jeudi 24 avril 2008

Honorable maitresse,,, désolé !

Mon année sur les ailes du récit / texte 12 sur 53/ 25 avril 2008

Honorable maitresse,,, désolé !

Madame, honorable maitresse,
Je ne sais pourquoi je me trouvai confus dès que je vous vis ! Pourquoi avais-je été surpris de vous voir, vous en particulier, en cet endroit précisément ? Pourquoi avais-je gardé de vous, depuis plus de vingt ans, cette image qui vous assimilait aux ennemis des nouvelles méthodes de l'éducation, ceux là qui refusaient toute acquisition de nouveau savoir ? Et pourquoi cette image m'avait-elle empêché d'accepter votre simple apparition dans un espace culturel, comme un événement logique ?
Désolé honorable maitresse ! Mais si cette image persiste encore dans ma mémoire, ce serait parce que je n'avais pas encore, à l'époque, les moyens dont je dispose aujourd'hui pour l'en effacer définitivement, comme j'en avais effacé d'autres et en maitriser les causes comme j'avais maitrisé d'autres mauvais souvenirs.


Mais pourquoi m'étais-je trouvé ainsi confus ? Pourquoi, avais-je eu soudain le sentiment de n'être encore qu'un enfant de treize ans, alors que je m'approchais de la quarantaine ? Pourquoi, alors que j'avais déjà entamé ma vie professionnelle depuis belle lurette, métais-je vu encore élève en première année de l'enseignement secondaire ? Et pourquoi l'espace qui nous réunissait hier matin m'avait-il semblé être ta classe au lycée et non pas une salle de conférences ouverte au large public ?
Soudain, je souhaitai me diluer dans cette foule. Je m'étais rappelé comment vous m'aviez exclu de la salle de classe lors de trois séances successives, ce qui me conduisit au conseil de discipline. Et depuis, je ne vous avais plus revue jusqu'aujourd'hui. J'eus peur de vous, croyez-moi. J'avais craint que vous ne me fassiez renvoyer de la salle de conférences aussi, devant tous ces gens qui s'étaient réunis là bas sans rien savoir de mon histoire avec vous. J'eus peur alors que le lieu était public et que, cette fois-ci, vous n'aviez aucun droit de m'en exclure comme vous m'aviez exclu de votre classe :
- Sarraj l'idiot… au surveillant général… tu es exclu de cette séance…Et je veillerai à t'exclure du lycée… ton destin est de rester illettré toute ta vie… Je ne te conduirai pas enchainé au paradis du savoir… Sors immédiatement de ma classe !"
Désolé honorable maitresse, mais, brusquement, alors que je suis certain que vous ne m'aviez pas vu ni n'aviez prononcé le moindre mot, il m'apparut ainsi comme si j'entendais tes cris matraquer à nouveau ma petite cervelle, d'une distance dépassant vingt longues années. Et l'écho de raisonner dans la salle de conférences, comme si vous m'adressiez directement ces paroles me faisant, devant cette élite de spécialistes, de savants et de curieux du savoir, un scandale semblable à celui que vous m'aviez fait, jadis, devant mes camarades de classe. Mes nerfs faillirent m'échapper comme elles le firent jadis. Et je faillis vous répondre devant la foule avec l'insolence de cet enfant auquel vous n'aviez laissé d'autres moyens de défense que la révolte anarchique contre toutes les règles de bonne conduite.
Je vous tournai le dos pour éviter que vous ne me reconnaissiez et sortis en vitesse pour me fourrer dans les toilettes. J'avais laissé dans la salle quelques amis qui s'étaient regroupé autour de moi, me souhaitant la bienvenue après ma longue absence. Parmi eux, il y avait "Bouhamed", un camarade qui était aussi votre élève dans la même classe que moi et qui est actuellement directeur au ministère de l'éducation. Il se souvient encore de ces jours pénibles come si leurs événements s'étaient déroulés hier. Il m'apprit, quand je l'interrogeai sur vous à la fin du colloque, qu'il était encore en contact étroit avec vous. Ayant apprécié mon idée de vous écrire, il me donna votre adresse pour ce faire.

*****

Madame, honorable maitresse,
Quand je fus isolé dans les toilettes, je me trouvai face à face avec des souvenirs que j'avais cru dominer, voir effacer complètement de ma mémoire. Mais il paraitrait que certains souvenirs seraient impossibles à effacer, surtout ceux qui remontent à la période de l'adolescence. Et, à l'époque, j'en passais par les plus durs moments.
Je m'approchai de la fenêtre et l'ouvris pour exposer mon visage à l'air frais et pur et entamai des exercices de respiration complète que j'avais pris l'habitude d'exécuter depuis des années, les enrichissant à ma manière :
J'expulse doucement tout l'air que je contiens, pour vider dans l'ordre mon ventre, ma poitrine, le sommet de mes poumons, puis la région de la gorge et des oreilles et le fond du crâne. Je pousse l'expiration jusqu'à vider entièrement chacune de ces poches. Puis j'inspire aussi doucement et dans le même ordre, ne passant à une poche qu'une fois certain d'avoir rempli celle qui la précède. Et, quand je me sens entièrement rempli d'air, je commence à chasser les charges émotionnelles douloureuses, chargeant le mouvement de respiration complète ainsi enchainé, d'un mouvement de pensées éclairées que j'accueille en inspirant et d'autres sombres dont je me débarrasse en expirant.
Je commençais donc mon inspiration en écoutant ma voix intérieure me dire avec l'air qui me remplissait :
- L'air du pardon m'irrigue… l'air du pardon me remplit… Je suis plus grand que mon oppresseur… Je lui offre le pardon et oublie la douleur qu'il m'a causée…
Je me mis à répéter en boucle ces phrases jusqu'à sentir toutes mes poches pleines d'air pur. Puis je commençai à les vider de tout l'air pollué, tentant de maitriser totalement la crispation de ma voix intérieure qui, maintenant, s'adressait à vous :
- Oui ! c'est injustement que vous m'aviez exclu la première fois, madame. Il est vrai que j'étais habituellement turbulent et peu concentré sur vos leçons. Mais celui qui chahutait en classe, ce jours là, était un autre élève. Souvenez-vous, madame, de Sofiene Jayar ! C'était un élève grand de taille, fort de constitution. Tous les élèves en avaient peur. Mon exclusion ce jour là était une pure injustice. Comment n'aviez-vous pas compris que tous les camarades avaient apporté de faux témoignages et qu'ils ne s'étaient ligués contre moi que parce que j'étais maigre et paisible et que personne ne me craignait comme on craignait l'ire de Sofiène ?
Et ma voix intérieur de me revenir, lors de mon inspiration, chargée de tout le calme et de toute la sérénité de la sagesse :
- Mais voici l'air du pardon qui m'irrigue… l'air du pardon me remplit… Je suis plus grand que mon oppresseur… Je lui offre le pardon et oublie la douleur qu'il m'a causée…

*****

Et le dialogue de se poursuivre entre la voix de l'inspiration et celle de l'expiration. Je tentais de vous convaincre, dans mon imagination, que je ne vous avais jamais détestée et que je n'avais aucunement prémédité de perturber la bonne marche de votre leçon ou d'empêcher mes camarades de se concentrer et de comprendre. J'avais espéré de vous, plus que de tout autre professeur, juste un peu plus de compréhension envers un enfant légèrement différend des autres.
J'étais en fait tout le temps poussé à la rêverie par des interrogations inquiétantes. Et, quand bien même je voulais, à tout prix, me concentrer, les maths étaient une matière qui me fatiguait trop vite. Le canal de communication entre vous et moi s'en trouvait aussitôt rompu et le seul moyen que j'avais alors pour attirer votre attention sur mon malaise, était de bouger en classe inconsciemment et sans raison.
Vous souvenez-vous de ce jour où mon père vint vous rencontrer au lycée ? J'avais tendu l'oreille, ce jour là, à travers la fenêtre, et l'avais entendu vous expliquer que certains enfants montraient, par rapport à ceux de leur âge, une intelligence au dessus de la moyenne, mais se comportaient en classe, sans le vouloir, comme des enfants moins âgés.
Eh oui madame, mon père vous avait expliqué tout ce que le médecin lui avait dit sur mon cas. Vous étiez bien au courant, bien avant l'incident, que je faisais partie de ces enfants qui souffraient d'une difficulté d'apprentissage de certaines matières nommée "dyslexie". Et il m'avait semblé que vous aviez promis à mon père, pour m'amener à me concentrer, de faire preuve de plus de compréhension et de fournir des efforts supplémentaires pour supporter mes évasions et me faire participer davantage en classe en stimulant régulièrement mon intérêt.

*****

Inspiration… expiration… et nouvelle inspiration chargée de cette voix qui allégeait ma crispation et me rendait tout mon calme… elle me convainquait que l'air du pardon m'irriguait… me remplissait… me rendait plus grand que mon oppresseur… lui offrant le pardon et oubliant la douleur qu'il m'avait causée…
Une inspiration calmante… une expiration chargée d'un reproche à vous adressé... J'avais eu tellement mal quand vous aviez réussi à rallier mon père à votre camp, le convainquant que j'étais en train d'user de mon intelligence pour me jouer de vous deux en même temps et pour braver, à la fois, l'autorité de la famille, celle de l'école et celle des mathématiques dans les programmes scolaires.
Et mon père fut convaincu, lui qui était, par rapport à mon problème, le plus compréhensif de tous. Il me menaça du châtiment extrême si j'en venais à être exclu de votre cours en particulier.
J'étais de bonne fois - je le jure - mais j'en étais arrivé à n'être plus cru par personne. La peur de l'exclusion était devenue mon principal et unique souci. Et c'est elle qui me poussa à commettre des fautes : Une erreur en appelait une autre pour en entrainer une troisième. Et la séance de mathématiques arriva. Mes conditions avaient voulu que j'oublie complètement de faire les exercices dont vous nous aviez demandé la préparation à la maison.
Et comme, pour vous, oublier était synonyme de refuser, je n'avais plus d'autres moyens de me défendre que le mensonge. Alors je mentis, espérant que le mensonge me protégeât de votre punition ainsi que de celle de mon père. Mais mon mensonge était tellement naïf que vous l'aviez aisément mis à nu devant tous les élèves. Vous les aviez même incités à se moquer de moi et à me traiter d'idiot.
Et comme si le fait de reconnaitre que j'avais menti par peur de mon père n'était pas suffisant pour vous convaincre de ma bonne foi, comme si les moqueries des élèves n'étaient pas une punition suffisante pour mon oubli de faire mes devoirs de mathématiques, voici que je vous suppliai de me protéger de la punition de mon père pour ne récolter en retour qu'une nouvelle exclusion de votre classe me conduisant inéluctablement au degré extrême de punition que je redoutais de subir à la maison.

Depuis ce jour, toute limite m'était devenue insaisissable et j'entrai dans un cercle vicieux infernal : Une peur qui menait vers un mensonge, le mensonge vers une punition, la punition vers une perte totale de confiance en tous les adultes, ce qui menait à nouveau à la peur. Nul doute que j'avais tort, mais ma petite cervelle avait fini par vous considérer tous comme mes ennemis. Personne de vous ne croyait en ma bonne foi. Vous croyiez tous que j'utilisais mon intelligence pour faire du mal.
Si telles étaient vos convictions, pourquoi ne réagirais-je pas comme vous l'imaginiez ? Une question que vous n'auriez jamais du me pousser à poser. J'étais certain que vous alliez me renvoyer une troisième fois. Alors je m'y étais préparé… La troisième séance de mathématiques devait nécessairement arriver et ce qui devait inéluctablement se produire se produisit.
*****
Maintenant que plus de vingt ans se sont passés depuis cet incident, je ne vous le rappelle pas pour vous sous-estimer, ni pour blesser votre orgueil, encore moins pour célébrer le souvenir d'une victoire d'enfant adolescent sur son professeur. Je le rappelle plutôt en vous tendant une main cherchant à serrer la votre afin de vous demander compréhension et pardon. Je le rappelle en me dressant, même après tant d'années, en signe de respect pour ma maitresse. Je n'étais à l'époque qu'un enfant que l'adolescence avait conduit à remettre en question la toute puissance d'un professeur et pas du tout à porter atteinte à sa personne. Et je suis certain qu'en serrant ma main tendue vous serviriez votre bien en même temps que le mien.
- L'air du pardon m'irrigue… l'air du pardon me remplit… Et le pardon est parfois de demander pardon… Je suis plus grand que la persistance dans l'erreur… Je reconnais avoir été autant injuste que victime d'injustice… Alors j'offre pardon et demande pardon… ainsi oublierais-je aujourd'hui la douleur de ma culpabilité comme j'ai oublié hier celle de l'injustice subie…
Avec cette longue inspiration je me préparai aux dernières expirations qui étaient les plus dures de toutes. J'en usais pour chasser un sentiment de culpabilité à votre égard qui continuait à me tourmenter m'empêchant parfois de dormir de la nuit. Oui, madame, à qui ne voulait pas croire que je mentais de bonne foi, je voulus adresser un message dont la teneur était qu'un enfant comme moi pouvait bien être poussé à user de son intelligence exactement comme en userait un adulte, à savoir en ficelant un mensonge, rien que pour faire du mal.
Désolé, honorable maitresse, inutile de décrire les détails. Cette missive tomberait-elle entre les mains de quelqu'un d'autre, et elle ferait plutôt mal là où je voulais en faire du bien ! Il me resterait seulement de vous avouer que, le jour de ma troisième exclusion, j'étais injuste envers vous du début à la fin. Je vous avais entrainée dans un piège que j'avais minutieusement tendu, pour vous pousser à reconnaître des vérités que tout le monde ignorait de vous. Alors que tout votre prestige et toute votre notoriété étaient bâtis sur l'impossibilité qu'elles soient dévoilées. Ô que n'aurais-je pas dû les découvrir, ces vérités ! Je ne savais pas que le mal qui allait en découler allait me toucher autant que vous, sinon plus !
Au conseil de discipline, j'avais reconnu tous les détails de mon forfait, avant même qu'on me demande le moindre aveu. Je savais exactement ce qui m'attendait. J'étais convaincu de la justesse de la décision du conseil qui vota mon renvoi de tous les établissements d'enseignement public. Cette punition là, je savais que je la méritais bien.

*****

Je me sentis soulagé. Mes nerfs s'étaient calmés. Mais je ne rentrai des toilettes qu'une fois certain que tout mouvement s'était estompé. Je trouvai "Bouhamed" et les autres amis qui m'attendaient devant la salle des conférences, alors que tout le monde avait pris place et que le présentateur du colloque avait commencé à lire le programme de la séance. Nous entrâmes dans le noir.
Mes exercices de respiration avaient certainement fait plus que m'aider à retrouver mon calme. Ils m'avaient chargé d'une humeur positive. Je sentis que c'était le destin qui nous conduisit, vous et moi, au même endroit pour un objectif que j'ignorais. C'est que vous étiez la première personne sur laquelle mon regard tomba dès mon retour à la salle, et qu'en vous voyant dans la première rangée en train d'applaudir les conférenciers qui rejoignaient le podium, je repris totalement confiance en moi et m'assis là où vous ne pouviez que parfaitement me voir.
Je n'avais plus peur de vous, comme lorsque je vous avais vue au début. J'étais plutôt totalement serein. Et, quand tout était redevenu calme, je commençai à chercher explicitement à attirer votre attention. J'avais vraiment envie que vous me regardiez minutieusement jusqu'à me reconnaître comme je vous avais reconnue.
La conférence avait pour titre "Nous, enfants de la dyslexie". Je croyais que vous étiez la dernière à vous intéresser à son contenu qui allait franchement dans le sens contraire de vos anciennes convictions et qui semblait loin de votre spécialité en mathématiques. Elle exposait, en effet l'une des théories pédagogiques les plus récentes apportant un appui aux enseignants en vue de détecter le génie des enfants souffrant de difficultés d'apprentissage. Mais grande fut ma surprise en vous voyant porter autant d'intérêt à ces théories, n'arrêtant pas de prendre notes sur votre calepin et ne relevant vos yeux que pour les replonger rapidement dans vos notes.
Je ne pouvais pas me permettre d'être moins concentré sur la conférence que vous. Mais je ne cessais de guetter, en même temps, tous vos gestes, admirant votre pouvoir exceptionnel de concentration, et cette âme de bonne élève qui continuait à vous habiter alors que, toujours professeur, vous êtes à quelques pas de la retraite.
Mais alors, honorable maitresse, pourquoi n'avez-vous pas compris que, pendant toute la conférence, je vous souriais à vous en particulier ? Pourquoi n'avez-vous pas senti que j'attendais de vous, en particulier, de relever votre tête de votre calepin, juste une seconde pour échanger avec moi un seul sourire ? Votre concentration avait-elle fini par accaparer tout le champ de votre conscience pour en chasser tout ce qui n'avait pas de rapport avec le contenu de la conférence ?
Je serais hypocrite si je vous reprochais d'avoir aimé à ce point cette conférence, mais j'avais besoin de bénéficier, de votre part, d'une seule seconde d'évasion pour permettre à votre mémoire de ramasser ses bribes et de reconnaître votre ancien élève qui n'arrêtait pas d'attirer votre attention en braquant sur vous son regard.

*****

Désolé honorable maitresse, mais j'étais très déçu, à la fin de la conférence, de vous avoir vue prendre votre cartable et partir comme l'avaient fait les simples curieux. Pourquoi, après avoir applaudi avec autant d'enthousiasme, ne vous étiez-vous pas jointe à ceux qui étaient venus me féliciter pour le succès de ma communication et pour la pertinence des nouvelles théories pédagogiques auxquelles avaient abouti mes recherches ?
Je suis très content de ce succès, madame. Oui ! Mais je sens que quelque chose d'autre, de plus important, me manque encore : parvenir à vous informer que je n'ai plus aucune haine envers vous et que la véritable bataille n'est pas celle qui éclata entre vous et moi voici plus de vingt ans, mais bien celle qui devrais nous rassembler demain, contre toutes les entraves qui empêchent encore de donner aux fleurs du génie suffisamment de temps pour éclore.
Et c'est la raison pour laquelle j'ai décidé de vous écrire ce message, espérant vous rencontrer pour vous dire directement "Désolé maitresse", et pour vous tendre la main en m'excusant de toute la douleur que je vous avais causée. Je voudrais vous dire que j'avais tort, moi aussi, et vous entendre me dire un mot de pardon qui me guérirait de ce complexe de culpabilité qui continue à m'habiter.
Je voudrais aussi vous parler de ce hasard qui avait conduit mon père, juste après mon renvoi, à travailler à l'étranger et de cette assistante pédagogique que la chance avait mise sur mon chemin. Elle fut pour moi comme une seconde maman dans une école où tout favorisait l'excellence.
Après quelques années de patience, le déclic attendu se produisit et mon génie se déclara précisément en matière de… mathématiques ! Eh oui, honorable maitresse, moi, Skander Sarraj, renvoyé du lycée pour une sottise à laquelle j'ai été poussé par mon incapacité à suivre le rythme des leçons de mathématiques, j'ai terminé mes études secondaires par un retentissant succès au concours d'entrée à Maths Sup ! Et me voici aujourd'hui diplômé de l'école polytechnique à laquelle je suis devenu l'un des enseignants les plus éminents, sollicité pour donner des conférences dans les quatre coins du monde.
Et comme ce que j'avais vécu n'était pas banal du tout, il était de mon devoir de fournir davantage d'efforts pour me spécialiser aussi en psychologie, consacrant mes recherches en la matière aux enfants souffrant de difficultés d'apprentissage. Mes théories adoptées maintenant partout en occident, me voici de retour pour les exposer aux décideurs de mon pays.

Madame, honorable maitresse,
Je serais l'homme le plus heureux si vous acceptiez de mettre votre main dans la mienne pour travailler ensemble. Vous seriez mon soutien dans mes démarches pour convaincre le ministère d'adopter mon plan d'action afin de ne laisser dans notre pays aucun enseignant manquer de formation dans ce domaine et de ne perdre, dorénavant, aucun talent qui nous serait caché par des erreurs que l'adolescent serait poussé, malgré lui, à commettre.

Le Haikuteur – Tunis - cité des technologies de la communication - El Ghazala

vendredi 18 avril 2008

Un dîner pour quatre

Mon année sur les ailes du récit / texte 11 sur 53/ 18 avril 2008

Un dîner pour quatre

J'arrive presque à la retraite dans ce métier et jamais je n'ai été témoin d'un événement pareil à celui de ce soir là !

Un client réserva dans notre restaurant une table pour quatre personnes, pour un dîner très spécial en Maqsoura*. J'avais assuré la préparation et la décoration de sa Maqsoura, exactement comme il le désirait : fleurs fraichement cueillies qu'il amena lui-même, bougies parfumées, éclairage intimiste etc.

Il était clair que l'occasion revêtait pour lui une grande importance. Ce pourquoi il tenait à organiser minutieusement ce dîner, insistant maladivement sur chaque détail et se consacrant entièrement à cette mission comme si rien d'autre ne l'occupait.


A l'heure précisément fixée, j'ouvris l'ordinateur lançant, d'un clic de souris, la lecture du CD rom qu'il m'avait personnellement fourni le matin même. Quand cette douce musique se propagea dans la Maqsoura, je compris que mon client et ses invités étaient de grands amateurs de musique européenne classique.

Comme l'homme était ponctuel, à la seconde près, il arriva pile à l'heure fixée pour son arrivée, mais il arriva seul ! Je le reçus avec révérence, le conduisis à sa Maqsoura, l'aidai à ôter son manteau, l'assis à sa place et je sortis prévoyant de m'absenter assez longtemps dans l'attente de ses invités. Mais il m'appela après tout juste deux minutes pour me surprendre avec une commande pour quatre personnes, écrite par ses propres mains, allant des hors-d'œuvre jusqu'aux sucreries et au thé, sans oublier deux bouteilles de vin de grand luxe.

Je remarquai sur la commande, des indications d'horaires précis pour servir chaque plat et, en face des hors-d'œuvre était écrit le mot "immédiatement". Je l'interrogeai à ce propos et il répondit :

- "Je n'ai pas travaillé dans l'armée, mais j'ai vécu et je mourrais en militaire. Alors servez chaque plat et débarrassez le à l'heure fixée, ne vous souciant ni de qui arrive ni de qui s'en va !"

Aussitôt les hors-d'œuvre servis par mon assistant, un plat devant le client et les trois autres devant des chaises vides, j'ouvris la première bouteille de vin pour commencer à le servir comme l'exigeaient les traditions de la Maqsoura. Mais il m'arrêta net pour me demander de me contenter d'ouvrir les bouteilles, d'amener les plats à l'heure exacte et de refermer la porte de la Maqsoura derrière moi jusqu'à l'heure du plat suivant.

*****

A l'heure exacte, je revins avec mon assistant pour débarrasser les plats des hors-d'œuvre. Je fus surpris de constater que toutes les chaises avaient été déplacées, que toutes les serviettes avaient été utilisées ainsi que les verres et le cendrier où les mégots étaient de trois marques différentes. Aussi, les assiettes furent-elles allégées d'une quantité égale à ce que des convives normaux auraient mangé. La première bouteille de vin était presque vide, alors qu'à la bouteille d'eau minérale manquait l'équivalent de deux verres environ. Des quantités variables de vin se trouvaient dans trois des verres prévus à cet effet, alors que le quatrième avait été renversé. Juste à coté, se dressait un verre d'eau minérale à moitié plein.

Si je n'étais pas certain que personne, en mon absence, n'était entré ni sorti de la Maqsoura, j'aurais vraiment cru que quatre clients étaient en train de manger, que parmi eux se trouvait probablement une femme et que trois en étaient sortis pour vraisemblablement revenir par la suite. Je ne voulus pas poser de questions et il ne lui vint même pas à l’esprit de m’expliquer quoi que ce soit. Je supervisai la mise en place des plats de résistance et sortis avec plein de questions en tête.

*****

Quand nous revînmes pour débarrasser les plats et apporter la corbeille de fruits, je remarquai que le client était encore assis à sa place comme s'il ne l'avait jamais quittée et qu'il avait mangé de son assiette de grillade plus de la moitié de la viande ainsi que tout l'assortiment de légumes. L'assiette de Pizza ne contenait plus la moindre miette, exactement à l'image de la petite assiette de pommes frites qui l’accompagnait et qui était, maintenant, mise dans la grande. Il en était de même pour l'assiette de loup de mer qui ne contenait plus que les arêtes minutieusement nettoyées de cette belle pièce de poisson. On devineait que la tête, en particulier, avait été suçotée par un artiste en matière de dégustation de poisson. Le petit plat d'accompagnement ne contenait plus que de petits restes de Tastira*. Seul le second plat de poisson, à coté du verre d'eau, était presque intact. Il était clair que la dorade avait été pincée d'un seul geste franc, juste pour en découvrir la colonne vertébrale, ouverte sans même être goûtée. Dans cette assiette, à coté du poisson intact, se trouvait une serviette en papier, froissée par des doigts qui y avaient été essuyés. Le plat de tastira était, lui, parfaitement intact.

Si je n'étais pas certain de la fraicheur de mon poisson, j'aurais cru qu'il pouvait s’agir d'un signe de protestation. Je faillis demander des éclaircissements, mais je me contentai de tout débarrasser, sauf la bouteille d'eau et la seconde bouteille de vin où il restait quelques trois verres. Je fis venir de nouvelles coupes, de nouvelles assiettes et de nouveaux couteaux pour éplucher les fruits. Mon assistant s'en alla et puis ce fut à mon tour de sortir en me demandant si mon client allait m'expliquer quelque chose de ce qui se passait devant mes yeux ou si cette pièce n'allait dévoiler que davantage d'ambigüité.

*****

Quand je revins à l'heure fixée, je trouvai des épluchures d'oranges et de pommes dans les quatre assiettes et des restes de vin dans les trois verres. Il était clair que les chaises avaient changé de position, comme d'habitude. Je donnai à nouveau l'ordre de bien nettoyer la table et d'amener le couvert pour gâteau et sortis attendre l'heure de le servir. Et, à l'instant même où nous entrâmes avec le gâteau d'anniversaire, retentit dans la Maqsoura la musique de la fameuse chanson "joyeux anniversaire", exécutée par le même orchestre symphonique lors du même enregistrement gravé sur le même CD rom que j'avais moi-même actionné, une minute avant l'arrivée du client.

En sortant cette dernière fois, la question qui me tourmentait était : pourquoi m'était-il demandé d'allumer une seule bougie sur le gâteau d'anniversaire ?

Je n'avais pas posé la question, mais après avoir payé la facture de ce luxueux dîner jusqu'au dernier millime, mon client me glissa dans la main un billet de dix dinars, pour me récompenser de l'avoir servi avec autant de discipline et d'avoir observé le silence jusqu'à la fin, me disant comme pour répondre à ma question :

- Tiens, mon cher pote, c'est pour avoir fêté avec moi mon premier anniversaire après la retraite.

Il était le dernier client à quitter le restaurant ce soir là. Et, si la curiosité ne m'avait pas poussé à sortir derrière lui pour le suivre des yeux jusqu'à à sa modeste voiture et le voir tomber dans les pommes juste à côté, déversant de son ventre tout ce qu'il venait de manger et de boire chez nous, il aurait succombé sans que personne ne s'en aperçoive. J'ouvris le répertoire de contacts de son téléphone portable pour appeler quelqu'un de sa famille ou de ses connaissances, mais n'y trouvai qu'un seul numéro : celui de notre restaurant.

Le Haikuteur – Tunis

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*Maqsoura : sorte d'antichambre ou cabine privée.
*Tastira : plat d'accompagnement typique pour complet poisson, fait essentiellement de tomate, de piments et d'œufs frits et hachés.

jeudi 10 avril 2008

Impasse de la littérature

Mon année sur les ailes du récit / texte 10 sur 53/ 11 avril 2008


Impasse de la littérature

Cette nouvelle est le fruit de mon imagination. Mon mari la lira et croira qu'elle est bien tissée par mon imagination et que toute ressemblance entre ses événements et la réalité n'est, de ma part, que pur mensonge sans queue ni tête.
Mon mari continuera de le croire, même après lecture des lignes ci-dessous où j'avouerai franchement l'inverse de ce que j'avance au début du premier paragraphe. Il le croira en affirmant que ce qui va suivre n'est qu'une autre preuve, écrite cette fois-ci, que je me sustente de l'illusion d'être à la fois totalement libre et absolument sincère, prétendant être, en cela et en d'innombrables autres détails, différente de toutes les autres femmes.
Mon mari continuera de le croire, bien qu'il n'y ait pas d'écrivaine au monde qui puisse empêcher les événements vécus dans la réalité d'émerger, consciemment ou inconsciemment, à la surface des événements qu'elle imagine. Ceci m'amène à avouer, très clairement et dès le début de mon texte, que je suis vaincue, comme le sont déjà tous ceux qui ont écrit avant moi, et que les événements de ma vie quotidienne se sont imposés, ici, comme principaux, tandis que les événements fictifs ont sombré aux fins fonds de la marge, devenant de la simple poudre jetée aux yeux.
Que ce texte soit donc pris, à la limite, comme autobiographique. Cela n'ajouterait ni ne retrancherait rien à la dose de sincérité qu'il contient. Et je ne serais nullement dérangée de reconnaître, avec toute la modestie et toute la sincérité des débutants, que moi, Fatha M'charraf, journaliste connue par tout un chacun et active dans les deux domaines de l'information et de la critique, sur la scène culturelle en général et littéraire en particulier… Je reconnais, ai-je donc dit, que je suis moi-même le personnage principal de ma nouvelle. Je suis en train d'écrire, aujourd'hui, pour la première fois, un texte, si j'ose dire, de création et ne suis pas prête à céder le premier rôle à quelqu'un d'autre que moi. Et ce, essentiellement, pour des raisons de principe et de déontologie.
C'est qu'en réalité je crois en la spécialisation. Je vois que l'écriture journalistique et critique est une profession qui a sa propre déontologie. Ce pour quoi il lui faudrait prendre une distance suffisante de l'écriture de création. Je crois aussi que le cumul de ces deux fonctions est de nature à mélanger les chèvres et les choux. Et cette croyance a failli m'empêcher de relater ce fait sous sa présente forme de narration littéraire.

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Mais il arrive, parfois, au journaliste d'être en face de vérités que ses lecteurs sont en droit de connaître, mais que lui n'a aucun droit d'écrire sous forme d'information journalistique classique, c'est-à-dire en en dévoilant la sources, le lieu, le temps et les noms des parties prenantes.
C'est la raison pour laquelle j'écris ce texte afin de relever le défi professionnel et porter cet événement à la connaissance des lecteurs. Pas avec l'intention de démasquer mon vis-à-vis représenté ici par le personnage de Mohamed El Fayek El Adeb, non ! Atteindre cet objectif ne mérite pas du tout que je m'expose aux soupçons, poussant, probablement, mon mari à douter de ma fidélité ; mais pour que les lecteurs sachent que les écrivains et autres grands penseurs, sont comme nous tous. Ils ont les faiblesses de tous les êtres humains et sont parfois plus hypocrites et plus lâches que les gens ordinaires. Simplement parce qu'ils sont plus soucieux de leurs apparences que le reste des gens.
Vous allez me dire qu'il n'y a aucun romancier dans le pays du nom de Mohamed El Fayek El Adeb. Bien sûr que ce nom n'existe pas dans la réalité ! Puisque c'est moi qui l'ai inventé pour protéger les intérêts d'une personnalité prestigieuse. Seulement, je vous garantie que, derrière ce nom se cache un vrai romancier avec lequel il m'est réellement arrivé ce que je relate ici.

*****

Je disais donc que l'homme vit réellement parmi nous. Il est prestigieux, il serait même de la high society. Il serait marié à une femme polie, attirante et cultivée. Sa femme serait même plus jeune que moi et, peut être, plus belle. C'est ce que je peux dire ici, juste pour brouiller les cartes et éviter que quelqu'un le reconnaisse. Mais ce qui est certain, c'est que tout connaisseur neutre qui analyserait sa personnalité de loin, vous dirait qu'il s'agirait d'un homme marié, vivant son couple comme une simple relation sociale vide de toute composante affective et n'ayant pas le courage de refaire sa vie, ou bien d'un célibataire en chasteté pour une raison qu'il est seul à connaitre.
Tout ceci n'a pas d'importance. Plus importantes que les informations relatives à la personne de Mohamed El Fayek El Adeb, les caractéristiques de sa littérature. Je veux parler ici de ses sujets qui épousent les inquiétudes et les aspirations de notre société, de son engagement sincère en faveur des causes des gens simples et de sa foi inébranlable en la justesse de ces causes dont il se fait l'infatigable défenseur. Je veux aussi parler de la profondeur de ses analyses qui ont fini par convaincre les plus sceptiques que nous sommes en présence d'un savant qui a si bien exploré l'âme humaine, si profondément étudié les mécanismes de la vie en société, qu'il lui serait impossible de ne pas vivre heureux.
Ainsi en est-il du contenu de sa littérature. Quant à sa forme, je me contenterais de dire que la solidité de la construction du récit chez Mohamed El Fayek El Adeb, la pureté de la langue et la beauté du style qui caractérisent ses textes, empêcheraient le lecteur qui ouvrirait l'un de ses romans de s'arrêter de le lire avant d'en arriver à la fin. Et ma reconnaissance de ces qualités à notre écrivain ne date pas d'aujourd'hui. C'est que j'ai écrit plusieurs articles sur ses romans où j'ai exprimé cette même opinion, convaincue que je suis que ce genre de littérature constitue un vrai soutien au développement du pays et un outil efficace de conscientisation et de mobilisation de ses enfants.
J'avais, donc, visé juste, quand j'ai pronostiqué, plus d'une semaine avant qu'on l'annonce officiellement, l'attribution du grand prix national à Mohamed El Fayek El Adab. J'avais ainsi convaincu mon directeur de consacrer à cet écrivain l'interview du mois qui s'étale sur les deux pages centrales de notre journal. Et j'avais parié sur la publication de cette interview le matin même de la conférence de presse tenue pour annoncer l'attribution du prix à notre écrivain.
Je me souviens que le président du jury avait rencontré, ce jour là, de grandes difficultés à convaincre les confrères journalistes qui l'accusaient de privilégier notre journal aux dépends de tous les autres moyens d'information, que la parution de mon interview le jour même, voulait simplement dire que j'avais un flair journalistique exceptionnel.

*****


Je ne tiens pas à rapporter tous les éloges que j'ai reçus, ce jour là, pour mes qualités professionnelles. Je risquerais ainsi de fournir une autre preuve à mon mari qui m'accuse de tirer vanité de mon excellence par rapport aussi bien à mes confrères qu'a mes consœurs. Aussi passerais-je de suite à l'événement principal de ma nouvelle.
C'est un événement tout simple, mais il serait opportun, pour mieux le relater, de vous donner, d'abord, ce petit exemple :
Soit un enfant devant lequel vous ouvrez une boite de friandises pour en manger quelques morceaux. L'enfant regarde spontanément la boite, avec l'envie des enfants et leur timidité. Vous vous en rendez compte et lui présentez la boite pour qu'il en prenne un morceau. Mais il commence par prétendre qu'il n'a pas faim et qu'il n'en a pas envie. Vous continuez à manger et lui à vous regarder avec la même envie. Quand vous lui dites que vous comprenez son envie parce qu'elle est tout à fait naturelle et que vous ne voyez aucun inconvénient à lui donner le morceau de son choix, voire que vous seriez vraiment contents qu'il partage avec vous ce que contient votre boite, l'enfant va finir par arrêter son entêtement, se rétracter et accepter de manger comme s'il n'avait jamais refusé.
Remarquez que, dans cet exemple, l'enfant n'est pas embarrassé par ce qu'il dit au point de nier définitivement la vérité, se privant de l'objet de son désir. Quant aux notables de notre société, comme notre écrivain, un seul mot prononcé les implique, les poussant à persister sur la voie du faux. C'est qu'ils sont, simplement, trop lâches pour reconnaître la vérité de leur faiblesse humaine et se rétracter comme se rétractent les gens ordinaires, saisissant l'occasion qui se présente pour réaliser un caprice. Pire, il leur arrive généralement de se priver ainsi de la réalisation des plus légitimes de leurs aspirations.
Eh bien c'est ce dont j'ai pu avoir la preuve le jour de la réalisation de l'interview avec le grand romancier Mahamed El Fayek El Adeb. Je ne sais si, ce jour là, il savait déjà quelque chose à propos de la décision du jury de lui attribuer le prix ; mais quand il me vit faire le lien entre la réalisation de cet entretien et l'imminence de l'annonce du nom du lauréat, il me dit, avant d'entamer sa réponse à ma première question :
- Fatha, tu as le plus beau nez journalistique du pays… il flaire les événements avant qu'ils n'arrivent.
Toute mon attention était concentrée, à cet instant, sur la façon de poser mes questions avec assez de clarté, et d'y insuffler, tantôt un élément provocateur, tantôt un semblant de manque d'information. Ce qui devait le maintenir dans la position de celui qui doit toujours apporter des clarifications ou fournir des arguments pour sa défense. Position dans laquelle je fais tout pour maintenir mon interlocuteur afin d'en tirer les informations les plus abondantes et les réponses les plus sincères. Mais son allusion à la beauté de mon "nez journalistique" ne pouvait que provoquer en moi la femelle.
Je relevai la tête pour le regarder directement dans les yeux ; mais il poursuivit son discours sans que n'apparaisse sur son visage qu'il voulait dire par "beauté du nez" autre chose que le sens de l'odorat, communément donné pour synonyme de flair journalistique. Mais comme mon nez constituait aussi, de l'avis des dizaines d'hommes qui m'ont fait la cour, un élément de ma beauté physique, je restai sur le qui-vive cherchant à intercepter tous les sens qui se cacheraient derrière l'énoncé apparent des expressions de notre écrivain.
Et il m'apparut rapidement, sans plus aucun doute, que Mohamed El Fayek El Adeb était un homme d'une formidable timidité, même si cela ne se voyait pas toujours. Il envoyait dans tout ce qu'il disait en marge de ses réponses, des messages galants qu'il enveloppait dans un brouillard assez épais pour lui permettre de se rétracter tout de suite, accusant son interlocutrice de mauvaise interprétation.

*****

Notre entretien dura un peu plus de deux heures, durant lesquelles Je ne cessais d'ouvrir des parenthèses l'encourageant à s'impliquer davantage par ce qu'il disait et feignant d'être trop bête pour comprendre de son discours plus que le sens apparent. Je croyais ainsi l'encourager à accomplir le pas décisif qui dévoilerait ses intentions réelles. Mais la rencontre prit fin sans qu'il ne m'avoue quoi que ce soit.
Avant de m'accompagner à la sortie, il m'envoya encore un signe galant à peine plus clair que ceux dont il m'avait inondée durant toute l'interview, mais toujours aussi enveloppé dans ce fameux brouillard lui permettant de nier. Il revint au sujet de la vraisemblance dans la construction des personnages pour me dire :
- Je ne peux pas, à titre d'exemple, construire le personnage d'une femme aussi belle que vous - je dis bien par exemple - puis faire en sorte que son mari supporte de rester plus d'une ou deux semaines au maximum, sans l'approcher. A moins qu'il ne soit souffrant d'incapacité ou amoureux d'une autre…
Tout le monde sait que je suis une femme libre pour ce qui est de ma tenue vestimentaire. Ce jour là, ma robe mettait bien en évidence ma poitrine, découvrant deux collines émergeant légèrement de mon soutien-gorge, sur lesquelles le regard de Mohamed El Fayek El Adeb était braqué tout au long de l'entretien.
Quand je l'entendis me faire la cour de cette manière embrumée, je fis semblant d'être occupée à noter une dernière observation sur mon calepin. Je cherchais, en fait, à faire durer le plaisir que me procurait son regard massant doucement ma poitrine. Et soudain je rompis le silence pour lui dire d'une voix à peine audible :
- Une question, si vous permettez, hors du contexte journalistique : Si un jour vous, Mohamed El Fayek El Adeb, rencontriez "Nouar" sur les chemins de cette vie réelle, dans son bureau ou dans n'importe quel espace clos comme celui où nous nous trouvons maintenant, et si elle vous faisait la même proposition qu'elle fit à "Azer", et que personne ne vous réveillait de votre rêve pour que la scène ne prenne fin qu'avec une réponse claire de votre part, quelle serait cette réponse ?
Ma question était très embarrassante pour un timide qui serait dans sa position. Mais Mohamed El Fayek El Adeb, enveloppe sa timidité dans une épaisse carapace faite de pondération et de prestige. Aussi, quand je levai brusquement la tête pour le regarder directement dans les yeux, il esquissa un sourire tout ce qu'il y avait de plus calme et de plus innocent et me dit :
- Non, non, non … faites attention à la confusion… Il n'y a absolument aucun rapport entre Mohamed El Fayek El Adeb et "Nouar"… Car j'ai érigé, entre ma vie réelle et ce que j'écris dans mes romans, un mur de séparation épais. Ne croyez donc pas que j'écris parce que je ressens réellement la même privation et la même frustration ressentie par "Azer" le jour où il vit "Nouar" dans son rêve, qu'elle l'embarrassa avec sa franchise et qu'il se réveilla avant de savoir s'il allait avoir l'audace d'accepter sa proposition.
*****
S'il y avait, à ma place, une autre femme admirant autant que moi Mohamed El Fayek El Adeb, l'écrivain, l'être humain, mais aussi l'Homme dont le charme capturait les cœurs de toutes les femmes, elle aurait été gagnée autant par le regret d'avoir posé sa question que par la colère que provoquait cette réponse. Mais moi, j'étais certaine que l'homme souffrait d'une timidité maladive et méritait bien qu'apparaisse dans sa vie une femme comme "Nouar", qui lui accorderait toute sa chance et patienterait le temps qu'il réfléchisse et se débarrasse complètement de sa timidité, exactement comme dans l'exemple de notre enfant et de la boit e de friandises.
Et comme je suis différente de toutes les femmes, libérée de la mentalité qui dicte à la femme de se contenter de l'effet de son charme sur les hommes et de se tenir sur la colline à attendre toujours celui qui fournirait l'effort de lui faire clairement la cour … comme je suis très admirative du personnage d "Nouar" dans le roman de Mohamed El Fayek El Adeb, au point d'apprendre par cœur ce qu'elle avait dit à "Azer" dans son rêve, j'ai tenu à précéder notre écrivain à la porte de son bureau.
Encore une fois, Je sentis son regard braqué sur moi me transmettant tout son désir. Ses yeux me faisaient l'effet d'une bouche enfiévrée qui, dans un silence timide, couvrait mon cou de baisers. Quand il tenta de me dépasser pour ouvrir la porte, je me tournai brusquement, pour le regarder droit dans les yeux. La poitrine bien en évidence, je m'adossai à la porte laissant entre la serrure et ma taille suffisamment d'espace pour lui permettre de glisser sa main derrière moi et de me serrer contre lui, s'il le voulait. Puis je lui lançai, d'un seul jet, la tirade de "Nouar" à l'adresse de "Azer", après l'avoir adaptée à notre propre situation :
- Ecoute bien, fayek, ce que te dit Fatha M'charraf… Nous sommes seuls ici et cette chance est la dernière que je t'accorde pour vaincre ta timidité et te comporter comme te le dicte ton envie… Je suis une femme honorable dans tous les sens que peut avoir le mot honneur… Mariée, je n'ai jamais trompé mon mari. Mais je comprends parfaitement ton admiration et le désir qui te brule pour moi. Et je reconnais qu'en vérité, je partage ton admiration et ton désir. Voici donc que je te tends mes lèvres à embrasser comme tu le désires et tout mon corps à serrer comme tu le veux. Je vais fermer les yeux et compter jusqu'à vingt. Si tu hésitais encore je partirais d'ici sans espoir de retour.
Et puis je fermai les yeux, entrouvris légèrement les lèvres, et les lui offris après les avoir humidifiées en y passant lentement ma langue. Silencieusement, je commençai à faire signe de ma main pour montrer que je comptais sur les doigts. Mais Mohamed El Fayek El Adeb fit vite de me répondre, refusant le principe même d'attendre la fin du décompte :
- Ouvrez donc vos yeux je vous prie. Vous savez bien que je soutiens par principe le droit de la femme à exprimer son désir en toute liberté à l'homme dont elle a envie. Vous savez aussi que je n'ai aucun jugement à porter sur la fidélité ou non d'une femme à son mari. Je saisis donc cette occasion pour vous dire à quel point je respecte votre beauté digne de l'admiration de tous les hommes et saluer l'audace dont vous faites preuve en m'invitant aussi franchement à partager votre envie. Mais, encore une fois, veuillez croire que j'ai pour ce genre de questions un cadre social personnel dont les secrets ne vous intéressent aucunement et que je ne pense jamais transgresser ailleurs que dans l'impasse de la littérature. Et, pour moi, cette impasse de la littérature est sacrée et strictement réservée à mes personnages de fictions. Aucune personne réelle n'est donc autorisée à la franchir pour atteindre un quelconque espace de la vie réelle.
Je mis fin au comptage, ouvris mes yeux et attendis qu'il ait terminé son discours. Puis j'affichai le sourire d'un examinateur satisfait de la réponse de son élève et lui lançai :
- Merci et encore bravo… J'étais certaine de vos qualités morales qui vous distinguent de tous les autres écrivains et artistes qui sont la plupart du temps esclaves de leurs envies. Et c'est la raison pour laquelle j'ai osé faire cette expérience et la mener jusqu'à ce point. Je ne vous cache pas que j'ai eu un peu peur de vous mettre dans cette situation de confrontation avec l'un de vos personnages féminins les plus audacieux, vous tenant des propos dont vous êtes l'auteur.
Nous nous étions compris. Nous avions ri et convenu, en nous serrant les mains, de nous téléphoner le jour de la parution de l'interview dans le journal, faisant table rase sur tout ce qui, en dehors du cadre professionnel, venait de se passer entre nous.

Et puis la porte se referma entre Mohamed El Fayek El Adeb et moi. Je sentis, en descendant les escaliers que je l'avais laissé à son remord. Car jétais certaine qu'en réalité il me désirait encore.
En sortant de l'immeuble, je me trouvai dans un parc où se dressait un palmier qui sembla m'appeler. Je m'arrêtai à son pied pour le contempler et m'aperçus d'un lierre tendrement vert qui grimpait le long du tronc. La relation entre ces deux êtres me renvoya aussitôt à celle entre un romancier et une journaliste. Mais je ne savais si c'était lui le palmier et moi le lierre qui grimpait le long du tronc, dès que mes feuilles approchaient ses palmes il se dressait davantage pour que je n'arrive jamais à l'atteindre, ou si j'étais, moi, le palmier et lui le lierre, dès que l'une de ses branches s'allonge assez pour toucher mes palmes, il la repliait pour l'orienter vers le sol.
Je levai mes yeux et sentis le regard de Mahamed El Fayek El Adeb qui accompagnait du haut de sa fenêtre ouverte, ma traversée du parc. On aurait dit une caméra en plongée qui faisait semblant de seulement saluer mon départ, mais qui continuait en fait de caresser mon cou avec le même désir.
Si lui avait des regrets, je ne nie pas que, de mon coté, j'en avais tout autant. Car je m'étais contentée d'une attitude attentiste. Pourquoi avais-je fermé les yeux et attendu qu'il prenne l'initiative de m'embrasser ? Pourquoi n'avais-je pas foncé sur ses lèvres qui étaient à la portée des miennes pour le mettre devant le fait accompli ?
Combien de temps me faudrait-il encore pour vaincre en moi la passivité des femmes ?

Le Haikuteur - Tunis

jeudi 3 avril 2008

L'envie de Mariem

Mon année sur les ailes du récit / texte 09 sur 53/ 04 avril 2008
L'envie de Mariem

"…L'envie de ta fille, homme"
Ainsi sa femme lui rappela-t-elle une promesse ferme qu'il avait faite. Comme chaque jour, elle lui posa la question :
- ont-ils versé, homme ?
Et lui de répondre, enfin :
- "oui, ils ont versé".
Le rappel tomba, exactement au moment demandé, sous forme de réplique théâtrale programmée à l'avance. Il prononça sa phrase convenue :
- "oui ils ont versé",
Et elle lui répliqua :
- "Alors souviens-toi de l'envie de ta fille, homme".
Voilà trois mois qu'il avait fait une promesse ferme à Mariem. Depuis, deux versements de salaire avaient été effectués sans qu'il n'arrive à tenir sa promesse.
A chaque fois qu'un versement était effectué sans que la promesse ne fusse tenue, Mariem en acceptait le report, embrassait son père sur le front et se terrait dans son triste silence, attendant le versement à la fin du mois suivant.
Mariem avait gardé son envie bien enfouie dans son cœur, de longs mois durant. Quand elle l'avait enfin exprimée, au début de l'année scolaire, son père fut attendri. Il lui en promit la réalisation, mais à la condition qu'elle obtienne sa moyenne dans les examens du premier trimestre.
Mariem patienta pendant trois longs mois fournissant, silencieusement, tous les efforts dont elle était capable. Son père en arriva à oublier sa promesse. Le jour où le facteur apporta le bulletin trimestriel de notes, elle se hâta d'ouvrir l'enveloppe et lui tendit le relevé des ses notes :
- Lis papa ! De combien est, donc, ma moyenne ?
Il lut à haute voix : "Dix virgule zéro cinq"
Et, se rappelant tout à coup ce que cachait son regard et comprenant ce que voulait dire son attente silencieuse, il ajouta :
- Désolé mon enfant, je maintiens toujours ma promesse, mais ce mois-ci, je n'ai aucun moyen de la tenir.
Plus tard, à deux autres reprises, Il tint les mêmes propos à sa fille. Et Mariem de se montrer, par deux fois, compréhensive et d'imprimer deux baisers sur le front de son papa.

*****

Comme chaque jour, elle lui posa la question

"Ils ont versé" ! Cette fois-ci, il na plus de langue qui puisse prononcer la même phrase ni de front qui puisse supporter le même baiser sans suer de honte.
Mars, mois de toutes les factures. Ainsi ses petits fonctionnaires de collègues ont-ils pris l'habitude de l'appeler. Mais pour lui, la décision est prise et elle est irrévocable. Il en fera un mois exceptionnel, dédié à l'épuration de sa dette envers Mariem. Aussi jure-t-il, en lui-même, de ne rentrer à la maison qu'accompagné de "l'Envie" de Mariem.
"Ce sera aujourd'hui, mais ne lui en dis rien avant mon retour" dit-il à sa femme. Et il sort prenant avec lui ses factures.
La banque en premier ! Il retire, comme d'habitude, tout son crédit. Il passe devant la boucherie de Rzouga :
- "Je jure sur le nom de dieu qu'ils n'ont pas encore versé !"
Et il s'en va… L'eau en second ! "Mariem trouverait au moins à boire". Il paye la facture et sort se fondre dans la foule de la rue pour qu'aucun créancier n'arrive à le reconnaître. Mais, par malchance, alors qu'il calcule mentalement ce qui lui reste, Hajja Baya, propriétaire de sa maison, le rencontre. Sa voix perturbe ses calculs :
- Alors, voisin, où en es tu ?
- Je te jure par Dieu, le tout puissant, que s'ils avaient versé je serais passé chez toi sans que tu ne me le rappelles"
Et il s'en éloigne… L'électricité en troisième ! Mariem trouverait au moins de la lumière pour faire ses devoirs. Il paye la facture et s'arrête au coin de la rue. Le menuisier lui avait réparé sa fenêtre depuis le début de l'année scolaire. Il avait même payé de sa poche le carré de verre et n'avait reçu encore aucun millime de lui. Il prend une autre rue pour n'avoir pas à passer devant son atelier.


Il accéde à la station de métro. Et, sans acheter de billet, il se glisse dans le premier wagon et s'assoit accaparé par ses calculs. Il tranche l'affaire du loyer : il saurait fuir Hajja Baya jusqu'au mois prochain. Mais ce qui lui resterait ne suffirait même pas à payer ce qu'il doit à Rzouga, le boucher. Il se priverait de viande ce mois-ci et payerait plutôt l'épicier. Ainsi et seulement ainsi, il lui serait possible d'acheter à crédit, comme d'habitude, pendant tout un mois.
"…Il resterait tant de tant… serait-ce suffisant pour acheter ceci et réparer cela ? Ou bien faudrait-il emprunter un complément ? Et puis serait-ce possible d'acheter par facilité ? Sur combien de mois ?..."
Seul son corps est dans le métro, un corps sans aucun lien avec l'environnement. Toute son attention est concentrée sur ses complexes calculs.
Il ne s'aperçoit ni des stations qui défilent, ni de cette vieille femme à laquelle il laisse son siège, sans en être tout à fait conscient. Debout, Il se surprend à prier Dieu de le récompenser de son acte bienfaisant, en lui inspirant une façon de gérer les affaires de ce mois.
Le wagon s'emplit. Les voyageurs s'y entassent. Les corps se collent aux corps. Certains, pour passer, le bousculent. D'autres, pour descendre, l'étreignent. Et d'autres encore échangent avec lui des propos de tolérance et de patience pour supporter l'exigüité de l'espace. Progressivement, le nombre de voyageurs diminue. Il retrouve un siège vacant où il s'assoit machinalement sans cesser de calculer :
"Douze moins huit. Ou plutôt trois plus douze moins huit. Mais non, ça ne correspond plus. Donc vingt moins trente et un…. Ce n'est pas possible…"
- Terminus… terminus… tout le monde descend.
A l'appel du conducteur, il se met machinalement debout s'apprêtant à descendre. regardant à travers la fenêtre, il ne reconnait pas l'endroit. serait-il monté dans le mauvais métro ? Ou bien aurait-il oublié de descendre à la bonne station, occupé qu'il était par ses laborieux calculs ?
Quand il reprend bien conscience, il réalise qu'il est dans un wagon presque vide avec une seule passagère et trois contrôleurs se tenant chacun à une porte. Quand il voit la passagère montrer sa carte d'abonnement et descendre, il se souvient de n'avoir pas payé son voyage. Il sourit en en son for intérieur, se moquant de lui-même et se disant qu'il doit maintenant payer une amende pour reprendre tous ses calculs à zéro. Ah qu'il fait, toujours les choix perdants, toujours les mauvais calculs !

Douze moins huit. Ou plutôt trois plus douze moins huit. Mais non, ça ne correspond plus.


- Votre carte d'identité s'il vous plait…
Aussitôt cette phrase prononcée par le contrôleur, ses deux collègues arrivent pour bien encercler le voyageur en infraction, comme s'ils avaient attrapé un grand criminel.
Quant à lui, c'est au moment où il met la main dans la poche intérieure de son manteau pour sortir son porte feuille, au moment où il la sent heurter le vide, au moment où il la voit sortir par une brèche ouverte dans le tissu à l'aide d'une lame de rasoir… c'est à ce moment là, qu'il se rappelle que le wagon s'était empli, que les voyageurs s'y étaient entassés, que les corps s'étaient collés aux corps, que certains, pour passer, l'avaient bousculé, que d'autres, pour descendre, l'avaient étreint, et que d'autres encore avaient échangé avec lui des propos de tolérance et de patience pour supporter l'exigüité de l'espace.
Avant de s'écrouler, étourdi, dans les bras des contrôleurs, il pousse un long soupir finissant par un cri étouffé, suivi d'un délire en boucle ininterrompue :
- Désolé mon enfant, Je maintiens toujours ma promesse, mais ce mois-ci, aussi, je n'ai aucun moyen de la tenir… Désolé mon enfant…


Le Haïkuteur - Tunis