jeudi 5 mars 2009

La Boussole de Sidinna / 23 L'héritage de Mayara

Mon année sur les ailes du récit (53/53) La Boussole de Sidinna (23/23) – 06 mars 2009

Chemin troisième:

Pleine, ma lune

Orientation cinquième :

L'héritage de Mayara

" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur

Pas finis les cauchemars.
Un cauchemar en amène un autre pour aboutir à un troisième. L'effet du somnifère prend fin, alors que je suis encore dans mon lit, refusant d'ouvrir les yeux, tenant à siroter encore une dernière gorgée de sommeil. Peut-être y trouverais-je un beau rêve ou une vision annonçant le printemps.
Pas finis les cauchemars.
Un cauchemar en amène un autre pour aboutir à un troisième. Depuis que je me suis installé ici, je ne connais plus la nature de mes rêves, ni ne distingue mes cauchemars de ceux des autres résidents. J'ai perdu les rênes du rêve en ce qu'il est plaisir. La vie m'a définitivement abandonné dans le Château-Forteresse et a commencé à s'éloigner de moi, poursuivant sa marche vers des montagnes que fleurissent neige et joie de vivre et d'où jamais le printemps ne s'absente.


Pas finis les cauchemars.
Un cauchemar en amène un autre pour aboutir à un troisième. Et les gens autour de moi s'y mettent par centaines, détournant les bateaux dans les ports et appareillant vers l'inconnu. Et la vie de continuer à leur tourner le dos. Elle en noie certains avant l'arrivée, en séquestre d'autres dans les prisons du Nord qu'ils incendient, se brûlant vifs dans leurs cellules. Et puis, d'autres encore rentreront finalement par le même chemin, pieds et poings liés.
Pas finis les cauchemars.
Un cauchemar en amène un autre pour aboutir à un troisième. Et je commence à avoir peur.
J'ai peur à chaque fois que mon rêve commence par une vue de fleurs et que je crois en ce genre de présages annonciateurs de joies. Plus j'y crois, plus ma joie est grande. Et plus ma joie est grande, plus la fin du rêve tourne au cauchemar le plus affreux.

*****

Endormi sous le pont, rêvant que je rêve. Je vois Sidinna m'offrir un bouquet de roses blanches neige. L'air affecté par mon mal, il met la main sur ma tête pour juger de ma fièvre, puis imprime un long baiser sur mon front et me dit :
- "Je remercie Dieu de t'avoir sauvé, Mejda ! Je suis fier de toi. La fièvre va s'estomper. Il ne restera que le souvenir de ta réussite aux examens."
… Sidinna s'éloigne, me faisant signe du doigt de le suivre. Le cœur plein de joie, je cours après lui entre les monticules. Et Sidinna de disparaître dans un bois dense. C'est là que je me retrouve sur une route goudronnée. Sur le bas côté, une plaque indiquant en grosses lettres "Tazoghrane". Ma joie se multiplie. Je cours et cours encore jusqu'à m'imaginer champion olympique. Je franchis un pont étroit sur un maigre cours d'eau. Et je découvre le village rouge avec ses maisons toutes blanches. Je trouve sa place pleine d'un public portant des bouquets de fleurs qui me sont destinées et scandant mon nom. La place me paraît petite mais pleine de drapeaux et de multiples banderoles. Sur l'une d'elles on peut lire "Arrivée", sur une autre "Bienvenue au héros Mohamed Lamjed Brikcha", et ainsi de suite.


Mon extase atteint son summum et je me retrouve au centre d'un cercle de fans qui m'applaudissent lançant des cris d'admiration, alors que la voix d'un speaker retentit dans le haut parleur :
- "Enfin la boussole arrive à Tazoghrane… Chantez tous pour la boussole… Acclamez tous le héros…"
Soudain le rêve se transforme en cauchemar. Je suis atteint d'une sorte de paralysie. J'introduis la main dans mon pantalon pour tâter la boussole. Le dernier souvenir que j'en ai remonte aux jours du Sahara, alors que la boussole de Sidinna pendait entre mes jambes avec mes testicules, attachée à une ceinture autour de ma taille. J'ai honte de moi-même. Un brouhaha éclate autour de moi, avec des rires nourris, dès que j'écarte les jambes et commence à tâter innocemment ce qu'il y a entre elles, ne trouvant aucune trace de la boussole. Et puis, soudain, je ne sais comment le public des fans se retourne contre moi, commençant à m'attaquer. Tout le monde se jette sur moi jusqu'à faire obstacle à la lumière du jour. Et je ne sens plus que les coups s'abattant, de toute part, sur tout mon corps.
Soudain je me retrouve au centre de ma grotte punique où se tient maintenant une assemblée imposante. Il s'agit, paraît-il, de me faire un procès en bonne et due forme, mais dans l'obscurité totale. Je regarde le podium et je vois que celui qu'on a nommé président de ce tribunal n'est autre que Sidinna en personne. Et Sidinna paraît maintenant en colère, comme jamais je ne l'avais vu alors qu'il était encore en vie :
- "C'est toi Mejda qui as trahi ma confiance. Ah que je regrette l'éducation que je t'ai donnée. Je t'ai confié la boussole et tu l'as perdue. Tu n'as pas été digne de la mission."
… Je me retourne. La grotte est pleine à craquer autour de moi. Le propriétaire du zodiaque dans lequel j'avais fui Haouariya est là, ainsi que tous les jeunes qui avaient l'intention d'utiliser son embarcation pour "brûler". Il y a aussi le propriétaire de l'âne, les agents du propriétaire de l'âne, le propriétaire de l'orangeraie, Nadia Bel Aïsaouiya et sa mère, Boujomâa l'algérien, ses enfants et sa femme, Hajja Héniya, ses ouvrières de la ferme de Slouguiya, Bochra Toukabri, Fares Khémiri, Naoufel El Ouachem, Karim Aouled Belâaifi et sa mère, Sofiène Jéridi, sa sœur et son neveu, Haffa le Gigolo et ses amis cagoulés qui m'avaient accompagné dans le Sahara, Yassine Bellaghnej, sa compagne Houriya, la vierge Oumm Ezzine, Moqaddam Abdel-Hafidh et bien d'autres personnes dont je ne distingue pas les traits dans la pénombre. Chacun d'eux brandit son couteau qu'il veut planter dans ma poitrine. Et moi, je n'ai aucune issue de secours. Je crie : "Pince-moi petite maman" et tente de me réfugier auprès de Sidinna. Mais ce dernier me gifle comme il ne m'a jamais giflé de son vivant, annonce son jugement sans appel et déclare mon sang permis à qui veut se venger, puis quitte l'estrade, furieux contre moi.
Pince-moi Khaddouuuuuuuuuja… Je n'aime pas les chocs électriiiiiiiiiiques.




*****

Pas finis les cauchemars.
Un cauchemar en amène un autre pour aboutir à un troisième. Et c'est généralement les yeux ouverts que je vis mes cauchemars.
… Assis sur un long banc dans le jardin du palais-Forteresse. A côté de moi un homme inconnu et une femme tenant dans les bras un nourrisson. Ils seraient venus ici rendre visite à l'un des malades et n'auraient trouvé que cette place pour s'asseoir. Moi, en tout cas, je m'occupe plutôt de mes souliers dont les lacets sont défaits. Je les regarde en silence mais je sens en moi un imposant bouillonnement. Je me concentre sur les souliers jusqu'à ce qu'apparaisse la chicane de chez nous, à l'impasse Brikcha.
Enfin un rêve qui va me faire un peu rire ! C'est du moins ce qu'il me semble, au vu du rôle que j'y joue. Notre chicane m'apparaît comme un studio de tournage. Caméra installée, les gars du club vidéo sont en place chacun pour assumer sa tâche. On tourne ici un documentaire sur le rituel de la toilette funéraire et de l'inhumation du martyr Mohamed Lamjed Brikcha. Le sujet est en lui-même rigolo. Le seul problème est que je suis effectivement mort. Le corps raidi, je regarde ce qui se passe autour de moi mais n'ai aucun moyen d'intervenir sur les événements. Et me voici effectivement allongé sur mon lavoir de dépouille, installé en plein milieu de la chicane. Les projecteurs, déjà allumés sur moi, ne peuvent rien changer au froid glacial de mon corps inerte.
Curieusement, "Bbé" Sabriya n'est plus muette. La voici qui fait la pluie et le beau temps dans l'organisation de la cérémonie. Ce serait elle qui m'aurait enveloppé dans ce linceul blanc. Il parait même que c'est elle qui assure la réalisation du film. La voici qui donne des ordres et orchestre l'entrée des arrivants dans la chicane, les organisant en un rang bien droit :
- Allez, alignez-vous dans l'ordre. Je veux que personne ne le pleure. A mon signal, chacun avance, lui déclare son pardon et sort au patio sans faire de bruit.
La voix du lecteur de Coran, Cheikh Ali Barrak, fuse d'un radiocassette, psalmodiant la sourate de la "Zalzalah". La caméra poursuit l'entrée des "Pardonnants" conduits par Ameur El-Bintou qui avance, torse bombé et chemise déboutonnée. Qui a permis à ce cochon d'assister à mes obsèques ? Mon cri raisonne dans mon for intérieur, mais personne ne m'entend. Je vois entrer ma sœur Rachida, tenant dans les bras son nourrisson qui se met à pleurer à tue tête. Elle tente de le calmer en lui parlant d'une voix de bébé :
- "Allez, tais-toi Mouhanned… Le nom de Dieu protège mon enfant. Assez papa, assez. Nous allons vite pardonner à tonton Mejda puis sortir aussitôt" !
"Bbé" Sabriya jette un regard accusateur à Rachida qui sort le sein et le met dans la bouche de son bébé. Ce dernier s'occupe à téter et se tait. Mais que fait ce caméraman ? Il est fou. Il ne rate pas l'occasion de serrer le cadre sur le sein de ma sœur. Quant à moi, je me concentre entièrement sur ces éclats de rire qui retentissent en mon for intérieur : le neveu de Mohamed Lamjed Brikcha s'appelle Mohanned, exactement comme le type du feuilleton turc qu'on nous passe chaque soir à la salle de télé. Dieu merci, je suis mort avant qu'il ne soit devenu grand ! Autrement, je devrais m'habituer à l'appeler ainsi. Mais ce qui est encore plus aberrant que ce prénom, ce sont cet étrange foulard sur la tête de Rachida, mi-cache-cheveux mi-tchador persan, et cette barbe encore indécise de son mari, Aïadi Touhami, qui avance derrière elle. Une barbe qui me rappelle les novices du groupe de "l'argent du pétrole". Je vois bien que personne ne m'entend, mais n'empêche ! Je me tais. Dieu protège Beb-Tounès, c'est tout ce que je peux dire !
Après mon beau frère, c'est au tour de Carla Piccolo d'entrer, poussant une chaise roulante. Et c'est inexplicablement maman qui est assise dans cette chaise. En plus, son visage n'exprime aucune tristesse, comme si le mort n'avait aucun lien avec elle. Je ne pouvais pas croire que l'ire de Khadouja Jaïed contre moi puisse atteindre cette extrême limite. Mais pourquoi est-elle aidée par Carla Piccolo ? Si ce monde était sensé, c'aurait été plutôt au mari de Rachida de s'occuper d'elle et de pousser sa chaise roulante, non ! Mais il paraît que les étrangers sont plus humains et plus secourables que nous.
Enfin, le silence se fait total. Tout le monde se met respectueusement en rang, dans l'attente du signal de "Bbé" Sabryia, pour commencer la cérémonie du pardon. Mais voici que Radhia Bent Kahla s'amène en retard pour se joindre aux "Pardonnants". Ramenant son mari Néji Laâjel avec elle, elle lui chuchote à l'oreille et ne peut s'empêcher de ricaner.
Si le tournage d'un documentaire sur mes obsèques fait rire Madame Radhia, moi, je n'ai plus aucune envie de rire. Son arrivée me rappelle qu'Aïchoucha n'est pas là. Pourquoi Aïchoucha s'absente-t-elle de mes obsèques ? Et pourquoi ne m'emmène-t-elle pas ma fille Mayara ?
"Bbé" Sabriya non plus n'a pas envie de rire. La voilà qui interpelle Radhia Bent Kahla :
- C'est impoli, Radhia, c'est irrespectueux. La caméra tourne. Et c'est là un document qui va rester pour l'Histoire. Que dira de nous l'Histoire, ma chère, en te voyant ricaner ainsi ?

Mais, il a un effet magique, paraît-il, ce mot "Histoire" que "Bbé" Sabriya vient de prononcer! Il vient de transformer son film documentaire en de véritables obsèques dans la réalité. Avant que l'on permette à qui que ce soit de s'approcher de moi, mon rêve se transforme en un cauchemar. Plus de caméras, plus de projecteurs, plus aucun des gars du club vidéo. Au lieu de tout cela, notre chicane se transforme en une grotte punique. Celle, précisément, où on m'avait organisé un procès lors d'un précédent cauchemar. Mon lavoir de dépouille est maintenant encerclé par tous ces gens qui m'attaquaient avec leurs couteaux tirés.
Et, soudain, un homme envahit la grotte. Venu du fond des vagues, il dit qu'il est huissier notaire et qu'il vient de l'année 2027. Et le voici qui s'écrie :
- Arrêtez tout. La cérémonie du pardon ne pourra commencer que lorsque j'aurais résolu le problème de cette boussole, en présence de tous.
"Bbé" Sabriya tente de lui répondre mais se retrouve muette comme avant et ne peut sortir un seul mot. L'huissier notaire ouvre alors son cartable, en sort un papier qu'il présente comme un Procès verbal d'attribution de don, demande à tout le monde d'observer le silence et commence à lire :
- Au nom de Dieu, le clément, le miséricordieux,
Le 6 mars 2027, Nous, soussigné, Maître K. O. T., huissier notaire à Beb-Tounes, chargé par Maître Ch. B. M., avocate de feu l'accusé Mohamed Lamjed Ben Habib Ben Bahri Brikcha, d'accomplir la présente mission auprès de Mademoiselle Mayara Mansoura, Née le 6 mars 2007, habitant à la cité El Omrane Avenir Numéro (……) Appartement (……), fille d'Ameur Ben Mohamed Salah ben Othman Mansoura dit Ameur El-Bintou, et d'Aïchoucha Bent Néji Laâjel, comme le stipule sa carte d'identité nationale numéro (…..).
Attendu que nous nous sommes rendus à l'adresse indiquée, que nous y avons trouvé l'intéressée en personne et que nous lui avons expliqué la teneur de notre mission et demandé de répondre à nos questions ayant trait à son entrée en possession des trois biens, objet du don à lui légué par le défunt Mohamed Lamjed Brikcha.
Nous lui avons posé les questions et enregistré ses réponses comme suit :
Primo : Concernant la maison de la famille Brikcha, sise à la rue Beb-Tounes, Impasse Brikcha, Numéro 2, dont la propriété est revenue au donateur par les voies légales comme attesté par le titre bleu délivré par la direction de la propriété foncière en date du (…...) sous le numéro (…….). Nous avons demandé à mademoiselle Mayara El-Bintou si elle acceptait ce don de la part du défunt Mohamed Lamjed Brikcha. Elle a répondu qu'elle l'acceptait volontiers. Suite à quoi, nous lui avons remis les clés du local et l'attestation lui permettant le transfert de propriété en son nom et elle a signé l'accusé de réception à l'endroit prévu à cet effet dans le brouillon du présent PV.
Secundo : Concernant l'enveloppe scellée, contenant des résultats d'analyses médicales du donateur, que l'avocate du défunt avait retirée auprès du laboratoire d'analyses génétiques de l'institut Pasteur de Tunis, suite à la décision du tribunal d'arrêter les poursuites dans l'affaire ayant nécessité l'analyse. Nous avons expliqué à mademoiselle Mayara El-Bintou que cette enveloppe a été conservée scellée, telle qu'elle l'était le jour de son retrait du laboratoire. Et ce, conformément au vœu du donateur qui s'était, lui-même, interdit de prendre connaissance des résultats, afin que personne n'en soit informé avant qu'elle ne prenne, elle-même, possession de l'enveloppe, le jour de sa majorité légale. Nous lui avons, ensuite, demandé si elle acceptait de recevoir ce don de la part du défunt Mohamed Lamjed Brikcha. Ayant déclaré qu'elle l'acceptait avec la plus grande satisfaction, nous lui avons remis l'enveloppe en question. Mais avant d'apposer sa signature en guise d'accusé de réception, elle a tenu à ce que nous soyons témoin du sort qu'elle avait réservé à ce bien légué et que nous consignions notre témoignage dans le présent document afin que l'opération s'accomplisse dans l'entière transparence.
En conséquence, nous certifions, conformément à ce que nous permet notre fonction, que, dès réception de l'enveloppe et sans l'ouvrir, mademoiselle Mayara El-Bintou y a mis le feu, en notre présence, jusqu'à son entière carbonisation.
Tertio : Concernant la boussole héritée de son oncle Maternel feu Nasser Jaïed, par le donateur. Nous avons informé mademoiselle Mayara El-Bintou des efforts intenses fournis, à la demande du donateur, par son avocate, afin de retrouver cet objet précieux qui avait été égaré. Nous lui avons expliqué à quel point le défunt tenait à ce que la boussole lui soit confiée à elle en particulier et à ce qu'elle la conserve soigneusement et la transmette à sa descendance. A notre question de savoir si elle acceptait ce don de la part du défunt Mohamed Lamjed Brikcha, mademoiselle Mayara El-Bintou s'est excusée affirmant n'avoir aucun besoin de boussole et refusant de signer l'accusé de réception.
En conséquence et attendu que j'ai recherché maître Ch. B. M. et qu'on m'a informé qu'elle était partie vivre en exil sur le continent américain, j'ai dû, conformément à la loi et comme me le permettent les nouvelles technologies, effectuer le voyage vers le mois de mars de l'année 2009, au moment où se tenaient les obsèques du défunt Mohamed Lamjed Briukcha, afin d'en arrêter le cours et de ne permettre l'inhumation du donateur qu'après qu'il m'ait répondu à la question suivante :
Que dois-je faire dans le cas où Mademoiselle Mayara El-Bintou refuse de réceptionner la boussole ?
Des cris d'une femme appelant au secours interrompent mon cauchemar, me sauvant d'un arrêt cardiaque certain. Ce serait peut-être ma sœur Rachida qui est en train de crier. Mais si j'ai comme l'impression d'être conscient que je suis toujours en vie et de me trouver dans le jardin du Château-Forteresse, je ne sens pas moins tous mes membres endurcis, comme pendant le cauchemar. Aussi n'ai-je d'autre choix que de m'abandonner aux trois infirmiers venus m'emmener d'urgence à la salle de l'électricité…

*****

Pas finis les cauchemars.
Un cauchemar en amène un autre pour aboutir à un troisième. Mais il était bien temps que mon agitation prenne fin et qu'on me permette de sortir à nouveau dans le jardin. Il était bien temps que je m'habitue à la résidence que je me suis choisie pour passer la fin de ma vie, que mon papillon revienne me tenir compagnie et que je rêve à nouveau de fleurs sans que l'horizon ne s'obscurcisse en fin de parcours.
… Assis, seul dans le grand jardin du Château-Forteresse. Une journée ensoleillée. L'hiver tire à sa fin sans que le printemps n'arrive à imposer sa présence. Les amandiers à ma droite, les abricotiers à ma gauche, tous déjà en fleurs, s'attirent les faveurs de mon papillon qui se promène entre les pétales blancs et roses, transportant entre les fleurs les aveux d'ivresse de leur nouvelle renaissance. Assis, seul dans le grand jardin du Château-Forteresse, je rêve de mon avocate.
Le rêve est plus parfumé que toutes les fleurs, plus beau que tous les printemps. C'est le premier rêve éveillé où je renonce à mon silence, mais sans prononcer un seul mot. Mon avocate s'approche de mon banc et, sans introduction, me chuchote à l'oreille : "Sofiène te passe le bonjour". Puis elle ouvre son sac à main où j'aperçois la boussole de Sidinna !
Oui ! La boussole !
Oui ! Le bonjour de Sofiène Jéridi qui traverse les distances, qui traverse les murs du Château-Forteresse et qui arrive jusqu'à moi !
Oui ! J'étais certain, depuis le début, que mon avocate me croyait, lorsque je lui racontais mes rêves et les détails de mon périple. Elle croyait en l'existence de la boussole de Sidinna et croyait que je l'avais perdue. Et de mon côté, j'étais sûr qu'elle allait la retrouver quelque soit le temps que dureraient ses recherches. Et pourtant, à la vue de la boussole qui brille dans son sac à main, mon cœur manque de peu de sortir de ma poitrine, tant ma joie est forte.
Je suis à deux doigts de perdre ma concentration sur mon rôle et d'égarer définitivement la trace du vol de mon papillon. Mais je me ressaisis in extrémis. Je prends la main de mon avocate et nous nous éloignons des regards des patients. Nous nous arrêtons à côté d'un tout jeune amandier. Je tire doucement une branche fleurie, l'approche d'elle pour qu'elle comprenne bien mon intention. Puis je tends la main vers son sac à main comme pour prendre la boussole. Elle me laisse faire et ouvre son sac à main pour m'aider. Mais j'y prends plutôt un stylo et j'écris sur la paume de sa main : "cadeau de son vingtième anniversaire. Qui sait ?". Puis je referme ses doigts sur ce que le stylo vient de marquer, referme son sac à main sur la boussole de Sidinna et m'attarde à la regarder droit dans les yeux, jusqu'à ce qu'elle voie mes yeux comme elle ne les avait jamais vus briller. Je lui serre longuement la main, dans un silence plein de toute ma reconnaissance.
Nous restons ainsi silencieux, jusqu'à ce qu'une larme lui coule sur la joue. Une larme qui me dit que mon avocate a percé en profondeur tout mon secret et assimilé totalement mon message. Une larme qui représente à la fois sa promesse et ses adieux.


Elle se retourne tout de suite pour partir, me laissant entouré de mes amandiers, suivant du regard le vol de mon papillon, entre les fleurs d'un printemps qui semble encore vouloir tarder à venir.


Le Haïkuteur


Fin du roman / El Ghazala 06 mars 2009


Fin de mon année sur les ailes du récit. Vous êtes cordialement invités à la table ronde qui lui est consacrée au CC Tahah Haddad à la Médina de Tunis.


jeudi 26 février 2009

La Boussole de Sidinna / 22 L'appel de la neige

Mon année sur les ailes du récit (52/53) La Boussole de Sidinna (22/23) – 27 février 2009


Chemin troisième :

Pleine, ma lune

Orientation quatrième :

L'appel de la neige
" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur

Le présent document est un message posté par Sofiène Jeridi dans la boîte aux lettres de maître Ch. B. M., avocate de l'accusé Mohamed Lamjed Ben Habib Ben Bahri Brikcha, le matin du vendredi 27 février 2009.


Chère amie, bonjour,
Je t'écris ces quelques lignes du café "Le Fénec", en face de la station de bus, à l'entrée de votre cité. Je le fais après avoir réalisé que l'enveloppe que je t'apportais était trop épaisse pour être introduite dans la fente de ta boîte aux lettres. Le numéro de téléphone portable, en haut de la page, est celui de Linda. Appelle-là et elle te donnera l'enveloppe cartonnée dont j'ai tenu à renforcer la fermeture avec du ruban adhésif.
Linda est une étudiante de la famille. Elle et son fiancé sont avec moi. Ils me raccompagnent dans la voiture de ce dernier. Elle ne connaît pas le contenu de l'enveloppe. Elle sait seulement qu'il s'agit d'un objet d'une grande valeur sentimentale pour nous deux et qu'il faut qu'elle la garde précieusement jusqu'à ce que tu viennes la récupérer. Cependant, elle a de notre relation une petite idée que j'ai fait circuler dans la famille, dès le premier jour, pour brouiller les pistes. Alors je te prie de m'excuser si sa curiosité la pousse à te poser des questions embarrassantes. Je tiens à ce que tu lui donnes des réponses vagues du genre: "tout est affaire de Mektoub" !
Car tout est effectivement affaire de Mektoub. Et si je n'avais pas l'intention d'exécuter le projet dont je vais t'informer ci-dessous, j'aurais certainement abordé, depuis le premier café du matin que nous avons pris ensemble à Gafsa, la question que, si j'ai bien compris, tu t'attendais à ce que j'évoque avec toi. Mais qui sait, mon amie ? La terre est devenue moins grosse qu'une orange et, la correspondance aidant, nous pourrions évoquer tous les sujets que, pour de multiples raisons, nous n'avons pas encore osé franchement aborder. Toujours faut-il, bien évidemment, que l'appel des vastes horizons te tente comme c'est le cas pour moi.
Pas encore déçue, j'espère ! Tu croyais avoir affaire à un homme solide, transparent, maitrisant bien son destin et sachant parfaitement ce qu'il voulait. Et te voilà en présence d'un être énigmatique et qui ne semble pas aller droit au but. Mais patience, mon amie !
Tu m'en voudras peut-être de ne t'avoir pas informée de mon projet de venir à la capitale, de n'avoir pas cherché à te rencontrer, puisque j'y suis et de ne t'avoir même pas appelée au téléphone pour entendre ta voix. Tu peux prendre cela pour de la lâcheté de ma part. Car mon vrai problème c'est que je suis effectivement un peu lâche. Mais je compte désormais combattre cette lâcheté et m'en racheter à tes yeux dans les jours qui viennent. J'ai reçu ton SMS avec ton adresse email et je vais m'en servir dès cet après-midi pour commencer à tout t'expliquer. Cependant, si tu avais une seule raison pour m'en vouloir plus, ce serait parce que, lors de notre rencontre à Gafsa, comme dans nos communications téléphoniques, je t'ai caché quelques vérités et en ai maquillé bien d'autres.
Mea culpa, mon amie ! Je suis certain que tu vas comprendre mon attitude et me la pardonner. A chacun ses raisons. Je t'expliquerai les miennes et je répondrai par écrit, clairement et dans le détail, à toutes les questions que tu m'as posées ainsi qu'à celles que tu n'as pas encore osé aborder. Seulement, n'oublie pas que tu m'as promis de n'utiliser des informations que je vais te fournir que celles qui serviraient la cause de Mohamed Lamjed Brikcha.


A propos de lui, puisque tu vas incessamment lui rendre visite dans sa prison, salue-le de ma part. Dis lui que si, malheureusement, je n'ai ni assez de courage ni une quelconque qualité me permettant de demander à le voir, je ne suis pas moins fier d'avoir été à la hauteur de la confiance qu'il a placée en moi. Ceci dit, je voudrais que tu n'établisses aucun lien de cause à effet entre l'affaire Brikcha et l'information que je tarde encore à te donner, ni entre cette information et le fait que j'aie accepté de m'entretenir avec toi lors de ta venue à Gafsa ; surtout lors de notre longue rencontre, cet après-midi là, au café d'Oued El-Bey, alors qu'il regorgeait d'avocats venus de la capitale pour le procès, ainsi que d'informateurs guettant tout ce qui s'y passait.
Je veux que tu saches que tu n'es en rien coupable de ce qui m'arrive et que notre rencontre n'a été d'aucun effet sur ma situation professionnelle, ni sur ma prise de décision dans le sens que j'ai finalement choisi. Mais, parfois, les événements s'accélèrent autour de nous, de façon à changer radicalement le cours de notre vie en quelques mois, voire en quelques semaines. Et notre rencontre n'a été que l'un de ces événements qui sont, dans de pareilles circonstances, provoqués par cette accélération du rythme de la vie ou qui s'intègrent naturellement dans le cours de ce rythme au point de paraître à l'origine de son accélération. Car ma décision d'engager dans ce sens le cours de ma vie, se préparait à feu doux depuis assez longtemps.
Je vais te paraître un peu compliqué, mais, sous le choc de certaines pratiques que j'ai trouvées aberrantes, j'ai décidé de tisser ma toile dans le silence absolu et de n'en faire la confidence à personne. Hier après-midi encore, j'étais au bureau comme s'il n'allait rien se passer. Ce matin, personne ne m'a encore téléphoné, mais je suppose qu'ils me croient malade. Ce sera un abandon de poste en bonne et due forme. Même ma sœur ne sait pas où je suis ni où je vais. Elle l'apprendra par une lettre qui lui sera transmise par Linda à son retour, demain, à Redayef.
Tu n'en as rien remarqué, mon amie, mais je me sentais étouffé là où j'étais. C'est que j'ai découvert, depuis que j'ai rejoins l'administration, à quel point j'étais naïf dans mon approche du travail, des relations professionnelles, de l'action sur le terrain ainsi que de la vie en général. J'ai constaté mon incapacité organique à faire quoi que ce soit. Non pour influer sur le cours des événements ou les orienter dans une direction que je crois meilleure. Car ce rêve, j'ai appris à l'enterrer depuis le premier jour. Mais juste pour m'élever au dessus de cette hypocrisie généralisée qui me cause la fièvre en alimentant la plaie un peu plus chaque jour, dans le seul but de conserver de maigres avantages sans aucune substance.
Voilà, mon amie, pourquoi il m'était devenu urgent de respirer une bouffée d'air frais, d'air froid, d'air glacial, s'il le faut. J'ai soudain été pris par une sorte d'obsession de changer radicalement le cours de ma vie tant qu'il était encore temps. Et j'ai commencé à y travailler sérieusement depuis l'été dernier. Ta venue à Gafsa aurait pu me pousser à renoncer, à la dernière minute. Mais je crois avoir été assez sage, ou assez malchanceux, pour mener mon plan à son terme, comme si je ne t'avais pas rencontrée, et reprendre à zéro notre relation par correspondance.
A toi d'appeler mon acte fou comme il te plaira. Considère-le comme un simple revers de la médaille de mon éternelle lâcheté, comme une soumission aux lois du marché de l'hémorragie des compétences, ou même comme une "Harga" par air qui ne tombe pas sous le coup de la loi. Mais au moment où tu trouveras ce message dans ta boîte aux lettres, mon avion aura déjà décollé en direction de Londres d'où je gagnerai Montréal ce soir même. Je vais y passer deux ans, au cours desquels je vais réfléchir sérieusement à mon avenir et me fixer définitivement un chemin à suivre. Et je ne te cache pas qu'il y a de fortes chances pour que je décide de m'y installer définitivement.
Voici, mon amie, un premier jet des confidences que je me suis promis de te faire en raison de notre attirance mutuelle apparente et de ce qui me semble être une convergence de vues sur l'essentiel. Ce message aurait pu faire l'objet de l'email que je t'aurais envoyé ce soir même. Mais les circonstances ont voulu que je te l'écrive sur du papier, acheté dans la librairie de votre quartier. J'aurais pu t'écrire encore plus, mais Linda et son fiancé commencent à s'impatienter et je vais être en retard pour mon avion.


Alors voici mon email. Peut-être recevrais-je, ce soir même, ta réponse, avant que je ne quitte l'aéroport de Londres Heathrow, d'où mon avion décollera à 19h05.
Toute mon amitié et beaucoup plus si tu es prenante.
Sofiène Jéridi
sofianova-tn@hotmail.com


Le Haïkuteur …/… à suivre

jeudi 19 février 2009

La Boussole de Sidinna / 21 Le cercle de l'âne et du papillon

Mon année sur les ailes du récit (51/53) La Boussole de Sidinna (21/23) – 20 février 2009


Chemin troisième :

Pleine, ma lune

Orientation troisième :

Le cercle de l'âne et du papillon

" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur

Que voulaient-ils que j'avoue ?
Que voulaient-ils que je leur dise ?


C'est clair, c'est la logique même, que je n'ai pas fermé les yeux sur la dune de sable au Sahara pour les rouvrir aussitôt devant la mosquée El Qadriya au Kef. Mais ce qu'ils voulaient, c'est que j'avoue avoir connaissance d'autres faits qui se sont passés entre temps et les leur avoir délibérément cachés tout au long de l'instruction. Ils voulaient que je déclare avoir traversé le bassin minier, au cours de mon périple, que j'avais alors recouvré toute ma conscience, sachant parfaitement distinguer le Nord du sud et le lever du coucher, qu'en arrivant à Redeyef, j'avais trouvé la ville tel un volcan en éruption et que je comprenait parfaitement, vue ma longue expérience du chômage, de la pauvreté et des horizons obstrués, tous ces chants que les foules scandaient.
Et puis quoi encore ?
Aurais-je dû leur dire aussi que j'aurais pu, moi-même, me joindre à ces gens en colère pour chanter tous leurs chants, si je n'avais pas été occupé à chercher celui qui voudrait bien recevoir de moi la boussole de Sidinna, ou me rapprocher quelques kilomètres de Tazoghrane ? Ou bien s'attendaient-ils à ce que je leur vende la peau de Sofiène Jéridi, leur avouant qu'il m'avait bien reconnu, comme si nous avions gardé le contact après son départ de l'université, et qu'il m'avait sauvé d'une mort certaine en m'hébergeant jusqu'à ma guérison ?
Que voulaient-ils que je leur dise ?
Je n'ai pas menti en leur disant que j'avais oublié ou que j’étais passé comme dans une sorte de trou noir, qui se présente aujourd'hui comme une page complètement effacée de ma mémoire. Je n'avais pas peur, non plus, de leur divulguer en détail toute la vérité me concernant. Qu'est ce qu'ils m'auraient fait de plus que ce qui m'est déjà arrivé ? Et quelle différence y aurait-il entre la prison à laquelle ils me destinaient et les cachots du silence dans lesquels je me suis volontairement réfugié ?
Je ne mentais pas, mais j'ai vu se réveiller en Sofiène sa bravoure le jour où il a vu ces énergumènes me tabasser avec leurs gros bâtons. Ce jour là, il avait fait le choix de ne pas reculer devant mon appel au secours, en dépit de son engagement politique et des aptitudes qu'il connaissait à ses détracteurs de travestir la réalité pour transformer le fait de secourir un innocent en une enfreinte au devoir de discipline et en un ralliement à la cause de l'adversaire.
Voici un homme auquel je suis redevable de ce qui me reste à vivre. Comment donc ne pas répondre à la bravoure par la moindre des bravoures ? Comment dévoiler le secret de mon bienfaiteur, risquant de compromettre son avenir ?
J'ai peut-être prononcé, par erreur ou par précipitation, le nom de Sofiène Jeridi ou celui de Karim Aouled Belâaifi, alors que je tentais de me rappeler les conditions dans lesquelles j'avais rencontré Bochra Toukebri. Mais j'ai réussi à ne rien dire à propos de la maison de la sœur de Sofiène à Redéyef, ni de l'atelier de son neveu au quartier d'Oued El-Bey, ni encore de son ami médecin qui a passé plus d'une semaine à m'y rendre visite pour me soigner jusqu'à ma guérison, ni surtout de cette nuit au cours de laquelle Sofiène avait organisé ma fuite de Gafsa vers Kasserine, de peur qu'on découvre ma présence chez lui, après que certains m'aient entendu chanter et lui aient dénoncé son neveu qui aurait, prétendaient-ils, passé toute la nuit à se souler dans son atelier en compagnie de jeunes chômeurs qui, avec leurs chants liturgiques, auraient empêché les voisins de dormir.

*****

Je ne me souviens pas exactement qui l'avait dit à propos de moi, lorsque j'étais enfant, mais je ne suis ni débile ni naïf et je sais exactement où Satan cache ses œufs avant leur éclosion. C'est moi qui ai planifié de venir ici. Se trompe alors complètement, celui qui me croit distrait ou qui croit m'avoir roulé ou entrainé là où je ne voulais pas aller. Je suis un enfant du Rbat, moi. Et ces médecins ignorent ce que ça veut dire qu'être un enfant du Rbat et plus particulièrement un enfant de Beb-Tounes ! Ils disent que c'est moi qui me suis laissé choir dans la maladie et que l'origine de mon mal vient du fait que je me sois tellement laissé prendre au jeu du fou que je faisais semblant d'être, que je le suis effectivement devenu. Mais n'est-ce pas exactement ce que je voulais leur suggérer de dire à propos de moi ? Leur reconnaissance de ma folie n'est-elle pas la preuve que je suis plus intelligent qu'eux, qu'ils sont tous tombé dans mon piège et que celui qui va pouvoir percer mon secret serait à naître d'une mère encore trop jeune pour tomber enceinte ?
Je suis encore sain et sauf, à part ce mal de tête de temps à autre en raison de ce coup que j'ai reçu sur la tête en ce jour maudit. C'est ce qu'ils n'ont pas compris et c'est ce que je ne reconnaitrais jamais, même pas sous forme de confidences aux médecins du Château-Forteresse. Depuis que j'ai décidé d'observer définitivement une abstinence de parler, je leur ai porté à tous le coup fatal. J'ai usé du silence comme d'une arme et c'est, entre toutes, l'arme la plus redoutable. Le jeu consiste tout simplement à me taire comme si je n'entendais pas ce qu'ils disent, à détendre complètement les muscles du visage de façon à ce que personne ne puisse y lire la moindre expression, à laisser flétrir mes paupières pour paraître affligé et à regarder au loin de temps à autre, pour suivre le vol de mon papillon. Et le tour est joué ! Ils sont tous tombés dans le piège croyant que je suis fou. Et me voici toujours en train de rêver sans qu'ils ne puissent m'empêcher de planer à ma guise hors de leur lieu et loin de leur temps.
Grâce à mon silence, je suis venu à bout des agents de l'instruction qui ont abandonné la partie. Grâce à mon silence, j'ai arraché mon transfert de la prison à ce Château, sans rien demander à personne. Une piqure le matin et trois comprimés à avaler avec les repas en cours de journée. Voici tout ce que j'ai à payer en contre partie de mon séjour dans ce château-forteresse. Chaque jour, je sors dans ce vaste jardin, y promenant librement une imagination naviguant dans le royaume des cieux et y suivant des yeux mon papillon, compagnon de ma solitude, qui, volant de branche en branche, attend avec moi le printemps, rêve de fleurs et voltige avec les nuages, dans les hauteurs de l'horizon lointain.

*****

Que voulaient-ils que je leur dise ?
Que voulaient-ils que je leur avoue ?


S'ils étaient intelligents, ils auraient chargé l'un d'eux de descendre dans mon zodiaque pour vérifier si je leur disais la vérité. Ils se seraient rendus compte, alors, en touchant simplement le moteur, qu'il était encore chaud et que je ne l'avais arrêté qu'en voyant venir sur moi leur vedette à un mile ou moins. Mais le fait que j'avais fait semblant de ne pas les voir, de m'être totalement concentré sur ma chanson "Ya gamret ellil" et d'avoir ensuite suivi leurs instructions lorsqu'ils m'ont jeté leur corde, me demandant d'attacher mon zodiaque à leur vedette… Tout cela a fait qu'ils ne sont arrivés à leur port d'attache qu'une fois mon moteur refroidi. Je pouvais alors prétendre tout ce que je voulais sans qu'ils n'aient la moindre preuve de mon mensonge.
Je n'ai pas menti en disant que je n'ai jamais pensé à la "Harga". Je n'ai pas menti, mais toute personne à ma place aurait saisi une pareille occasion et aurait salivé à l'idée d'atteindre l'horizon. Car toutes les conditions étaient réunies pour m'offrir dans mon éveil ce qui était hors de portée de milliers de mes semblables, même dans le rêve : une expérience du pilotage des zodiaques, une nuit de pleine lune, une visibilité impeccable, une mer calme et une embarcation prête à partir, n'attendant de moi que de sortir de ma grotte punique et de faire quelques pas avant de me jeter dans le zodiaque, de démarrer, puis de suivre l'étoile du Nord.
Je n'ai jamais pensé à la "Harga", moi. Mais mon papillon s'était installé dans le zodiaque avant moi et n'a pas voulu en descendre. Et puis, lorsque j'ai fait logiquement le calcul, j'ai trouvé qu'une tentative de passer clandestinement les frontières sur un zodiaque pour moi tout seul, comportait moins de risque que de rester là où j'étais et où le gardien aurait pu me découvrir, le propriétaire de l'âne et sa bande auraient pu me rattraper et me faire ce qu'ils avaient menacé de faire et même le toit de la grotte aurait pu s'écrouler sur ma tête me réservant une mort sous l'eau et les décombres en même temps.

*****

Seul, debout, en dépit du froid glacial, au centre du jardin du Château-Forteresse. Je suis des yeux mon papillon qui s'accroche à la racine d'une herbe, colle au sol et ne veut s'en détacher. Je tente de lever les yeux vers le ciel espérant que mon papillon suive ma volonté de planer. Mais il demeure collé au sol, refusant de voler. Mon regard est alors obligé de se rabaisser pour ne pas perdre sa trace.
Parfois, je me demande, lorsque la piqure me fait mal ou que je n'arrive pas à avaler une pilule dont le gout amer se répand sur ma langue avant que je n'arrive à l'ingurgiter, je me demande si ma folie est un pur mensonge, comme je le pense, ou si elle est quelque part une réalité. Et dans l'hypothèse improbable qu'elle serait un peu réelle, où peut-elle bien trouver son origine ? M'a-t-elle atteint parce que j'ai perdu la boussole de Sidinna ? M'a-t-elle atteint parce que, comme le prétend ma sœur Rachida, cette boussole ne serait, à l'origine, qu'une chimère, une de mes inventions, à laquelle j'aurais ensuite cru ? Ou bien, serait-ce en raison de mes disputes avec Khadouja Jaïed qui continue à m'en vouloir et avec Sawana qui m'a complètement lâché ? Ou bien, serait-ce le manque d'Aïchoucha qui ne vient même plus me rendre visite dans mes rêves ?
Parfois, il me semble que, si j'ai ne serait-ce qu'une graine de folie, elle n'aurait rien de tel pour origine. Ce serait plutôt mon manque de courage pour poursuivre la recherche dans le sable profond du septième caillou de silex, celui que Moqaddem Abdel-Hafidh m'avait extrait du cerveau. Le rêve était clairement une vision qui annonçait tout le bien du monde. Je comprenais presque toute sa signification, sans besoin de l'interprétation de Khadouja Jaïed.
Le rêve était vision, mais c'est ma lâcheté qui l'a transformé en cauchemar.


… Seul sur la côte de Haouariya, je cours avec le sentiment enivrant d'avoir réussi à sauver ma peau. Je cours, tout confiant dans la chance qui s'est désormais faite mon alliée. Même la plage rocheuse a commencé à se transformer, sous mes pas, en sable fin, rappelant la plage de Qarraiya. Et soudain je vois le septième petit caillou de silex. Il brille à une petite distance de moi. Je le dépasse un peu. J'aurais pu m'arrêter de courir et revenir, tout calmement, le ramasser. Mais je me rappelle que les agents du propriétaire de l'âne voulaient toujours me rattraper. Alors je me retourne et plonge précipitamment sur le caillou. Mais je tombe tout juste à coté, le couvrant de sable. Déçu, je commence à remuer le sable dans tous les sens. Et, lorsque je vois arriver ces barbares du coté de la colline, courant dans ma direction comme une vague déchainée, le désespoir me gagne et, arrêtant de chercher, je reprends ma course pour leur échapper à nouveau. Mais, fini le sable fin sur cette plage. Le rêve se transforme en cauchemar et la côte redevient rocheuse, ensanglantant mes pieds nus.

*****

Assis, seul sur mon lit, je regarde à travers la fenêtre de la salle. Tous les patients sont endormis. La lumière de la lune caresse les arbres du jardin du Château-Forteresse, eux aussi endormis. Assis, seul sur mon lit. Le sommeil se refuse à moi et les souvenirs abondent dans ma mémoire.
… Pour arriver à Tazoghrane, des jeunes m'ont indiqué le chemin de Baddar. C'est un chemin long et tortueux. Et c'est là que j'ai rencontré mon compagnon. C'est là que mon papillon bienaimé a fusé d'une haie de cactus et a commencé à papillonner autour de moi, me devançant parfois pour s'arrêter ensuite et m'attendre. Je me mets à observer son vol, conscient du fait que la présence d'un papillon en plein hiver constitue un événement exceptionnel. Quelque chose, dans ses battements d'ailes, me dit qu'il n'existe que pour moi et qu'il vole, justement, pour moi. Alors je le suis, m'attardant avec lui à chaque fois qu'il s'arrête et revenant sur mes pas à chaque fois qu'il lui prend de rebrousser chemin. Et la route vers Tazoghrane de se rallonger indéfiniment.
Je continue à suivre mon papillon. Nous-nous éloignons de Menzel Bouzelfa et nous voici à l'entrée d'une ferme. Un homme vient me proposer de me joindre à ses ouvriers pour la cueillette des oranges. Et le papillon de me précéder, sans préavis, à l'intérieur de la ferme. Je ne refuse ni n'accepte la proposition. Seulement, je suis mon papillon qui va se poser sur une branche de laquelle pend une grappe d'oranges. Oui ! Une grappe de "Meski", rappelant la forme de celle du raisin, mais avec des graines un peu plus grandes que les oranges ordinaires. Je reste deux heures ou plus à admirer cette grappe. Mon papillon n'arrête pas de roder autour d'elle, papillonnant et se posant sur les touches de lumière appliquées par les rayons du soleil sur chacune de ses oranges. Le propriétaire de la ferme finit par s'apercevoir que je n'avais cueilli aucune orange. Il m'observe un moment, les yeux écarquillés devant ma concentration sur cette grappe en particulier, puis il la coupe, me l'offre et me renvoie aussitôt. Et mon papillon de sortir avec moi de la ferme. Je l'entends presque qui rigole d'un rire complice. Alors je me mets à rire aux éclats à mon tour.


… Quelque chose, dans le soleil de ce jour là, a de quoi couper le crane en dépit du froid sévère. C'est que ma tête commence à me faire mal et que je me sens fatigué d'avoir trop marché. C'est la raison pour laquelle, dès que je me fais rattraper par un vieil homme à dos d'âne, je l'arrête et le supplie de me faire monter derrière lui, ne serait-ce que pour quelques mètres. A mon étonnement, il descend et me laisse l'âne en disant :
- Je suis arrivé, fiston, l'âne est à toi. Monte et, dès que tu es arrivé, dis lui de revenir et il reviendra tout seul.
- Vous êtes bon, monsieur, lui dis-je. Mais ne craignez-vous pas que je vous le vole ?
- Vous ne le pourrez, me dit-il ! C'est un âne voué. Et les ânes voués, nous les utilisons et les laissons revenir à leurs besognes. Cet âne m'a été laissé comme je vous le laisse à l'instant. J'étais fatigué. J'ai demandé à un jeune de ton âge de me faire monter derrière lui. Mais il est descendu et m'a dit exactement ce que je viens de te dire.
… Se peut-il que tout cela ne soit que le fruit du hasard ? Je commence à douter que je rêve. Mais je suis tellement fatigué que je n'ai aucune envie de me réveiller. Je monte, l'âne démarre et je me vois emporté par le sommeil. Mon rêve de l'âne s'imbriquant dans mes rêves à dos d'âne, je n'ouvre les yeux que pour constater que l'animal s'arrête tout prêt d'une construction abandonnée au beau milieu d'un champ de blé. Le soleil est sur le point de se coucher et je pense que cette pièce pourrait servir d'abri où passer ma nuit et que je verrais par la suite comment faire. C'est alors qu'apparaît à côté de moi un homme me demandant s'il peut monter avec moi pour quelque distance. Alors je lui dis ce que m'a dit le vieil homme, je descend et lui laisse l'animal. Sans dire un mot, l'homme monte et s'en va dans la direction par laquelle je suis arrivé.

*****

Rêves, souvenirs, souvenir de rêves…
… Les nuits s'éternisent dans ce Château-Forteresse, les insomnies aussi. La route vers Tazoghrane se rallonge, tournant en spirale au tour des montagnes, pour revenir au point de départ sans que je ne puisse jamais atteindre mon village rouge. Les nuits se multiplient et se ressemblent. Je dors un soir sous un pont, un autre dans un hangar abandonné. Qu'elles sont nombreuses, les bâtisses en ruine, sur ces collines verdoyantes ! Je dors pour me réveiller sur les papillonnements de mon compagnon qui me réveille et me précède. A peine arrivés sur la grande route, que l'âne apparaît. Et, lorsque je monte, mon papillon se met à s'agiter joyeusement autour de moi, comme pour me rappeler que tout départ doit aboutir à une arrivée et que le printemps doit inéluctablement venir à bout de cet hiver.


… La route se rallonge et la fatigue me gagne. Je sens que mon rêve se rallonge, lui aussi. Il s'alourdit, se complique et s'étire, alors que les battements de mon cœur épuisé par ce voyage m'appellent à me réveiller avant de mourir de toux et de fièvre. Je cris entre les montagnes : "pince-moi petite maman" ! Mais nul écho ne me parvient ! La nuit et le jour continuent à se relayer sur moi, alors que je suis toujours au même point du temps. C'est du moins ainsi que je le perçois. L'âne me porte en trottant toujours entre les mêmes collines. Je n'en descends que pour le laisser à un autre voyageur et je ne me réveille d'un nouveau sommeil que pour le retrouver. Mon papillon commence, lui aussi, à être fatigué, mais il demeure aussi fidèle, s'accrochant à moi comme mon ombre. Ou peut-être est-ce moi qui m'accroche à lui !
Rêves, souvenirs, souvenir de rêves… Bribes de rêves qui se suivent. Un âne les reliant entre-elles. Jusqu'à un coin de rêve où, enfin, je me retrouve face à la mer, la surplombant du haut d'une colline. Revoyant la surface de l'eau bleue, je manque de peu d'exploser de joie et de me mettre à chanter à tue tête ! Mais je prends tout de suite peur et me retourne. Une bande de durs, armés de gros bâtons, marchent derrière l'âne. Je presse la bête pour accélérer, mais ils pressent aussi leurs pas et continuent à marcher au rythme de l'âne avant de m'encercler de toute part. Ils me disent qu'ils sont les agents du propriétaire de l'âne, qu'ils se sont épuisés à me rechercher jusqu'à ce qu'ils m'aient enfin trouvé, que leur patron est décidé à me punir d'avoir volé son âne personnel et qu'ils doivent me mener à lui afin qu'il me fasse dans son lit ce qu'il fait d'habitude à sa femme.
… En vain, j'appelle Khadouja Jaïed pour qu'elle me pince et me réveille. En vain, je me débats entre leurs grosses mains sales, leur criant que je n'ai jamais rien volé... Et puis, je ne sais comment, me vient sur le bout de la langue la fameuse tirade "d'Abou Hourayra" de Messaâdi. Je leur dit : "Est-ce ainsi que le temps viole le vierge espoir ?" Et il me semble soudain revivre les événements du "Hadith du chien". Une vague de courage monte, alors, en moi et je leur lance : "Laissez-moi… Ô, plus bas que ravins… Plus faibles qu'esclaves… Plus vils que moustiques … Ô, enfants de l'Homme !"
J'ouvre les yeux. La nuit est silence autour de moi. Je suis dans une grotte punique située à même l'eau et dont le toit menace de s'écrouler sur ma tête. Je regarde à l'extérieur et vois une nuit de pleine lune et, à quelques pas de moi, un zodiaque pneumatique attaché par une corde à un rocher. Soudain mon papillon prend son envol, passe devant mes yeux et me précède joyeusement au zodiaque. Et les événements de s'accélérer. Je ne sais plus comment je me retrouve, à mon tour, dans le zodiaque, comment je démarre et m'éloigne de la terre ferme. Me retournant, je vois une vingtaine d'hommes, ou plus, sortant tous des grottes puniques où ils étaient cachés. Je les prends d'abord pour les agents du propriétaire de l'âne. Mais se peut-il qu'ils aient l'intention de "brûler" dans ce petit zodiaque qui ne peut contenir que difficilement cinq d'entre eux ?

L'essentiel c'est que la chance m'ait envoyé leur embarcation pour la mettre à ma seule disposition. Et, qui sait, peut-être les ai-je sauvés ainsi d'une mort certaine !

Le Haikuteur …/… à suivre

jeudi 12 février 2009

La Boussole de Sidinna / 20 Le palmier d'Oued El Bey

Mon année sur les ailes du récit (50/53) La Boussole de Sidinna (20/23) – 13 février 2009


Chemin troisième :

Pleine, ma lune

Orientation seconde :

Le palmier d'Oued El Bey

" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur



Voici, rédigés sous forme de journal, des extraits d'un carnet de notes de Maître Ch. B. M., avocate de l'accusé Mohamed Lamjed Brikcha.


Gafsa – Mercredi, début d'après midi :

Je suis à Gafsa, où je me suis rendue, comme plusieurs confrères, pour assister au procès du bassin minier. J'ai saisi l'opportunité de mon séjour ici pour entrer en contact avec Monsieur Sofiène Jeridi, professeur de langue arabe et ancien responsable de la section de l'union des étudiants, dont le nom a été cité par mon client, Mohamed Lamjed Brikcha, dans ses déclarations. Je me suis adressée à lui après qu'un confrère m'ait indiqué l'endroit où je pouvais le trouver. Et, sans l'avoir contacté au préalable, j'ai frappé à la porte de son bureau au service administratif où il travaille en tant que détaché de l'enseignement. Et comme l'objet de ma visite n'avait pas de rapport avec son travail, nous avons convenu d'un rendez-vous et il y est venu, comme prévu.
J'ai tout de suite remarqué la ponctualité de monsieur Jeridi. Qualité rare par les temps qui courent ! Il m'a semblé, de plus, être un homme de bien, bien élevé, réaliste et direct. Il m'a franchement dit qu'il s'était fait son propre point de vue sur le procès, pour lequel mes confrères et moi avons effectué le déplacement depuis Tunis, mais qu'il gardait son opinion pour lui-même, ajoutant, en toute clarté, qu'il était et qu'il demeurait un homme fidèle au régime et un militant discipliné. Faisant de la politique, il sait qu'il y a toujours quelqu'un pour l'attendre au tournant, guettant la moindre erreur qu'il commettrait et tient à ce que sa carrière ne subisse pas de revers à cause d'un geste humanitaire qu'il avait accompli au cours des événements.
C'est ainsi que monsieur Jéridi a expliqué son refus catégorique de venir formellement témoigner au procès de mon client. Mais je lui ai expliqué l'état psychologique critique dans lequel se trouvait Mohamed Lamjed Brikcha et l'urgence, pour moi, d'obtenir des informations sur une étape de son périple qu'il avait complètement occultée de sa mémoire ; peut être y trouverais-je la preuve irréfutable de son innocence. Réalisant ma détermination à défendre mon client jusqu'au bout, quoi qu'il m'en coûte, il s'est montré compréhensif et m'a demandé s'il pouvait réellement me faire confiance.
Je lui ai promis de garder le secret de nos entretiens, de ne jamais dévoiler mes sources et de n'utiliser les informations qu'il me fournirait que pour défendre les intérêts de mon client. Il m'a alors confié avoir effectivement rencontré Mohamed Lamjed Brikcha par hasard à Rédayef, au début du mois de juin. Mais, pressés par le temps nous avons dû prendre rendez-vous pour un second entretien afin qu'il me parle des circonstances exactes dans lesquelles s'était déroulée cette rencontre.


*****

Gafsa – jeudi, midi:

Monsieur Jéridi affirme avoir, tout de suite, reconnu mon client, en dépit du fait qu'il ne le connaissait que superficiellement et malgré la longue période pendant laquelle il ne l'avait plus revu.


"J'étais chez ma sœur, me dit-il, lorsque j'ai entendu un vacarme qui m'a attiré vers la fenêtre du premier étage. J'ai tout de suite reconnu Brikcha qui criait, alors que deux forcenés le frappaient avec de gros bâtons, tentant de le convaincre qu'ils agissaient ainsi pour chasser de son corps un démon qui l'habitait. Quant à lui, il tentait de se relever en titubant, pour chanter "El Ward Jamil".
"Aussi bizarre que puisse paraître la scène, ajoute monsieur Jéridi, c'est exactement ce que j'ai vu et entendu. Autrement, je ne serais jamais intervenu ! Loin de moi de prétendre que c'est mon intervention qui l'a délivré de l'emprise de ces deux forcenés qui - soit dit pour être clair - n'avaient rien à voir avec des agents de police en civil. Le temps de descendre les escaliers et de sortir de la maison, je les ai vus prendre inexplicablement la fuite. Au loin, une foule monstre de jeunes et d'adolescents arrivait en s'agitant et en criant. J'ai dû simplement attirer Brikcha à l'intérieur de la maison, le temps que la foule passe et s'éloigne.
"Il m'a dit qu'il souffrait, qu'il était étranger à la ville, qu'il s'y trouvait par pur hasard et qu'il cherchait simplement un automobiliste se dirigeant vers le Nord pour avec lui en autostop. Nous sommes sortis. Heureusement, ma voiture était intacte comme je l'avais laissée. J'ai emprunté quelques ruelles pour éviter les grandes places et nous avons pris la direction de Gafsa.
"Brikcha avait reçu un coup sur la tête, poursuit-il. Sa blessure paraissait plutôt superficielle, mais il souffrait de vertiges. Aussi, un peu de sang humidifiait ses cheveux et coulait sur son col de chemise. Je lui ai donné quelques mouchoirs en papier afin qu'il comprime sa blessure, le temps de sortir vite de la ville et de trouver une pharmacie au premier village sur notre chemin. Lorsque nous nous sommes arrêtés, la blessure avait beaucoup enflé. Nous l'avons montrée au pharmacien et il s'était contenté de la nettoyer, la couvrant d'un pansement en nous conseillant d'aller d'urgence consulter un médecin.
"Tout le long du trajet, Brikcha tentait d'engager avec moi une discussion, poursuit monsieur Jéridi. Il voulait savoir si je travaillais et ce que je faisais, mais moi je le laissais parler et évitais de répondre. Il tenait des propos parfois clairs et balbutiait parfois, par bribes, des mots ambigus. Il m'a parlé d'une boussole, d'un marin et d'un voyage vers le Nord. Il parlait comme dans un rêve avec un style décomposé et des mots entrecroisés. C'était comme une sorte de film surréaliste. Il criait de douleur pour se remettre tout de suite à chanter "El ward Jamil" d'une voix, par ailleurs, mélodieuse ; et je sentais l'immensité de son drame. Cependant, aussi convaincu que j'étais de la noblesse de mon geste humanitaire, j'ai soudain eu peur de l'emmener à l'hôpital. Qui savait, en effet?

"Plus on s'approchait de Gafsa, ajoute mon interlocuteur, et plus je regrettais d'avoir cherché à le secourir et hésitais à entrer en ville. Quant à Brikcha, il s'assoupissait un instant, puis se réveillait brusquement, secoué par la douleur, pour me parler avec la voix de quelqu'un sur le point de perdre conscience. Il me demandait de l'aide et me suppliait de recevoir de lui la boussole si j'en étais le propriétaire. Il s'assoupissait de nouveau un peu. Puis me disait :"emmène-moi au Nord".
"A quelques kilomètres de Gafsa, j'ai senti qu'il sombrait et craint qu'il ne tombât dans le coma. Alors je l'ai fait descendre de la voiture pour le secouer et lui faire prendre l'air un moment. Je lui ai demandé si sa destination était Kairouan et il a secoué la tête pour dire non. "Alors Kasserine" ? Il s'est tu. J'ai réalisé à cet instant qu'il s'était complètement évanoui. Alors je l'ai fait remonter dans la voiture et, pris de panique, je me suis empressé à prendre un raccourci vers Kasserine.


En y arrivant, poursuit-il, j'ai pensé le laisser dans un café et m'en aller. Je me suis, effectivement, arrêté au premier café. C'était une sorte de local modeste où il n'y avait pas plus de trois clients, tous des jeunes. Ils se sont, tout de suite, joint à moi. Nous l'avons installé sur une chaise et lui avons mouillé le visage à l'eau fraiche. Mais il était toujours inconscient. Je leur ai expliqué que j'étais pressé et que je devais repartir tout de suite. A propos de Brikcha, je leur ai dit que c'était un inconnu que j'avais trouvé à terre sur la route, à la sortie de la ville et que je le leur avais ramené pour qu'ils l'aident à retrouver sa famille.
Avant de repartir, conclue mon interlocuteur, un jeune est arrivé tout à fait par hasard. Il l'a reconnu et s'est porté volontaire pour s'en occuper, me promettant de se débrouiller pour le conduire chez un médecin. Alors je le lui ai laissé et suis rentré chez moi, ne sachant s'il fallait être satisfait d'avoir échappé à une catastrophe ou si je devais me sentir coupable d'avoir projeté de faire du bien sans avoir eu l'audace d'aller au bout de mon action.
J'ai demandé à monsieur Jeridi, pour terminer, s'il se rappelait le nom de l'un de ces jeunes auxquels il avait laissé Mohamed Lamjed Brikcha à Kasserine. Il a répondu qu'il ne se souvenait pas des noms, mais qu'il avait compris que celui qui s'était porté volontaire pour s'en occuper était un poète, et qu'il le faisait par reconnaissance pour Brikcha qui l'aurait soutenu alors qu'il était étudiant et aurait publié ses poèmes dans la revue éditée par le club de littérature de la faculté des lettres.

*****

Gafsa – Café du palmier d'Oued El Bey – Vendredi soir :

………………….
… Puis, je ne sais comment, nous avons à nouveau évoqué le souvenir de Mohamed Lamjed Brikcha. Et Sofiène de me confier qu'au début, il n'avait remarqué chez lui aucun problème de mémoire. C'est qu'il s'était souvenu de lui à son tour, en dépit de son malaise. Il s'était même rappelé une anecdote qui leur était arrivée lors de leur première rencontre à la buvette de la faculté des lettres de la Manouba, il y a plus d'une dizaine d'années.
Sofiène terminait sa dernière année d'études à la faculté lorsqu'il fit la connaissance de Mohamed Lamjed Brikcha, alors en première. Sur mon insistance, Sofiène m'a raconté cette anecdote qui l'avait tellement marqué et qui a fait qu'il n'a plus jamais oublié mon client.
"Brikcha, m'a-t-il dit, était à la buvette avec un groupe d'amis, lorsque je me suis adressé à eux, leur proposant de nous rejoindre dans les rangs des étudiants du parti. Sa réponse avait été d'une extrême originalité. Il m'a dit : "Nous sommes tous inscrits au parti des "Khobzistes". Mais j'ai une proposition à te faire : Tu es supposé être plus cultivé que nous, puisque tu es en terminale. Les gens de Gafsa, que je connais bien d'ailleurs, sont connus pour leur amour du cinéma et leurs connaissances solides en ce domaine. Je te pose donc une question sur le cinéma. Si tu réponds juste, alors je m'inscris immédiatement et sans conditions ; peut-être même que mes amis aussi s'inscriront aussi. Mais si tu réponds faux, alors je ne te demande que de nous foutre la paix et de ne plus faire cette proposition à aucun de nous. Sinon je jure que je vais former une liste sous les couleurs du parti de Sidi Belhassen Echchedli, mener une campagne Bendir battant et vous allez voir comment nous allons rafler tous les sièges de votre conseil scientifique."
Et Sofiène d'ajouter en riant, tentant d'imiter la voix et les gestes de Mohamed Lamjed Brikcha :


"Je devais suivre son raisonnement jusqu'au bout, pour voir où il allait en venir. Alors il a regardé sa montre et dit : "il est maintenant huit heures vingt. Sais-tu s'il existe un film dont le titre serait "Huit et demi" ? Et si oui qui en serait le réalisateur ?" Tous se sont mis à rire et ça se voyait qu'ils ne connaissaient pas plus que moi la réponse. Alors il a ajouté en donnant le titre en français "8,5 ça fait une moyenne qui ne donne pas droit au rachat en fin d'année!" Jugeant que c'était une blague de sa part, j'ai donc répondu que ce genre de film était un pur produit de ses plaisanteries et lui ai promis, s'il avait des connaissances réelles dans le domaine du cinéma, de le proposer pour animer le cinéclub à créer à la faculté.
"Mais ma réponse était fausse, poursuit Sofiène, et Brikcha m'avait fourni, de mémoire, toutes les informations concernant ce film, m'invitant à m'assurer de son existence, le soir même, en suivant le programme de la série consacrée au cinéma italien, par une chaine satellitaire spécialisée dans la diffusion de films culturels.
Je n'ai retrouvé le sommeil, a conclu Sofiène, qu'après avoir vu "Otto e mezzo", ce film produit treize ans avant ma naissance et qui était diffusé en hommage au réalisateur Federico Fellini et à son comédien fétiche Marcello Mastroianni. Et c'est ainsi que je me suis retrouvé, suite à une plaisanterie de Mohamed Lamjed Brikcha, contaminé par la cinéphilie. J'ai, bien sûr, tenu ma promesse de ne plus l'inviter à s'inscrire à l'organisation estudiantine. Et, malgré mon soutien à sa candidature pour l'animation du club de cinéma, ni lui ni ses amis n'ont voté pour l'élection des représentants des étudiants au conseil scientifique.

*****

Gafsa – samedi – six heures du matin :


Aujourd'hui je me suis réveillée tôt. Je me suis sentie attachée à Sofiène, en admiration devant sa maturité politique, peut-être même convaincue de sa stratégie et de sa façon de voir les choses ! D'un geste machinal, je l'ai appelé pour lui dire au revoir avant de repartir pour Tunis. Mais il a tenu à ce que nous buvions notre café ensemble. Avant de nous quitter, il a demandé mon adresse personnelle ainsi que celle du bureau où je travaille. Il a dit qu'il voulait un jour me faire la surprise de se trouver sur mon chemin alors que je me rends au bureau ou que je rentre à la maison…
Qui sait ? Mektoub…

Le Haïkuteur …/… à suivre

jeudi 5 février 2009

La Boussole de Sidinna / 19 Impasse du silence, N°3

Mon année sur les ailes du récit (49/53) La Boussole de Sidinna (19/23) – 06 février 2009

Chemin troisième :

Pleine, ma lune

Orientation première :

Impasse du silence, N°3


" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur


Beb-Tounes est unique. Comme passage de courant d'air, cette porte de la Médina n'a pas son pareil.
Bien connus, les vents de Beb-Tounes. Ils soufflent toujours … et patati et patata... jusqu'à la fin de ce qui a déjà été dit :


Sens unique...
Entrée sans sortie...
Traversée…
Rupture…
Descente de la rue…
Echos ne parvenant jamais…
Ecrasement contre la muraille muette…
Déviation...
"Chut… silence… ferme… colmate"… et "si ta porte t'amène du vent, alors condamne-la!" et… vous connaissez toute l'histoire. Inutile alors de la ressasser à nouveau. Mais cette fois-ci c'est différent ! Car, comprenant que le fil de son histoire lui a définitivement échappé, l'intéressé s'est complètement tu.
*****
Mohamed Lamjed Brikcha s'est définitivement tu. N'ayant pas supporté la pression, il est tombé, dit-on, dans une mutité totale. Mais certains disent, au contraire, qu'il s'agirait plutôt de résistance que de mutité et qu'il refuse plutôt de parler, tant que les enquêteurs chercheraient à l'impliquer dans des crimes qu'il n'a pas commis. On dit encore que, désespérés de lui arracher le moindre aveu, ils auraient lâché prise, finissant par l'interner avec les malades mentaux incurables. On prétend même, dans une autre version, que toute une résidence-laboratoire aurait été conçue spécialement pour Mohamed Lamjed Brikcha. Il y serait en ce moment sous contrôle, comme un cobaye, en vue d'analyses approfondies et d'expériences compliquées dans le cadre d'une étude pluridisciplinaire dont l'objectif serait de trouver des solutions radicales aux problèmes de toute une génération.
Paroles que tout cela ! Paroles semées à tout vent lointain. Mais ce qui est certain, dans tous les cas, c'est que Mohamed Lamjed Brikcha, qu'il ait refusé de parler, qu'il ait été poussé au silence ou qu'il ait été effectivement atteint de mutité, a définitivement cessé d'avoir une voix audible. Ce qui est certain, dans tous les cas, c'est que l'impasse Brikcha compte désormais, à elle seule, trois muets. Dieu merci, je ne suis pas forte en calcul, autrement je me serais lancée dans des opérations compliquées, comptant les impasses de la médina et mesurant le mouvement de son invasion par le silence, à la lumière du taux d'invasion de notre impasse.
Je te confie à Dieu, Mohamed Lamjed, fils de ma voisine ! Je te confie à Dieu dans ton épreuve qui ne concerne plus que toi. Plus de soutien, plus de support qu'une avocate stagiaire qui ne cesse de courir entre les couloirs de la prison et la maison des Brikcha. Plus qu'elle, après que ta sœur unique ait levé les bras, annonçant son incapacité à s'occuper davantage de toi. Plus qu'elle à combattre pour toi, sillonnant le pays à la recherche de preuves de ton innocence et de gens qui t'auraient vu passer ou résider et qui seraient prêts, pour la seule vérité, à apporter un témoignage. Plus qu'elle, enfin, à croire à l'existence de cette boussole, à toi léguée par Sidinna, que tu aurais égarée ou qu'on t'aurait volé en cours de route.

*****


Ce qui est certain, dans tous les cas, c'est que l'intéressé s'est tu. Pourquoi alors demander aux vents de Beb-Tounes de continuer à souffler dans la même direction ? Nul besoin de devin pour démontrer que les vents ne sont plus les mêmes, que la porte-chicane n'est plus la même et que les temps ne sont plus les mêmes. Les vents de Beb-Tounes ne soufflent plus comme nous attendrions qu'il soufflent. Ils ne se dirigent plus du côté que nous souhaitons, ni même comme le leur dicte leurs envols spontanés. Le canal de la porte-chicane n'est plus le seul à changer leur direction. A notre insu, d'autres circuits, d'autres canaux, d'autres fréquences ont été créés, les chargeant à chaque fois du prévisible, du moins prévisible et, surtout, de l'inattendu. Et malheur à celui qui prend l'habitude de les voir toujours souffler en sa faveur. Malheur à qui n'en attend que du bien. Il ne ferait que construire sur du vide. Et que celui qui n'a pas encore côtoyé le vide, vienne écouter ce que "Bbé" Sabriya a à en dire !
Ce qui est certain, dans tous les cas, c'est que l'intéressé s'est tu. Que peut alors celle de nous dont les poumons s'emplissent de vacarme et dont la voix ne trouve pas les cordes auxquelles les cris peuvent s'accrocher pour sortir ?
Je te confie à Dieu, Khadouja, femme de Brikcha ! Tu as porté, accouché, éduqué… Tu as patienté attendant de voir grandir. Et, pour t'en récompenser, le destin ne se contente pas de te priver de ton enfant tout en le laissant en vie ! Il t'accable de paralysie et de mutité et te confisque, en plus, la liberté de mouvement et le droit de décider de ton propre sort. Et te voici, voisine de ma vie, sous tutelle ! Te voici forcée à signer sur papier blanc au gré de la volonté de ta fille et à partir de chez toi, la mort dans l'âme.
Je te confie à Dieu, voisine de ma vie, là où tu as déménagé. Quant à moi, il me reste, après toi, Dieu le seul, Dieu l'unique ! Il me reste le Clément, le Miséricordieux, mais aussi tout ce vide que tu me lègue et que ne peut contenir cette impasse avec ses trois maisons à jamais sans âmes.

*****

Lorsque les vents se sont mis à souffler à Beb-Tounes, diffusant la nouvelle de la main mise de Sawana sur la maison des Brikcha, l'avocate n'avait encore pas informé Rachida des résultats des tests psychologiques qu'on avait fait subir à son frère. Rachida était encore au huitième mois de sa grossesse. Une nuit, elle a fait un cauchemar qui l'a sortie de son lit en chemise de nuit. Elle a fui sa chambre en criant, traversant le patio vers la chicane, puis la chicane vers l'impasse. Elle a manqué de peu de réveiller tous les habitants de Beb-Tounes. Sans l'aide de Dieu, son mari, Ayadi Touhami, n'aurait pas réussi à la faire taire, ni à maîtriser son agitation pour la ramener difficilement à son lit.
Et, comme à chaque fois que les vents de Beb-Tounes soufflent dans le sens contraire de celui que nous désirons, nous nous sommes réveillés, le lendemain, sur la rumeur de cette Djennya dont les engins auraient démoli le foyer aux Swanys et qui aurait décidé de se venger des propriétaires du terrain en s'appropriant leur maison à Beb-Tounes. De là à dire que la Djennya s'était implantée à la maison des Brikcha en raison des travaux engagés à la Sénya de Sawana, il n'y avait qu'un pas que Rachida a vite franchi, finissant par être convaincue que cette Djennya s'était installée dans sa propre chambre, perturbant son sommeil et venant chaque nuit l'avertir qu'elle ne la laisserait pas accoucher dans ce local qu'elle considérait désormais comme sien et que personne n'avait plus le droit de partager avec elle, à part, évidemment, Mohamed Lamjed. Aussi, selon ses dires, la Djenniya aurait-elle fini par lui interdire de dormir, la menaçant si jamais elle fermait les yeux, que sa punition serait la mort de son bébé dans son ventre.


Et la crise de Rachida de s'aggraver sans raison apparente. Elle a développé une allergie à la simple prononciation du nom de son frère dont l'affaire avait trop trainé, commençant à lui peser plus qu'elle n'en pouvait supporter. Elle a fini par juger que personne d'autre que Mejda n'était responsable de ce qui lui arrivait et que c'était lui qui aurait chargé Sawana, sa Djennya, de lui empoisonner la vie pour la punir de n'avoir pas cru qu'il avait une relation sérieuse avec elle, ou de s'être permise de se marier avec Ayadi Touhami, sans attendre qu'il soit rentré.
La crise de Rachida s'étant aggravée, Ayadi Touhami s'est trouvé contraint de l'emmener chez un devin de son pays, dont les journaux publient encore chaque jour les photos ne cessant d'en vanter les prouesses. Et le Devin de se montrer tout à fait d'accord avec elle, confirmant exactement l'interprétation qu'elle faisait de ses cauchemars et lui affirmant qu'elle ne pouvait accoucher qu'une fois coupé tout lien qu'elle avait avec la maison des Brikcha. Aussi lui a-t-il conseillé de déménager définitivement hors des remparts, lui permettant de prendre sa mère avec elle, à condition que celle-ci n'ait plus aucune sorte de lien avec la maison à abandonner.
Ainsi, les vents de Beb-Tounes commencent-ils à souffler à une vitesse vertigineuse, laissant à l'impasse Brikcha un vide dont je ne peux pas encore mesurer l'immensité. Depuis des années déjà, notre impasse comptait une maison abandonnée: celle des Zinouba. Toute la chaux de sa façade s'était épluchée, découvrant profondément les pierres en dessous. La porte s'était fissurée et sa peinture qui, si mes souvenirs sont bons, était bleue, s'était complètement éteinte. Il n'est resté de clairement visible que le numéro "Un" inscrit en blanc sur une plaque métallique, à l'origine bleue marine, encore vissée tout en haut du battant droit. Il ne m'était jamais venu à l'esprit que ce numéro cachait en lui, depuis l'éternité, la signification terrifiante qu'il revêt aujourd'hui, ni que l'abandon de la maison des Zinouba n'était qu'un simple commencement d'une fin qui devait nécessairement arriver.
Après avoir réussi à cacher tous mes sentiments en serrant longuement Khaddouja contre moi, après l'avoir portée avec Rachida pour l'aider à monter en voiture, après avoir suivi du regard la dernière camionnette de déménagement, jusqu'à ce qu'elle ait emprunté le tournant vers l'extérieur des remparts, j'ai longuement regardé le numéro "deux" sur la porte définitivement fermée des Brikcha. Puis, tournant le regard vers la porte à côté, portant le numéro "trois", je n'ai plus pu m'empêcher de pleurer. La troisième maison était la nôtre. C'est la dernière à demeurer occupée dans l'impasse, tout comme je suis la dernière de toute notre famille à demeurer en vie.
Toute une impasse pour "Bbé" Sabriya, pour une femme muette, isolée même de ses plus proches voisins et à laquelle le souffle du vent n'apporte plus que l'angoisse et la peur de ce dont le lendemain sera fait.
Quelle autre issue que toi ai-je, impasse du silence ?
Quelle autre Houma que toi ai-je, Beb-Tounes ?
Quel endroit accepterait d'accueillir "Bbé" Sabriya, si jamais j'osais m'en aller ?

*****

Quels vents peuvent bien avoir amené Ameur El-Binou à Beb-Tounes?
Est-ce vrai qu'il n'est pas au courant ?
Qu'est-il venu chercher exactement à la maison de sa tante ?
Plus d'un mois après le départ de ma voisine et alors que je commençais à m'habituer à ma solitude dans l'impasse du silence, Ameur El-Bintou s'est présenté, sans raison aucune. Il a stationné sa voiture devant l'impasse et s'est mis à klaxonner à tue tête jusqu'à me sortir de ma cuisine, alors que ma casserole était sur le feu. Il m'a dit qu'il était venu exprimer sa sympathie à sa tante après que Mejda ait sombré dans la folie. "Folie qui t'emporte la tête, espèce de vicieux, ai-je pensé !"
Il s'est mis alors à insulter Rachida et son mari pour avoir laissé fermée la maison de sa tante et m'a intimé, en criant, l'ordre de lui ouvrir la porte, comme je l'avais fait la dernière fois. Dieu merci, je suis muette ! Je lui ai expliqué par les gestes que la porte était définitivement fermée et que les habitants de la maison s'étaient sauvés de la Djennya, déménageant dans un quartier lointain. Mais j'ai fait exprès d'esquisser des gestes incompréhensibles, faisant semblant de lui indiquer l'adresse. Ainsi, il ne pourrait trouver l'endroit où ils avaient déménagé.


C'est que Rachida déteste à mort Ameur El-Bintou. Je sais qu'elle ne veut pas qu'il lui rende visite dans sa nouvelle demeure qui, de toute façon, n'est plus celle de sa tante. Moi aussi je déteste ce chien, ce cochon qu'est Ameur El-Bintou ! Ayant désespéré de comprendre mes gestes, il m'a insultée, est monté en voiture et s'en est allé en klaxonnant. C'est ainsi qu'il est : il te demande un service sur un ton impératif et, une fois obtenu ce qu'il veut, il t'insulte. Franchement, je suis contente pour Carla Piccolo qui s'est séparée de lui. Elle s'en est affranchie, la pauvre.
Si ce qu'on dit est vrai, Carla Piccolo l'aurait poussé à vendre tout ce qu'il possédait, y compris la maison de son père au Rbat. Puis elle aurait soldé toutes ses possessions ici, et serait rentrée définitivement à Palerme, le laissant sans la moindre ressource, réfugié chez les Laâjel. C'est au moins ce que l'on dit. Et ce ne sont, bien sûr, que les vents de Beb-Tounes qui soufflent dans les mots à leur manière. C'est pour cela que certains autres disent qu'El-Bintou continue, au contraire, à vivre heureux avec son italienne de femme.
Mais il y en a qui croient qu'ils se sont bien séparés, qu'ils l'auraient même fait à l'amiable et que c'est Ameur El-Bintou qui en serait sorti seul gagnant, car il aurait tout partagé de moitié avec Carla Piccolo. Quant à la maison du Rbat et au restaurant flottant, il ne les aurait vendus que pour rassembler toute sa fortune dans un même compte, afin de s'associer à Néji Laâjel pour construire un complexe de loisir sur le terrain de la Sénya de Sawana, comprenant, à ce qu'on dit, cinq immeubles avec toutes les commodités : appartements d'habitation, locaux commerciaux ainsi que restaurants et autres cafés.
Tout ceci est paroles, bien sûr ! Mais la rumeur la plus répandue affirme que le divorce a bien eu lieu. Mais que c'est Radhia Bent Kahla qui en serait la principale instigatrice. Ce que je sais, moi, c'est qu'elle est effectivement du genre à détourner les hommes. On dit que c'est elle qui a soufflé à Ameur El-Bintou l'idée de laisser tomber sa vieille étrangère pour épouser une jeune, à l'âge des roses. Ainsi aurait-elle réussi à se jouer de lui, le poussant à reconnaître la paternité de Mayara, sa bâtarde de petite fille.
Ce que je sais, moi, et j'étais présente, c'est que Radhia était venue à Khadouja lorsque s'est répandue la rumeur de la noyade de Mejda. Elle avait alors choqué tout le monde en prétendant que sa fille était enceinte du noyé, jurant ses grands Dieux que personne d'autre que Mohamed Lamjed Brikcha n'aurait touché à sa fille et qu'Aïchoucha elle-même, Dieu ait son âme maintenant, aurait revendiqué cette liaison et tenu à garder le bébé, par fidélité au supposé défunt. On se souvient même que certaines jeunes filles de l'extérieur des remparts avaient pris la défense d'Aïchoucha la considérant comme un modèle de courage et un symbole de la défense de la liberté de concevoir. Car, après l'accouchement, elle aurait décidé de vivre avec sa fille pour l'éduquer et assumer toute seule la responsabilité de son choix.
Je sais que tout ceci fait qu'il est difficile de croire qu'Ameur El-Bintou ait pu avoir quelque chose à voir avec Mayara. Mais je connais aussi le pouvoir de manipulation de Radhiya Bent Kahla et sa capacité à changer sa stratégie d’un extrême à l'autre. Etant donné qu'elle n'avait pas trouvé d'issue pour filer la bâtarde à Mohamed Lamjed Brikcha et comme son objectif était d'imposer à sa fille un mari à tout prix, quelle gêne aurait-elle éprouvée à chercher un père à sa petite fille en créant une toute autre histoire avec un tout autre homme que Mejda ? Sinon comment expliquer la rumeur faisant état de la mort d'Aïchoucha, non pas par arrêt cardiaque comme on l'avait dit à tout le monde, mais par suicide ? Contrainte de signer son contrat de mariage, Aïchoucha aurait mis fin à ses jours afin que jamais Ameur El-Bintou ne se trouve seul avec elle dans une chambre fermée !
On dit même – Dieu nous en préserve – qu'à peine Radhia Bent Kahla aurait-elle enterré sa fille, qu'elle aurait invité Ameur El-Bintou à habiter la chambre de la défunte et à dormir dans le même lit sur lequel elle s'était donnée la mort. Tout ceci, avait-ton prétendu, pour permettre à la gamine de s'habituer à son père. Quant à ce qui se passe dans la maison de Néji Laâjel, en son absence, c'est Dieu seul qui en sait quelque chose…


*****

…Heureusement que tu es muette, "Bbé" Sabriya ! Autrement, qu'est-ce qu'il y aurait comme histoires à colporter par les vents de Beb-Tounes !

Le Haïkuteur …/… à suivre

jeudi 29 janvier 2009

La Boussole de Sidinna / 18 La cache de la lune

Mon année sur les ailes du récit (48/53) La Boussole de Sidinna (18/23) – 30 janvier 2009


Chemin second :

Des silex sur les dunes

Orientation septième :

La cache de la lune

" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur



Où peut bien se cacher la lune des nuits sombres ? C'est là le vrai problème ! Si je connaissais la cache, peut être comprendrais-je le secret de toute cette obscurité qui aveugle ma conscience, m'enveloppe la mémoire et m'empêche d'arriver au bout de mon chemin. Même dans mes rêves, la scène subitement s'assombrit, la lune disparaît soudain dans sa cache inconnue et je baigne dans les ténèbres, ne sachant pas si je vais me réveiller ou si, avec l'avènement d'une nouvelle lune, je vais être cueilli à chaud par un autre cauchemar.


… Habitué à l'obscurité. A nouveau seul, allongé sur une civière, un bandeau noir sur les yeux. La salle d'écoute baigne dans le noir et l'infirmier de la prison, un dur sans cœur, applique à la lettre les directives de ses supérieurs, ne voulant même pas écouter mon point de vue. Je lui crie que je reconnais la paternité de Mayara sans que cela nécessite une analyse génétique. Mais il m'enfonce, quand même, dans la veine une aiguille de la taille d'une lance, pour remplir de mon sang toute un flacon, et puis s'en va en riant de moi. Et moi, je n'ai aucune envie de rire.

*****
… Une grotte punique taillée dans la pierre à même l'eau. Oh ! Enfin l'île de Ghédamssi ! Mais comment y suis-je arrivé, du Cap Bon, en un simple sprint ? C'est certainement ce que Khaddouja Jaïed appelle la chaleur de l'expulsion de l'âme. Depuis combien de temps mes rêves ne m'ont-ils pas offert un événement aussi heureux ? Enfin rentré au Bled, enfin débarrassé du propriétaire de l'âne et de sa bande ! Mais il me semble sentir comme une honte de moi-même qui me fait redouter le retour à la maison. Alors je me convaincs de rester sur l'île. Peut-être manquerais-je un peu à Aïchoucha qui viendrait à ma rencontre, ou un passant s'apercevrait-il de ma présence. L'information parviendrait jusqu'à Beb-Tounes et tout le monde viendrait, alors, me ramener au bercail, comme on ramenait jadis les femmes boudeuses au foyer conjugal… Tiens ! Une image qui provoque une nouvelle crise de fou-rire involontaire et interminable...
… Une grotte punique taillée dans la pierre à même l'eau. Mais tout y est sur le point de s'écrouler. Des fissures qui s'élargissent petit à petit, au point qu'il me semble entendre les craquements des pierres qui se déchirent en se séparant les unes des autres. Le rêve va-t-il se transformer en cauchemar et la crise de rires en crise de larmes ? Mais où est donc la Marina ? L'a-t-on déplacée ? Tiens ! Une autre image qui provoque une autre crise de fou-rire. Mais pourquoi ne pas poser la question au gardien enveloppé dans sa couverture, pour se protéger du froid ?
- Il n'y a aucune Marina à El-Haouariya ! Mais d'abord comment êtes-vous arrivé ici ? Il est strictement interdit d'accéder à ce site, surtout de nuit. Ne savez-vous pas lire ?
… Mohamed Lamjed Brikcha ne sait pas lire ! Une autre blague, une autre crise de fou-rire. Le gardien enveloppé dans sa couverture pour se protéger du froid, se fâche de mes ricanements et m'ordonne de quitter tout de suite les lieux pour m'éviter les tracasseries, ainsi qu'à lui-même. Mais où pourrais-je aller ? Si j'étais encore à El-Haouariya, la bande du propriétaire de l'âne serait, sans nul doute, encore là, sur la colline, à me guetter. Je trompe la vigilance du gardien et me faufile dans une autre grotte menaçant ruine. J'en fais mon abri et qu'elle s'écroule complètement sur ma tête si son vœu est de s'écrouler !
… Une grotte punique taillée dans la pierre à même l'eau. Et la nuit ne tarde pas à s'assombrir. La lune disparaît du ciel. Ses reflets argent sur la surface de l'eau s'éteignent. Et je plonge dans un noir total, une obscurité dans laquelle je ne me suis jamais trouvé de ma vie. N'eut été le bruit de l'eau chuchotant son écoulement aux pierres saillantes, au flux et au reflux, la vie m'aurait parue brusquement interrompue. Le silence est ici plus sombre que l'obscurité elle même. Mais où se cache donc la lune des nuits sombres ?

*****
… Habitué à l'obscurité. La salle d'écoute baigne dans le noir. Enfin, mon avocate arrive à la prison. Elle m'ôte le bandeau noir qui me couvre les yeux et ouvre la fenêtre pour laisser entrer la lumière du jour :
- Nous allons immédiatement réclamer un examen psychologique en vue d'obtenir un délai, avant votre soumission aux interrogatoires officiels! Je ne veux pas que votre transfert chez le psychiatre se fasse sur la demande de l'instruction. Car la mission du médecin serait alors de déterminer si vous êtes effectivement malade ou si vous simulez. Mais lorsque c'est nous qui réclamons l'examen, sa mission sera de vérifier s'il n'est pas injuste, à la base, de vous soumettre à l'interrogatoire en vous infligeant des questions de nature à aggraver votre état psychologique. Il y a une nuance dans l'exposé juridique, Si Lamjed, mais une nuance de taille.
- Comprenez-moi maître, je ne veux pas voir de médecin. Je veux simplement savoir où se cache la lune des nuits sombres. C'est là le vrai problème. Si je connaissais l'endroit où elle se cachait, peut être comprendrai-je le secret de toute cette obscurité qui aveugle ma conscience, enveloppe ma mémoire et m'empêche de leur donner des réponses claires à toutes leurs questions.
- Ah bon ! Possible ! Mais il y a, en attendant votre examen médical, une autre question importante sur laquelle je dois attirer votre attention. Elle concerne Mayara, la fille d'Aïchoucha Laâjel. Ne dites plus à personne que vous reconnaissez, ni que vous niez sa paternité. C'est une question qui n'intéresse que nous. Toute déclaration que vous faites ici est enregistrée dans votre dossier. Néji Laâjel vient de retirer sa plainte contre vous. Voici une information importante sur laquelle nous allons nous baser. Je vais en profiter pour retirer de votre dossier les analyses effectuées. Nous aurons tout notre temps, une fois l'affaire principale résolue, de traiter le problème de Mayara à votre convenance.

*****
… Habitué à l'obscurité. Le monde s'assombrit devant mes yeux, même en plein jour. Tous les yeux du monde voient parfaitement, sauf les miens qui deviennent aveugles dès que j'en ai besoin pour apercevoir ce que je cherche. Tazoghrane, par exemple, oui ! Je vois tout ce qui m'entoure, sauf Tazoghrane. Je tourne en rond sans jamais pouvoir y arriver. La mémoire revient puis s'en va. La conscience s'en va puis revient. Et moi, j'en suis toujours à chercher Tazoghrane ou à me reposer d'avoir, en vain, cherché Tazoghrane. Je ne sais pourquoi, mais quelque chose me pousse à monter à dos de cet âne et à chercher, inlassablement, Tazoghrane, en particulier. Et comme je tiens absolument à y arriver, Tazoghrane, elle, de jour comme de nuit, se tient exprès du côté sombre de mon champ de vision.
Je demande à toutes les personnes que je rencontre sur mon chemin de m'indiquer la route. Mais dès que je pose la question, on rit de moi et on m'assure que la route est claire et que rien n'est plus facile que d'arriver à Tazoghrane :
- Ah, Tazoghrane, Tazoghrane… Iciii ? Oh j'chais pas trop Ya'lkou, Moi j'chuis touriste ici. Mais moi, j'ai un ami qui est Tamazigh. Alors je crois savoir que Tazoghrane c'est, comme tu dirais, la rouge ou le rouge, la couleur rouge de toute façon. Mais un village, alors là, J'chais pas trop. Ici, en Tunisie ? C'est difficile de trouver ça, ya'lkhou. Car il n'y a plus de berbères ici. Par contre, chez nous, en Algérie c'est fort possible que…

*****


Si je ne connaissais pas bien les enfants et la femme de Boujomâa, je dirais que c'est bien lui qui s'est débarrassé de sa Kachabiya, qui s'est rasé le crâne, qui s'est enfui de la ferme de Slouguiya avec les siens, abandonnant le troupeau d'El-Hajja Héniya à son sort et qui a pris une voiture immatriculée en Algérie pour faire du tourisme à Korbous comme les riches de son pays d'origine. Voici une autre image très rigolote ! Mais je retiens mon fou-rire, par politesse, jusqu'à ce que la voiture s'éloigne ; puis je le laisse exploser. Et les échos de mes éclats de rire de retentir entre les collines environnantes, faisant trembler les membres de l'âne qui trébuche. Soudain, la lune disparaît et je me vois perdre le contrôle de la bête et tomber, aveugle, ne voyant plus rien autour de moi.
*****
… Une grotte punique taillée dans la pierre à même l'eau. Au large, des rochers saillants et des vagues se heurtant et gagnant en hauteur et pas de lune pour éclairer la voie. Des rumeurs sur un zodiaque qui aurait heurté un rocher, sur un trou par lequel l'eau se serait infiltrée et sur une trentaine, tous de moins de la trentaine. Ils auraient tenté de "brûler" au pays des italiens. Certains d'entre eux se seraient noyés et les agents de secours seraient encore en train de chercher les autres.
… Au large, des rochers saillants et des vagues se heurtant et gagnant en hauteur et pas de lune pour éclairer la voie. A la recherche de survivants, les agents de la protection civile braquent les projecteurs de leurs vedettes et de leurs hélicoptères. Ils s'affairent à repêcher les cadavres. Sur la terre ferme, les ambulances s'en vont et s'en viennent. Portières arrières ouvertes, elles accueillent les cadavres inanimés des brûleurs, ou leurs corps flasques conservant encore quelques restes de vie.
… Les agents de la protection civile tentent de retrouver des survivants. La plage est sur-animée, surexcitée. A même le sable, des cris de douleurs et des cercles de lamentation. Et, sur la corniche, des maisons qui s'ouvrent en signe de solidarité avec les mères endeuillées. Ici et là, des centaines de parents veillent, dans l'attente de la miséricorde divine, à l'affût de quelques bribes d'information sur leurs progénitures.
… La plage est sur-animée, surexcitée. Et moi, alors ? Quel rapport aurais-je avec tout cela, pour me trouver ici, allant et venant avec ceux qui attendent ou assis à la ronde avec ceux et celles qui se lamentent ? Soudain, j’ai comme l’impression qu’une femme de l'âge de Khadouja Jaïed m'attaque. Elle me tient par le col de la chemise comme si elle attrapait un criminel et crie :
- Enfin je t'attrape, fils de chien ! N'es tu pas le fils de Khadouja ? N'es-tu pas celui qui était venu à Kasserine, dans la voiture du professeur gafsien et qui avait rencontré mon fils Karim, au café de la gare?
- Oui je suis bien le fils de Khadouja Jaïed. Mais qui vous dit, madame, que Karim a "brûlé" ? Ce n'est qu'un mensonge, madame ! Tous les tunisiens "brûleraient"-ils jusqu'au dernier, que Karim Awled Belâaïfi s'en empêcherait, de lui même. Je me souviens de plusieurs poèmes d'amour qu'il avait dédiés à la Tunisie et qui m'avaient fait pleurer, tellement était émouvante sa façon de chanter l'impossibilité de vivre loin de cette terre. Non madame ne croyez jamais qu'il ait "brûlé" ni qu'il se soit noyé.
- Tu ne vas pas réussir à me rouler avec tes propos simulant la compassion, fils de cochonne. Tu es de ceux qui tuent la victime et marchent dans son cortège funèbre ! N'es-tu pas le propriétaire du zodiaque ?
- Non!
- Mon cœur a failli s'arrêter de battre, le jour où Karim m'a appris qu'il partait et que tu lui avais téléphoné pour l'inviter à travailler avec toi dans la cueillette des oranges à Menzel Bou Zelfa…
- Mais j'ai bien dit à Bochra Toukabri que cette accusation était sans fondement. Je n'ai jamais appelé Karim Awled Belâaïfi. Jamais ! Je n'ai d'ailleurs pas de téléphone et je ne connaissais même pas son numéro. Et puis je suis de Beb-Tounes, moi ! Pas de Menzel Bou Zelfa, pour y posséder des oranges à cueillir.
- Pourquoi me fais-tu cela, fils de Brikcha ? Et toi mon Dieu, pourquoi me prends-tu mon fils unique ? Je l’avais contraint à jurer sur le Coran qu'il ne "brûlerait" pas au pays des italiens comme le font les aventuriers. Il avait juré mais voilà qu'il n’a pas tenu promesse. Il vivait avec le seul espoir de partir à l'étranger. J'ai tenu à confisquer son passeport et à ne le laisser monter dans le bus qu'après avoir juré. Mais c'est toi qui l'as dupé, fils de Khadouja, et c'est à toi de me le rendre, vivant. Autrement je te crèverai les yeux avec mes ongles.
… Au large, des rochers saillants et des vagues qui continuent à se heurter, gagnant en hauteur et pas de lune pour éclairer la voie. Et, sur la plage, les agents de la protection civile sortent un corps inanimé qu'ils allongent sur une civière et emportent vers leur voiture. Et moi, avec les curieux, je me penche sur le noyé :
- Ah… Ah… Karim… Ah Awled Belâaïfi… Ô poète de demain, qu'as-tu fais de toi-même ? Pourquoi succomber au mirage du Nord ? pourquoi descendre des hauteurs du Châambi, pour périr ainsi sur cette plage ? Qu'avez-vous tous à "brûler" ? Aaaaah … Si nous savions où s'en va la lune des nuits sombres, peut-être, comprendrions-nous le secret de toute cette obscurité qui aveugle les consciences et enveloppe les mémoires, qui nous prive d'arriver là où nous voulons, qui nous empêche même de penser à nous ancrer sur la terre ferme pour n'être pas engloutis par la mer. C'est là, le vrai problème …
… Au large, des rochers saillants et des vagues se heurtant et gagnant en hauteur et pas de lune pour éclairer la voie. Et, sur la plage, une maman endeuillée jure de venger son fils étendu sur la civière. La voici qui s'attaque au fils de Khadouja Jaïed, croupissant maintenant dans sa cellule, tout en sachant pertinemment qu'il est innocent. La voici qui enfonce ses ongles dans mes yeux, qui me les arrache, me plongeant à nouveau dans l'obscurité.
*****
… Habitué à l'obscurité. La salle d'écoute baigne dans le noir. A nouveau seul, allongé sur une civière, un bandeau noir sur les yeux. Je crie :
- Innocent, je le jure au nom de Dieu ! Je n'ai ni tenté de "brûler" ni organisé de voyages clandestins. C'est vrai que je suis issu d'une famille de pêcheurs, mais le zodiaque n'est pas à moi et je n'y ai jamais travaillé pour le compte de qui que ce soit. C'est vrai aussi que j'ai rencontré Karim Awled Belâaïfi à Kasserine dans des circonstances dont je n'ai encore aucun souvenir. Mais jamais je ne l'ai invité à Menzel Bou Zelfa ni ne l'y ai rencontré ni n'ai été au courant de son intention de brûler.
… Habitué à l'obscurité. La salle d'écoute baigne dans le noir. Le bruit des pas de Bochra Toukabri qui vient me rendre visite en prison. Pince-moi petite maman, pince-moi vite. Je m'en souviens maintenant. Réveille-moi que je leur dise toute la vérité. Mais où es-tu Di Jay ?
- Te souviens-tu de moi maintenant, Si Lamjed ?
- Bochra… Que Dieu ne t'accorde pas de baraka ! Que fais-tu ici, en prison en cette nuit sombre, alors que la lune se cache dans un endroit inconnu ? Et pourquoi t'introduis-tu dans mon rêve accompagnant mon nom de ce "Si" ridicule et tentant de me faire rire alors que je n'en ai aucune envie ? Hé dis, Bochra, pourquoi t'es-tu séparée de mon copain Farès Khemiri?
- N'as-tu pas honte de toi, Si Lamjed ? Je tente de te sauver et toi tu t'accroches à ta perte. Pourquoi dis-tu que tu ne te souviens pas ?
- et toi, pourquoi cries-tu ainsi ? Si j'ai dit que je ne me souvenais pas c'est que je ne me souvenais effectivement pas. La dernière image que je gardais de toi remontait à l'époque de ta liaison avec Farès Khmiri. Je te vois encore couper ton gâteau d'anniversaire et jurer, au nom des vingt-quatre bougies allumées, que tu lui resterais fidèle toute la vie. Et puis, brusquement, une information me parvient qui est aussi diffamante qu'une injure envers les dieux de l'amour : Vous êtes séparés ! Et, pour s'en remettre, Farès coupe tout contact avec nous tous, quitte le pays et s'en va enterrer son chagrin dans les bras d'une vieille belge. Brusquement je n'ai plus de nouvelles ni de lui ni de toi. Le monde s'assombrit à mes yeux, Bochra. Vous deux, séparés ! C'est la faute à la lune, Toukebri. C'est la faute à la lune. Je ne sais pas où elle va lorsqu'elle se cache. Alors je tombe inévitablement dans la zône des ténèbres et ne me rappelles plus rien.
- Et maintenant ?
- Maintenant je me souviens. Je me rappelle le café Bou Makhlouf au Kef. Je t'y ai vue assise sur la Doukkana avec ton appareil photo au cou et autour de toi des jeunes dont je ne connaissais personne. Je n'ai pas compris ce jour là pourquoi tu m'avais repoussé comme si tu n'avais jamais été mon amie, ou comme si ta rupture avec Farès Khmiri devait gommer toute la sympathie que nous avions l'un pour l'autre.
- Et Nawfel El Wachem ? Sais-tu pourquoi il s'était brusquement évaporé, au moment où tu étais venu me parler ? Sais-tu où il était allé ?
- Ah oui, c'est vrai ! Nawfek El Wachem, je me souviens de ce nom ! Je me rappelle maintenant ! ça aussi, Bochra, je n'y avais rien compris. Ce n'était pourtant pas dans sa nature de me mettre dans un tel embarras. Je n'ai pas cru un instant, ce jour là, qu'il avait l'intention de se débarrasser de moi. Je le connaissais comme un homme de bien. Il m'avait hébergé des mois durant et m'avait nourri par amour pour Dieu.
- Dis plutôt que c'est un criminel, Si Lamjed ! Et saches que le fait de le couvrir va te coûter très cher. Ne savais-tu pas que c'était le chef d'un réseau de contrebande opérant à travers les frontières avec l'Algérie ? Comment en étais-tu arrivé à fréquenter ces énergumènes ? Que faisais-tu avec eux ? Les indicateurs t'ont vu dans la voiture de Nawfel El Wachem, traversant les frontières dans les deux sens. Te souviens-tu de cela, au moins ?
- De la brume… Rien que de la brume, Bochra. Et la faute est à la lune qui s'absente sans que je ne sache où elle va.
- Ecoute-moi bien, Si Lamjed, tu ne vas pas recourir à ces expressions ambigües pour esquiver la question et ne rien dire de la vérité. Maintenant que tu t'es souvenu de notre rencontre au Kef, tu n'as plus qu'à te rappeler aussi tout ce que tu sais sur Nawfel El Wachem. Tu dois nous donner toutes les indications sur lui.
- Et qu'est-ce que tu as à voir, toi, avec Nawfel El Wachem ? Es-tu venue me rendre visite ou bien comploterais-tu contre moi en connivence avec la police ?
- Tu comprendras tout en temps opportun. Ici, il n'y a que moi qui suis convaincue de ta sincérité. J'étais certaine, depuis que tu as été arrêté, que tes nerfs étaient touchés. C'est moi qui suis intervenue pour charger de ton cas la chef de service en personne. Elle a tout fait pour t'aider à retrouver la mémoire, mais tu ne lui as pas facilité la tâche. C'est moi qui ai parlé de toi, par hasard, à Nadia Belâissaouiya. J'étais au courant de ses problèmes et elle m'a tout raconté. J'ai réussi à la convaincre d'apporter son témoignage concernant votre rencontre à Menzel Bou Zelfa, pour te sauver de l'accusation de complicité dans l'assassinat d'El-Hajja Héniya. Et c'est moi enfin qui t'ai pris en photo au Kef avec les ouvriers des chantiers.
- Veux-tu me dire par là que tu es… ?
- Pas la peine de remuer le couteau dans la plaie ouverte, Si Lamjed. Oui, je suis bien officier de police ! J'y travaillais déjà depuis que j'étais étudiante. Et c'est en le découvrant que Farès m'a plaquée ! Le jour où tu m'as vue au salon de thé Bou Makhlouf, j'étais avec quelques jeunes collègues attendant l'arrivée de renforts pour nous aider à mettre la main sur Nawfel El Wachem. Mais voici que tu t'amènes pour tout bousiller. Tu avais attiré son attention sur nous et créé, volontairement ou non, la diversion qui lui a permis de nous échapper. C'est toi, Si Lamjed, qui a saboté notre plan pour l'arrêter. Tu as été à l'origine de l'échec de ma mission et tu dois, maintenant, rafistoler ta mémoire pour tout nous dire sur lui et nous permettre à nouveau de mettre la main dessus. Sinon, tu vas être considéré comme son complice. Et je n'y pourrai plus rien !



*****
… Habitué à l'obscurité. La salle d'écoute baigne dans le noir. Et Bochra Toukabri n'était, depuis toujours, qu'un agent de police. Qui aurait pu prévoir tout ça ? Et comment ne serais-je pas atteint de cécité pour le restant de ma vie ? Pourquoi mon Dieu fais-tu disparaître la lune sans me guider à l'endroit où tu l'as cachée ? Pourquoi, mon Dieu, m'arraches-tu du paradis de l'oubli pour me jeter dans le feu de mes désillusions ? Pourquoi me rappelles-tu tous ces souvenirs sans me doter de la clairvoyance à même de me réconforter?
… La salle d'écoute baigne dans le noir. Seul, allongé sur une civière, comme toujours, lacéré par la fièvre et les questions. Yassine Bellaghnej, le bédouin modèle, toujours à cheval sur la morale, travaille dans la prostitution et meurt dans un règlement de comptes. Abdel-Hafidh Bettaleb Rabâaoui, le vicieux fils du vicieux, Haffa le gigolo, devient leader islamiste, tente de me recruter et de me faire passer les frontières, puis donne des ordres pour m'asséner un coup sur le crâne et me laisser mourir dans le Sahara. Karim Awled Belâaïfi, le poète amoureux du pays, se trouve obligé de "brûler" et se noie en pleine mer pour que je sois accusé de l'avoir incité à la "Harga" qui a causé sa mort. Et, enfin, Bochra toukabri… Bochra, la petite fille de Lénine… Bochra, la descendante du Ché Guevara… Bochra, qui nous assurait avoir la nausée rien qu'à entendre le mot police, était, elle-même, officier de police…
… La salle d'écoute baigne dans le noir. Et toute cette pression sur mes nerfs dépasse de loin ma capacité d'encaissement. La faute en revient à la lune, Farès ! La faute en revient à la lune, ô Khémiri le débile! La faute en revient à la lune, madame le chef de service ! La lune se cache brusquement, me laissant incapable de deviner où elle va.
Mais raison en serait bien que vous m'aviez pris la boussole de Sidinna… Rendez-moi la boussole de Sidinna, madame ! Rendez-moi vite ma boussole!
- Qu'est ce que c'est que cette affaire de boussole, Si Lamjed ? Votre sœur Rachida est venue nous la réclamer. Nous lui avons dit que vous n'aviez aucune boussole au moment de votre arrestation.
- Mais si, j'en avais une ! C'est vous qui me l'avez prise et qui l'avez égarée. Alors rendez-moi ma boussole.

*****

… Une grotte punique taillée dans la pierre à même l'eau. Tout y est sur le point de s'écrouler. Des fissures qui s'élargissent encore et encore. Et moi, je suis transféré, ligoté, d'une pièce fissurée à une autre encore plus fissurée. Me voici mains, pieds, ventre, thorax et cou ligotés. Allongé sur la civière dans l'obscurité, alors que dehors, les vagues se heurtent toujours, gagnant en hauteur et le vent siffle à travers les fissures les airs d'une symphonie de la terreur. Des fils électriques attachés à ma peau tout le long de mon corps. L'appareil de détection de mensonge, de l'hypocrisie, du jeu de comédie et des maladies mentales incurables. Un médecin Robot pose des questions d'une manière automatique et n'attend même pas mes réponses :
- Test de vérité… Test de vérité… L'accusé Mohamed Lamjed ben Habib ben Bahri Brikcha. Exprimez des sentiments sincères et vous aurez la paix. Si vous vous agitez, vous vous mettez sous tension, vous exprimez des sentiments simulés, des pensées fausses, vous vous forcez d'avoir du sang froid etc. etc…, nous vous injecterons le "catalyseur-dénudeur", injection après injection, jusqu'à vous mettre totalement à nu. Et la ficelle blanche se distinguera, alors, d'elle-même, de la ficelle noire. Compris ? Commençons !
Et les questions de pleuvoir comme une averse qui ne s'arrête pas : Qui êtes vous ? Quel rapport avez-vous avec le propriétaire du zodiaque ? Combien touchez-vous pour chaque "brûleur" que vous recrutez ? Pourquoi avez-vous tué Karim Awled Belâaïfi ? Qui vous a présenté à Naoufel El Wachem ? Combien de fois avez-vous traversé les frontières algériennes ? Avez-vous participé à l'assassinat de Yassine Bellaghnej ? Quel rôle avez-vous joué dans les événements du bassin minier ? Combien touchez-vous pour chaque prostituée que vous amenez aux clients ? Est-ce bien vous qui avez défloré Aïchoucha Laâjel ?
- Ah non ! Tout sauf Aïchoucha… Ne touchez pas à ma Aîchoucha …
- Injection….
- AAAAAAAAh …
Après chaque nouvelle injection, une nouvelle série de questions :
Pour qui vous prenez-vous pour refuser de travailler chez Ameur El Bintou ? Où avez-vous caché la boussole ? Quel secret y a-t-il dans votre recherche acharnée de Tazoghrane ? Quel rapport avez-vous avec Haffa le Gigolo ? Où étiez-vous entre le jour où vous avez reçu le coup sur le crâne et le jour où vous avez été repéré avec Nawfel El Wachem au Kef ? Qui vous a soufflé l'idée de simuler la perte de mémoire ? Qui vous a présenté Sofiène Jeridi ? Etait-il aussi associé à votre commerce de la Harga ? Qui sont les membres de la bande ? Nous avons trouvé votre portefeuille et vos papiers d'identité dans une voiture volée. Où l'avez-vous volée ? Qui de vous se charge de falsifier les papiers? Qu'est-ce qui prouve que Mayara est de vous et non d'Ameur El Bintou ?
- Ah non ! Tout sauf Aïchoucha ! Tout sauf Mayara ! Touchez-pas à ma Aïchoucha ! Touchez-pas à Notre Mayara !
- Injection …
- AAAAAAAAAAh…
Les questions se suivent et se ressemblent. Les injections aussi se suivent et se ressemblent. Le tout pour donner lieu enfin à un rapport d'expertise :
- Oyez, oyez ! Le dernier mot, le dernier mot ! Nous, Robot fils du Robot, chargé de l'exécution des expertises des maladies mentales incurables, annonçons que les nerfs de l'accusé Mohamed Lamjed Brikcha sont intacts. Nous attestons plutôt, après des tests minutieux, qu'il fait preuve d'une intelligence, de loin, supérieure à la moyenne ainsi que d'une capacité extraordinaire à l'affabulation. Il a le don de formuler les mensonges de façon à ce qu'ils paraissent vraisemblables. Nous affirmons que sa mémoire est intacte et sa conscience totale. Quant à ses délires, ils sont d'une logique et d'une organisation telle qu'ils ne peuvent être considérés comme maladifs. En conséquence, nous Robot fils du Robot, déclarons l'accusé apte à subir une instruction dans les normes, jugeons que ses déclarations peuvent être retenues contre lui et ordonnons son transfert immédiat de l'hôpital psychiatrique à sa cellule de prison.


… Une grotte punique taillée dans la pierre à même l'eau. Tout ce qui s'y trouve s'écroule sur ma tête. Les infirmiers ôtent leurs blouses blanches et mettent des uniformes de policiers. Ils débranchent les fils électriques de mon corps et me déconnectent de l'appareil de détection de mensonge et vices assimilés. Les voici qui retirent mon cadavre des débris et me conduisent à nouveau en prison. A moi Di Jay ! Pince-moi petite maman avant que le cauchemar ne s'installe définitivement. Pince-moi petite maman avant qu'il ne soit trop tard…



Le Haikuteur …/… à suivre