce qu'ils avaient menacé de faire et même le toit de la grotte aurait pu s'écrouler sur ma tête me réservant une mort sous l'eau et les décombres en même temps.

*****

Seul, debout, en dépit du froid glacial, au centre du jardin du Château-Forteresse. Je suis des yeux mon papillon qui s'accroche à la racine d'une herbe, colle au sol et ne veut s'en détacher. Je tente de lever les yeux vers le ciel espérant que mon papillon suive ma volonté de planer. Mais il demeure collé au sol, refusant de voler. Mon regard est alors obligé de se rabaisser pour ne pas perdre sa trace.
Parfois, je me demande, lorsque la piqure me fait mal ou que je n'arrive pas à avaler une pilule dont le gout amer se répand sur ma langue avant que je n'arrive à l'ingurgiter, je me demande si ma folie est un pur mensonge, comme je le pense, ou si elle est quelque part une réalité. Et dans l'hypothèse improbable qu'elle serait un peu réelle, où peut-elle bien trouver son origine ? M'a-t-elle atteint parce que j'ai perdu la boussole de Sidinna ? M'a-t-elle atteint parce que, comme le prétend ma sœur Rachida, cette boussole ne serait, à l'origine, qu'une chimère, une de mes inventions, à laquelle j'aurais ensuite cru ? Ou bien, serait-ce en raison de mes disputes avec Khadouja Jaïed qui continue à m'en vouloir et avec Sawana qui m'a complètement lâché ? Ou bien, serait-ce le manque d'Aïchoucha qui ne vient même plus me rendre visite dans mes rêves ?
Parfois, il me semble que, si j'ai ne serait-ce qu'une graine de folie, elle n'aurait rien de tel pour origine. Ce serait plutôt mon manque de courage pour poursuivre la recherche dans le sable profond du septième caillou de silex, celui que Moqaddem Abdel-Hafidh m'avait extrait du cerveau. Le rêve était clairement une vision qui annonçait tout le bien du monde. Je comprenais presque toute sa signification, sans besoin de l'interprétation de Khadouja Jaïed.
Le rêve était vision, mais c'est ma lâcheté qui l'a transformé en cauchemar.


… Seul sur la côte de Haouariya, je cours avec le sentiment enivrant d'avoir réussi à sauver ma peau. Je cours, tout confiant dans la chance qui s'est désormais faite mon alliée. Même la plage rocheuse a commencé à se transformer, sous mes pas, en sable fin, rappelant la plage de Qarraiya. Et soudain je vois le septième petit caillou de silex. Il brille à une petite distance de moi. Je le dépasse un peu. J'aurais pu m'arrêter de courir et revenir, tout calmement, le ramasser. Mais je me rappelle que les agents du propriétaire de l'âne voulaient toujours me rattraper. Alors je me retourne et plonge précipitamment sur le caillou. Mais je tombe tout juste à coté, le couvrant de sable. Déçu, je commence à remuer le sable dans tous les sens. Et, lorsque je vois arriver ces barbares du coté de la colline, courant dans ma direction comme une vague déchainée, le désespoir me gagne et, arrêtant de chercher, je reprends ma course pour leur échapper à nouveau. Mais, fini le sable fin sur cette plage. Le rêve se transforme en cauchemar et la côte redevient rocheuse, ensanglantant mes pieds nus.

*****

Assis, seul sur mon lit, je regarde à travers la fenêtre de la salle. Tous les patients sont endormis. La lumière de la lune caresse les arbres du jardin du Château-Forteresse, eux aussi endormis. Assis, seul sur mon lit. Le sommeil se refuse à moi et les souvenirs abondent dans ma mémoire.
… Pour arriver à Tazoghrane, des jeunes m'ont indiqué le chemin de Baddar. C'est un chemin long et tortueux. Et c'est là que j'ai rencontré mon compagnon. C'est là que mon papillon bienaimé a fusé d'une haie de cactus et a commencé à papillonner autour de moi, me devançant parfois pour s'arrêter ensuite et m'attendre. Je me mets à observer son vol, conscient du fait que la présence d'un papillon en plein hiver constitue un événement exceptionnel. Quelque chose, dans ses battements d'ailes, me dit qu'il n'existe que pour moi et qu'il vole, justement, pour moi. Alors je le suis, m'attardant avec lui à chaque fois qu'il s'arrête et revenant sur mes pas à chaque fois qu'il lui prend de rebrousser chemin. Et la route vers Tazoghrane de se rallonger indéfiniment.
Je continue à suivre mon papillon. Nous-nous éloignons de Menzel Bouzelfa et nous voici à l'entrée d'une ferme. Un homme vient me proposer de me joindre à ses ouvriers pour la cueillette des oranges. Et le papillon de me précéder, sans préavis, à l'intérieur de la ferme. Je ne refuse ni n'accepte la proposition. Seulement, je suis mon papillon qui va se poser sur une branche de laquelle pend une grappe d'oranges. Oui ! Une grappe de "Meski", rappelant la forme de celle du raisin, mais avec des graines un peu plus grandes que les oranges ordinaires. Je reste deux heures ou plus à admirer cette grappe. Mon papillon n'arrête pas de roder autour d'elle, papillonnant et se posant sur les touches de lumière appliquées par les rayons du soleil sur chacune de ses oranges. Le propriétaire de la ferme finit par s'apercevoir que je n'avais cueilli aucune orange. Il m'observe un moment, les yeux écarquillés devant ma concentration sur cette grappe en particulier, puis il la coupe, me l'offre et me renvoie aussitôt. Et mon papillon de sortir avec moi de la ferme. Je l'entends presque qui rigole d'un rire complice. Alors je me mets à rire aux éclats à mon tour.


… Quelque chose, dans le soleil de ce jour là, a de quoi couper le crane en dépit du froid sévère. C'est que ma tête commence à me faire mal et que je me sens fatigué d'avoir trop marché. C'est la raison pour laquelle, dès que je me fais rattraper par un vieil homme à dos d'âne, je l'arrête et le supplie de me faire monter derrière lui, ne serait-ce que pour quelques mètres. A mon étonnement, il descend et me laisse l'âne en disant :
- Je suis arrivé, fiston, l'âne est à toi. Monte et, dès que tu es arrivé, dis lui de revenir et il reviendra tout seul.
- Vous êtes bon, monsieur, lui dis-je. Mais ne craignez-vous pas que je vous le vole ?
- Vous ne le pourrez, me dit-il ! C'est un âne voué. Et les ânes voués, nous les utilisons et les laissons revenir à leurs besognes. Cet âne m'a été laissé comme je vous le laisse à l'instant. J'étais fatigué. J'ai demandé à un jeune de ton âge de me faire monter derrière lui. Mais il est descendu et m'a dit exactement ce que je viens de te dire.
… Se peut-il que tout cela ne soit que le fruit du hasard ? Je commence à douter que je rêve. Mais je suis tellement fatigué que je n'ai aucune envie de me réveiller. Je monte, l'âne démarre et je me vois emporté par le sommeil. Mon rêve de l'âne s'imbriquant dans mes rêves à dos d'âne, je n'ouvre les yeux que pour constater que l'animal s'arrête tout prêt d'une construction abandonnée au beau milieu d'un champ de blé. Le soleil est sur le point de se coucher et je pense que cette pièce pourrait servir d'abri où passer ma nuit et que je verrais par la suite comment faire. C'est alors qu'apparaît à côté de moi un homme me demandant s'il peut monter avec moi pour quelque distance. Alors je lui dis ce que m'a dit le vieil homme, je descend et lui laisse l'animal. Sans dire un mot, l'homme monte et s'en va dans la direction par laquelle je suis arrivé.

*****

Rêves, souvenirs, souvenir de rêves…
… Les nuits s'éternisent dans ce Château-Forteresse, les insomnies aussi. La route vers Tazoghrane se rallonge, tournant en spirale au tour des montagnes, pour revenir au point de départ sans que je ne puisse jamais atteindre mon village rouge. Les nuits se multiplient et se ressemblent. Je dors un soir sous un pont, un autre dans un hangar abandonné. Qu'elles sont nombreuses, les bâtisses en ruine, sur ces collines verdoyantes ! Je dors pour me réveiller sur les papillonnements de mon compagnon qui me réveille et me précède. A peine arrivés sur la grande route, que l'âne apparaît. Et, lorsque je monte, mon papillon se met à s'agiter joyeusement autour de moi, comme pour me rappeler que tout départ doit aboutir à une arrivée et que le printemps doit inéluctablement venir à bout de cet hiver.


… La route se rallonge et la fatigue me gagne. Je sens que mon rêve se rallonge, lui aussi. Il s'alourdit, se complique et s'étire, alors que les battements de mon cœur épuisé par ce voyage m'appellent à me réveiller avant de mourir de toux et de fièvre. Je cris entre les montagnes : "pince-moi petite maman" ! Mais nul écho ne me parvient ! La nuit et le jour continuent à se relayer sur moi, alors que je suis toujours au même point du temps. C'est du moins ainsi que je le perçois. L'âne me porte en trottant toujours entre les mêmes collines. Je n'en descends que pour le laisser à un autre voyageur et je ne me réveille d'un nouveau sommeil que pour le retrouver. Mon papillon commence, lui aussi, à être fatigué, mais il demeure aussi fidèle, s'accrochant à moi comme mon ombre. Ou peut-être est-ce moi qui m'accroche à lui !
Rêves, souvenirs, souvenir de rêves… Bribes de rêves qui se suivent. Un âne les reliant entre-elles. Jusqu'à un coin de rêve où, enfin, je me retrouve face à la mer, la surplombant du haut d'une colline. Revoyant la surface de l'eau bleue, je manque de peu d'exploser de joie et de me mettre à chanter à tue tête ! Mais je prends tout de suite peur et me retourne. Une bande de durs, armés de gros bâtons, marchent derrière l'âne. Je presse la bête pour accélérer, mais ils pressent aussi leurs pas et continuent à marcher au rythme de l'âne avant de m'encercler de toute part. Ils me disent qu'ils sont les agents du propriétaire de l'âne, qu'ils se sont épuisés à me rechercher jusqu'à ce qu'ils m'aient enfin trouvé, que leur patron est décidé à me punir d'avoir volé son âne personnel et qu'ils doivent me mener à lui afin qu'il me fasse dans son lit ce qu'il fait d'habitude à sa femme.
… En vain, j'appelle Khadouja Jaïed pour qu'elle me pince et me réveille. En vain, je me débats entre leurs grosses mains sales, leur criant que je n'ai jamais rien volé... Et puis, je ne sais comment, me vient sur le bout de la langue la fameuse tirade "d'Abou Hourayra" de Messaâdi. Je leur dit : "Est-ce ainsi que le temps viole le vierge espoir ?" Et il me semble soudain revivre les événements du "Hadith du chien". Une vague de courage monte, alors, en moi et je leur lance : "Laissez-moi… Ô, plus bas que ravins… Plus faibles qu'esclaves… Plus vils que moustiques … Ô, enfants de l'Homme !"
J'ouvre les yeux. La nuit est silence autour de moi. Je suis dans une grotte punique située à même l'eau et dont le toit menace de s'écrouler sur ma tête. Je regarde à l'extérieur et vois une nuit de pleine lune et, à quelques pas de moi, un zodiaque pneumatique attaché par une corde à un rocher. Soudain mon papillon prend son envol, passe devant mes yeux et me précède joyeusement au zodiaque. Et les événements de s'accélérer. Je ne sais plus comment je me retrouve, à mon tour, dans le zodiaque, comment je démarre et m'éloigne de la terre ferme. Me retournant, je vois une vingtaine d'hommes, ou plus, sortant tous des grottes puniques où ils étaient cachés. Je les prends d'abord pour les agents du propriétaire de l'âne. Mais se peut-il qu'ils aient l'intention de "brûler" dans ce petit zodiaque qui ne peut contenir que difficilement cinq d'entre eux ?

L'essentiel c'est que la chance m'ait envoyé leur embarcation pour la mettre à ma seule disposition. Et, qui sait, peut-être les ai-je sauvés ainsi d'une mort certaine !

Le Haikuteur …/… à suivre

jeudi 12 février 2009

La Boussole de Sidinna / 20 Le palmier d'Oued El Bey

Mon année sur les ailes du récit (50/53) La Boussole de Sidinna (20/23) – 13 février 2009


Chemin troisième :

Pleine, ma lune

Orientation seconde :

Le palmier d'Oued El Bey

" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur



Voici, rédigés sous forme de journal, des extraits d'un carnet de notes de Maître Ch. B. M., avocate de l'accusé Mohamed Lamjed Brikcha.


Gafsa – Mercredi, début d'après midi :

Je suis à Gafsa, où je me suis rendue, comme plusieurs confrères, pour assister au procès du bassin minier. J'ai saisi l'opportunité de mon séjour ici pour entrer en contact avec Monsieur Sofiène Jeridi, professeur de langue arabe et ancien responsable de la section de l'union des étudiants, dont le nom a été cité par mon client, Mohamed Lamjed Brikcha, dans ses déclarations. Je me suis adressée à lui après qu'un confrère m'ait indiqué l'endroit où je pouvais le trouver. Et, sans l'avoir contacté au préalable, j'ai frappé à la porte de son bureau au service administratif où il travaille en tant que détaché de l'enseignement. Et comme l'objet de ma visite n'avait pas de rapport avec son travail, nous avons convenu d'un rendez-vous et il y est venu, comme prévu.
J'ai tout de suite remarqué la ponctualité de monsieur Jeridi. Qualité rare par les temps qui courent ! Il m'a semblé, de plus, être un homme de bien, bien élevé, réaliste et direct. Il m'a franchement dit qu'il s'était fait son propre point de vue sur le procès, pour lequel mes confrères et moi avons effectué le déplacement depuis Tunis, mais qu'il gardait son opinion pour lui-même, ajoutant, en toute clarté, qu'il était et qu'il demeurait un homme fidèle au régime et un militant discipliné. Faisant de la politique, il sait qu'il y a toujours quelqu'un pour l'attendre au tournant, guettant la moindre erreur qu'il commettrait et tient à ce que sa carrière ne subisse pas de revers à cause d'un geste humanitaire qu'il avait accompli au cours des événements.
C'est ainsi que monsieur Jéridi a expliqué son refus catégorique de venir formellement témoigner au procès de mon client. Mais je lui ai expliqué l'état psychologique critique dans lequel se trouvait Mohamed Lamjed Brikcha et l'urgence, pour moi, d'obtenir des informations sur une étape de son périple qu'il avait complètement occultée de sa mémoire ; peut être y trouverais-je la preuve irréfutable de son innocence. Réalisant ma détermination à défendre mon client jusqu'au bout, quoi qu'il m'en coûte, il s'est montré compréhensif et m'a demandé s'il pouvait réellement me faire confiance.
Je lui ai promis de garder le secret de nos entretiens, de ne jamais dévoiler mes sources et de n'utiliser les informations qu'il me fournirait que pour défendre les intérêts de mon client. Il m'a alors confié avoir effectivement rencontré Mohamed Lamjed Brikcha par hasard à Rédayef, au début du mois de juin. Mais, pressés par le temps nous avons dû prendre rendez-vous pour un second entretien afin qu'il me parle des circonstances exactes dans lesquelles s'était déroulée cette rencontre.


*****

Gafsa – jeudi, midi:

Monsieur Jéridi affirme avoir, tout de suite, reconnu mon client, en dépit du fait qu'il ne le connaissait que superficiellement et malgré la longue période pendant laquelle il ne l'avait plus revu.


"J'étais chez ma sœur, me dit-il, lorsque j'ai entendu un vacarme qui m'a attiré vers la fenêtre du premier étage. J'ai tout de suite reconnu Brikcha qui criait, alors que deux forcenés le frappaient avec de gros bâtons, tentant de le convaincre qu'ils agissaient ainsi pour chasser de son corps un démon qui l'habitait. Quant à lui, il tentait de se relever en titubant, pour chanter "El Ward Jamil".
"Aussi bizarre que puisse paraître la scène, ajoute monsieur Jéridi, c'est exactement ce que j'ai vu et entendu. Autrement, je ne serais jamais intervenu ! Loin de moi de prétendre que c'est mon intervention qui l'a délivré de l'emprise de ces deux forcenés qui - soit dit pour être clair - n'avaient rien à voir avec des agents de police en civil. Le temps de descendre les escaliers et de sortir de la maison, je les ai vus prendre inexplicablement la fuite. Au loin, une foule monstre de jeunes et d'adolescents arrivait en s'agitant et en criant. J'ai dû simplement attirer Brikcha à l'intérieur de la maison, le temps que la foule passe et s'éloigne.
"Il m'a dit qu'il souffrait, qu'il était étranger à la ville, qu'il s'y trouvait par pur hasard et qu'il cherchait simplement un automobiliste se dirigeant vers le Nord pour avec lui en autostop. Nous sommes sortis. Heureusement, ma voiture était intacte comme je l'avais laissée. J'ai emprunté quelques ruelles pour éviter les grandes places et nous avons pris la direction de Gafsa.
"Brikcha avait reçu un coup sur la tête, poursuit-il. Sa blessure paraissait plutôt superficielle, mais il souffrait de vertiges. Aussi, un peu de sang humidifiait ses cheveux et coulait sur son col de chemise. Je lui ai donné quelques mouchoirs en papier afin qu'il comprime sa blessure, le temps de sortir vite de la ville et de trouver une pharmacie au premier village sur notre chemin. Lorsque nous nous sommes arrêtés, la blessure avait beaucoup enflé. Nous l'avons montrée au pharmacien et il s'était contenté de la nettoyer, la couvrant d'un pansement en nous conseillant d'aller d'urgence consulter un médecin.
"Tout le long du trajet, Brikcha tentait d'engager avec moi une discussion, poursuit monsieur Jéridi. Il voulait savoir si je travaillais et ce que je faisais, mais moi je le laissais parler et évitais de répondre. Il tenait des propos parfois clairs et balbutiait parfois, par bribes, des mots ambigus. Il m'a parlé d'une boussole, d'un marin et d'un voyage vers le Nord. Il parlait comme dans un rêve avec un style décomposé et des mots entrecroisés. C'était comme une sorte de film surréaliste. Il criait de douleur pour se remettre tout de suite à chanter "El ward Jamil" d'une voix, par ailleurs, mélodieuse ; et je sentais l'immensité de son drame. Cependant, aussi convaincu que j'étais de la noblesse de mon geste humanitaire, j'ai soudain eu peur de l'emmener à l'hôpital. Qui savait, en effet?

"Plus on s'approchait de Gafsa, ajoute mon interlocuteur, et plus je regrettais d'avoir cherché à le secourir et hésitais à entrer en ville. Quant à Brikcha, il s'assoupissait un instant, puis se réveillait brusquement, secoué par la douleur, pour me parler avec la voix de quelqu'un sur le point de perdre conscience. Il me demandait de l'aide et me suppliait de recevoir de lui la boussole si j'en étais le propriétaire. Il s'assoupissait de nouveau un peu. Puis me disait :"emmène-moi au Nord".
"A quelques kilomètres de Gafsa, j'ai senti qu'il sombrait et craint qu'il ne tombât dans le coma. Alors je l'ai fait descendre de la voiture pour le secouer et lui faire prendre l'air un moment. Je lui ai demandé si sa destination était Kairouan et il a secoué la tête pour dire non. "Alors Kasserine" ? Il s'est tu. J'ai réalisé à cet instant qu'il s'était complètement évanoui. Alors je l'ai fait remonter dans la voiture et, pris de panique, je me suis empressé à prendre un raccourci vers Kasserine.


En y arrivant, poursuit-il, j'ai pensé le laisser dans un café et m'en aller. Je me suis, effectivement, arrêté au premier café. C'était une sorte de local modeste où il n'y avait pas plus de trois clients, tous des jeunes. Ils se sont, tout de suite, joint à moi. Nous l'avons installé sur une chaise et lui avons mouillé le visage à l'eau fraiche. Mais il était toujours inconscient. Je leur ai expliqué que j'étais pressé et que je devais repartir tout de suite. A propos de Brikcha, je leur ai dit que c'était un inconnu que j'avais trouvé à terre sur la route, à la sortie de la ville et que je le leur avais ramené pour qu'ils l'aident à retrouver sa famille.
Avant de repartir, conclue mon interlocuteur, un jeune est arrivé tout à fait par hasard. Il l'a reconnu et s'est porté volontaire pour s'en occuper, me promettant de se débrouiller pour le conduire chez un médecin. Alors je le lui ai laissé et suis rentré chez moi, ne sachant s'il fallait être satisfait d'avoir échappé à une catastrophe ou si je devais me sentir coupable d'avoir projeté de faire du bien sans avoir eu l'audace d'aller au bout de mon action.
J'ai demandé à monsieur Jeridi, pour terminer, s'il se rappelait le nom de l'un de ces jeunes auxquels il avait laissé Mohamed Lamjed Brikcha à Kasserine. Il a répondu qu'il ne se souvenait pas des noms, mais qu'il avait compris que celui qui s'était porté volontaire pour s'en occuper était un poète, et qu'il le faisait par reconnaissance pour Brikcha qui l'aurait soutenu alors qu'il était étudiant et aurait publié ses poèmes dans la revue éditée par le club de littérature de la faculté des lettres.

*****

Gafsa – Café du palmier d'Oued El Bey – Vendredi soir :

………………….
… Puis, je ne sais comment, nous avons à nouveau évoqué le souvenir de Mohamed Lamjed Brikcha. Et Sofiène de me confier qu'au début, il n'avait remarqué chez lui aucun problème de mémoire. C'est qu'il s'était souvenu de lui à son tour, en dépit de son malaise. Il s'était même rappelé une anecdote qui leur était arrivée lors de leur première rencontre à la buvette de la faculté des lettres de la Manouba, il y a plus d'une dizaine d'années.
Sofiène terminait sa dernière année d'études à la faculté lorsqu'il fit la connaissance de Mohamed Lamjed Brikcha, alors en première. Sur mon insistance, Sofiène m'a raconté cette anecdote qui l'avait tellement marqué et qui a fait qu'il n'a plus jamais oublié mon client.
"Brikcha, m'a-t-il dit, était à la buvette avec un groupe d'amis, lorsque je me suis adressé à eux, leur proposant de nous rejoindre dans les rangs des étudiants du parti. Sa réponse avait été d'une extrême originalité. Il m'a dit : "Nous sommes tous inscrits au parti des "Khobzistes". Mais j'ai une proposition à te faire : Tu es supposé être plus cultivé que nous, puisque tu es en terminale. Les gens de Gafsa, que je connais bien d'ailleurs, sont connus pour leur amour du cinéma et leurs connaissances solides en ce domaine. Je te pose donc une question sur le cinéma. Si tu réponds juste, alors je m'inscris immédiatement et sans conditions ; peut-être même que mes amis aussi s'inscriront aussi. Mais si tu réponds faux, alors je ne te demande que de nous foutre la paix et de ne plus faire cette proposition à aucun de nous. Sinon je jure que je vais former une liste sous les couleurs du parti de Sidi Belhassen Echchedli, mener une campagne Bendir battant et vous allez voir comment nous allons rafler tous les sièges de votre conseil scientifique."
Et Sofiène d'ajouter en riant, tentant d'imiter la voix et les gestes de Mohamed Lamjed Brikcha :


"Je devais suivre son raisonnement jusqu'au bout, pour voir où il allait en venir. Alors il a regardé sa montre et dit : "il est maintenant huit heures vingt. Sais-tu s'il existe un film dont le titre serait "Huit et demi" ? Et si oui qui en serait le réalisateur ?" Tous se sont mis à rire et ça se voyait qu'ils ne connaissaient pas plus que moi la réponse. Alors il a ajouté en donnant le titre en français "8,5 ça fait une moyenne qui ne donne pas droit au rachat en fin d'année!" Jugeant que c'était une blague de sa part, j'ai donc répondu que ce genre de film était un pur produit de ses plaisanteries et lui ai promis, s'il avait des connaissances réelles dans le domaine du cinéma, de le proposer pour animer le cinéclub à créer à la faculté.
"Mais ma réponse était fausse, poursuit Sofiène, et Brikcha m'avait fourni, de mémoire, toutes les informations concernant ce film, m'invitant à m'assurer de son existence, le soir même, en suivant le programme de la série consacrée au cinéma italien, par une chaine satellitaire spécialisée dans la diffusion de films culturels.
Je n'ai retrouvé le sommeil, a conclu Sofiène, qu'après avoir vu "Otto e mezzo", ce film produit treize ans avant ma naissance et qui était diffusé en hommage au réalisateur Federico Fellini et à son comédien fétiche Marcello Mastroianni. Et c'est ainsi que je me suis retrouvé, suite à une plaisanterie de Mohamed Lamjed Brikcha, contaminé par la cinéphilie. J'ai, bien sûr, tenu ma promesse de ne plus l'inviter à s'inscrire à l'organisation estudiantine. Et, malgré mon soutien à sa candidature pour l'animation du club de cinéma, ni lui ni ses amis n'ont voté pour l'élection des représentants des étudiants au conseil scientifique.

*****

Gafsa – samedi – six heures du matin :


Aujourd'hui je me suis réveillée tôt. Je me suis sentie attachée à Sofiène, en admiration devant sa maturité politique, peut-être même convaincue de sa stratégie et de sa façon de voir les choses ! D'un geste machinal, je l'ai appelé pour lui dire au revoir avant de repartir pour Tunis. Mais il a tenu à ce que nous buvions notre café ensemble. Avant de nous quitter, il a demandé mon adresse personnelle ainsi que celle du bureau où je travaille. Il a dit qu'il voulait un jour me faire la surprise de se trouver sur mon chemin alors que je me rends au bureau ou que je rentre à la maison…
Qui sait ? Mektoub…

Le Haïkuteur …/… à suivre

jeudi 5 février 2009

La Boussole de Sidinna / 19 Impasse du silence, N°3

Mon année sur les ailes du récit (49/53) La Boussole de Sidinna (19/23) – 06 février 2009

Chemin troisième :

Pleine, ma lune

Orientation première :

Impasse du silence, N°3


" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur


Beb-Tounes est unique. Comme passage de courant d'air, cette porte de la Médina n'a pas son pareil.
Bien connus, les vents de Beb-Tounes. Ils soufflent toujours … et patati et patata... jusqu'à la fin de ce qui a déjà été dit :


Sens unique...
Entrée sans sortie...
Traversée…
Rupture…
Descente de la rue…
Echos ne parvenant jamais…
Ecrasement contre la muraille muette…
Déviation...
"Chut… silence… ferme… colmate"… et "si ta porte t'amène du vent, alors condamne-la!" et… vous connaissez toute l'histoire. Inutile alors de la ressasser à nouveau. Mais cette fois-ci c'est différent ! Car, comprenant que le fil de son histoire lui a définitivement échappé, l'intéressé s'est complètement tu.
*****
Mohamed Lamjed Brikcha s'est définitivement tu. N'ayant pas supporté la pression, il est tombé, dit-on, dans une mutité totale. Mais certains disent, au contraire, qu'il s'agirait plutôt de résistance que de mutité et qu'il refuse plutôt de parler, tant que les enquêteurs chercheraient à l'impliquer dans des crimes qu'il n'a pas commis. On dit encore que, désespérés de lui arracher le moindre aveu, ils auraient lâché prise, finissant par l'interner avec les malades mentaux incurables. On prétend même, dans une autre version, que toute une résidence-laboratoire aurait été conçue spécialement pour Mohamed Lamjed Brikcha. Il y serait en ce moment sous contrôle, comme un cobaye, en vue d'analyses approfondies et d'expériences compliquées dans le cadre d'une étude pluridisciplinaire dont l'objectif serait de trouver des solutions radicales aux problèmes de toute une génération.
Paroles que tout cela ! Paroles semées à tout vent lointain. Mais ce qui est certain, dans tous les cas, c'est que Mohamed Lamjed Brikcha, qu'il ait refusé de parler, qu'il ait été poussé au silence ou qu'il ait été effectivement atteint de mutité, a définitivement cessé d'avoir une voix audible. Ce qui est certain, dans tous les cas, c'est que l'impasse Brikcha compte désormais, à elle seule, trois muets. Dieu merci, je ne suis pas forte en calcul, autrement je me serais lancée dans des opérations compliquées, comptant les impasses de la médina et mesurant le mouvement de son invasion par le silence, à la lumière du taux d'invasion de notre impasse.
Je te confie à Dieu, Mohamed Lamjed, fils de ma voisine ! Je te confie à Dieu dans ton épreuve qui ne concerne plus que toi. Plus de soutien, plus de support qu'une avocate stagiaire qui ne cesse de courir entre les couloirs de la prison et la maison des Brikcha. Plus qu'elle, après que ta sœur unique ait levé les bras, annonçant son incapacité à s'occuper davantage de toi. Plus qu'elle à combattre pour toi, sillonnant le pays à la recherche de preuves de ton innocence et de gens qui t'auraient vu passer ou résider et qui seraient prêts, pour la seule vérité, à apporter un témoignage. Plus qu'elle, enfin, à croire à l'existence de cette boussole, à toi léguée par Sidinna, que tu aurais égarée ou qu'on t'aurait volé en cours de route.

*****


Ce qui est certain, dans tous les cas, c'est que l'intéressé s'est tu. Pourquoi alors demander aux vents de Beb-Tounes de continuer à souffler dans la même direction ? Nul besoin de devin pour démontrer que les vents ne sont plus les mêmes, que la porte-chicane n'est plus la même et que les temps ne sont plus les mêmes. Les vents de Beb-Tounes ne soufflent plus comme nous attendrions qu'il soufflent. Ils ne se dirigent plus du côté que nous souhaitons, ni même comme le leur dicte leurs envols spontanés. Le canal de la porte-chicane n'est plus le seul à changer leur direction. A notre insu, d'autres circuits, d'autres canaux, d'autres fréquences ont été créés, les chargeant à chaque fois du prévisible, du moins prévisible et, surtout, de l'inattendu. Et malheur à celui qui prend l'habitude de les voir toujours souffler en sa faveur. Malheur à qui n'en attend que du bien. Il ne ferait que construire sur du vide. Et que celui qui n'a pas encore côtoyé le vide, vienne écouter ce que "Bbé" Sabriya a à en dire !
Ce qui est certain, dans tous les cas, c'est que l'intéressé s'est tu. Que peut alors celle de nous dont les poumons s'emplissent de vacarme et dont la voix ne trouve pas les cordes auxquelles les cris peuvent s'accrocher pour sortir ?
Je te confie à Dieu, Khadouja, femme de Brikcha ! Tu as porté, accouché, éduqué… Tu as patienté attendant de voir grandir. Et, pour t'en récompenser, le destin ne se contente pas de te priver de ton enfant tout en le laissant en vie ! Il t'accable de paralysie et de mutité et te confisque, en plus, la liberté de mouvement et le droit de décider de ton propre sort. Et te voici, voisine de ma vie, sous tutelle ! Te voici forcée à signer sur papier blanc au gré de la volonté de ta fille et à partir de chez toi, la mort dans l'âme.
Je te confie à Dieu, voisine de ma vie, là où tu as déménagé. Quant à moi, il me reste, après toi, Dieu le seul, Dieu l'unique ! Il me reste le Clément, le Miséricordieux, mais aussi tout ce vide que tu me lègue et que ne peut contenir cette impasse avec ses trois maisons à jamais sans âmes.

*****

Lorsque les vents se sont mis à souffler à Beb-Tounes, diffusant la nouvelle de la main mise de Sawana sur la maison des Brikcha, l'avocate n'avait encore pas informé Rachida des résultats des tests psychologiques qu'on avait fait subir à son frère. Rachida était encore au huitième mois de sa grossesse. Une nuit, elle a fait un cauchemar qui l'a sortie de son lit en chemise de nuit. Elle a fui sa chambre en criant, traversant le patio vers la chicane, puis la chicane vers l'impasse. Elle a manqué de peu de réveiller tous les habitants de Beb-Tounes. Sans l'aide de Dieu, son mari, Ayadi Touhami, n'aurait pas réussi à la faire taire, ni à maîtriser son agitation pour la ramener difficilement à son lit.
Et, comme à chaque fois que les vents de Beb-Tounes soufflent dans le sens contraire de celui que nous désirons, nous nous sommes réveillés, le lendemain, sur la rumeur de cette Djennya dont les engins auraient démoli le foyer aux Swanys et qui aurait décidé de se venger des propriétaires du terrain en s'appropriant leur maison à Beb-Tounes. De là à dire que la Djennya s'était implantée à la maison des Brikcha en raison des travaux engagés à la Sénya de Sawana, il n'y avait qu'un pas que Rachida a vite franchi, finissant par être convaincue que cette Djennya s'était installée dans sa propre chambre, perturbant son sommeil et venant chaque nuit l'avertir qu'elle ne la laisserait pas accoucher dans ce local qu'elle considérait désormais comme sien et que personne n'avait plus le droit de partager avec elle, à part, évidemment, Mohamed Lamjed. Aussi, selon ses dires, la Djenniya aurait-elle fini par lui interdire de dormir, la menaçant si jamais elle fermait les yeux, que sa punition serait la mort de son bébé dans son ventre.


Et la crise de Rachida de s'aggraver sans raison apparente. Elle a développé une allergie à la simple prononciation du nom de son frère dont l'affaire avait trop trainé, commençant à lui peser plus qu'elle n'en pouvait supporter. Elle a fini par juger que personne d'autre que Mejda n'était responsable de ce qui lui arrivait et que c'était lui qui aurait chargé Sawana, sa Djennya, de lui empoisonner la vie pour la punir de n'avoir pas cru qu'il avait une relation sérieuse avec elle, ou de s'être permise de se marier avec Ayadi Touhami, sans attendre qu'il soit rentré.
La crise de Rachida s'étant aggravée, Ayadi Touhami s'est trouvé contraint de l'emmener chez un devin de son pays, dont les journaux publient encore chaque jour les photos ne cessant d'en vanter les prouesses. Et le Devin de se montrer tout à fait d'accord avec elle, confirmant exactement l'interprétation qu'elle faisait de ses cauchemars et lui affirmant qu'elle ne pouvait accoucher qu'une fois coupé tout lien qu'elle avait avec la maison des Brikcha. Aussi lui a-t-il conseillé de déménager définitivement hors des remparts, lui permettant de prendre sa mère avec elle, à condition que celle-ci n'ait plus aucune sorte de lien avec la maison à abandonner.
Ainsi, les vents de Beb-Tounes commencent-ils à souffler à une vitesse vertigineuse, laissant à l'impasse Brikcha un vide dont je ne peux pas encore mesurer l'immensité. Depuis des années déjà, notre impasse comptait une maison abandonnée: celle des Zinouba. Toute la chaux de sa façade s'était épluchée, découvrant profondément les pierres en dessous. La porte s'était fissurée et sa peinture qui, si mes souvenirs sont bons, était bleue, s'était complètement éteinte. Il n'est resté de clairement visible que le numéro "Un" inscrit en blanc sur une plaque métallique, à l'origine bleue marine, encore vissée tout en haut du battant droit. Il ne m'était jamais venu à l'esprit que ce numéro cachait en lui, depuis l'éternité, la signification terrifiante qu'il revêt aujourd'hui, ni que l'abandon de la maison des Zinouba n'était qu'un simple commencement d'une fin qui devait nécessairement arriver.
Après avoir réussi à cacher tous mes sentiments en serrant longuement Khaddouja contre moi, après l'avoir portée avec Rachida pour l'aider à monter en voiture, après avoir suivi du regard la dernière camionnette de déménagement, jusqu'à ce qu'elle ait emprunté le tournant vers l'extérieur des remparts, j'ai longuement regardé le numéro "deux" sur la porte définitivement fermée des Brikcha. Puis, tournant le regard vers la porte à côté, portant le numéro "trois", je n'ai plus pu m'empêcher de pleurer. La troisième maison était la nôtre. C'est la dernière à demeurer occupée dans l'impasse, tout comme je suis la dernière de toute notre famille à demeurer en vie.
Toute une impasse pour "Bbé" Sabriya, pour une femme muette, isolée même de ses plus proches voisins et à laquelle le souffle du vent n'apporte plus que l'angoisse et la peur de ce dont le lendemain sera fait.
Quelle autre issue que toi ai-je, impasse du silence ?
Quelle autre Houma que toi ai-je, Beb-Tounes ?
Quel endroit accepterait d'accueillir "Bbé" Sabriya, si jamais j'osais m'en aller ?

*****

Quels vents peuvent bien avoir amené Ameur El-Binou à Beb-Tounes?
Est-ce vrai qu'il n'est pas au courant ?
Qu'est-il venu chercher exactement à la maison de sa tante ?
Plus d'un mois après le départ de ma voisine et alors que je commençais à m'habituer à ma solitude dans l'impasse du silence, Ameur El-Bintou s'est présenté, sans raison aucune. Il a stationné sa voiture devant l'impasse et s'est mis à klaxonner à tue tête jusqu'à me sortir de ma cuisine, alors que ma casserole était sur le feu. Il m'a dit qu'il était venu exprimer sa sympathie à sa tante après que Mejda ait sombré dans la folie. "Folie qui t'emporte la tête, espèce de vicieux, ai-je pensé !"
Il s'est mis alors à insulter Rachida et son mari pour avoir laissé fermée la maison de sa tante et m'a intimé, en criant, l'ordre de lui ouvrir la porte, comme je l'avais fait la dernière fois. Dieu merci, je suis muette ! Je lui ai expliqué par les gestes que la porte était définitivement fermée et que les habitants de la maison s'étaient sauvés de la Djennya, déménageant dans un quartier lointain. Mais j'ai fait exprès d'esquisser des gestes incompréhensibles, faisant semblant de lui indiquer l'adresse. Ainsi, il ne pourrait trouver l'endroit où ils avaient déménagé.


C'est que Rachida déteste à mort Ameur El-Bintou. Je sais qu'elle ne veut pas qu'il lui rende visite dans sa nouvelle demeure qui, de toute façon, n'est plus celle de sa tante. Moi aussi je déteste ce chien, ce cochon qu'est Ameur El-Bintou ! Ayant désespéré de comprendre mes gestes, il m'a insultée, est monté en voiture et s'en est allé en klaxonnant. C'est ainsi qu'il est : il te demande un service sur un ton impératif et, une fois obtenu ce qu'il veut, il t'insulte. Franchement, je suis contente pour Carla Piccolo qui s'est séparée de lui. Elle s'en est affranchie, la pauvre.
Si ce qu'on dit est vrai, Carla Piccolo l'aurait poussé à vendre tout ce qu'il possédait, y compris la maison de son père au Rbat. Puis elle aurait soldé toutes ses possessions ici, et serait rentrée définitivement à Palerme, le laissant sans la moindre ressource, réfugié chez les Laâjel. C'est au moins ce que l'on dit. Et ce ne sont, bien sûr, que les vents de Beb-Tounes qui soufflent dans les mots à leur manière. C'est pour cela que certains autres disent qu'El-Bintou continue, au contraire, à vivre heureux avec son italienne de femme.
Mais il y en a qui croient qu'ils se sont bien séparés, qu'ils l'auraient même fait à l'amiable et que c'est Ameur El-Bintou qui en serait sorti seul gagnant, car il aurait tout partagé de moitié avec Carla Piccolo. Quant à la maison du Rbat et au restaurant flottant, il ne les aurait vendus que pour rassembler toute sa fortune dans un même compte, afin de s'associer à Néji Laâjel pour construire un complexe de loisir sur le terrain de la Sénya de Sawana, comprenant, à ce qu'on dit, cinq immeubles avec toutes les commodités : appartements d'habitation, locaux commerciaux ainsi que restaurants et autres cafés.
Tout ceci est paroles, bien sûr ! Mais la rumeur la plus répandue affirme que le divorce a bien eu lieu. Mais que c'est Radhia Bent Kahla qui en serait la principale instigatrice. Ce que je sais, moi, c'est qu'elle est effectivement du genre à détourner les hommes. On dit que c'est elle qui a soufflé à Ameur El-Bintou l'idée de laisser tomber sa vieille étrangère pour épouser une jeune, à l'âge des roses. Ainsi aurait-elle réussi à se jouer de lui, le poussant à reconnaître la paternité de Mayara, sa bâtarde de petite fille.
Ce que je sais, moi, et j'étais présente, c'est que Radhia était venue à Khadouja lorsque s'est répandue la rumeur de la noyade de Mejda. Elle avait alors choqué tout le monde en prétendant que sa fille était enceinte du noyé, jurant ses grands Dieux que personne d'autre que Mohamed Lamjed Brikcha n'aurait touché à sa fille et qu'Aïchoucha elle-même, Dieu ait son âme maintenant, aurait revendiqué cette liaison et tenu à garder le bébé, par fidélité au supposé défunt. On se souvient même que certaines jeunes filles de l'extérieur des remparts avaient pris la défense d'Aïchoucha la considérant comme un modèle de courage et un symbole de la défense de la liberté de concevoir. Car, après l'accouchement, elle aurait décidé de vivre avec sa fille pour l'éduquer et assumer toute seule la responsabilité de son choix.
Je sais que tout ceci fait qu'il est difficile de croire qu'Ameur El-Bintou ait pu avoir quelque chose à voir avec Mayara. Mais je connais aussi le pouvoir de manipulation de Radhiya Bent Kahla et sa capacité à changer sa stratégie d’un extrême à l'autre. Etant donné qu'elle n'avait pas trouvé d'issue pour filer la bâtarde à Mohamed Lamjed Brikcha et comme son objectif était d'imposer à sa fille un mari à tout prix, quelle gêne aurait-elle éprouvée à chercher un père à sa petite fille en créant une toute autre histoire avec un tout autre homme que Mejda ? Sinon comment expliquer la rumeur faisant état de la mort d'Aïchoucha, non pas par arrêt cardiaque comme on l'avait dit à tout le monde, mais par suicide ? Contrainte de signer son contrat de mariage, Aïchoucha aurait mis fin à ses jours afin que jamais Ameur El-Bintou ne se trouve seul avec elle dans une chambre fermée !
On dit même – Dieu nous en préserve – qu'à peine Radhia Bent Kahla aurait-elle enterré sa fille, qu'elle aurait invité Ameur El-Bintou à habiter la chambre de la défunte et à dormir dans le même lit sur lequel elle s'était donnée la mort. Tout ceci, avait-ton prétendu, pour permettre à la gamine de s'habituer à son père. Quant à ce qui se passe dans la maison de Néji Laâjel, en son absence, c'est Dieu seul qui en sait quelque chose…


*****

…Heureusement que tu es muette, "Bbé" Sabriya ! Autrement, qu'est-ce qu'il y aurait comme histoires à colporter par les vents de Beb-Tounes !

Le Haïkuteur …/… à suivre