jeudi 31 juillet 2008

La liste d'attente

Mon année sur les ailes du récit / texte 24/ 1 Aout 2008

La liste d'attente

Chaouch Mansour frappa à ma porte dès qu'il regagna la cité, au beau milieu de la nuit. Il vint m'annoncer que mon nom était inscrit sur la liste officielle d'attente. Naturellement, ma femme à laquelle rien jamais ne plaisait, n'y vit pas un événement nécessitant que Chaouch Mansour monte en personne au dernier étage de l'immeuble et frappe à notre porte, à cette heure aussi tardive. Quant à moi, j'avoue que ma joie m'empêcha de dormir pour le restant de la nuit. Enfin, on s'était souvenu de moi ! Enfin j'étais inscrit sur une liste ! L'essentiel n'est-il pas toujours de participer ? Arriver à faire partie de cette liste, sans aucune demande de ma part, n'est-ce pas, en soi, un grand honneur?
En dépit de la fatigue qui s'empara de moi vers l'aube, je quittai tôt mon appartement pour me préparer. Ce n'était pas une mince affaire, en effet ! Et il était nécessaire que je me montre à la hauteur de l'événement et que je sois prêt, à tous points de vue. La timide lumière qui s'infiltrait dans les rues de la cité et aux entrées de ses immeubles les teintait, ce jour là, de la couleur de l'honneur qui leur était échu, en raison de l'inscription de l'un de leurs citoyens sur la liste d'attente.


Je m'installai au café du coin en attendant l'ouverture des commerces. Le serveur vint prendre ma commande. Et je lui répondis que l'excès de bonheur me donnait le sentiment d'avoir l'œsophage obstrué. Mais je lui demandai de faire l'addition de toutes les tables dont les consommations n'étaient pas encore payées. Il commença à faire ses comptes en ne cachant pas l'étonnement que lui inspirait mon acte, me demandant toutefois si je fêtais un Baccalauréat ou un diplôme de "Neuvième". Je lui expliquais que la question était beaucoup plus importante, mais que toutes les informations que j'avais, jusque là, consistaient en ce que m'avait rapporté Chaouch Mansour, à savoir que j'étais inscrit sur la liste officielle d'attente. Tout le reste était bien évidemment entre les mains de Dieu qui déciderait ce qu'il voudrait. Le visage du serveur, alors, s'illumina et il m'assura qu'il entendait parler, toujours en bien, du Chaouch Mansour et savait que tout ce qu'il disait était à cent pour cent exact ; surtout en matière de liste d'attente.
Sur ce, je lui payai toute l'ardoise augmentée du prix d'un café supplémentaire, à lui offert en guise de "Mabrouk". Et l'information se propagea au café. Tous ceux qui y étaient attablés vinrent me féliciter comme s'ils faisaient partie de mes amis les plus fidèles. Pourtant aucune personne, là-bas, ne me connaissait ! Un vieil homme d'une crédibilité certaine s'était même approché de moi. Il me serra la main, me donnant davantage confiance en moi, et m'assura que les pensées positives qui m'étaient venues, en premier, à l'esprit, étaient le signe que mes affaires seraient, grâce à Dieu, menées à bien.

*****

J'étais le premier client à entrer au bureau de poste de la cité, ce matin là. Je retirai tout le solde de mon livret d'épargne et me dirigeai vers la première boutique qui vendait du prêt-à-porter pour hommes. Je m'achetai un nouveau complet avec une chemise blanche et une cravate de luxe. Puis je gagnai le marché central d'où je remplis de légumes et de fruits deux grands couffins. Et comme le poisson était plein de Baraka en de telles occasions, je fis le détour par le marché aux poissons et y choisis la variété la plus chère et en quantité suffisante pour rassasier toute la famille et même ceux qui viendraient nous rendre visite. Même si aucun voisin de la cité n'avait l'habitude de monter à notre appartement du dernier étage, et si aucun proche n'avait le courage de prendre les moyens de transport en commun pour venir nous rendre visite dans cette cité éloignée.
Sur le chemin du retour à la maison, je sentis une force intérieure me pousser à choisir immédiatement l'endroit idéal. Aussi me trouvai-je le plus spontanément du monde sur la place des Martyrs pour repérer, sans attirer l'attention de quiconque, un emplacement central qui me permettrait d'attendre avec le moins possible de fatigue et le plus possible de chances. Mais je jugeai qu'il me fallait me réveiller très tôt le lendemain, si je voulais bénéficier de cet emplacement en particulier, et arriver avant que personne d'autre ne vienne occuper la place et me rendre difficile ma mission.
Il ne me fut difficile de m'empêcher de dormir tout au long de la journée. Mais je pus supporter la fatigue grâce à ma foi et à la volonté qui m'avait animé. Je dinai dès le coucher du soleil et m'endormis comme un roc. Les tambours du Pacha n'étaient, alors, plus capables de me réveiller. Sauf que je passais toute la nuit sous l'emprise de cauchemars dont je n'avais d'autres souvenirs que le fond sur lequel se déroulaient leurs événements effrayants. Un fond fait d'inondations envahissant toute la cité et d'incendies se déclarant dans les bas étages de l'immeuble, m'empêchant de distinguer le juste chemin et me privant d'arriver à temps au lieu fixé. Le tout me paraissant être une punition à moi infligée parce que j’avais raté le rendez-vous du début de l'attente, ce qui avait laissé le champ libre, à certains damnés que je n'avais pas les moyens de combattre, pour prendre ma place.
J'étais en train de me surpasser pour me réveiller et échapper à l'emprise de ces cauchemars, quand la sonnerie de mon réveil retentit exactement à l'heure que j'avais fixée. Je donnai rapidement un petit coup sur le bouton d'arrêt de la sonnerie pour éviter de réveiller ma femme avec moi et courus à la salle de bain me remettre en état. Puis je mis à la hâte mon nouveau costume avec sa cravate de luxe et me regardai dans la glace. Je vis devant moi une copie vraiment conforme d'un citoyen apte à l'attente.
Débordant de fierté, je pris mes provisions et descendis les escaliers, faisant attention à ne pas déranger les voisins. Puis je filai à toute vitesse vers la place des Martyrs. J'y arrivai avant l'aube. Et, le destin voulant me privilégier, je trouvai inoccupé l'endroit que j'avais choisi. Aussi m'y assis-je, mettant devant moi mon couffin rempli de bouteilles d'eau glacées, de fruits, de pots de yaourt et de gros morceaux de pain que j'avais farcis au beurre et à la confiture de coing, à la salade Méchouia et aux œufs, ou simplement au fromage. Mais, en dépit de toutes mes préparations, malgré toutes les précautions que j'avais prises, et sans même qu'aucun membre de la liste d'attente ne se soit présenté à cet endroit, mon attente n'était pas de tout repos.

*****

Nul doute que l'absence des autres était suspecte. Mais j'en étais content. Car leur absence signifiait que les occasions qui se présentaient à moi étaient plus nombreuses et que mes chances étaient beaucoup plus grandes que celles de tous les autres. Un seul problème allait me tracasser jusqu'à la fin : j'avais oublié de prendre avec moi un chapeau qui m'aurait protégé de ce soleil torride. Je m'aperçus de ce problème avant le lever du soleil, mais ce n'était qu'en entendant certains passant prévoir que ce jour serait l'une des plus chaudes journées de l'été, que je réalisai que mon besoin du chapeau était plus pressant que celui de l'air à respirer. Et pourtant, je ne pus me permettre d'aller à la cité pour ramener mon chapeau, de peur de constater à mon retour sur la place que ma place se trouvait occupée par les autres, comme m'en avait précisément prévenu mon cauchemar.
Mais je me rendis compte, sans tarder, que l'oubli du chapeau n'était pas l'élément le plus décourageant qui allait affecter ma prédisposition à attendre. Tandis que la journée avançait et que la chaleur augmentait, je remarquai que l'ennui commençait à s'emparer de moi, manquant de peu de m'amener à quitter définitivement la place et à abandonner ma place sur la liste. Car rien autour de moi ne se passait qui pouvait retenir mon attention ou entretenir mon espoir de voir apparaître une nouveauté digne de mon intérêt. La place me paraissait comme un lac stagnant. Comme moi, elle me paraissait, elle aussi, attendre en vain que quelque chose se passe. Il m'arriva même d'imaginer un instant que si elle n'était pas elle-même le lieu, que si elle pouvait se soustraire à son emplacement, je veux dire, elle aurait laissé les martyrs affronter seuls leur sort comme ils le pouvaient et se serait retirée de là pour sauver sa peau. Je me dis que si, au moins, elle pouvait avoir des yeux, elle les fermerait et s'endormirait pour échapper à cette monotonie asphyxiante. Les gens eux-mêmes, les simples passants, paraissaient dans le besoin d'un événement qui les empêcherait de s’assoupir en pleine rue.


Mais tout cela n'était que des divagations que Satan injectait dans mon imagination pour me pousser à l'abandon. Mais heureusement pour moi, je m'étais vite aperçu de ces manœuvres et je sus m'armer de patience et de persévérance. Aussi me jurai-je de ne jamais me retirer de la partie avant sa fin, fut-ce au prix de ma vie. Puis j'eus l'inspiration de m'occuper à regarder un à un les passants. Je me mis à braquer mon regard sur l'un d'eux en particulier et à imaginer ce qu'il pouvait endurer comme malheurs encore plus accablants que les miens et comme ennui qui dépasserait celui que j'endurais moi-même.
Le jeu était très amusant. Mais, avec l'avancement du jour, je commençai à ressentir la faim et la soif. Je me souvins des provisions que j'avais apportées et j'essayai de manger quelques bouchées du sandwich à la salade Méchouia. Mais son goût me sembla gâté. Aussi découvris-je que toutes les bouteilles que j'avais prises dans le réfrigérateur étaient maintenant proches de l’ébullition, tellement il faisait chaud. Alors je renonçai à manger et à boire, en dépit de ma faim et de ma soif, et me remis à m'amuser en imaginant les malheurs des gens, surtout ceux qui étaient venus attendre sans que leurs noms ne figurent sur la liste ou qui n’avaient apporté avec eux la moindre provision.

*****

Je reconnais pour la vérité n'avoir remarqué personne s'approcher de moi ou tenter de me disputer ma place d'aucune façon. Mais je ne sais à quel moment j'avais commencé à sentir ma tête s'alourdir puis bouillir comme une marmite, ni comment le sommeil m'envahit sans que je ne m'en aperçoive. Je tentai, au tout début, de le combattre. Mais je finis par manquer de force pour résister. Alors je fermai les yeux m'expliquant que j'allais me réveiller dès qu'on prononcerait mon nom. Et c'est ainsi que lorsque j'entendis une voix m'appeler par mon nom, j'ouvris un seul œil. Mais là, je vis un visage qui perçait le brouillard, masqué d'un morceau de tissu vert. Ce visage paraissait entre deux doigts gantés de blanc qui tentaient d'ouvrir mes paupières. Aussi crus-je le cauchemar revenu et replongeai-je aussitôt dans mon sommeil.
Je ne compris que j'étais dans la salle de réanimation d'un hôpital qu'après un temps que je ne pouvais estimer. On me dit que j'avais échappé de justesse à la mort et qu'une patrouille de police m'avait trouvé évanoui en plein cœur de la place des Martyrs, alors que le soleil était au zénith. Une heure à peine après ma sortie du coma, des policiers vinrent et rédigèrent un procès verbal alors que j'étais encore dans la salle de réanimation. Ils me dirent qu'ils étaient désolés de devoir me fatiguer en recueillant mes déclarations. Le temps passait, leur mission était urgente et mon témoignage était nécessaire et d'une importance capitale pour leur permettre d'arrêter le criminel qui aurait tenté de m'assassiner.

*****

Que de fois leur dis-je que personne n'avait essayé de me tuer, que je n'avais vu aucun criminel et que je ne supposais même pas que quelqu'un ait pu vouloir m'éliminer physiquement, comme ils l'avaient imaginé. Ils posèrent cent fois la même question et cent fois je répondis que je n'avais absolument aucun ennemi, que personne ne m'avait ôté mon chapeau et que je ne m'étais assis à cet endroit là sur instruction de personne.
Pourquoi ne voulaient-ils pas croire que toute l'affaire se résumait en l'inscription de mon nom sur la liste d'attente ? Je leur jurai que je n'avais été là que pour attendre et rien que pour attendre. Mais ils n'étaient pas convaincus. Et, quand ils virent que je ne voulais pas revenir sur mes déclarations, leurs questions changèrent de nature et ils cessèrent de me considérer comme victime. Ils commencèrent à douter de mon amour pour moi-même et je sentis à travers leurs questions qu'ils m'accusaient indirectement de conspirer contre ma propre personne. Puis ils se consultèrent et décidèrent de se retirer pour laisser aux médecins le soin de poursuivre à leur place l'instruction.
Le médecin en chef jura qu'il n'avait aucun rapport avec une quelconque instruction. Il m'assura qu'il voulait seulement m'écouter, afin de déterminer si j'avais besoin de suivi psychologique. Alors je lui tins des propos francs et redis devant lui toute la vérité : à savoir que je ne voulais pas m'exposer à un coup de soleil, que j'avais tout simplement oublié mon chapeau, que je ne m'étais pas rendu sur cette place pour protester contre quoi que ce soit et, qu'en ce qui me concernait du moins, rien ne pouvait justifier une quelconque protestation. Car tout dans mon environnement était pour le mieux, rien dans la cité ne perturbait le cours de ma vie et, au sein de ma famille, je ressentais le bonheur le plus total. Même mes différends avec ma femme étaient d'une banalité telle qu'ils ne pouvaient avoir aucune pression sur ma psychologie.
Mais c'était en vain que j'essayais de prier ou de convaincre. Mon interlocuteur était convaincu que ce que j'avais commis avait pour nom "couverture d'un criminel qui avait tenté de m'assassiner", ou tout simplement "tentative de suicide par coup de soleil", ce qui était encore plus dangereux ! Car de telles tentatives devaient cacher des calculs beaucoup plus compliqués qu'il ne pouvait découvrir tout seul. Aussi, avait-il décidé de transférer mon dossier au psychiatre, pour me protéger de moi-même, m'expliqua-t-il.


C'est quand je l'entendis prendre cette décision, que je compris que tout ce qui se passait autour de moi n'était que le dernier acte d'une comédie et que le spectacle avait débuté alors que j'étais assis à attendre à la place des Martyrs, lorsqu'un passant qu'ils m'avaient spécialement envoyé, parvint à m'endormir sans que je ne me rende compte. Aussi, en montant dans l'ambulance qui devait me transférer à l'hôpital psychiatrique, réalisai- je que les gens attroupés autour de la voiture étaient tous des concurrents. C'est pourquoi je leur dis sans détours :
- J'ai peut-être besoin d’un suivi psychologique. Mais soyez certains d'une seule chose : jamais ma disposition à attendre ne faiblira. Il m'indiffère totalement que j'attende en pleine place des Martyrs ou dans une chambre obscure à l'hôpital Razi. L'essentiel pour moi étant de continuer à y croire comme avant, toute manœuvre visant à me pousser à me retirer de la liste d'attente est donc, d'avance, vouée à l'échec.

Le Haikuteur – La Manouba

vendredi 25 juillet 2008

Ma rencontre avec Rachid Idriss

Mon année sur les ailes du récit / Vues et infos 1/ 25 juillet 2008
Ma rencontre avec Rachid Idriss


Mercredi 16 juillet à 10h15 du matin, j'ai rencontré Rachid Idriss dans son bureau de l'association des études internationales. Notre rencontre a duré un peu moins d'une heure.
Nous avions fixé rendez-vous pour que je lui remette la version intégrale du texte, "Am Idirss à Web-Shakhsoon", dont j'avais lu une version allégée en sa présence au club de la nouvelle "Abul Qassim Chebbi" le vendredi 27 Juin 2008. J'étais conscient, en m'apprêtant à rencontrer cet homme pour la première fois en visite de courtoisie, de l'importance de cette rencontre qui constituait pour moi un événement exceptionnel.


C'est que l'homme n'est pas un écrivain ordinaire, ni même un homme ordinaire, d'ailleurs. A ma connaissance, il est le plus âgé des hommes du mouvement national, encore en vie. Il est l'un des plus importants témoins encore vivants de la déclaration de la République, de l'intérieur même du conseil national constitutif, s'il n'est pas, de par son influence sur les événements de cette période historique, le plus important.
C'était lui, en effet, qui avait joué un rôle déterminant dans l'orientation de ses collègues du conseil vers l'abandon de l'adoption d'un régime de monarchie constitutionnelle. Et c'était lui qui, sur instructions du combattant suprême, le leader Habib Bourguiba, et du Néo Destour, avait prit la parole, à la dernière minute qui précéda la déclaration, pour défendre l'avènement d'un changement radical, consistant à opter pour le système républicain en remplacement de la monarchie personnelle et à rendre ainsi le pouvoir tout entier au peuple. Et l'indépendance de la Tunisie de prendre ainsi toute sa signification.
Et puis, loin de son action politique et de son influence sur le cours de l'histoire, cet homme est l'auteur des textes narratifs qui m'ont inspiré, pour des raisons subjectives, l'écriture du texte que je considère, sans fausse modestie, comme un événement littéraire en soi, et pas que dans mon itinéraire personnel. Sans compter que ce qui peut être considéré comme notre véritable première rencontre et qui a eu lieu au club de la nouvelle comme je l'ai dit, n'a été qu'une rencontre passagère au cours d'une manifestation publique. Elle ne différait de mes précédentes rencontres avec Rachid Idriss que par le fait que, cette fois-ci, je lui avais serré la main, que je m'étais assis à coté de lui et que j'étais, moi, le conférencier et lui qui me faisait l'honneur de m'écouter ; même si mon intervention était un hommage rendu à sa personne et que le sujet de ma communication s'inscrivait dans le cadre de sa propre pratique littéraire. Mais je ne l'avais jamais rencontré auparavant que comme simple membre du public assistant à ses conférences.
Je savais qu'il allait venir à son bureau, à cette heure précise, depuis sa maison de Carthage, spécialement pour notre rendez-vous. C'est la raison pour laquelle je me sentais réellement reconnaissant de cette opportunité qu'il allait m'offrir de le rencontrer, surtout que je savais quels efforts il lui fallait faire pour défier la maladie. Alors je tenais à ne pas trop prolonger la rencontre et surtout à arriver avant lui au siège de l'association des études internationales, où se trouve son bureau, dans la zone administrative de Mont-plaisir, à quelques mètres de l'avenue du grand réformateur Khaireddine Pacha.
Le voici qui arrive, sortant de l'ascenseur, s'appuyant sur le bras de sa secrétaire. J'ai senti à travers son souci d'être toujours élégant, sa détermination à porter, malgré la chaleur, un complet cravate avec une chemise blanche, à travers son large sourire, son visage rayonnant, sa chaleureuse poignée de main et les propos engageants avec lesquels il m'a accueilli, me proposant de le suivre dans son bureau, que l'homme était pleinement conscient que la personne de Rachid Idriss et sa qualité d'écrivain recevant un simple écrivain (j'allais oser dire comme lui !), étaient tout à fait secondaires par rapport à son autre qualité, la plus importante, celle de l'homme ayant participé à créer l'histoire.
J'ai commencé à promener mon regard dans son bureau au standing ministériel, marquant de longs arrêts devant le nombre impressionnant de photos et de petites choses de grande valeur commémorative qu'il y avait et desquelles se dégageait un bon parfum de l'histoire de notre chère Tunisie. Je n'ai surtout pas pu ne pas remarquer la présence, dans cet espace, du drapeau national qui était d'une taille qu'on ne pouvait rencontrer que dans les bureaux des grands hommes de l'Etat. Un drapeau pareil dans un bureau non officiel avait une double signification : il voulait dire d'une part que le maitre des céans tenait à exprimer son attachement à la patrie et de l'autre qu'il avait la légitimité nationale l'autorisant à brandir le drapeau national dans son bureau.
En regardant Rachid Idriss s'installer confortablement dans son fauteuil présidentiel, et loin d'être un homme particulièrement impressionnable par les signes de puissance, je me suis senti, sincèrement ému. J'étais attendri et n'ai pas pu m'empêcher de me rappeler, avant de répondre à son invitation de m'asseoir, feu mon père, Ahmed Labbène, paix à son âme. Né en 1915, soit deux ans avant Rachid Idriss, il avait participé au mouvement national comme un simple combattant de base. Il me disait : "vous ne savez pas ce que c'est que d'avoir vécu sous l'occupation et de vivre maintenant dans l'indépendance" et ajoutait : "qui croyait que les agitations et autres différentes troubles auxquelles je me livrais à l'époque avec mes compagnons, allaient aboutir à la construction d'un Etat et te permettre, à toi, de naître avec l'espoir de dépasser le certificat d'études primaires ? Mais te voilà maintenant un homme cultivé, grâce à Dieu et à l'argent de cet Etat !" Je lui répondais par une question en faisant exprès de le taquiner : "qu'est-ce que ça te fait maintenant d'avoir été l'homme qui a participé à la création de l'histoire, de notre histoire ?"
Je n'ai pas pu m'empêcher, en remémorant ce souvenir et en regardant en même temps Rachid Idriss, de me demander: "qu'est-ce que ça doit lui faire d'avoir été l'un des hommes les plus importants qui ont participé de si près à la création de l'histoire de la patrie? Il doit certainement se dire, en me regardant : "voici un homme dont j'ai créé l'histoire !"" Car moi, j'ai vraiment eu le sentiment d'être, dans son bureau, en présence de quelqu'un qui avait écrit mon histoire personnelle et je me suis blâmé d'avoir été totalement inconscient de ce sentiment, lorsque, dans ma tendre jeunesse, j'avais eu l'occasion, à plusieurs reprises, de serrer la main au bâtisseur de l'Etat en personne, le leader, le combattant suprême, Habib Bourguiba !


Je suis sorti de mes méditations pour dire à Rachid Idriss, comme j'avais souvent dit à mon père, que je l'enviais d'avoir vécu à une époque où on pouvait réellement se sacrifier pour son pays et où l'amour de la patrie pouvait se mesurer à cela ! Et il m'a répondu presque dans les mêmes termes qu'employait mon père : "rares sont, aujourd'hui, ceux qui mesurent l'importance de vivre en République après les jours obscurs de la colonisation!" Pour me détendre, je lui ai demandé des nouvelles de sa santé et il m'a répondu avec le sourire de celui qui tournait en dérision ses douleurs : "ah la santé ! C'est elle qui balance, moins de hauts que de bas, mais disons comme tout le monde LABES*!"
Il était normal que notre discussion spontanée s'engage avec le souvenir des événements de la rencontre exceptionnelle du club de la nouvelle dédiée à Rachid Idriss le narrateur et qui était à l'origine de la relation qui commence à se tisser entre nous. Il m'a parlé d'un article qui était au centre d'une conversation téléphonique que nous avions eue, après sa parution au journal Assabah du 12 juillet. Comme s'il terminait sa réponse à ma question au téléphone, il m'a tendu le journal qui était encore sur son bureau, me montrant le titre de l'article : "Entre Salem Labbène et Rachid Idriss, un procès critique dans un style narratif accaparant". Il m'a dit que l'article "lui avait plu". Et, pour ce qui est de la rencontre elle-même, il a affirmé que c'était une "bonne rencontre" remerciant "Si Yahya Mohamed" pour les efforts qu'il avait déployés en vue de son organisation. Et d'ajouter: "Yaatih essahha!" (littéralement : que dieu lui donne la santé, mais en arabe tunisien, c'est une formule de reconnaissance).
J'ai remis à mon hôte, comme convenu, le texte de mon intervention lors de cette rencontre et ai profité de l'occasion pour lui donner une idée sur mes expériences littéraires et surtout "mon année Haïkus" et "mon année sur les ailes du récit". Je lui ai offert, pour ce faire, l'ensemble de mes quatre livres issus de la première expérience et qui ont pour titre générique "mes quatre saisons". Et parce que j'avais craint qu'il ne soit découragé par la différence entre la poésie "Haïk" (Haïku en arabe) et la poésie arabe classique, et qu'il ne lise pas mes livres, j'avais emmené avec moi mon long poème "La règle en amour", un poème respectant la métrique arabe classique et traitant de l'amour de la patrie. Je lui ai dit en le lui remettant, que ce poème avait été écrit en même temps que les "Haïks" et que je l'avais choisi comme échantillon de ce que j'écrivais avant de m'engager dans cette expérience. "Pour que vous ne croyiez pas que je fais dans l'expérimental à partir du néant !" ai-je expliqué. Et lui de commenter : "La vraie expérimentation commence après avoir acquis de l'expérience!"
Je lui ai dit en plaisantant que ses occupations diplomatiques et les affaires de son association des études internationales pourraient me concurrencer en ne lui laissant pas un moment pour prendre connaissance de ma modeste expérience. Il m'a répondu en me rassurant : "Non, je vais m'en informer. Je voudrais vraiment en savoir plus sur vous". Je suis revenu à la charge, sérieusement cette fois-ci : "Si vous avez entre les mains, par exemple, Le Monde Diplomatique et un livre de littérature, roman ou poésie, par lequel commenceriez-vous en premier ? Il a dit sans hésiter : "Par le livre littéraire". Et d'ajouter, sérieux puis en plaisantant : "si vous m'aviez posé la question quelques années en arrière, alors que j'étais encore en pleine activité, ma réponse aurait peut être été différente. Mais là, rassurez-vous, je lirai vos livres!"
Je lui ai dit que je m'excusais de la longueur de ma communication au club de la nouvelle qui avait duré presque une heure ; ce qui l'aurait fatigué ou lui aurait donné le sentiment que j'en avais fait trop pour lui. Il m'a dit : "Votre texte était long, en effet. Et n'eut été votre façon de le présenter, j'aurais dit que son lecteur en prendrait plus de plaisir qu'un auditeur. Mais je vous dis sincèrement qu'il ne m'avait ni dérangé ni, le mois du monde, fatigué!".
Je lui ai dit que sa réponse était "diplomatique" ! Comprenant bien mon allusion à un article dont je venais de lui lire quelques extraits, il a répliqué : "si j'étais dérangé ou fatigué je ne vous l'aurais pas caché. Et, sans diplomatie, je vous assure que, lors de cette rencontre, je n'avais exprimé pour votre travail que de l'appréciation. J'étais accaparé par votre texte et par votre présentation et n'avais pas le temps de me fatiguer."
Je lui ai dit que certains, parmi l'assistance, étaient vraiment dérangés et l'avaient exprimé, aussi bien au cours de ma présentation que, plus clairement, lors des débats et même après. Il m'a dit : "La nouveauté dérange toujours et je crois que votre intervention avait allié surprise et originalité. Car votre démarche me semble nouvelle, sans oublier la provocation qui ne s'adressait pas qu'à moi, à travers le procès que vous m'y aviez fait, mais à certain autres écrivains aussi. Mais, moi, j'ai apprécié cette démarche!"
Je lui ai ensuite montré quelques photos que j'ai prises à Beb-Suika, à Halfaouine et à Damous El Karrita à Carthage, spécialement pour les publier avec ce texte, en trois épisodes dont le dernier allait paraître le 25 juillet, coïncidant avec la célébration de la fête de la République. Je lui ai rappelé que cet épisode se terminait par l'hymne national. Et lui de commenter : "un heureux hasard". Puis il me dit, après avoir commenté quelques photos de la place Halfaouine et de la rue du Foie: "Vous semblez prendre ce travail vraiment au sérieux! Avez-vous vraiment des lecteurs sur Internet ?"
Je lui ai répondu : "potentiellement oui ! J'envois à plus de 700 adresses personnelles et, en même temps, à des groupes d'échange littéraire touchant ensemble plus de 4000 membres, surtout dans le monde arabe, sans compter les visiteurs de mes trois blogs dont je ne peux estimer le nombre. Mais de là à dire que toutes ces gens lisent vraiment, il y a un pas que je n'oserais franchir!"
Ensuite je lui ai demandé de le prendre, moi-même, en photos dans son bureau et que sa secrétaire vienne nous prendre en photos tous les deux et il a accepté volontiers. Je lui ai demandé au cours de la prise de vue :"pourrions-nous jouer un peu la comédie pour que les photos paraissent spontanées ? Il a ri et dit : "bien sûr que nous le pouvons". Et il a ouvert, à l'occasion, l'un des livres que je venais de lui offrir, le regardant sérieusement pour constater ce qu'il n'avait pas remarqué à première vue et s'exclamer : "mais vos livres sont écrits en arabe et en Français !" Je lui ai répondu, faisant allusion à sa poésie écrite en langue française : "J'essaye d'être comme vous, bilingue".


Il a alors souri et est revenu au sujet de la rencontre du club de la nouvelle pour dire : "Je réitère la recommandation que je vous ai faite alors. Vous devez faire encore plus d'études sur le même modèle, consacrées à d'autres auteurs". Je lui ai promis, en le saluant pour partir, que j'allais le faire, si Dieu le voulait. Je pourrais donc revenir à "Web-Shakhsoon" tel qu'il est dans ce texte ou avec quelques modifications, et l'ouvrir à des écrivains narrateurs tunisiens que je choisirai, tout de suite après la fin de "mon année sur les ailes du récit". Qui sait ! Ce serait là peut être l'objet de "mon année dans le récit critique!"
Enfin je l'ai remercié à nouveau de cet honneur que j'ai eu à le rencontrer et m'en suis allé.
J'étais pressé d'arriver à mon bureau pour ouvrir mon ordinateur et rattraper le retard pris sur la révision du deuxième et la traduction du troisième épisode du texte "Am Idriss à Web-Shakhsoon". Je ne me suis pas aperçu comment tout le reste de la journée s'était écoulé, sans que je ne réalise quoi que ce soit de ce que j'y avais programmé ! Mais je me suis retrouvé avec ce texte que j'ai terminé (dans sa version arabe) et dont je n'avais pas planifié la rédaction avant la visite. Un texte qu'il me fallait maintenant traduire et publier sur l'atelier du Haïkuteur, dans les deux langues.
Ce sera alors pour le vendredi 25 juillet, jour de la fête de la République.


Le Haikuteur – Tunis

(version arabe 16 juillet 2008/ fin de la traduction française 25 juillet 2008)

*LABES : Tout va bien!

Am Idriss à Web Shakhsoon (3 de 3)

Mon année sur les ailes du récit / texte 23c sur 53/ 25 juillet 2008

Am Idriss à Web Shakhsoon

Essai de narration critique (3 de 3)
Acte sixième : Ouverture de voies

L'audience aurait pu être levée avec le retrait de la plainte en cours de procès. Mais Oummi Sissi avait objecté que cet arrêt brusque était préjudiciable pour deux raisons : La première était que le rétablissement de Sali du choc subi suite à la rupture du contact avec son cerveau n'était possible qu'avec l'acheminement de ce procès vers une fin naturelle, après achèvement des plaidoiries et prononciation du verdict. Et la seconde était que ce qui venait d'être dit devant la cour comportait une diffamation à l’encontre de son client et qu'il était injuste d'arrêter le procès sans y répondre pour réhabiliter l'accusé. Il 'était donc nécessaire de poursuivre l'examen de l'affaire et de redonner la parole à Oummi Sissi qui déclara :
- Monsieur le président, l'acte d'accusation insinuait que seule l'écriture politique constituait le domaine de mon client et qu'il n'avait pas de légitimité pour pratiquer l'écriture littéraire. Et comme les rumeurs avancent que la scène est occupée par des intrus, que la Cour ait la patience de vérifier si cette accusation s'applique à mon client ; ce qu’elle ne pourra faire sans que je ne lui lise quelques extraits de ses récits.


Et Oummi Sissi de lire, au hasard dans divers livres de Rachid Idriss, de longs paragraphes qui retinrent l'attention de l’assistance et auxquels les personnages étrangers à "Web-Shakhsoon" applaudirent longuement (lire quelques extraits en arabe sur cette adresse :
http://alhakawaty.blogspot.com/2008/07/blog-post_24.html). Puis elle me regarda et dit :
- Ecoutez, monsieur le Juge, ces extraits et jugez en ! Remarquez cette phrase courte, cette langue pure et la minutie de la description. Constatez cette capacité à retenir le lecteur et à sonder les profondeurs de l'état psychologique des personnages. Penchez-vous sur ces textes et observez honnêtement la richesse de l'imagination, la souplesse de la transition entre le réel, comme il ne peut être décrit que par un observateur expérimenté, l'information exacte, comme ne peut la donner qu'un témoin sincère ou un chercheur chevronné et le rêve, comme ne peut y plonger que celui dont l'enfance continue de remplir l'âme de pureté et de cette aptitude à s'émerveiller et à émerveiller.
Si telles ne sont pas les caractéristiques de l'écriture littéraire, ou si ce genre de phrases est intrus à la narration, alors qu'est ce que le style littéraire et comment serait la phrase narrative ? Mais si vous reconnaissiez que cette écriture est littéraire, l'honnêteté et l'humilité scientifique n'imposent-elles pas de se demander si ce reniement qu'observe l'auteur à l'égard des règles et techniques de la narration telles que fixées par les théoriciens occidentaux, et aujourd'hui, partout admises, n'est pas un choix de sa part et une tentative de construction d'un style personnel qu'on pourrait louer ou condamner, mais qui mériterait, dans tous les cas, de retenir notre attention et d'être médité et considéré ?
Le véritable écrivain n'est il pas celui qui ouvre pour sa création une voie personnelle à partir de ses convictions, de son appartenance à sa culture et de ses éclats de sagesse et de folie ? Ou n’est considéré écrivain que celui qui écrit en se contentant d'entretenir son image dans les journaux, celui qui méprise la lecture de livres et s'interdit d'approfondir la réflexion sur une question, de chercher les origines d'un terme dans les dictionnaires ou de remonter aux racines d'une affaire en fouillant dans les dossiers classés ?
Il était nécessaire que j'intervienne pour demander à Oummi Sissi de résumer et de se contenter de répondre aux accusations. Aussi lui demandai-je :
- Pourriez-vous répondre à ce point concernant le narrateur/dictateur. Celui qui impose à ses personnages de se figer pour lui laisser le temps de donner une leçon d'histoire, un témoignage sur une manifestation à laquelle il avait assisté ou une analyse scientifique de la musique de Beethoven ?
- Monsieur le président, rétorqua-t-elle, c'est là que résident les fondements mêmes du conte dans nos traditions. Cet auteur appartient à un environnement où on ne raconte pas une histoire du début à la fin sans s'arrêter ou être interrompu. Et c'est là la sagesse de notre société qui faisait de nos assemblées familiales autour d'un conteur, d'abord et essentiellement une occasion d'apprendre la vie et de se cultiver. Le conte principal, aussi bien dans notre patrimoine que dans la narration de Rachid Idriss, n'est rien qu'un prétexte. Le Fdaoui (conteur) était un instituteur qui faisait appel à un héros pour le conduire là où se trouvait un savoir à transmettre à ses auditeurs, par le biais de la narration. Et c'est là toute la science de Rachid Idriss que les techniques de la narration occidentale n'intéressent pas autant que d'être, en tant qu'écrivain, témoin de son temps, utilisant pour cela la fiction, exactement comme il a utilisé ses mémoires personnelles ou ses études diplomatiques.
Notre homme écrit en pensant. Mieux, il écrit en attendant de profiter de la première occasion pour donner une information historique, présenter un grand nom du mouvement national, de la scène littéraire et scientifique de son époque ou même de ceux qu'il avait connu à travers ses lectures, ou bien pour expliquer un mot, faire l'exégèse d'un verset coranique, exprimer une opinion sur une affaire ou apporter un témoignage sur un événement auquel il a assisté.
Peut-être Rachid Idriss nous dit-il indirectement que les histoires, toutes les histoires, ne sont pas intéressantes pour elles-mêmes, mais pour ce dont l'auditeur / le lecteur peut accumuler comme connaissances, ce dont il peut tirer de leçons et pour ce que le conteur / l'auteur peut exploiter de ces événements pour glisser du divertissement par le conte vers la culture, en alternant ces deux fonctions tout au long de son récit.
Cette option pourrait plaire à certains lecteurs et déplaire à d'autres. Mais c'est une démarche qui appelle méditation. Et il est tout naturel que s'y opposent les auteurs qui ne veulent pas se fatiguer à chercher ou à se cultiver ainsi que ceux qui tendent aux personnages de fiction des pièges pour leur dicter, à travers les boutons d'espionnage, de quoi offenser leurs auteurs…


C'est ici que je coupai la parole à Oummi Sissi, la priant de ne plus revenir sur cette question. Et, pour demeurer neutre et garantir l'équilibre du procès, je lui dis :
- parmi les opposants à cette méthode pourraient se trouver des auteurs capables de se concentrer sur leurs sujets au point d'élever leurs textes, en eux-mêmes, au rang de culture et de pensée. Et cela est hautement littéraire.
Oummi Sissi me répondit du tic au tac :
- Mais vous parlez là d'une littérature dont les trottoirs de la rue Zarqoun ne regorgent point, que je sache ! Une littérature qui fait plutôt l'exception et dont les normes ne s'appliquent pas à tout ce qui s'écrit.
Je lui demandai de réagir à la question de l'encombrement des personnages par un bagage culturel que la nature de leur construction ne peut admettre. Tel ce simple ouvrier qui parle de musées comme un critique d'art et de la littérature comme un écrivain et qui ne peut échapper, quelle que soit sa nationalité, à une escale à Beb-Souika et à un passage par le même Koutteb qui avait vu passer Rachid Idriss ou à l'obligation de s'asseoir comme étudiant sur les nattes de la Zitouna ou sur les bancs du collège Sadéki comme l'avait fait Rachid Idriss. Mais Oummi Sissi esquissa un sourire et ne répondit pas. Ce qui m'amena à lui dire que son silence valait reconnaissance que seul Dieu est parfait. Et là elle répondit de suite :
- Mais qui a dit que Rachid Idriss se croyait parfait ? Je suis obligée de présenter, rapidement, quelques citations à ce sujet. Dans "Âm Saïd à Beb-Souika", en page 95, Rachid Idriss écrit "…Mais je me contente d'écrire et de déposer ce que j'écris parmi ce qui a été écrit avant et ce qui sera écrit après, ne prétendant pas atteindre l'excellence. Et jadis on avait dit "heureux qui sait garder son rang". Voyez monsieur le Président si cet exemple d'humilité intellectuelle court les rues de la scène qui…
J'interrompis Oummi Sissi, lui demandant une réaction rapide à la question de l'artifice qu'il y aurait à construire des personnages en référence à des personnes réelles alors qu'il pouvait bien en faire des personnages indépendants ; surtout que l'accusé fait preuve d'une capacité extraordinaire à planer dans le monde de l'imaginaire. Elle me rétorqua que la réponse était entre les lignes de ses livres, choisissant une citation de "Sali en fuite" (p11) dans laquelle il dit : "ce récit puisé dans un réel historique et exposé sous forme de conceptions et de surprises dictées par l'imagination, attire l'attention sur la possibilité de s'inspirer du patrimoine national et surtout des événements du Mouvement National et de ses anecdotes, pour la composition de romans saisissants…". Puis elle ajouta :
- C'est un choix, monsieur le président. Partir de personnages réels ou imaginés est tout à fait secondaire dans la littérature. Ce qu'a fait Rachid Idriss pourrait être considéré comme une preuve d'humilité intellectuelle. L'écrivain qui invente un personnage, un sujet ou un événement, crée-t-il réellement quelque chose ? Telle est la question ! N'est-il pas honnête de reconnaître que personne ne peut apporter du neuf, que tous les sujets ont déjà été traités, que tous les genres de personnages existent dans le réel ou ont été créés par les anciens depuis longtemps et qu'il n'y a de différence entre récent et ancien que dans le style, l'angle de vision et la façon de dire ou de formuler les choses ? Observons bien ces propos du récit "Âm Saïd à Beb-Souika" (p95): "Et, peut-être, ce récit participerait-il à la littérature narrative, en y apportant ce que l'imagination a tissé en partant d'un réel avéré et en profitant de l'un des chemins de l'inédit, même si l'inédit n'est rien que la répétition du déjà dit"
- Est-ce à dire que l'accusé, en dépit de la modestie déclarée dans ses textes, voulait fonder une école et appeler à explorer une nouvelle voie dans l'écriture littéraire ?
- Non monsieur le Président. Je ne dis pas qu'il apporte à la narration ce que les anciens n'ont pu apporter, ou bien qu'il lui ouvre la voie du salut. Mais je dirais qu'il a œuvré, conscient et sincère, et c'est déjà plus que suffisant. Et ce n'est qu'un début de chemin qu'il ouvre aux suivants. Amenez ceux qui vont poursuivre la marche si vous êtes croyants !
Quand Oummi Sissi eut terminé sa plaidoirie, Je m'aperçus que Sali s'était déjà réveillé de son évanouissement et qu’il avait rejoint Saïd et Fayeq. Les trois étaient enlacés. Mais un brouhaha se remarquait sur les gradins. Aussi ordonnai-je de ne laisser personne quitter la salle, avant de déclarer la suspension de l'audience et le retrait de la cour pour délibérer avant de prononcer son jugement.
Acte septième : expiez, juge !


Je me trouvai avec "Dada" dans ma chambre de sa maison arabe, préparant à hui-clos le jugement de l'affaire. Je lui demandai, avant tout, de vider entièrement la chambre et de n'y laisser que la chaise et la table. Elle exécuta de suite ma demande et la chambre reprit son calme et son éclatante blancheur. Mais quand je lui ordonnai de m'apporter un ordinateur, la couleur marron de son visage tourna au jaune et elle dit en tremblant :
- Désolé monsieur le juge, mais c'est ce que Sali m'interdit avant de vous appeler au monde virtuel. Car il vous suffirait d'avoir un ordinateur pour retourner à travers de son écran dans le monde réel. Cela ne vous demanderait rien de plus que d'imaginer le lieu d'où mon mari vous a aspiré ici à travers l'écran de votre ordinateur.
Je lui souris pour la calmer et lui rappelai qu'elle avait juré dans la salle d'audience de ne recevoir d'ordre que de moi jusqu'à la prononciation du jugement. Je lui expliquai que Sali était maintenant revenu à son personnage authentique, indépendant des insinuations occultes et qu'il m'était, d'autre part, possible de me procurer un ordinateur, dès mon retour au tribunal, chez n'importe quel autre personnage de "Web Shakhsoon" et de le recevoir immédiatement. C'est ainsi que "Dada" se calma, m'apporta un ordinateur portable qu'elle posa sur la table. Puis se retira pour me permettre de me concentrer sur la rédaction de mon jugement, me laissant toutes ses notes prises lors de l'audience.
Environ une heure plus tard, je rappelai "Dada" et nous nous prîmes par la main pour regagner ensemble la salle d'audience et nous installer à nouveau sur le podium de la justice, avec cette fois-ci un ordinateur devant nous. La souris planton annonça alors de sa voix aigue la reprise de l'audience. Le calme régna et je lus devant l'assistance le jugement suivant :
Nous, le Haïkuteur, connu dans les registres de l'état civil sous le nom de Salem Labbène et œuvrant au service de la justice en qualité de juge individuel dans l'affaire inscrite par les plaignants Sali Ben Mohamed, le marocain, et Saïd Youssefi, l’handicapé, cireur de son état, contre leur auteur, le nommé Rachid Idriss, représenté ici par le personnage de Fayeq qui a reconnu la conformité de l'identité et accepté de comparaitre devant nous, après avoir examiné le dossier de l'affaire de tous les points de vue possibles dans cet espace restreint, enregistré le renoncement des deux plaignants à leur plainte et accepté la poursuite du procès sur demande de la défense ; décrétons le jugement qui suit :
Premièrement : il est reconnu à l'accusé la légitimité d'exercer l'écriture littéraire comme bon lui semble et de construire ses personnages comme le lui dicte son souci créateur.
Deuxièmement : est établie la responsabilité du Juge dans l'initiation de l'affaire à la base et dans son acceptation de siéger en Juge dans une affaire qui n'est que la poursuite de celle entamée dans le dernier acte du livre de Rachid Idriss "Insomnie sur papier" et qui visait le personnage d'Oummi Sissi.
Troisièmement : sont déchargés de toute responsabilité les plaignants Sali et Saïd, et est déclarée infondée toute poursuite légale pour ingratitude à leur encontre. Car, suffisamment ouverte sur la culture occidentale, leur construction légitimait leur rêve d'une situation comparable à celle des personnages de romans occidentaux. Mais, ne comportant pas assez d'immunité, elle ne pouvait les prémunir contre les effets de la révolte initiée par ces personnages qui viennent de démontrer leur capacité à dicter aux personnages de Web Shakhsoon tout ce qu'ils voulaient par le biais des outils de communication moderne.
Quatrièmement : la nécessité de réhabiliter l'accusé en infligeant au juge, les obligations expiatoires suivantes :
1- Lancer, dès son retour au monde réel, un appel aux chercheurs et autres intéressés, afin qu'ils soumettent les récits de Rachid Idriss à l'étude scientifique, pour en déterminer les faiblesses inhérentes à toute action humaine, et mettre en valeur les spécificités que ce procès a permis de détecter et qui les distinguent de tous les textes narratifs tunisiens connus jusqu'à ce jour. De telles études faciliteront l'exploration des voies qui conduiraient à l'avènement d'une nouvelle écriture narrative, puisant ses événements et ses personnages dans les faits historiques, et ses styles dans les techniques du récit oral populaire.
2- Veiller, dans son exercice personnel de l'écriture littéraire, à suivre l'exemple de l'accusé, en ce qu'il a de qualités intellectuelles et littéraires, à commencer par son sentiment d'être chargé d'une mission qu'il doit accomplir à travers la littérature au profit de sa patrie et des générations à venir, et par sa façon de prendre l'écriture en tant qu’une pratique sérieuse, nécessitant de s'informer sur les idées et les faits et de s'investir dans la recherche et la documentation afin d'enrichir son texte par des données exactes et des opinions basées sur une pensée juste.
3- Réaliser le vœu de l'accusé Rachid Idriss qui "aurait voulu (Insomnie sur papier p149) que son rêve se prolonge jusqu'à connaître son sort ainsi que celui du tribunal et de l'assistance et surtout de cette pauvre femme, accusée de l'avoir tué alors qu'elle était sa bienfaitrice depuis sa tendre enfance. Et procéder, pour ce faire, à l'imagination d'une suite dudit procès où Oummi Sissi serait réhabilitée et où serait valorisé l'effet de l'amour que lui porte l'accusé, sur sa littérature.
4- Rédiger les actes du présent procès sous forme de récit s'inspirant du style de l'accusé et exploitant les personnages de ses livres dans la création d'événements indépendants, guidé en cela par la façon dont cet auteur reproduit les contes populaires comme celui de Jha et de la marmite ou celui d'Oummi Sissi, en y laissant intervenir son imagination créatrice. (voir Insomnie sur papier p 28 et suite)
5- Donner lecture publique du texte comportant ces événements, lors d'une rencontre extraordinaire du Club de la Nouvelle, en attribuant la paternité des personnages à leur auteur Rachid Idriss et en mettant en évidence les citations intégrées dans ce texte. Puis traduire le texte en français pour le publier en deux langues aux éditions de l'Atelier du Haikuteur dans le cadre de son "année sur les ailes du récit".

Acte huitième : Le retour de l'enfant prodige !

Relevant la tête après lecture du jugement, je vis des signes de satisfactions sur tous les visages, y compris ceux des personnages, arabes et étrangers, assis sur les gradins, mis à part certains personnages de romans policiers connus par leur volonté d'imposer les techniques occidentales à tout le monde, et qui commençaient à gigoter sur leurs sièges ne pouvant pas les quitter sans se dénoncer.
J'esquissai un sourire et annonçai que l'audience était levée. Puis je fis signe aux personnages qui étaient en conflit de s'approcher et je chuchotai dans l'oreille de Âm Saïd :
- Je peux, comme vous le savez, retourner au monde réel sans l'assistance de personne. Mais je tiens à ne le faire qu'après vous avoir serré la main, laissant à votre poigne de fer le choix de me retenir ici comme prisonnier ou de me renvoyer sain et sauf là d’où elle m'a tiré.
Le prétoire fut envahi par tous les personnages de Web-Shakhsoon qui étaient dans le tribunal. Âm Saïd me tint la main comme il l'avait fait lorsque je la lui avais tendue à travers l'écran de mon ordinateur. Et il me chuchota, à son tour, à l'oreille :
- Je ne lâcherai ta main, Haikuteur, qu'après ton retour, avec nous tous, au site de Beb-Soukia, à la fin des années quarante du vingtième siècle. En ce jour là, j'avais remarqué "en promenant mon regard dans la place, qu'un mouvement nouveau s'était emparé de ses coins et que des groupes de jeunes passaient en chantant pour la première fois un nouvel hymne que personne n'avait entendu auparavant" (Âm Saïd à Beb-Souika" p92)


A peine Âm Saïd avait-il fini d'introduire la scène, que je me retrouvais parmi les gens descendus dans la place pour une manifestation impressionnante, à laquelle avaient participé même les femmes. Parmi elles s'étaient faufilées Zohra et Oummi Sissi. Sali et Saïd étaient aussi dans la foule. On pouvait également distinguer Faieq, en sa pleine jeunesse, porté sur les épaules, lançant les slogans et incitant les manifestants à les scander. Et je ne sais comment Âm Saïd avait lâché ma main. Je me retrouvais dans mon bureau en train de me soustraire à l'écran de mon ordinateur avec, dans les oreilles, les échos du nouvel hymne qui disait :
" Ô protecteurs des remparts ! *** Allons, allons à la gloire des temps// Dans nos veines le sang s'écrie *** Mourons, mourons et que vive la patrie !"
Et il me parut avoir entendu parmi les slogans que lançait Faieq et scandaient les manifestants celui-ci :
"A récit tunisien, des techniques tunisiennes!"
Mais, pour continuer à jouer le jeu de l'honnêteté jusqu'à la fin, je ne peux affirmer que ce slogan ne m'était pas dicté par mon imagination au moment où je m'étais confronté à nouveau au monde du réel. Mais la vérité que Âm Saïd voulait que je retienne, en tenant à ne lâcher ma main qu'après m’avoir fait participer un instant à cette manifestation en particulier, c'est que si l'amour de la patrie est une part de la foi, l'amour "d'Oummi sissi d'hier, d'aujourd'hui et de demain", est une part de l'amour de la patrie.

(fin)

Le Haïkuteur – Tunis Médina

vendredi 18 juillet 2008

Am Idriss à Web Shakhsoon(2 de 3)

Mon année sur les ailes du récit / texte 23b sur 53/ 18 juillet 2008

Am Idriss à Web Shakhsoon*
Essai de narration critique (2 de 3)


Acte quatrième : La voie de la certitude


J'allais oublier que les prévenus assis maintenant sur le banc des accusés, étaient dans la cage de fer, sur ordre de Sali. Mais "Dada" me le rappela et je commençai par demander à Sali de se lever, de prendre Saïd dans ses bras, en signe de respect pour la Cour et que l'un d'eux parle au nom des deux pour informer la Cour de leur identité, de leur qualité et de ce qui avait motivé ce recours à la justice. Sali s'exécuta et dit:
- Je suis Sali Ben Mohamed, le marocain, et mon ami est Saïd Youssefi. Tous les deux, nous sommes des personnages créés par Rachid Idriss. Nous sommes les plaignants et nous intentons ce procès contre les personnes assises sur le banc des accusés.
Je lui avais demandé de détailler ce qu'il reprochait à chacun d'eux. Il désigna l'homme aux habits mouillés et l'accusa de prétendre s'appeler Fayeq alors qu'il ne s'agissait en fait que de Rachid Idriss en chair et en os, son auteur à lui et celui de tous ceux présents devant la cour en cette séance. Il prétendit aussi que ce vieil homme s'était infiltré dans le livre "Insomnie sur papier"* déguisé en personnage de fiction, le désignant comme principal accusé dans cette affaire. Puis il montra la femme affirmant qu'elle s'appelait "Oummi Sissi" et que tout Web-Shakhsoon" était solidaire avec elle, contre son auteur qui lui avait intenté un faux procès, l'accusant de l'avoir tué, alors qu'il était toujours en vie.


Sali ajouta qu'il accusait Oummi Sissi d'avoir totalement transformé son apparence et trahi sa race de personnage de fiction, prenant parti pour l'auteur. Il dit porter la même accusation de trahison de la race contre Jha, l'homme qui était assis juste à côté d'elle. Quant à l'autre vieillard et à l'adolescent, il les accusa d'exercer, en amateurs, sur instruction de l'accusé principal, une activité que la loi réservait exclusivement aux professionnels assermentés, indiquant que le premier s'était improvisé juge alors qu'il était gondolier et le second procureur général, alors qu'il n'était qu'un simple vendeur de journaux.
Aussitôt l'intervention de Sali terminée, j'ordonnai aux plaignants de s'asseoir et au premier vieil homme de se lever. Je lui posai la question :
- Qui êtes-vous ?
- Mon prénom est Fayeq et je ne me connais pas de nom de famille. Je suis le personnage principal du livre "Insomnie sur papier". Mon auteur est Rachid Idriss. En d'autres termes je suis le frère des plaignants.
- Vous niez donc avoir usurpé la qualité de personnage de fiction, et qu'en fait vous êtes Rachid Idriss lui-même ?
- Je suis bien un personnage de fiction monsieur le Président. Et mon accusation d'avoir usurpé cette qualité témoigne d'une ignorance totale de la littérature de la part de mon accusateur. Mais ceci ne m'empêche pas de reconnaître que je suis, en réalité, Rachid Idriss. D'ailleurs, je ne m'étais jamais caché derrière le personnage de Fayeq. J'avais plutôt décliné ma véritable identité tout au long des pages du livre. De mon passé de militant dans les rangs du Mouvement National, à la peine de mort prononcée contre moi par l'occupant le 26 mars 1946 (voir "le choix d'une vie"** p 31), à mon exil et mon errance dans les capitales du monde, et jusqu'aux responsabilités politiques, diplomatiques et administratives qui m'avaient été confiées, tout, y compris ma résidence à Carthage à quelque distance de Damous El Karrita, indiquait que je n'étais autre que Rachid Idriss. Mieux, dans la dernière scène de ce récit j'avais offert à ma femme un livre dont je venais de terminer l'écriture. Ce livre avait pour titre "Insomnie sur papier". Peut-on être plus explicite, monsieur le Président, quand on lit sur la couverture de ce livre le nom de Rachid Idriss ?
- J'en déduis que vous êtes un personnage de fiction dans un récit autobiographique. Demandez-vous en conséquence que la cour arrête les poursuites et mette fin à ce procès pour vice de forme ?
- Au contraire monsieur le président. L'auteur qui m'a honoré en me concevant comme son double romancé, ne cherchait, en exerçant l'écriture littéraire, rien de plus que la multiplication de ce genre de procès. Car c'est la seule voie pour atteindre la certitude.
- Bien ! Avez-vous pris un avocat ou bien voulez-vous assurer vous-même votre défense ?
- Ni l'un ni l'autre, monsieur le Président, je vais me taire complètement, maintenant. Mon témoignage en tant que personnage de fiction conçu par Rachid Idriss est terminé. Pour le reste, je laisse à mes livres le soin de me défendre ou de m'incriminer comme en décident leurs événements et leurs personnages. D'ailleurs, je m'incline respectueusement devant la volonté de Sali et Saïd de m'accuser de ce dont ils ont envie et de dire, comme je l'ai déjà fait dans une lettre que j'avais écrite à mon père, quand l'horizon s'était assombri devant moi alors que j'étais en exil, et que j'avais renoncé à envoyer : "Ceci est le crime de mon père contre moi …"*** (insomnie sur papier p 56)
Fayeq demanda la permission de s'asseoir, après avoir affirmé qu'il ne répondrait plus à aucune autre question. Je le lui permis et appelai la dame qui était à coté de lui à se relever et à décliner son identité. déclara :

- Je sui bien "Oummi Sissi", monsieur le Président, comme le prétend le plaignant.
- Mais vous ne lui ressemblez pas. J'ai lu dans le dossier de l'affaire qu’Oummi Sissi était "une vieille femme assise qui attendait. Elle portait des vêtements antiques tout en couleurs, son chemisier avait de longues manches évasées et elle portait une Fouta multicolore, coiffée d'un foulard rouge" (Insomnie sur papier… p136)
- C’était dans le passé, monsieur le président, quand j'habitais avenu "Qaâ Elmizoued". J'avais à l'époque un balai que votre dossier semble avoir occulté. Mon costume avait déjà évolué après mon déménagement à la cité Ezzouhour. Les vieilles dames avaient encore, à l'époque, un rôle à jouer dans l'éducation des enfants. Mais aujourd'hui Tout s'est transformé. J'ai encore déménagé pour habiter à la cité Ennassr. J'ai eu recours à la chirurgie esthétique pour me rajeunir de deux cent ans, voire plus. Et maintenant, je rivalise avec les reines de beauté de cette époque. Mais je suis restée "moi-même : Oummi Sissi d'hier, d'aujourd'hui et de demain" (Insomnie sur papier… p141). Même si j'ai troqué mon balai contre une souris d'ordinateur, avec laquelle je peux faire des miracles. Tenez, regardez !
"Oummi Sissi" se mit au centre de la salle et, d'un mouvement acrobatique, se coupa la tête et l'envoya en l'air comme le font les dessins animés. Puis elle la récupéra en rigolant. Une joyeuse pagaille s'empara de la salle, et tous les personnages se mirent à l'applaudir. Il était nécessaire que j'intervienne vigoureusement pour rétablir l'ordre. J'ordonnai à "Oummi Sissi" de s'asseoir et à son compagnon de clownerie de se lever et de décliner respectueusement son identité. Il dit :
- Jha… je suis Jha.
- Vous avez, vous aussi, délaissé le kaftan rouge et le turban vert, les troquant contre un jeans qui va avec l'air du temps. Bien ! En bref et sans blagues, que faites vous ici ?
- Je suis venu ici en avocat, pour l'affaire d'Oummi Sissi. Mais Sali a ordonné mon arrestation et m'a écroué avec elle dans la cage en fer!
- Bien ! Et en quoi consistait votre défense dans l'affaire d'Oummi Sissi ? Je veux dire comment alliez-vous prouver qu'elle n'avait pas tué Faeq, en fin de compte ?
- Vous rigolez, monsieur le Président ? C'est vous Jha ou c'est moi ? L'homme est devant vous bien vivant. Et puis, à supposer qu'il soit mort, "comment pouvait-elle l'avoir tué, en le poussant dans le fleuve sans pitié ni miséricorde, lui qui l'avait aimée et qu'elle avait aimé depuis qu'il était enfant ? Elle l'accueillait dans le patio de sa maison où il retrouvait la tortue et les petits chatons et se plaisait à contempler Belle de Nuit et Jasmin" (Insomnie sur papier… p139).
- Il parait que le poids des années a ôté à Jha toute son intelligence des temps immémoriaux. Ne savez-vous pas que certaines amours tuent, et que certains amoureux que nous voyons parmi nous bien vivants, sont des martyrs que nous avons égorgés de nos mains sans nous rendre compte de ce que nous faisions ?
Je permis à Jha de s'asseoir et rappelai à nouveau Oummi Sissi lui posant la question :
- Et vous Oummi Sissi, Continuez-vous de clamer votre innocence et de prétendre n'avoir pas tué Fayeq ?
Oummi Sissi baissa la tête et dit :
- Puisque vous me posez sérieusement la question, monsieur le Président, je ne suis plus sûre de rien. Il se peut même que je l'aie tué un peu. Mais c'est une affaire longue à expliquer. Et puis je ne suis pas l'accusée dans cette affaire, c'est plutôt lui l'accusé. Et puisqu'il refuse de se défendre, je proposerais à la cour, si elle acceptait de m'accréditer comme avocate, de me charger bénévolement de sa défense, pour me faire pardonner de l'avoir tué un peu.
Je la regardai et elle me parut encore aussi charmante que celle que j’ avais connue lors de mon enfance. Elle était même devenue, comme personnage, encore plus profonde et plus excitante que n'importe quel autre personnage profond et excitant que j'avais connu après elle. Sans me départir du prestige du juge, je lui souris et dis :
- Qui a dit que vous étiez "philosophe et adroite"(Insomnie sur papier… p141) Oummi Sissi ? Il avait entièrement raison !
- "C'était nécessaire de l'être, monsieur le Président "(Insomnie sur papier… p141).
- Alors la cour accepte de vous accréditer pour défendre l'accusé. Restez où vous êtes. Quant à vous, monsieur Jha, nous vous relâchons ainsi que le gondolier et le vendeur de journaux. Aucun de vous ne peut être accusé d'usurpation de fonction. Car il ne s'agissait que d'un jeu de rôles.


Acte cinquième : les yeux de l'innocence enfantine


Je ne sais comment un brouhaha avait éclaté du côté des gradins où étaient assis les personnages de romans policiers. Soudain, Sali leva la main pour demander la parole. Il protesta sur l'accréditation d'Oummi Sissi en tant qu'avocate de l'accusé. Je lui répondis qu'il n'avait aucun droit de protester, mais qu'il avait le droit, s'il le voulait, que la Cour lui désigne un avocat, à lui aussi.
Je lui avais proposé de choisir entre Sindbad le marin ou Don Quichotte De La Manche. Le premier avait couru du pays en long et en large et avait des connaissances en tout, alors que le second avait l'habitude de combattre les moulins à vent. J'avais en effet remarqué que ces deux personnages étaient venus à la cour pour témoigner ou plaider dans une affaire précédente, mais l'audience avait été levée, puis tout le procès annulé purement et simplement. Et, au lieu de regagner les gradins des spectateurs, ils étaient demeurés dans l'espace de la salle d'audience réservé aux justiciables. Sali accepta ma proposition. Il allait même arrêter son choix, mais il baissa la tête réfléchissant comme il l'avait fait quelques instants plus tôt. Puis il se mit soudain à crier :
- Non monsieur le Président. Je préfère m'en occuper moi-même !
Quand tout le monde regagna sa place et que la salle fut à nouveau calme, je demandai à Saïd Youssefi de prendre la parole pour résumer ce qu'il reprochait exactement à son auteur. Il regarda alors Sali lui demandant son aide. Ce dernier le prit dans ses bras et se leva lui permettant d'être à l'aise pour s'exprimer. Et Âm Said de dire :
- Monsieur le président, les personnages aussi ont des sentiments. Je ne m'oppose pas au destin qui a fait de moi un handicapé. Mais j'avais été très peiné d’apprendre que, dans son livre "Insomnie sur papier", mon auteur m'avait exclu de la participation au procès d'Oummi Sissi, comme il a, d'ailleurs, exclu mon camarade Sali. Pourtant des étrangers, dont Sindbad Le Marin et Don Quichotte De La Manche, celui que vous alliez désigner pour nous représenter, avaient assisté à ce procès.
Je pourrais bien pardonner à "Chikh Rchid" de m'avoir créé avec cette pauvreté et ce handicap dont je souffre, mais jamais je ne lui pardonnerai de m'avoir exclu de cette rencontre importante, comme si j'étais une infamie qu'il avait commise et qu'il voulait oublier à tout prix. C'est uniquement cela qui me fait personnellement mal et dont je voudrais comprendre la raison. Tout le reste, je ne suis pas assez cultivé pour en parler. Aussi ai-je été d'accord, depuis le début, pour donner procuration à mon ami Sali, pour toute affaire me concernant.
Je permis alors à Sali de prendre la parole. Il se racla la gorge avant de me dire :
- Cet auteur est notre créateur et nous ne pouvons que respecter comme il se doit sa paternité envers nous. Mais il nous a défiguré, monsieur le président. Il nous a minimisés. Non seulement en nous excluant du procès d'Oummi Sissi, comme vient de le dire mon camarade Saïd, mais en ne nous créant que pour nous utiliser au profit de ses intérêts personnels. C'est, en fait, un homme qui privilégie sa personne sur ses personnages qui ont dans sa vie autant d'importance que ses enfants. Il veut inscrire son épopée dans l'histoire aux dépends de la construction de nos personnages et de la crédibilité de nos comportements dans l'espace de notre récit.

Quand il nous a créés, il nous a ligotés à des personnes qui avaient réellement vécu. Mon nom à moi, ainsi que le contenu de mon affaire étaient puisés dans une revue française. Même mon image, il l'avait prise dans cette revue pour la publier en couverture du livre, comme il a publié l'image de ma victime. Quant à Saïd, il l'a puisé parmi les vraies personnes qui avaient vécu avec lui à Bab-Souika. Il a même déclaré qu'il avait fait cirer ses chaussures, une ou plusieurs fois, chez le vrai Âm Saïd. Mais c'est là que s'arrête toute la relation entre chacun de nous deux et son personnage réel d'origine. C'est une relation servant de simple prétexte pour la création de personnages tout à fait nouveaux. Le reste, tout le reste, n'est que pure fiction.
Savez-vous, monsieur le Président, que notre problème principal, en tant que personnages, résidait dans …
Et Sali de se taire brusquement pour baisser la tête, embarrassé. Il se mit à frotter son oreille et, avant que je ne me sente obligé de l'interroger à propos de ce qui lui était arrivé, ses traits se détendirent à nouveau. Mais la manière avec laquelle il poursuivit son discours inspirait l'inquiétude. Comme s'il n'avait jamais rompu son discours, ou comme s'il lisait dans un papier sans l'avoir entre les mains, il commença ainsi sa phrase :
… comme personnages, résidait dans le fait que notre auteur n'avait pas le courage de nous construire tout à fait indépendants de la réalité ? S'il avait procédé ainsi, il aurait pu nous façonner à l'image de sa personne comme il le voulait, sans qu'apparaisse sur nous la moindre contradiction. Mais il nous a donné les traits de pauvres, d'ignorants, de clochards et de handicapés, pour nous faire agir dans ses récits comme les riches, comme les gens de culture vivant à proximité des grands politiciens et comme les gens errant dans la terre de Dieu pour approfondir leur culture et non pour chercher de quoi survivre.
Notre auteur, monsieur le Président, voulait dès le départ, voir en nous sa propre image. Il nous a créés pour être une copie de lui, même s'il ne reconnaît pas sa conformité à l'original. Nous sommes exactement comme Fayeq, si vous voulez, mais l'écart est grand entre lui et nous. Toutes les actions de Fayeq, même les plus étranges, paraissent conformes à la nature de sa composition apparente. Quant à nous, notre auteur nous utilise généralement pour parler de choses qui ne nous intéressent absolument pas et, qu'à la base, nous ne comprenons même pas , alors qu'il occulte toujours la description de notre environnement naturel, comme par exemple celui du travail de mon ami Saïd quand il était en France.
En résumé, monsieur le Président, notre auteur est un narrateur à la présence envahissante. Il exerce sa dictature aux dépens de la nature même de la composition de nos deux personnages. N'y a-t-il pas là une offense contre nous voire, à travers nous, contre l'écriture littéraire ? Et s'il avait toute sa légitimité dans l'écriture de mémoires politiques, d'où tire-t-il sa légitimité dans l'exercice de l'écriture littéraire ? Suffit-il de s'y installer de force parce qu'il avait pris pied, auparavant, dans l'écriture politique ? Est-il certain de bien maitriser les déclics… Euh les Décniques… Je veux dire les … Heu… techniques de l'écriture littéraire et plus particulièrement l'écriture narcotique… Eh narcissique … Non, plutôt narratique eh…tive ? N'y insère-t-il pas à chaque fois de longs paragraphes écrits dans le style des études Estara… Ustara.. Starati… Heu… stratégiques, et des discours politiques ? Et ne saute-t-il pas, parfois, d'un sujet à un autre, sans aucune justification Dara.. dura.. Ah, dramatique, oui dramatique ?
J'étais en train de me demander, en écoutant la plaidoirie de Sali, comment il s'était procuré toutes ses connaissances sur les techniques et les styles d'écriture, lui qui reconnaissait avoir un personnage construit essentiellement sur l'ignorance. Mais quand, brusquement, il en arriva à se planter dans la prononciation de certains mots et que "techniques" étaient devenues déclics et "narratives" narcotiques, mes doutes se dissipèrent. J'allais même l'interrompre pour commenter ses propos, mais je m’étais rappelé la nécessité de rester dans la neutralité. Alors j'avais retiré la parole à Sali pour la donner à la défense.
Oummi sissi se racla alors la gorge et dit :
- Monsieur le Président, L'adversaire vous donne parfois, pour votre défense, des arguments inespérés. Mais, parce que je suis Oummi sissi et qu'Oummi Sissi n'a de légitimité que lorsqu'elle balaye et balaye, permettez-moi de vous raconter une histoire qui m'est arrivée et qui a un lien étroit avec l'affaire :
Oummi Sissi, qui balayait et balayait, trouva, contrairement à son habitude, un bouton qui brillait et qui n'était pas un Flayyes. Comment vous le décrire, monsieur le Président ? Il ressemblait beaucoup, du point de vue taille, à une minuscule batterie de montre électronique. Mais pour que l'image soit claire, je vous prierais de demander à Sali de s'approcher pour se mettre à moins d'un mètre de vous. C'est d'une importance capitale.
Je lui dis que je n’y voyais pas d'inconvénient et demandai à Sali de s'approcher. Mais ce dernier avait la tête baissée comme d'habitude, comme s'il attendait l'inspiration ou s'il refusait de se lever. Je lui criai de se mettre debout mais il ne s'exécuta que lorsque son compagnon Saïd le pinça et ne comprit que je lui demandais de s'approcher que lorsque je le lui eus signifié par des gestes. Dès qu'il arriva, Oummi Sissi le tint par l'épaule. Et lui de se laisser faire comme un agneau docile, comme si celui qui plaidait avec éloquence, depuis un moment, et qui éblouissait l'assistance avec sa forte personnalité, avait été quelqu'un d'autre.
Oummi Sissi se mit à faire pivoter Sali devant moi, jusqu'à ce que l'arrière de son oreille me fût clairement visible. Et Voici qu'un bouton émetteur récepteur sans fil était implanté dans sa veine jugulaire, juste derrière l'oreille. Oummi Sissi pinça le bouton entre le pouce et l'index et, d'un seul coup, l'arracha. Sali hoqueta et tomba à terre évanoui. Oummi Sissi Imposa le silence à tout le monde, en poussant le cri de la victoire :
- N'ayez crainte ! Oummi Sissi sait comment secourir les siens. Et Sali fait partie de ma smala, comme certains semblent ne pas le savoir. Il est maintenant endormi et il se réveillera sain et sauf, avant la fin de ma plaidoirie.
Avec ce bouton, donc, monsieur le Président, une partie occulte dictait à Sali ses mouvements et ses silences et lui faisait dire ce qu'il savait et ce qu'il ignorait. Et puis ils ont coupé la ligne, d'un coup, le réduisant au mutisme. Demandez-moi et je vous dirai comment ils étaient venus me féliciter à l'occasion de mon déménagement à la cité Ennasr et du succès de ma chirurgie esthétique. Je vous expliquerai comment ils m'avaient proposé l'implantation d'un bouton semblable, pour faire de moi, en contre partie, la plus grande star de dessins animés au monde et me faire appeler "Sissi girl", puis comment ils m'avaient tourné le dos quand je leur avais répondu que mon ouverture ne signifiait pas accepter la défiguration, ni trahir mes racines. Ils avaient alors tout embrigadé contre moi, y compris les rêves et encouragé la tenue de procès pour m'accuser de vouloir tuer les nouvellistes modernes, dont l'accusé présent devant vous.
Quand je vis Oummi Sissi se lancer dans un long discours, j'attirai son attention sur la nécessité d'écourter son histoire personnelle et de passer directement à la défense de l'accusé. Elle dit :
- Que la Cour me permette de répondre d'abord à la question de Âm Saïd, pour le débarrasser de ce sentiment d'exclusion qu'il ressent. Si la personne de Âm Saïd (l'homme, l'original) vécut dans les années trente du vingtième siècle et la personne de Sali vers la fin du dix-neuvième, ce qui en fait des personnes plus âgées que Fayeq, la naissance de votre personnage, cher Âm Saïd (celui construit en référence à l'homme, à l'original), n'a été annoncée que durant l'année en cours, soit en 2008. Ainsi en était-il du personnage de Sali qui n'est apparu qu'en 2004, alors que le personnage de Fayeq a été créé et a rêvé mon procès depuis le milieu de l'année 1987. Une simple question, cher Âm Saïd : S'il n'y avait pas tromperie et tentative de jeter la discorde entre vous et Fayeq, y aurait-il une seule raison de se fâcher de n'être pas invité à un procès qui a eu lieu dans un rêve que Fayeq a fait, dix-sept à vingt ans, avant que vos personnages ne soient créés ?
Quand Oummi Sissi termina sa question, Âm Saïd leva la main, la brandissant avec insistance. Je lui donnai donc la parole pour répondre, mais, rongé par le regret il dit, presque en pleurant :
- Je voudrais m'excuser auprès de Fayeq de notre ingratitude, mon ami Sali et moi. Je voudrais aussi demander, en mon nom personnel et en celui de Sali, encore évanoui, de classer l'affaire sur les deux plans du fond et de la forme. C'est maintenant que je comprends l'origine du complot, monsieur le Président. Nous ne sommes que deux enfants. On nous a trompés là où nous les croyions compatir avec nous.
Et, sans me demander la permission, Âm Saïd rampa jusqu'au bord du banc, en sauta, puis rampa encore jusqu'au banc de l'accusé et leva les bras demandant à Fayeq de lui pardonner et de le prendre dans ses bras. Ce dernier ne pouvait que lui tendre les bras en retour. Il s'inclina et le prit dans ses bras. Et ils restèrent ainsi enlacés.


(à suivre)
Le Haikuteur – Tunis Médina


*Rachid Idriss, "Araq Ala Waraq" – Dar Turki éditeur – Tunis 1990
** Rachid Idriss, "Khiar Al Ômr" – Auto édition – Tunis 2008
***Ce vers cité par Rachid Idriss est de Abul Âla Al Maârri



vendredi 11 juillet 2008

Am Idriss à Web Shakhsoon*

Mon année sur les ailes du récit / texte 23a sur 53/ 11 juillet 2008

Am Idriss à Web Shakhsoon*
Essai de narration critique (1 de 3)

Préambule

Vous avez toutes les raisons de vous fâcher, mes chers amis, mais je tiens à vous dire la vérité et à reconnaître d’entrée mes torts, au moins bénéficierais-je de circonstances atténuantes dont, pour commencer, votre patience à suivre ce préambule jusqu'à sa fin.
A son Excellence Rachid Idriss toutes mes excuses. Car, avec tout le respect que je dois à son statut de grand combattant, pour l'indépendance de ce cher pays, puis pour la construction de son Etat moderne, avec toute ma considération, aussi, pour son endurance de l'épreuve d'écriture, dans les domaines politique au sens le plus large et littéraire au sens le plus restrictif, en dépit de tout cela, disais-je, je ne présenterai pas ici son livre "Âm Said à Beb-Souika". De plus ! Je vous avoue que je ne me suis penché sur ce texte narratif qu'en tant que simple document dans le dossier d'un écrivain.
Aussi ne présenterai-je point la personne de Rachi Idriss. Car, qui suis-je pour me hasarder à une telle mission ? L'homme fait partie de la génération des bâtisseurs et moi de celle bénéficiant de la résidence. Il représente la génération des planteurs et moi celle des cueilleurs, consommateurs et autres fin gourmets. Il est, sur un tout autre plan, l'un des défenseurs de l'écriture à la plume, des nostalgiques du crissement du papier et de l'odeur de l'encre, alors que je fais partie, malgré mon âge avancé, des chantres de la maîtrise d'Internet, ceux qui croient en ses bienfaits pour le développement de la littérature et qui, en éclaireurs ou en apprenti innovateurs, plongent dans ses profondeurs, risquant l'aventure dans ses tortueux chemins, s'exposant à ce qui devait finir par m'arriver et que je me trouve contraint de vous raconter au lieu de présenter, comme convenu, le livre et son auteur.
Je reconnais qu'il y a, dans ce revirement de ma part, de quoi étonner. lorsque vous apprendrez que j'étais le premier à appeler à la tenue de cette rencontre, à me proposer pour y prendre la parole, à demander avec insistance qu'on me livre certains textes difficiles à acquérir de Rachi Idriss et à fatiguer certains membres du club ici présents à les photocopier pour moi. Tout ceci pour présenter cette nouvelle parution en particulier. Et, malgré cela, je ne vais malheureusement pas respecter mon engagement !
Mais comme vous avez pris la peine de venir, que vous avez invité Rachid Idriss en personne et que vous vous êtes réunis autour de lui, je vous proposerais de vous parler plutôt… de moi, moi le Haikuteur. Certains d'entre vous savent que j'ai voué mon année actuelle à l'écriture exclusive de textes narratifs. Mais rassurez-vous, je n’en profiterai pas pour faire de la publicité pour ma personne ou pour mon projet littéraire. Je ne vous parlerai de moi que dans les limites qui me sont imposées par mon rapport à un site ambigu sur la toile, où je me suis trouvé à surfer comme un prisonnier et dont l'adresse est :
http://wrd.SaliSaid.haik
Je reconnais avoir compris, comme vous sans doute et depuis le début, que SaliSaïd était une fusion claire entre les deux personnages de "Am Saïd" et de "Sali", créés par Rachid Driss dans ses deux livres "Am Saïd à Bab-Souika" et "Sali en fuite". Je reconnais aussi savoir que s'il était possible qu'un réseau Internet secret aie pour accès, par exemple, les lettres WRD, le domaine "point haik" n'existe nullement sur le Web officiel, à l'instar du "point com", "point net", "point org" et autres. Mais que je sois l'inventeur en arabe du mot "haik" pour désigner un genre de poésie d'origine japonaise, que je sois celui qui signe ses textes par le nom de Haikuteur ou que mon blog s'appelle "L'atelier du Haikuteur", ne prouve aucune négligence de ma part ni intelligence avec qui que ce soit.


Car je ne savais pas, en cliquant sur ce lien, qu'il menait à un vrai site, que ledit site était conçu pour l'organisation d'un procès bizarroïde et que j'allais me retrouver prisonnier, victime d'une révolte des personnages de fiction contre certains de leurs auteurs, dont les livres se trouvaient, par pur hasard, sur les rayons de ma modeste bibliothèque. Mais, pour n'être pas, à mon tour, accusé d'enfreindre les règles techniques fixées par les théoriciens de la narration, laissez-moi vous raconter les événements, depuis le début, acte par acte.


Acte premier : Entre les mains des pirates du Web

"Très urgent… Très urgent… Nous avons lu tous tes textes et savons que tu défends les opprimés et les enfoirés de notre espèce. Alors nous t'avons choisi pour nous rendre nos droits. Pour consulter notre affaire, et si tu veux que ton site et tes deux blogs échappent au piratage, nous t'enjoignons de visiter d'urgence notre site sur :
http://wrd.SaliSaid.haik. Avec les salutations de l'écrivain de ces lignes, ton oncle Saïd".
Il est arrivé que certains visiteurs de mon blog me laissent des commentaires absurdes de ce genre. Mais que quelqu'un prétende être "l'écrivain de ces lignes, mon oncle Said", alors que parmi tous mes oncles il n'y a pas un seul "Saïd" (lire aussi heureux), et qu'il glisse parmi les adresses Web un nouveau domaine auquel il choisit parmi tous les noms celui de "Haik", qui fait partie de mes propositions littéraires, ceci ne pouvait que me pousser à croire qu'il s'agissait là de la blague d'un ami intime. C'est pourquoi je cliquai sans hésitation sur le lien, ne me souciant aucunement du fait qu'il était bleu et en surbrillance. Je cliquai ainsi, juste pour me convaincre que ce lien ne fonctionnait pas. Mais, soudain, j'obtins un écran bleu qui m'effraya, convaincu que j'étais, d'avoir été la cible des Hackers qui auraient réussi à complètement effacer tout ce qu'il y avait dans la mémoire de mon ordinateur.
Mais quelle ne fut ma surprise quand, du fond de l'écran, jaillit une écriture arabe en Flash, une animation dansante me disant : "Bienvenue à Web Shakhsoon". A peine avais-je réalisé qu'il s'agissait de tout à fait autre chose que "Bab-Saadoun", que des lignes écrites en lettres latines avaient commencé à défiler à une vitesse vertigineuse sur l'écran, se stabilisant d'un moment à l'autre pour laisser la place à une pancarte en arabe me demandant de patienter, le temps d'installer sur mon ordinateur le système d'exploitation adapté à la technologie du "Haikaweb", ou pour m'expliquer que ce nouveau système était trop cher et que son installation sur mon ordinateur était un cadeau de "mon oncle Saïd", ou que j'étais vraiment chanceux d'acquérir le système "HaikaWeb" avant tout le monde, ou que ce système permettait, enfin, de supprimer toutes les barrières entre le monde du réel et celui du virtuel. Et ainsi de suite jusqu'à l'apparition, finalement, d'une pancarte me félicitant de l'installation avec succès de mon nouveau système d'exploitation et m'invitant à me préparer psychologiquement à me déplacer physiquement chez Am Saïd ou à recevoir Âm Saïd en chair et en os chez moi à n'importe quel instant !
Je suis resté à attendre incrédule. En quelques petites minutes, mon écran était devenu une véritable fenêtre, ouvrant sur un monde multidimensionnel. Une scène apparut représentant le patio d'une maison arabe toute simple, semblable à celles que l’on trouve encore à Beb-Souika. Un homme qui n'avait pas d'âge et dont les deux jambes étaient amputées apparut dans le patio. "Il commença à mettre sa Jellaba blanche à rayures jaunes et à couvrir sa tête par le capuchon de la jellaba. Il s'assit sur sa planche à roulettes, mit sa boite et ses outils sur la planche et se prépara à sortir de la maison." (Am Said à Beb-Souika p 62)**. Puis il se retourna vers moi, l'image opérant un zoom sur son visage éliminant de l'écran tout le patio. L'homme, alors, me sourit tendant la main pour serrer la mienne en me disant :
- Bonsoir Haikuteur, je suis ton oncle Saïd. Je viens te souhaiter la bienvenue à "Web-Shakhsoon" et te remercier d'avoir répondu à notre appel. J'espère que tu coopéreras avec nous pour le bien. Courage jeune homme ! Allez, tend la main à l'intérieur de l'écran et tu verras à quel point il est facile de serrer la mienne.
Avant de tendre la main à travers l'écran, je faillis me pincer le visage, pour m'assurer que je ne rêvais pas. Mais je pris peur de laisser passer l'occasion d'une nouvelle expérience et tendis vite la main pour serrer celle de l'homme. Ma main ayant effectivement traversé l'écran, je sentis sa main tiède et ses doigts serrant ma main avec une force dont je ne pouvais soupçonner capable, une personne handicapée comme lui. Il me dit :
- Alors tu entres ou c'est à moi d'entrer ?
- Où ça, lui répondis-je ?
Il n'avait, parait-il, pas voulu perdre son temps en questions-explications. Car il décida unilatéralement de m'accueillir chez lui. Et, d'un seul mouvement, j'étais aspiré de mon bureau à travers l'écran de mon ordinateur et transporté dans le patio d'une maison arabe, à Beb-Souika, aux années quarante du vingtième siècle. J'avais à peine réussi à me situer dans le temps et l'espace, que le monsieur lut dans mes pensées et me répondit en précisant:
- Eh non Haikuteur, non ! Nous ne sommes pas du tout à Beb-Souika, ni aux années quarante du vingtième siècle, d'ailleurs. Tu vas t'habituer au fur et à mesure, à la façon de penser adaptée à ta nouvelle situation. Eh bien nous sommes ici dans le monde virtuel, au mois de juin de l'année deux mille huit. Et ceci est le site "SaliSaïd point Haik" sur "Web-Shakhsoon". Seule la scène qui se déroule sur ce site représente une maison arabe à Bab-Souika des années quarante, et plus précisément à la rue du Foie. Cette maison est, en effet, celle dont Rachid Idriss avait fait ma demeure dans son roman "Âm Saïd à Bab-Souika". J'en ai chassé tous les habitants, sauf "Zohra", ma femme noire qui t'a préparé une chambre reposante et qui veillera à ton confort pour tout ce dont tu auras besoin.


- C'est quoi ça, lui dis-je, serait-ce un kidnapping ? Et qu'est-ce à dire qu'elle m'a préparé une chambre ? Me retenez-vous prisonnier ?
- Je te prie, dit-il, de formuler ça autrement. En disant, par exemple, que tu es notre invité. Nous ferons de cette maison ton domicile virtuel. Il te suffira, quand tu seras perdu n'importe où, d'y penser pour t'y retrouver. Tu vivras parmi nous chéri et honoré, jusqu'à la fin de ta mission.
- De quelle mission parlez-vous, dis-je, et qu’attendez-vous de moi?
- C'est mon ami Sali, dit-il, qui va t'en parler. Je l'ai invité à séjourner avec nous quelques temps, cela facilitera notre mission à tous. Comme moi, il est un personnage de la création de Rachid Idriss. Tu le connais certainement !
- Je connais plutôt Rachid Idriss, dis-je, mais de Sali, je n'en connais point. Vous-même, je ne vous connais pas assez. C'est à peine si j'ai lu quelques pages de "Âm Said à Beb-Souika", et je ne suis pas prêt à…
C'est là qu'un homme, qui venait de descendre de l'étage, me coupa la parole. L'homme paraissait la vingtaine ou un peu plus. Il portait une Jellaba marocaine comme en portent encore certains gardiens d'immeubles de la capitale. Il avait un gros bâton qu'il utilisait, dit-il, pour dissuader les voleurs de s'approcher de souk "El-Berka". Il avait tout l'air d'être derrière l'opération de mon enlèvement. C'était un gars solide. Son auteur avait voulu le doter d'un peu de culture en en faisant en même temps un étudiant de la mosquée Zitouna. Je compris plus tard que sa résidence dans la maison de Âm Saïd n'avait pas pour seul objectif de faciliter ma mission, mais aussi de continuer à se cacher des autorités coloniales qui avaient repéré sa présence à l'intérieur de la Médina et qui continuaient à le rechercher pour exécuter la peine capitale prononcée à son encontre pour avoir tué un journaliste français couverait la campagne coloniale en Algérie.


Acte second : La révolte des personnages

Sali s'approcha de moi, me serra la main et résuma en quelques mots ma mission. Il m'informa d'une révolte qui avait eu lieu au début du millénaire et qui avait été conduite par des personnages de fiction demandant des comptes à leurs auteurs, pour des vices de construction ou de incohérences dans les comportements. Il m'expliqua aussi comment les personnages avaient construit une toile Internet parallèle à celle des trois W, pour protéger cette révolte contre toute infiltration et comment des procès étaient organisés chaque jour sur les portails de cette toile à l'initiative de personnages qui portaient, contre leurs auteurs, des plaintes jugées par des auteurs et autres critiques neutres appartenant au monde réel. Il précisa que les personnages de fiction de chaque pays du monde avaient leurs portails réservés et que, pour les personnages tunisiens, le portail s'appelait "Web-Shakhsoon" rimant avec "Beb-Saadoun". Quant aux raisons de mon transfert du monde réel vers ce monde virtuel, il m'expliqua que les personnages tunisiens m'avaient choisi, à l'unanimité, pour juger la première affaire organisée sur ce portail.
Sans me donner l’opportunité de poser la moindre question, Sali appela d'un ton autoritaire : "Dada" ! Et, d'une chambre ouvrant sur le patio, arriva une femme "africaine d'un beau visage, d'un sourire rayonnant et d'une gestuelle souple, qui se déplaçait dans la maison comme si elle répondait toujours à un appel" (Âm Said à Beb-Souika p 61). Dès qu'elle arriva, Âm Said me dit :
- Je te présente ma femme Zohra. Tu peux aussi l'appeler "Dada" comme vient de le faire Si Sali. Suis-là, maintenant, et elle te montrera ta chambre.
Je suivis "Dada", certain que j'étais tombé entre les mains d'une bande et qu'il ne servirait à rien de m'opposer ou de discuter. "Dada" me précéda à l'étage me disant à voix basse, comme pour me dévoiler un secret à l'insu de Sali :
- Vous allez comprendre sans avoir besoin de poser de questions.
Quant à Sali, il m'envoyait ses directives depuis le patio :
- Observe bien ta chambre. Tu auras besoin de te la figurer dans ton imagination à chaque fois que tu voudras y retourner. A partir de maintenant, c'est ta page principale et tu ne pourras pas te déplacer à "Web Shakhsoon" sans passer par elle.
La chambre était toute blanche, parterre, toit et murs. Exactement comme une page blanche. Il n'y avait aucun meuble et rien ne la distinguait d'une page blanche, à part ce titre écrit au milieu du mur : "Page du Haikuteur". Je lançai à Zohra un regard interrogateur et elle me répondit :
- Vous verrez que vous n'êtes pas prisonnier ici, comme vous le croyez, et que je veillerai à votre confort de la manière la plus satisfaisante. Il vous suffira d'imaginer ici n'importe quel meuble ou objet pour que je vous l'apporte en un clin d'œil. L'essentiel, c'est qu'à l'instant vous n'ayez besoin de rien de plus que ceci !
Elle me tendit un dossier que je n'avais pas remarqué dans ses mains un instant plus tôt. Je l'ouvris et y trouvai deux livres tout à fait nouveaux, le premier avait pour titre "Am Said à Bab-Souika" et le second "Le choix d'une vie". Deux autres livres en photocopie non reliée y étaient aussi : "Sali en fuite" et "Insomnie sur papier". Le tout étant signé Rachid Idriss. Je pensai que j'avais besoin au moins de m'assoir pour pouvoir les lire. Et Dada d'entrer sur le champ avec une table et une chaise. Mais Sali vint derrière elle faisant mine de l'aider et m'invitant à laisser tout de suite les livres pour sortir avec lui. Car, expliqua-t-il, un signal venant du milieu de l'année 1987, de "Damous El-Karrita", le pressait d'opérer une descente dans la salle du tribunal pour arrêter immédiatement le suspect qui se déguisait en victime.
Je n'avais rien compris, mais j'avais jugé qu'il était temps de faire entendre le mot Non à Sali, d'imposer ma personnalité et de connaître exactement quel était mon statut dans ce jeu. Aussi lançai-je à Sali :
- Ecoutez-moi bien Si Sali. Ou bien je suis prisonnier dans votre espace virtuel, ou bien je suis, comme vous le prétendez, un juge chargé d'une affaire. Dans les deux cas, je refuse de participer avec vous à des forcings dans les tribunaux ou à l'arrestation de qui que ce soit. Et vous pouvez faire de moi ce que vous voulez !
Sali baissa la tête un moment comme s'il réfléchissait à ce qu'il venait de m'entendre dire ou comme s'il entendait une voix qui l'appelait de loin. Puis il sourit et dit :
- Tu es plutôt libre. Et tu vas être convaincu que nous ne te retenons pas comme prisonnier. Nous voulons seulement que tu sois notre juge, pour nous départager.
- Ma condition, dis-je, est donc de mener un procès juste, où l'entière liberté me revient de rendre justice à qui de droit et de condamner le coupable, fut-il celui qui m'accueille chez lui.
Encore une fois, Sali Baissa la tête pour réfléchir. Puis il me donna sa parole qu'il garantira scrupuleusement la liberté de la justice. Il s'en alla, ensuite à Damous El-Karrita et je restai un moment seul avec "Dada" qui m'envoya un sourire d'admiration avant de s'en aller à son tour et de me laisser concentré sur mon dossier.

Acte troisième : Le tribunal de la caverne

Je plongeai dans la lecture des éléments composant le dossier, ne me rendant pas compte que ma chambre se remplissait de ce qu'une chambre de sa taille était incapable de supporter : des rayons de livres rivalisant avec ceux de la Bibliothèque Nationale, un nombre incalculable de boites d'archives qu'envierait le centre de documentation nationale, des caisses ouvertes aux serrures défoncées, découvrant des trésors de vieilles photos, dont certaines représentaient des personnalités ayant influé sur le mouvement national, d'autres photos montrant de grandes manifestations ou des réunions politiques, alors que certaines autres étaient prises pour écrire tout simplement l'histoire de la zone Bab-Souika, de la mosquée Zitouna, de la place Halfaouine, du mausolée de Sidi Mahrez et de dizaines de cafés, d'écoles et autres foyers d'étudiants. Il y avait aussi des centaines d'actes de propriété de vieux palais et d'anciennes maisons, des dossiers des tribunaux de la Chariâa, des albums photos représentant des dizaines de capitales à travers le monde. Le tout cohabitant avec des centaines d'articles et d'analyses culturelles sur la musique occidentale, le malouf tunisien, les arts plastiques et la littérature ancienne et moderne aussi bien arabe qu'occidentale, ainsi que des tas de documents, de dossiers personnels et autres cahiers remontant à l'époque de l'adolescence de leur propriétaire, en plus de vagues déchainées de paperasse jaunâtre que je n'aurais jamais pu voir s'il n'en "était (pas) sorti une souris qui courait et tournait tout autour criant de sa voix aigue : interroge moi sur Sali… Interroge moi sur Sali… J'essayai de la faire taire mais je ne pus parler… Béni soit qui ordonna à une souris de parler… Mais la souris parlait-elle ?… Et se peut-il qu'on me fasse taire?…" (Sali en fuite p 15) "La souris dansa deux fois ou trois et se pointa sur ses pattes arrières me regardant droit dans les yeux…" (Sali en fuite p 16), puis salua comme le font les comédiens et me dit :
- Désolée monsieur le juge si je vous ai effrayé avec mes cris. Je suis le planton du tribunal. Je voulais simplement vous prévenir de quelque chose qui pouvait vous être utile dans votre travail. Mais laissez-moi me contenter de vous soustraire à votre évasion et de vous souhaiter la bienvenue dans le tribunal.
Puis elle se racla la gorge et cria d'une voix qui fit trembler Damous El-Karrita et tout ce qu'il contenait :
- La cour…
Je réalisai que j’avais soudainement été transporté de ma chambre de la maison de Âm Saïd à une étrange caverne qui était aménagée à la façon d'un décor théâtral. Il me prit alors une sorte de trac et je me mis à m'observer. J'étais sur le podium de la justice et portais une robe de président de tribunal. A ma droite se tenait Sali et à ma gauche Saïd, portant tous les deux des robes de juges assistants. La souris était devant nous, en tenue de planton de tribunal et toutes les lumières étaient braquées sur nous.
Regardant devant moi, je vis, à droite, un long banc sur lequel personne n'était assis et à gauche, une cage en fer où l’on pouvait voir, dans un coin, un vieil homme à genoux portant des habits mouillés avec aux mains et aux pieds des menottes et des chaînes attachées aux barreaux de la cage. Dans l'autre coin de la cage, on distinguait un autre vieil homme et un adolescent ne dépassant pas les treize ans, tous les deux attachés de la même manière mais semblant plutôt apeurés. Juste à côté, une femme et un homme sans âge n'arrêtaient pas de rire et de démontrer leur capacité à retirer les menottes de leurs mains, à les remettre et à passer à travers les barreaux, entrant et sortant quand ils le voulaient.
Jetant un regard au fond de la salle, j'aperçus des gradins qui faisaient envie à ceux de l'amphithéâtre antique. Ils étaient pleins à craquer de personnages de fiction de diverses nationalités. Il me sembla, malgré les lumières qui m'aveuglaient, en reconnaître un nombre non négligeable. Tous étaient assis derrière une gigantesque banderole où il était écrit "Vive la justice" !
J'avais, peu à peu, repris mon calme. Mais ma lecture de cette banderole raffermit ma volonté et me dota d'une force de caractère que je ne me connaissais pas avant. Je fixai la souris planton dans les yeux et sortis enfin quelques mots, mais d'une voix de ténor dont les parois de la caverne renvoyèrent les échos :
- Qu'on appelle d'abord les plaignants, les dénommés Sali Ben Mohamed le marocain et Saïd Youssefi le cireur de chaussures.
Sali se pencha sur moi pour me chuchoter à l'oreille qu'il n'était pas nécessaire de les appeler et que tous les deux étaient assis à mes cotés. Mais je m'adressai à nouveau au planton, comme si je n'avais rien entendu de ce que me disait Sali, criant à la souris toujours de la même voix de ténor :
- Que font sur le podium de la justice et en tenue de juges ceux qui sont partie prenante au procès ? Qu'on leur ôte les robes noires et qu'on les jette enchaînés dans une cage qui fait face à celle-ci, ou bien qu'on ôte les chaînes à tous les suspects pour qu'il y ait égalité et que vive la justice comme le dit la pancarte.



En un clin d'œil et sous une tornade d'applaudissements, la cage s'envola et disparurent chaînes et menottes. J'avais maintenant devant moi deux bancs. Sur le premier étaient assis Sali et Saïd et sur l'autre, les deux vieillards, l'adolescent ainsi que l'homme et la femme rieurs. Alors je posai la question au planton, toujours aussi ouvertement :
- Mais où est la greffière ?
La souris répondit que Sali n'avait pas vu la nécessité d'en désigner une. Je lui criai alors:
- C'est moi le juge et non Sali. Ou est "Dada" Zohra ? Et pourquoi ne la vois-je pas parmi les présents ?
Sali faillit se permettre une objection, mais je le fis taire jusqu'à ce que je l'aurais autorisé à parler, expliquant à tous que l'époque de l'esclavage et de la femme enfermée au foyer était bel et bien révolue. Et je fis appeler Dada qui était toute heureuse de sa nouvelle fonction. Elle mit la robe noire et prêta serment jurant fidélité à la justice, à rien d'autre que la justice et promit de n'accepter d'ordres que du juge, jusqu'à la fin du procès. C'est alors seulement que j'ordonnai l'ouverture de la séance pour traiter l'affaire.



...(A suivre)
Le Haikuteur – Tunis Médina

*L'une des portes de la capitale tunisienne, Tunis, a pour nom "Beb-Saadoun". "Shakhsoon" étant une altération du mot "Shakhssya" qui veut dire (ici) personnage de fiction.
** Les citations et les titres de livres se réfèrent à ceux de Rachid Idriss édités en langue arabe. Toutes les traductions sont de notre proposition.