jeudi 25 décembre 2008

La Boussole de Sidinna / 13 Des ailes pour un papillon en feu

Mon année sur les ailes du récit (43/53) La Boussole de Sidinna (13/23) – 26 décembre 2008



Chemin second :


Des silex sur les dunes



Orientation cinquième 1 :



Des ailes pour un papillon en feu


" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur


Qu'est ce que la mort et qu'est ce que la résurrection ?
Qu'est ce que mourir, sinon se muer d'un état en un autre ?
Et qu'est ce que la résurrection, sinon un oubli et une nouvelle naissance ?
Et donc ?
Et donc, Yassine est mort ! Yassine Bellaghnej n'est plus. Il n'est plus en tant que mon ami. Celui-là qui est resté en vie – si tant est qu'il est encore resté quelqu'un – c'est Tarhouni. Un type que je ne connais pas et avec lequel je n'ai aucun rapport. Un type que je ne connais pas et auquel je ne dois rien du tout. Si, si ! Je ne le connais pas ! Ce n'est pas lui qui m'a sauvé la vie, pas lui qui m'a protégé lors de mon interminable fièvre. Ce qui m'a sauvé, ce sont les reliquats de Yassine demeurés en lui. Ces reliquats-là sont en moi. J'en suis issu et, maintenant que Yassine est mort, c'est à moi et à moi seul de m'en charger, car ils sont miens. Si je réussis, ce sera grâce à ces reliquats. Et si j'échoue, ils n'y seront pour rien. Mais tant que je suis ainsi perdu, ils le demeureront avec moi. Et ce, jusqu'à ce que je retrouve ma voie, jusqu'à ce que la boussole de Sidinna parvienne à sa destination promise.


Yassine Bellaghnej, mon ange miséricordieux, mon sauveur, n'est donc plus. Et celui-là qui est resté – si tant est qu'il est encore resté quelqu'un – c'est le diable en personne, une brute qui ne ressemble en rien à Yassine ni à moi. C'est une malédiction qui s'abat sur la terre et personne ne sait comment y échapper.

*****

Et donc ?
Et donc, Yassine est mort ! Yassine Bellaghnej n'est plus. Fini l'homme que sa pauvreté ne pouvait empêcher de s'élever au dessus de toute tentation déshonorante. Fini l'homme habité par les valeurs et à qui fait honte tout ce qui enfreint les principes. Avec la mort de Yassine, c'est Tarhouni qui sort de son repaire. Il se libère des repères de Yassine et commence à se multiplier. Et nous voici face à mille et un Tarhouni devant lesquels la malice de mon cousin Ameur El Bintou fait pâle figure.
Tarhouni sort de son repaire, tournant le dos à notre passé commun. Un passé qui pèse maintenant lourd sur mes seules épaules. Et c'est à moi de trouver seul mon chemin et de porter la boussole de Sidinna à sa destination. Si, bien sûr, je veux avoir accès à un quelconque avenir. Lourde est la mission que tu m'as confiée, Sidinna ! Et moi, je suis faible. Comment trouver mon chemin entre ces rochers avant que mon dos ne soit totalement brisé ?

*****

Et donc ?
Et donc, Yassine est mort ! Yassine Bellaghnej n'est plus. Disparues toutes les ressemblances qui nous réunissaient, malgré la distance séparant ses montagnes sahariennes et mes collines côtières, ou "les falaises de mon enfance", comme il se plaisait à les appeler. Yassine m'a écrit, à la suite des quelques jours qu'il avait passés parmi nous à Beb-Tounes : "Je t'aime Ghailane. J'adore les falaises de ton enfance". Et il m'a écrit : "La ressemblance est immense entre l'âme de l'impasse Brikcha et celle de nos maisons taillées dans la montagne." Aussi m'a-t-il écrit : "Votre morale est nôtre, vos traditions sont nôtres et vous une partie de nous. C'est comme si la vie dans ton quartier était celle d'une authentique campagne protégée par des remparts de ville."
Aujourd'hui, l'oubli a effacé toutes ces lignes que Yasssine m'avait écrites et toute ressemblance entre nous est morte. Tout notre passé commun disparu et, avec sa disparition, c'est Yassine Bellaghnej qui s'en va, cédant tout le terrain à Tarhouni afin qu'il s'y alimente du vide, comme le désirent les virtuoses du vide. Mais où es-tu Sidinna ? Cette mission m'esquinte. Ce voyage me harasse. La fièvre se remet à me dévorer et, malgré ce semblant de carte que j'ai entre les mains, je ne sais comment trouver le chemin de Tazoghrane.

*****

Et donc ?
Et donc, Yassine est mort ! Yassine Bellaghnej n'est plus. Sa mort est une mue en un état, pour la description duquel je ne trouve pas de mots. Mais tu peux être fier de moi, Sidinna, c'est moi qui lui ai porté le coup de la miséricorde. En lui disant "adieu Yassine, tu étais mon ami," c'est moi qui lui ai fait prendre conscience de sa mort. Ce "tu étais" était le fusil à partir duquel j'ai tiré sur lui la dernière balle, celle grâce à laquelle j'ai réussi à sauver Yassine des filets de Tarhouni. Et Tarhouni de s'en aller, après que je l'aie vidé de tout ce qui le liait à Yassine Bellaghnej. Ainsi il n'a plus rien à voir avec moi non plus.
Dans le rêve, je me suis vu, me baignant nu dans un bassin d'eau douce. Et toi, Sidinna, je t'ai vu arriver apeuré, me criant : "pourquoi abandonnes-tu la boussole à la portée des pirates?" J'ai voulu te répondre que l'endroit était sécurisé et que j'étais sous la protection de mon meilleur ami. Mais tu t'étais vite éclipsé. Alors, tremblant de peur, je suis sorti de l'eau. J'ai accroché la boussole à la ceinture que j'ai serrée autour de ma taille et ai pris vite mes affaires. Il m'a semblé voir comme un haut rocher surplombant le bassin. J'y ai grimpé et m'y suis trouvé un refuge. Et soudain, Yassine Bellaghnej arrive à la tête de mille et un homme qui attaquent le bassin et se mettent à me chercher afin de m'extorquer la boussole. Content qu'ils ne m'aient pas trouvé, je les vois alors se disperser. Et Yassine de rester tout seul, au bord du bassin.


C'est alors qu'une chose étrange est arrivée. J'ai vu de mes propres yeux Yassine Bellaghnej se scinder en deux ! Oui, exactement comme se multiplient les microbes. Et voici devant moi deux hommes : un premier, faible, totalement nu, qui voulait se jeter à l'eau afin de se purifier et un second, costaud, abruti, vêtu et se mettant à son travers pour l'empêcher d'arriver à l'eau. La bagarre éclate entre les deux hommes. En toute logique, elle se termine par la défaite de l'homme nu qui est envoyé à terre.
C'est alors que le vêtu ouvre deux immenses mâchoires, avec des dents comparables à celles du crocodile. Il écarte les jambes de l'homme nu et mord, à lui arracher le bas ventre. Puis il sort de sa bouche la verge et les testicules ensanglantés. Il les tient à la main et commence à brandir victorieusement la chair arrachée, dansant et ricanant d'une voix semblable au rugissement du lion. Le sang se répand de sa bouche, ruisselle sur son cou et sa poitrine et tâche ses vêtements. A mon étonnement, Sidinna, je vois ta boussole se muer en un fusil de chasse tout à fait indépendant de ma volonté. Une balle en sort sans que je ne touche à la gâchette. Elle atteint l'homme habillé qui tombe dans le bassin. Et l'eau de prendre une couleur rouge sang.

*****

Et donc ?
Et donc, Yassine n'est plus. Je lui dit :" adieu Yassine, tu étais mon ami." Et je me tais. Yassine Bellaghnej est mort. Et c'est en vain que vous cherchez son assassin, en vain que vous posez des questions. Tout le monde l'ignore autant que vous. Même Bahiya qui connait la réponse se tait. Pourquoi, Bahiya, ne dis-tu rien ? Yassine est mort, Bahiya. Viens chanter, avec moi, une complainte pour Yassine :


- Peux-tu me renseigner, Bahiya,
Sur l'assassin d'Yassine ?
Je meurs, mais de détresse, mon amie,
Ni balle, ni coup de couteau
***
Du haut de sa muraille, elle dit :
- Où se trouve ton pays ?
- Mon pays c'est ma poche, mon amie,
Mais ma poche est trouée !
Si tu descends au club, mon amie,
Et qu'on voit d'où vient l'vent,
Je me ferai tapis, mon amie,
Et tiendrai la chandelle
Tes poches comme les miennes, mon amie,
Se rempliront de sous
Et nous, comme les autres, mon amie
Nous serons vite nantis.
***
Du haut de sa muraille, elle dit :
- Où puis-je me joindre à vous ?
- Mais dans la rue qui grouille, mon amie
D'amateurs de ton charme.
Et nombreux les nantis, mon amie,
Qui jetteraient leurs armes
Entre tes pieds, dans les hôtels
Et les maisons fermées.
Pognon amène pognon, mon amie,
Et nous serons heureux.
***
Les oiseaux de plein air leur disent :
- Voler n'est pas aisé,
Sans ailes, ni avion, mes amis !
Pourquoi êtes-vous pressés ?
Gare ! Au premier souffle du vent,
Vos os seront broyés.
- Mais en ce temps volent, amis,
Tous ceux qui sont sans ailes
Et les oiseaux ailés, amis,
Sont souvent déplumés.
***
Et puis, dit-on, l'enfant du conte,
Ca grandit bien et vite
Et tous les entêtés qui le veulent
En un clin d'œil arrivent.
Du haut de sa muraille, la belle
Descend et, au taudis,
Elle se donne aux clochards, la belle,
Et aux truands maudits
Et lui, les lui emmène, nombreux
Sans jamais s'arrêter
Tout en disant qu'ils sont trop pauv'
Pour, tous, la bien payer.
***
Alors elle dit :
- Ca va, maintenant, je veux me repentir !
- Mais repentir, jamais, mon amie,
Tu ne dois y penser.
Car une fois au club, mon amie,
On ne peut qu'y rester.
Tu es mon capital, mon amie,
Tu ne dois l'oublier
Et de ma chose, jamais, mon p'tit,
Tu n'peux me séparer.
***
Un mois ou deux, plus tard, la môme
Qui semblait résignée
Comme elle l'avait connu, la môme
Elle en a connu mieux
Venus en bon clients, les gars
Ils étaient généreux
Ils l'ont gavé de vin, ce soir
Mais pour mieux l'égorger.
Car dès le lendemain, il y avait
Un Yassine de moins.

*****


Qu'est ce que la mort, Bahiya, et qu'est ce que la résurrection ?
Qu'est ce que mourir, sinon se muer d'un état en un autre ?
Et qu'est ce que la résurrection, sinon un oubli et une nouvelle naissance ?
Et donc ?
Et donc, Bahiya, il se peut que j'aie raconté des faits totalement faux. J'ai peut-être besoin d'un moment de répit, pour comprendre exactement ce qui m'arrive. Lorsque j'étais concentré sur Yassine Bellaghnej, j'étais dans l'état d'éveil le plus limpide. Et, brusquement, la scène s'est de nouveau totalement embrumée. L'étrange c'est qu'en regardant au dessus du sable blanc immaculé, je vois ma mémoire s'éloigner de moi à une vitesse vertigineuse. Je la vois comme si elle était quelque chose de palpable ou comme si elle était un être vivant totalement indépendant de moi et qui avait le pouvoir de venir quant il le voulait et de partir quand sil le désirait.
Et maintenant, voilà que ma mémoire décide de partir pour rattraper le bus et me laisser ici à plat ventre sur cette petite dune de sable, esseulé au milieu des cailloux infertiles. Serait-ce moi qui suis mort par une balle de Tarhouni et non l'inverse ? Mes rêves sont-ils maintenant faits d'images inversées, de données inversées et de sentiments inversés ? Le mort y est-il vivant et le vivant mort ? Le tué y est-il tueur et l'assassin assassiné ? La tristesse y est-elle joie et la joie mélancolie ? L'imaginaire y est-il réel, le réel fable et la vérité mirage, après lequel je cours toujours sans jamais le rattraper ?
Le plus étrange, Bahiya, est que je vois ma mémoire s'en aller, mais pas en entier. La scène s'embrume quasi totalement, sauf cet espace de conscience que j'ai vécu depuis ma sortie de la grotte avec Yassine Bellaghnej, et jusqu'à l'instant où j'ai attrapé dans ma main gauche les trois petits cailloux de silex. Toute la scène s'est embrumée, sauf ces événements qui me reviennent maintenant tel un film parfaitement mis au point.
Me voici à nouveau tenant entre les mains un feuillet de carnet de notes. Des lignes dessinées par Yassine Bellaghnej comme une carte. Des flèches longeant une source qui coule entre les rochers et d'autres qui en partent en direction d'une longue ligne droite. Me voici tournant la page pour trouver au verso, la lettre. Et voici que je commence à la lire. Brusquement, quelque chose me dit que je suis en danger. Depuis le départ de Tarhouni, qui avait mis son argent et la lettre de Yassine sous la boussole de Sidinna, je ne me sens plus en sécurité. Tout est désormais possible et rien ne m'autorise plus à me considérer à l'abri de sa trahison. Alors me voici sautillant d'une pierre à une autre, cherchant à m'éloigner rapidement de cette source et de son eau qui ruisselle.

Voici que j'essaye, tant bien que mal, de suivre la flèche menant à la grande route. La route est désormais à un jet de pierre de moi. Je cours sur le gravas tentant de rattraper un bus que je vois arriver de loin. Serait-ce le bus à destination de Toujane ? Ou bien serait-ce celui-là qui va directement à Gabès ? Je suis, en tout cas, décidé à le prendre et, une fois à Gabès, j'irai directement à la gare et prendrai le train en direction du Nord.
Me voici tenant en main la liasse de billets laissée par Tarhouni. Mais moi, je ne veux pas de cet argent sale. Alors j'en prendrai juste la somme restée dans mon portefeuille, qu'il a gardé chez lui. Combien m'a donné ma sœur Rachida le jour où j'avais décidé de voyager ? Cinquante dinars ? Cent ? Je garderai seulement cinquante dinars et le reste je le donnerai au premier passant.
Voici la route principale qui est toujours à un jet de pierre de moi. Je peux parfaitement rattraper le bus. Mais il me faut d'abord me rhabiller. Je mets mon pantalon. Je glisse dans ma poche cinq billets de dix dinars. Je mets aussi ma chemise et, sans me soucier d'en attacher les boutons, je reprends ma course. Je commence à agiter mes autres vêtements et mes chaussures pour faire signe au bus de s'arrêter. Il est bon, ce conducteur. Il se gare sur le bas-côté pour m'attendre, pendant que moi, je continue à courir et à tousser.
Et, brusquement, quelque chose comme un battement d'ailes d'oiseau me ventile la tête. C'est comme si l'oiseau s'amusait à me caresser l'arrière du crâne, une, deux, trois fois...
Brusquement, je ressens quelque chose qui me transporte à mi-chemin entre le vertige et le sommet de la joie. Et me voici trébuchant dans une petite dune pas plus haute que mon genou. Tombé à plat ventre je vois toute la scène s'embrumer. Ne me restent plus parfaitement visibles que ces trois petits cailloux de silex aux couleurs merveilleuses, qui, tel des diamants, scintillent sur le sable blanc sous le soleil. Voici des cailloux que je connais parfaitement. Ce sont trois des ces sept silex polis que Moqaddam Abdel-Hafidh m'avait extrait du cerveau. Il me les avait mis dans la main gauche. Je les ai lancés au ciel en faisant attention à ne pas prononcer le nom de Dieu. Et puis, avec Oumm Ezzine, la vieille vierge, nous les avions recherchés sans jamais en retrouver une seule trace.
Mais alors, qu'est-ce que la mort, sinon une mue qui nous transporte d'un état en un autre ? Et qu'est-ce que la résurrection, sinon celle-là qui, soudain, pour mieux m'accueillir, embrume maintenant cette scène devant mes yeux?

Tout ce que je ressens maintenant c'est que ma main gauche, qui vient de ramasser les trois cailloux de silex, est en train de les serrer très fort. Et comme dans un rêve, je vois une main, indépendante de moi, ramasser mes affaires et mes chaussures éparpillés sur le sable. Une autre main, qui n'est surement pas mienne non plus, tire de ma main droite la liasse de billets. Entendant, toujours comme dans un rêve, une voix qui me crie dans mon for intérieur : "protège la boussole!", je sens ma main droite lâcher l'argent pour aller se coller à la boussole de Sidinna, bien enfouie sous mon pantalon entre mes jambes.
A moi Sidinna ! Est-ce moi qui me scinde en deux, comme se multiplient les microbes ?


Le Haikuteur …/ à suivre

jeudi 18 décembre 2008

La Boussole de Sidinna / 12 Ghédir El Maïze

Mon année sur les ailes du récit (42/53) La Boussole de Sidinna (12/23) – 19 décembre 2008

Chemin second :

Des silex sur les dunes

Orientation quatrième :

Ghédir El Maïze

" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur

Voici la traduction d'un document puisé dans le dossier de l'accusé Mohamed Lamjed Ben Habib Ben Bahri Brikcha. Le document original est une coupure de presse fournie par Maître Ch. B. M., avocate de l'accusé. Elle avait découpé l'article en raison du lien évident qu'il avait avec l'affaire de son client. Paru en date du …… dans les pages "faits divers" du journal "….", un hebdomadaire de la place, cet article s'intitulait : "Une camionnette volée dévoile un réseau de débauche et mène à la découverte d'une tuerie horrible dans un point d'eau collinaire près du paisible village de Toujane."


Au paisible village de Toujane, au sud du pays, le sujet privilégié de discussion, ces jours-ci, n'est autre que la découverte de deux cadavres par une brigade de la garde nationale, dans un lieu isolé de cette zone collinaire située à sept kilomètres environ du village et plus précisément dans un cours d'eau saisonnier d'une source, jusqu'ici inconnue, que certains appellent "Ghédir El Maïze".
Au commencement, le poste de la garde nationale en charge de la zone en question reçoit une indication de la part de citoyens, attirant l'attention sur la présence, non loin de la route principale, dans un endroit où il n'y a aucune construction ni habitant, d'une vieille camionnette 404 bâchée, série Tu 30. Le véhicule en question n'ayant pas été déplacé durant trois jours, les habitués du chemin ont commencé à avoir des doutes.

Volée, la camionnette

Sans délais, une brigade a été chargée d'une mission d'exploration. Elle s'est rendue sur les lieux où les agents ont trouvé la camionnette abandonnée. Ils ont commencé à l'examiner minutieusement et ont découvert que sa benne était chargée d'outils servant apparemment à l'organisation d'un camping. Les contacts préliminaires avec les services spécialisés ont fait naître le doute à propos de la plaque d'immatriculation de la camionnette qu'ils supposaient falsifiée.


Après obtention des autorisations d'usage, les agents ont défoncé la portière de la camionnette dont le numéro d'immatriculation s'est avéré sans rapport avec le numéro du châssis. La camionnette était effectivement volée. Il y a plus de six mois, son propriétaire avait porté plainte contre X, déclarant que sa camionnette lui avait été subtilisée en plein jour, au cœur même de son exploitation agricole dans l'une des oasis de Douz.
A l'intérieur de la camionnette, les agents allaient découvrir beaucoup d'indices, à même de leur permettre de résoudre l'énigme de cette affaire complexe. Ont été trouvés dans la voiture, en effet, les papiers de celle-ci qui, depuis la carte grise à la visite technique en passant par l'attestation d'assurance, étaient tous falsifiés. Un petit sac à dos a aussi été trouvé. Il y avait du linge sale et un portefeuille contenant une petite somme d'argent ainsi qu'une carte d'identité authentique appartenant à un jeune homme originaire du Sahel. Deux mois plus tôt, le jeune homme en question avait été porté disparu dans le naufrage du bateau de "brûleurs" au large des côtes de La Chebba.

fil conducteur et charge suspecte

Sous le siège du conducteur, les agents ont trouvé un cartable cadenassé dans lequel était caché un nombre considérable de cartes d'identité, de permis de conduire et de chéquiers, tous des faux. La découverte de ce cartable allait constituer la première clé de l'énigme. En l'ouvrant, les agents y avaient trouvé le fil conducteur leur permettant de relier tous les éléments constitutifs de l'affaire. L'examen des cartes d'identité falsifiées a permis d'en distinguer deux sortes : celles dont les originaux étaient tunisiens et celles qui étaient falsifiées à partir de documents fournis par un pays frère. Ce qui démontrait que les activités des utilisateurs de ces documents couvraient les deux pays voisins, au niveau de leurs côtes sud-méditerranéennes.


Pour ce qui est des bénéficiaires de cette falsification, il s'est avéré qu'ils étaient principalement au nombre de deux : un jeune homme et une jeune fille, tous deux âgés de moins de trente ans et dont les photos paraissent sur les documents avec des identités différentes et des nationalités tantôt tunisienne et tantôt celle d'un pays frère. Recherches faites, les deux malfaiteurs étaient recherchés. Ils font l'objet d'un mandat d'arrêt émanant des autorités régionales de Sfax, pour leur implication dans une affaire de réseaux de débauche et de trafic de drogue.
La benne de la camionnette a fourni, elle aussi, des informations fort intéressantes pour les enquêteurs. L'inspection de sa charge a démontré qu'elle était effectivement destinée à l'organisation de campings plutôt intrigants. Il s'y est touvé, en effet, des structures métalliques, des bâches, des lits de camp ainsi que des couvertures, des tapis, des ustensiles de cuisine et différents couverts. Mais ce qui a confirmé les doutes et orienté les recherches vers la piste appropriée, c'est la présence de meubles du genre utilisé dans les salons de massage thérapeutique, en plus d'une panoplie de tenues de danse érotique, de pommades de massage et de produits de beauté.
La brigade a aussi trouvé, dans le chargeent de la camionnette, des appareils d'enregistrement et de lecture vidéo avec des DVDs, dont le contenu variait entre musique de Mezoued et films pornographiques. Deux bidons en matière plastique ont aussi été trouvés, contenant un vin populaire à base de Legmi vieilli, communément appelé "Qichem" dans les oasis du Sud.
"Le recoupement entre ces différents éléments découverts a permis aux enquêteurs de délimiter le champ d'investigations et de faire le lien entre la camionnette volée et une bande de malfaiteurs, autour de laquelle l'étau a déjà commencé à se resserrer", indique notre source.

Visage défiguré et balle au crâne

Aussi, les agents de la brigade se sont-ils rendu compte que ce chargement suspect ne pouvait être ainsi abandonné, à proximité de la voie publique, sans raison hautement contraignante. Aussi ont-ils décidé de résoudre cette énigme au plus vite. Ils ont appelé en renfort des éléments de la cavalerie pour les aider dans leurs recherches et se sont dispersés dans les montagnes environnantes. Leurs efforts allaient vite être couronnés de succès. A l'arrivée des agents de la garde nationale à un point d'eau saisonnier, se trouvant à environ trois kilomètres de la route principale, l'affaire a fini par leur livrer son horrible secret.
Le point d'eau "Ghédir El Maïze" (flaque des chèvres) était jusque là inconnu. Il se trouve au pied d'une chaine de montagnes. Il est entouré de très hauts rochers. Son eau sourd des fissures de ces rochers polis par l'écoulement, puis tombe goutte à goutte dans une sorte de bassin naturel peu profond. Une clairière peu spacieuse et tout à fait inhospitalière, à laquelle les agents de la brigade ont pu accéder par un passage étroit entre deux rochers. Ce fut une surprise horrifiante : deux cadavres gisaient qui commençaient à dégager des odeurs nauséabondes. Le premier était celui d'un mâle totalement nu. Etalé sur le dos à même la pierre, le tueur lui ayant porté des dizaines de coups de couteaux profonds au niveau du cœur, du cou et du bas ventre.


Mais le criminel ne s'était pas contenté de tuer sa victime. Il lui avait coupé les organes génitaux que les agents ont retrouvés, plus loin, accrochés aux fissures d'où sourdait l'eau de la flaque. Il l'avait aussi défiguré, profanant délibérément le corps, avec une sauvagerie qui fait honte à l'humanité. Toute sa peau avait, en effet, été enlevée, afin d'en effacer tous les traits. Même les bouts des doigts avaient été coupés afin d'empêcher l'identification du cadavre par les autorités.
Quant au second cadavre, il s'agissait aussi d'un homme. Mais ce dernier était dans le bassin où il flottait tout habillé. La mort de cette seconde victime avait été causée, selon nos sources, par un tir de fusil du haut d'un rocher surplombant la clairière. La balle s'était logée à l'arrière du crâne.

Assassin tu n'iras pas loin

Si, pour l'explication de ce crime odieux, l'ambigüité ouvrait la porte à de multiples hypothèses, les enquêteurs en privilégiaient deux :
La première présentait le tireur qui se trouvait en haut du rocher comme étant le tueur des deux victimes. Dans ce cas, la seconde personne serait arrivée sur les lieux après que l'assassin eut terminé son premier forfait. Le nouvel arrivant ayant découvert le cadavre et reconnu son assassin, ce dernier n'aurait pas hésité à lui tirer dessus, afin d'étouffer la voix d'un témoin oculaire.
La seconde hypothèse présentait la seconde victime comme étant l'assassin de la première. Dans ce cas, son tueur serait une tierce personne qui les connaitrait toutes les deux et qui aurait attendu, avec sang froid, que le premier forfait soit achevé, pour trahir celui qui l'avait commis en lui tirant dessus du haut de son rocher.
Quant à la relation entre les parties prenantes de ce crime et la camionnette volée, nos sources se refusent, pour le moment, à dévoiler la moindre information, afin de garder intactes toutes les chances d'arrêter le tireur de la montagne. Toutefois, certains indices nous permettent déjà de penser que l'une des deux victimes serait le propriétaire du sac à dos trouvé dans la camionnette et l'autre celui dont la photo figurerait sur les documents falsifiés. Mais il nous faudra, pour en être certains, attendre la fin des investigations ainsi que les résultats des analyses génétiques qui ne manqueront pas d'être effectuées.
L'assassin, qui a tenté de gommer les traits de sa victime et de faire disparaître les bouts de ses doigts, aurait-il oublié que les empreintes digitales ne sont plus l'unique moyen de démasquer les criminels de son espèce ? S'il avait pu échapper à la justice, ce n'atait que momentanément. Les techniques d'investigations s'étant développées, l'identification du cadavre défiguré ne tardera pas à mener au criminel. Car les agents de l'ordre n'auront de cesse de le traquer jusqu'à l'arrêter pour le présenter à la justice qui se chargera de lui faire payer cher ses actes odieux. Notre dicton populaire ne dit-il pas : "assassin tu n'iras pas loin" ?



Votre journal au cœur de l'événement

Ainsi prennent fin les informations à nous communiquées par nos sources sûres. Nous resterons, évidemment, en contact avec elles pendant qu'elles continuent à mener l'enquête, afin de fournir à nos fidèles lecteurs les résultats obtenus, au fur et à mesure qu'ils nous parviennent. Mais la gravité de cette affaire, sa complexité, l'assassin qui court toujours à l'heure où nous mettons sous presse, ainsi que l'intérêt que porte l'opinion publique à cette affaire, nous interpellent et requièrent de nous des efforts particuliers. Aussi, votre journal se trouve-t-il déjà, comme à son habitude, au cœur de l'événement. A l'heure où vous lisez ces quelques lignes, notre envoyé spécial se trouve sur les lieux pour un reportage, dans lequel il recueillera les différentes réactions des citoyens de la région à ce crime odieux. Attendez donc notre prochaine édition, vous y trouverez un spécial de deux pages avec des photos et des témoignages inédits. Affaire à suivre.

Le Haïkuteur …/… à suivre

jeudi 11 décembre 2008

La Boussole de Sidinna / 11 Nouba de la pierre et de la fièvre, ter

Mon année sur les ailes du récit (41/53) La Boussole de Sidinna (11/23) – 12 décembre 2008

Chemin second :

Des silex sur les dunes

Orientation troisième 3 :


Nouba de la pierre et de la fièvre, ter


" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur


Où suis-je ?
Salle de cinéma sombre. Film ambigu. Blanc et marron. Une heure. Arrivée du troupeau de chèvres. "Un Chien Andalou". Jus de pommes noires. Aboiements. Journal mural. Nouvelle très courte. Vieillesse précoce. Deux heures. Louis Bunuel. Camionnette 404 bâchée Tu 30. Cadavres exquis. Poésie des anciens. Cœur de Chou. La butte de Ras Tabia est trop raide. Trois heures. Poésie du genre terre-terre, marchant avec les humains dans la caillasse. Les paroles se saouleraient si elles en avaient les moyens. Arrêt, enfin, de l'écoulement menstruel. "Jehfa" (litière à dos de chameau) de mariée détournée. Maison de la culture "Ibn Khaldoun". Une demi-journée et une nuit. Endormi avec les moutons. La mémoire aussi s'endort.

*****

… Ghailane… Je suis Yassine Bellaghnej. Yassine Bellaghnej, Gailane. Je t'ai trouvé gisant sur le bas côté de la grande route. Ouvre bien les yeux et tu me verras. Comment ne te souviens-tu pas de moi? N'es-tu pas Mohamed Lamjed Brikcha ? Dis-moi ton nom alors ! Parle. Dis n'importe quoi ! Ne t'abandonnes-pas à la mort, Ghailane !
…Je te sauverai malgré toi Ghailane. Je crache sur cette chienne de vie. Comment peux-tu me regarder sans me reconnaître ? Je suis Yassine Belleghnej, Majda. J'ai mangé des mets préparés par ta maman Khadouja. J'ai dormi à côté de toi sur la Doukkana de ta grand-mère Manana, sous le portrait de ton grand-père Bahri. Souviens-toi, Ghailane. En cette année là, Ta sœur Rachida avait arrêté ses études. Mais ouvre les yeux fils de chien. Ouvre-les, sinon je te giflerai encore plus fort. Souviens-toi de ton slogan Mejda. Ne laisse pas le temps violer le vierge espoir…

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Ciel peu voilé. Hôtel cinq étoiles. Nouveau métro de la Manouba. Déclarations d'amoureux. Diner aux chandelles. Juste un baiser. Paiement avant d'arpenter la montagne. Peinture sur soie. Sergei Eisenstein. Le bandage des yeux fait partie des règles du jeu. Nécessité du non nécessaire. Je travaille dans la libre entreprise. Aubergines frites. Youyous. "Warda baidha fil alali" ("Rose blanche dans ses hauteurs" chanson algérienne). Lac salé. Odeur de transpiration. Le restaurant universitaire est loin. Dégringolade. Que veux-tu ? Du pain et des olives ou de la Bsissa aux dates séchées ? Les escaliers du "Cuirassé Potemkine" mènent à la caverne. Première bouteille de bière. L'entrée de la caverne sous la voute. Une idée diabolique. Les fils de diable.

*****

… Ghailane… Ghailane… qu'est-ce qui t'a amené dans ce désert, Ghailane ? Es-tu venu seul ou … avec qui es-tu venu ? Voulais-tu te suicider ? Dis-moi : as-tu été piqué par un scorpion ? Ouvre les yeux et regarde-moi, bon sang ! Comment ne te souviens-tu pas de moi alors qu'on habitait ensemble dans le même foyer, dans la même chambre ? Comment ne te rappelles-tu pas : "la butte de Ras Tabia est trop raide". "La poésie se saoulerait si elle en avait les moyens". Te rappelles-tu maintenant ? Te rappelles-tu cette après-midi de samedi ? La pluie n'arrêtait pas de tomber. Te souviens-tu de la première bouteille de bière de ta vie et de la mienne ? "La butte de Ras Tabia est trop raide". Nous buvions notre bouteille ensemble. Nous la cachions sous le manteau et nous en buvions à la mode de l'irrigation goutte à goutte, tout en arpentant la colline sous la pluie et en faisant du tapage en pleine rue comme si nous avions bu un tonneau d'alcool ! "La butte de Ras Tabia est trop raide"! C'était un de tes poèmes dans le genre terre-terre. Tu l'avais mis en musique et tu t'étais mis à le chanter. As-tu toujours ta belle voix Ghailane ? Te rappelles-tu comment on parlait comme des ivrognes sans être vraiment saouls ? Réveilles-toi Ghailane ! Je te sauverai et je te donnerai à boire du Qichem (1) jusqu'à ce que tu réalises que c'est du Qichem. Avec moi, tu te saouleras pour de bon et tu guériras de tous tes maux. Juste, tiens bon et ne t'abandonnes-pas à la mort.

*****

Les funérailles de Sidinna. Eau stagnante. Coucher infect. Un âne. Saisons de vieillissement du Qichem. Navet de film. Massages thérapeutiques. Niveau d'amateurs. Mouton de l'Aïd. Ghailane hôte d'Eisenstein. Départ du troupeau de chèvres. Le droit chemin. Union des étudiants Khobsistes (partisans du pain). Appel à la prière d'Al Asr, à l'heure locale. La bande arrive. Il n'ya de Dieux que Dieu. Bien, par où aller ?

*****

... Ghailane… Ghailane… Je vais m'absenter une heure ou deux. Je reviendrai avec quelqu'un pour rester ici avec toi et t'accompagner jusqu'à ta guérison. Je verrai si je trouve un médecin qui veuille bien venir ici. Je t'amènerai du lait de chèvre et tu en boiras. Juste, tiens bon pendant une heure ou deux et tu seras sauvé. Ne meurs-pas fils de chien ! Tu m'entends ? Si jamais je te trouve mort, je te tue…

*****

Des lunettes de vue en cul de bouteille. Peu avant le coucher. Construction menaçant de s'écrouler. Arrivée du troupeau de chèvres. Une voute sans Bendirs. Une journée. Un clin d'œil. Tout sauf les baisers. Tu entres et tu sors et c'est tout. Un billet de vingt. De longues moustaches blanches. Deux journées. Un billet de trente. Du lait de chèvre. A deux cents la pucelle. Un médecin incapable de rien faire. Une cage où tu entres sans pouvoir en sortir. Soleil tapant. Trois journées. Ta bouche pue. Tisane de camomille. Bus très spécial. Saison de la cueillette des dattes. Bananes de Costa Rica. Chien méchant, pur sang arabe. Boite de nuit au fond de la terre. Secteur des services divers.

*****

… Voici mon ami, Houriya. Il s'appelle Ghailane. Tu le sers en silence et tu ne lui poses aucune question. Il est malade maintenant. Mais il guérira et sera mon bras droit. S'il accepte, nous élargirons le projet et envahirons tout Chott-El-Jerid. Il était mon meilleur ami à l'université. J'étais étudiant en philo au 9 avril et lui étudiant en langue Arabe à la Manouba. Nous habitions ensemble dans la même chambre. Nous avions obtenu nos diplômes la même année. J'avais obtenu la mention "passable" et lui la mention "assez bien". Tu ne sais pas, Houriya, ce que la mention "assez bien" veut dire en maitrise d'arabe à la faculté de La Manouba! C'est l'équivalent de l'excellence ! Alors n'oublie pas que tu es là pour le servir et lui obéir en tout. Tu seras payée double à partir de maintenant. Tu fais tout ce qu'il te demande. Tu comprends ? …

*****


Intoxication alimentaire. La poésie autre que le Amoudi et le libre. Je te prêterai un mulet. Club culturel Tahar Haddad. Hôtel cinq étoiles. Quatre nuits, puis arrêt de l'écoulement menstruel. Voici mon frère monsieur l'agent. Route dégagée. Une bougie. Akira Kurosawa. Sauve ta peau. Trois bouteilles de Chivas-Régal. Où es-tu Abou Righal? Deux bougies. Union sportive monastirienne. "Rashômon". Les glaçons ne suffisent pas à éteindre un incendie. "Nahna We Hadha" (tout dépend de ce match). Une recette pour préparer le Qichem. Premier rendez-vous devant le théâtre municipal. Encore du lait de chèvre. C'est ça le Qichem mon cher. Whiskey tunisien de grand luxe made in Degèche. Une source d'eau pure. Pas de solution pour cette saleté.

*****

… Ghailane, Voici Houriya. Ghailane, tu m'entends ? Le médecin m'a rassuré. Tu ne mourras pas. Tu l'as échappée belle, fils de chien. Les chiens ont longue vie. Je la laisserai en ta compagnie ici. Elle est à ta disposition durant toute la journée. Ne lui empoisonne pas la vie pour prendre tes médicaments. Elle a un téléphone portable. Tu peux lui demander de m'appeler si tu as besoin de quoi que ce soit. N'hésite pas à lui donner des ordres ou à lui demander toute sorte de services. Le soir, je ramène Houriya pour ses autres occupations. Je viens la prendre lorsque s'en va le troupeau de chèvres. Et, dans la journée, je la ramène ici juste après le retour du troupeau de chèvres. Ce sont des choses dont je te parlerai plus en détails lorsque tu auras repris conscience. Nous allons nous entendre sur tout, lorsque nous nous seront mis d'accord. L'essentiel maintenant est que tu ne sortes pas d'ici.

*****

"L'homme de cendre". La mort avant la naissance. Sidinna Imam de la mosquée de Beb-El-Gharbi. Nouri Bouzid. Chich-kebab. Pas de honte au paradis. Laisse-moi monter et voici ton dû. Le dernier mot. L'appendice. Ghailane est un chien et fils de chien. Yeux ne s'ouvrant pas et cerveau ne dormant pas. Départ du troupeau de chèvres. Toute une semaine. C'est mille-quatre-cents. Secrétariat général. Chèque sans provision. Le feu de Dieu est allumé. Ouvre la bouche et avale. Où est donc le Nord et où est le Sud ?
Rêves croisés. Film en accéléré. Arrêt, à nouveau, de l'écoulement menstruel. Je n'aime pas le lait. Monte jusqu'au sommet de la montagne. Reviens demain et tu en trouveras une plus belle. Ecran géant. Des cages sur mesure. "Les ambassadeurs". Escalade la montagne à pieds. Les yeux nécessairement bandés. Sidi-Bou-Saïd. Cartes de crédit non acceptées. Naçeur Ketari. Arrivée du troupeau de chèvres. Charlie Chaplin. Marabout malgré toi. Le corps, robot programmé. Ô temps des retrouvailles à El Manar 2. Le lait ou la mort. Guerre d'usure. "Les temps modernes". Un intégriste nu sur scène. Départ du train de Gabès.

*****

Comment va-t-il maintenant ? A-t-il bu son lait? A-t-il été à la "chambre du désert" (toilettes de plein air) ? Tu verras lorsqu'il sera guéri. Tu découvriras en lui une personne très sympathique. Tu aimeras son chant. T'a-t-il parlée ? T'a-t-il dit quoi que ce soit ? Il te charmerait s'il parlait. Je l'ai connu dans le train. Nous avons beaucoup ri puis nous nous étions séparés. Lorsque je suis allé réceptionner ma chambre au foyer, je l'y ai trouvé et nous avons ri comme des fous. C'était mon binôme. T'avais-je dit que lors de ma vie estudiantine, je flirtais avec plusieurs composantes de la gauche ? Et bien ce n'était pas très original pour un étudiant en philo. Quant à lui, il était le leader. Pas le leader d'une des fractions de la gauche. Mais celui de l'union des étudiants "Khobsistes". N'est-ce pas Ghailane ? C'était lui le président de cette union, Houriya, et son unique adhérent qui n'accepte personne avec lui. Et il était resté fidèle à son engagement, jusqu'à sa sortie de l'université...

*****


Non, je ne suis pas son frère. Chute de pierres. Massage japonais, les mains cagoulées. Famine sexuelle. Danse très orientale. Chemise en carton jaune. Un mois. Ciseaux noirs. Dépassement interdit. Festin de sécheresse sentimentale. Devises faciles à écouler. Pluies éparses. Deux mois. Je viendrai spécialement de Sfax. Calendrier 2001. Une cigarette pour deux. Heureuse année. "Le Moineau". Deux mois et demi. Youssef Chahine. Potage de légumes. Sawana s'excuse. Eau minérale. La maison de la culture Ibn Rachiq toujours fermée. La guérison vient peu à peu.

*****

… "Ni gauche ni droite. La butte de Ras Tabia est trop raide. Nulle vérité que celle-ci dans ce monde." Te souviens-tu de ce slogan politique qui était le tien, Ghailane ? Quant à moi, je m'étais retourné de tous côtés. Mon engagement était toujours un engagement de passage. Alors que ton engagement à toi était la recherche du vierge espoir. Tu le poursuivais dans le chant, dans les lectures littéraires et dans la cinéphilie. Ce que j'ai aimé en toi, c'est que tu respectais toujours mes opinions aussi contradictoires qu'elles aient été. La fièvre s'est arrêtée, Ghailane. Il faut que tu sortes à l'air libre. Demain je viendrai tôt te chercher. La route est dégagée ces jours-ci. Alors je te sortirai de là. Quant à toi, Houriya, tu peux rentrez chez tes parents jusqu'à la fin de tes "règles".

*****

Sur la montagne. Rien, au dessus de moi, que la voute céleste bleue. Je regarde en dessous et ne vois que des montagnes à perte de vue. Des couleurs verdâtres, de rougeâtres foncé à noires. Des rêves et des rêves dont je ne retiens aucun détail. Des événements bizarres. Si j'avais, dans mon sommeil, papier et crayon, j'aurais consigné ces faits en vingt-milles pages. La mémoire se réveille un instant. La conscience revient puis s'en va rapidement. J'ai sans doute une maladie plus étrange qu'on ne l'imagine. La fièvre a-t-elle vraiment duré trois mois, ni plus ni moins, Bellaghnej ?
Des montagnes, des montagnes jusqu'à l'horizon. Des pierres, des pierres et pas de végétation… Où suis-je ? Epluchures d'oranges. Voiture 4x4. "La Terre". Puits artésien. Shéhérazade a dit. "Le voleur de bicyclette". Fruits de la nouvelle saison. Casse-croute aux merguez, maître. Toutes les bougies se sont consumées. Youssef Chahine et Vittorio De Sica. Le retour du royaume de l'inconscient. Départ du troupeau de chèvres. Retour du troupeau de chèvres. La poésie Amoudi (verticale) est une trahison littéraire. Jus de carottes. "Le Virage". Appel à la prière du Sobh à l'heure locale de Beb-Tounes et alentours. Le matin est succès, le matin est réussite. Mustapha Fersi. Vas-tu me dire, enfin, où est le Sud et où est le coucher ?

*****

…Que t'arrive-t-il brusquement Ghailane? Pourquoi reviens-tu ainsi à ton délire, alors que tu n'as plus de fièvre? Est-ce l'effet de l'air pur qui t'envahit les poumons ? Réveille-toi Ghailane ! Pourrais-tu poursuivre la marche ou bien faudra-il qu'on revienne ? Où vas-tu comme ça ? Laisse-moi te soutenir pour ne pas tomber sur les rochers. Nous marcherons cinq minutes, tout au plus, et nous serons arrivés à un endroit merveilleux…

*****

C'est vraiment étrange. La mémoire s'en va et puis revient. Et toi, je te vois une fois en Yassine Bellaghnej, mon ami de l'université et, une autre fois, me vient de toi une image dans une posture douteuse et écœurante, me demandant de t'appeler Tarhouni. Parfois, Yassine, le rêve et la réalité s'enchevêtrent en moi. Et il me semble alors qu'il y a une sorte de caverne dédiée à la délectation et à la débauche, où il y a de la danse orientale simplifiée, du Qichem et de la viande de gazelle, ainsi que de la chair féminine en chaleur. Je vais en devenir fou, Yassine.
Qui es-tu en réalité, Yassine ? Suis-je en train de vivre un cauchemar ? Ou bien est-ce possible que je sois devenu pourri au point d'avoir de mon meilleur ami cette image exécrable ?
Et puis où suis-je ? Epluchure de melon. Je n'ai pas de passeport. "Mawlid Annisyan" (la genèse de l'oubli). Journaux des passants. Dessins animés. Crayons noirs non taillés. Electricité coupée. Mahmoud El Messaadi. Chakchouka piquante. Jardin d'enfants. Café des jeunes. Il était une fois :

Deux pigeons(2)
Ah s'il pouvait ne pas la voir !
Et si elle pouvait ne pas le voir !
Elle a volé,
s'en est allée
Seul dans le nid,
Elle l'a laissé !

*****

…Oui… Oui… Je vois que tu commences à tout comprendre, Ghailane. Tes paroles sont pleines de sens. Ton chant descend comme un couperet. Chante alors ! Chante ! Parle, dis tout ce qui te passe par la tête. Je saurai bien te comprendre. Dis ce qui sied et ce qui ne sied pas, jusqu'à ce qu'arrive la parole adéquate.
En t'écoutant chanter, je me suis rappelé ces jours sombres. Ces jours où j'avais vomi la gauche, toutes factions confondues. J'étais perdu. Je me suis trouvé à deux doigts de la folie. Et c'est toi, Ghailane, qui m'a soigné. Te souviens-tu ? Tu m'avais accueilli chez toi à Beb-Tounes. Tu m'avais soigné par la marche, à l'aube, sur la plage de la Qarraia. Nous sortions de la maison alors que tout le monde dormait. Nous longions les remparts de la chicane de Beb-Tounes jusqu'au tribunal. Puis nous traversions le cimetière dans le noir, nous arrêtant pour réciter la Fatiha sur la tombe de ton oncle Sidinna, avant de sortir de l'autre côté sur la plage.


Nous marchions sur le sable jusqu'à Sidi Mansour et puis nous restions sur le monticule surplombant la Kahlya, à attendre le lever du soleil. Pendant tout ce temps je bavardais presque en délire, alors que toi, tu ne disais rien. L'après-midi, tu m'emmenais sur d'autres monticules surplombant la mer d'un autre côté, où nous admirions le coucher du soleil sur l'eau bleue et chantions jusqu'à la tombée de la nuit…

*****

Ô que je me souviens maintenant, Bellaghnej. Je revois l'image : toi dans un hôtel cinq étoiles, entouré de cinq belles filles. A côté de toi, un vieillard libyen. Il me semble t'entendre maintenant lui chuchoter "C'est deux cents, la pucelle". Tu reçois de lui trois bouteilles de "Chivas Régal". Mais où es-tu Abou Righal ? Des épluchures de banane. Patinage sur glace. La veille de la chute de Bagdad. Une chaise aux pieds cassés. Une prison amicale. Une chaîne rouillée. Des feux amis. Bergers ou geôliers. Des trippes une tête et quatre pattes. La Palestine est arabe. Le T. G. M. (train Tunis- La Goulette- La Marsa). Et il était une fois :

J'avais un rossignol(1)
Dans une cage en or
Il avait une belle forme
De belles plumes
Et une longue queue


*****

…D'accord, dis ce que tu veux. Chante et je t'écouterai. J'ai compris et tu as tout compris. Je ne fais que m'acclimater à mon environnement en toute conscience, Ghailane. Mais là, je voudrais que tu continues toujours à respecter mes choix, même si tu n'es pas d'accord avec moi.
Lorsque j'ai échoué au CAPES, Le choc était grand. Car, sachant exactement ce que j'avais fait, j'étais certain de réussir. En dépit de ma déception, je t'avais téléphoné avec l'intention de te féliciter pour ton succès. Pour toi, Ghailane, j'étais plus que certain du succès. Tout le monde savait que tu étais le plus méritant parmi tous ceux qui avaient passé le CAPES d'arabe. Or, les résultats annoncés n'ont fait que doubler mon choc. Et, depuis, je ne crois plus en rien. Mon échec dans la section philo était déjà assez suffisant pour éveiller les soupçons, mais que Mohamed Lamjed Brikcha échoue au CAPES d'arabe, et bien cela voulait dire qu'il y avait anguille sous roche, et beaucoup plus encore !
Alors c'est contre toute la société que j'étais furieux. D'ailleurs je le suis encore et je ne pense qu'à me venger, mais avec sang froid. Ce que je fais n'est que ma façon à moi de prendre ma revanche. Et, crois-moi Majda, j'en vis très bien. L'argent coule à flot. Que me faut-il de plus ?
J'avais, d'abord, été saisi d'une vague de spiritualité. Alors je m'étais laissé pousser la barbe et avais répondu à l'invitation d'un voisin. J'avais essayé la prière, ne tardant pas à y accourir comme un affamé. A la mosquée, j'ai fait la connaissance d'un groupe d'engagés. J'ai failli m'engager avec eux. Plus, j'ai failli franchir les frontières pour l'Algérie. Mais je me suis repris à la dernière minute. Je me suis rendu compte que seuls seraient perdants, dans tout cela, mon père qui avait déjà perdu la vue, ma pauvre mère et mes cinq frères. Quant à moi, perdant en restant ici et perdant en me rendant là bas, j'aurais tout gagné dans ma vie si je n'entrainais pas les miens vers leur perte totale. Aussi, le soir même où on devait franchir les frontières, j'ai faussé compagnie au groupe et me suis enfui à dos de mulet. Je me suis retrouvé à Sfax où j'ai connu Houriya. Et c'est là que mes affaires ont pris forme et que la roue a commencé à tourner…

*****

Tout est devenu clair maintenant, Bellaghnej. Le Nord est Nord et le Sud est Sud et ils ne sont pas faits pour se rencontrer. Voici plus d'une heure que nous tournons en rond à travers les reliefs de cette merveilleuse montagne. Rassure-toi, Yassine ; maintenant, il me serait impossible de retrouver le chemin du retour au mausolée. Tu sais que je n'ai jamais opposé à tes choix que mon respect. Mais là, je me contenterais de comprendre que le destin de nos chemins est fait de séparation. Car je dois absolument me rendre à Tazoghrane, mon ami. J'y ai une mission urgente. Je suis porteur de la boussole de Sidinna. Et je dois faire tout mon possible pour qu'elle arrive à destination. Montre-moi juste le chemin qui mène à la grande route et va t'occuper de tes affaires.
Bellaghnej…
Merci beaucoup de m'avoir sauvé la vie. Quant à moi, Yassine, je suis incapable de te sauver. Car, mon ami, tu as laissé le temps violer le vierge espoir….

*****

La conscience est totalement revenue. Une conscience limpide comme l'eau de cette source qui coule à nos côtés. Cette conscience qui se réveille m'emplit de tristesse. Et ce silence qui se dresse entre Yassine Bellaghnej et moi, me semble encore plus lourd que tous ces grands rochers qui nous entourent.
Entre les rochers, la source coule pour se jeter dans une flaque qui semble profonde. Et moi, je ne peux pas voir l'eau et me contenter de la regarder. Tout ce froid glacial ne peut m'empêcher d'ôter mes vêtements :
- Belle est cette source ruisselant entre les montagnes, Bellaghnej. J'ai une envie folle de m'y baigner. Je laisse devant toi la boussole de Sidina. Tu peux la surveiller pour moi un moment si tu veux, comme tu peux t'en emparer et partir avec. Mais quand je serai sorti de l'eau, je voudrais ne pas te trouver ici. Adieu Bellaghnej. Tu étais mon ami.

*****

Je plonge et je flotte. Je replonge et je flotte à nouveau. Yassine Bellaghnej ne dit mot. Serait-il atteint de mutité ? Je plonge et je flotte. Yassine Bellaghnej écrit dans son carnet de notes. Il doit être en train de tirer les leçons de notre dernière discussion. Mes propos sont-ils en train d'aider l'espoir à reprendre la route de sa virginité ? Je plonge et je flotte et ne trouve personne. Je sors de l'eau les veines glacées. Sur mes vêtements, sous la boussole de Sidinna, un papier de bloc-notes. Des lignes dessinées comme une carte. Des flèches longeant une source qui coule entre les rochers et d'autres qui en partent en direction d'une longue ligne droite. Au verso, une lettre pour moi.

*****

Ghailane, mon ami,
Le Nord est Nord et le Sud est Sud. Et c'est vrai qu'ils ne sont pas faits pour se rencontrer. Tu es un homme attaché à des principes que j'ai réussi, à mon cœur défendant, à dépasser. C'était un choix. Bon ou mauvais ? C'est tout à fait secondaire. C'est mon choix, je l'assume et c'est tout.


Lorsque je traversais mes jours les plus sombres, c'est toi qui m'a accueilli chez toi pendant plus d'une semaine et qui m'a sorti de mon sale pétrin. Le sort t'a conduit jusqu'à moi et tu ne peux pas dire que je n'étais pas à la hauteur de notre amitié. Aujourd'hui, copain, j'allais te proposer de rester avec moi. Mais j'ai compris que le Nord est Nord, que le Sud est Sud et qu'il nous fallait nous séparer.
Suis ce plan de fortune et tu arriveras à la route principale. Là, il ne te restera plus que quelques kilomètres pour arriver à Toujane. Une fois au village, renseigne-toi sur le bus en direction de Gabès. Il doit y en avoir un vers midi.
Accepte cette petite somme en guise de cadeau qui te permettra de faire face aux dépenses du voyage. Je garde ton sac à dos en souvenir. Car je ne suis pas bête pour te permettre de revenir encore une fois à mon mausolée cachette.
Ton ami Tarhouni qui n'a plus de Bellaghnej que le cadavre qu'il traine sur terre.

Le Haikuteur …/… à suivre

(1) Qichem : vin à base de Legmi (suc puisé dans le cœur du palmier).
(2) Zouz Hmamet (les deux pigeons) traduction des paroles d'une chanson connue interprétée par Sadok Thraya.
(3) Traduction d'un chant d'enfant appris à l'école primaire.

jeudi 4 décembre 2008

La Boussole de Sidinna / 10 Nouba de la pierre et de la fièvre, bis

Mon année sur les ailes du récit (40/53) La Boussole de Sidinna (10/23) – 05 décembre 2008


Chemin second :

Des silex sur les dunes


Orientation troisième 2 :

Nouba de la pierre et de la fièvre, bis

" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur

Où suis-je ?
Par où vais-je aller ?
Où est le Nord et où est le lever ?
Où est le Sud et où est le coucher ?


Les montagnes m'entourent-elles encore de tout horizon ? Le monde est-il toujours sombre, ténèbres? Est-ce toi qui es revenue Doraïa ? T'es-tu, enfin, souvenue de moi, grand-mère bien-aimée? Merci, Bien-aimée… Merci! Mais qu'est ce que c'est que ce pansement que tu m'appliques ainsi sur la tête ? Suis-je tombé dans le ravin ? Me suis-je fracassé la tête sur les rochers ? Et qui c'est celui-là ? Est-ce Azizi Mezri Jaïed ? Azizi… Parle-moi, Grand-père! Pourquoi ne parle-t-il pas, Doraïa ? Je ne connais pas ce grand-père-ci, car je n'ai trouvé aucune photo de lui dans la maison…
- N'aie pas peur … Essaye de dormir maintenant… Ceci est un cataplasme à l'oignon… Ferme les yeux, dors et laisse l'application aspirer toute la fièvre. Demain tu te sentiras mieux, si Dieu le veut!
- Dois-je dormir ? Suis-je, alors, en état d'éveil ? Suis-je encore en vie ? Suis-je dans la réalité ? Le fond m'aspire…

*****

Où suis-je ?
Par où vais-je aller ?
Où est le Nord et où est le lever ?
Où est le Sud et où est le coucher ?
Pourquoi les montagnes m'entourent-elles de tout horizon?
- C'est la nature de la région, fils de ta mère. Ici, Il n'y a que des montagnes.
- Sommes-nous arrivés au Nord, Doraïa ? Est-ce ici Tazoghrane ?
- Ici, on est plutôt dans le Sud, fils de ta mère. On est carrément à la porte du Sahara.
- Et pourquoi, Grand-mère, le monde demeure-t-il toujours ainsi, sombre, ténèbres?
- Je ne suis pas ta grand-mère, fils de ta grand-mère, je suis pucelle… Vieille et pucelle, comprends-tu ? Et je m'appelle Oum Ezzine et non Doraïa …
- Appelons la Baraka des pieux… Chantons donc :


Ô Ya Lella…
Malade, accorde-moi refuge
Je t'appelle, Oum Ezzine….
Ô Ya Lella…
Ô fille de Jemmal…
Ô, mère des sept locaux
Ô Ya Lella…
Ô souffrant, de suite,
Appelle Oum Ezzine…

- Mais je ne suis pas Oum Ezzine, la pieuse, fils de ta mère. Arrête de chanter et dors. Et si la fièvre ne tombe pas d'ici le lever, je t'emmènerai à qui te prescrira un meilleur remède que le mien …
- Dois-je dormir ? Suis-je en état d'éveil ? Suis-je encore en vie ? Suis-je en train de vivre la réalité ? Le fond m'aspire…

*****

Où suis-je ?
Par où vais-je aller ?
Où est le Nord et où est le lever ?
Où est le Sud et où est le coucher ?
… Un espace d'éveil au sommet du rêve. Ou serait-ce, plutôt, un espace de rêve dans les fins fonds de l'éveil ? Une vieille pucelle, beaucoup plus belle que je ne l'avais vue dans la voiture de louage. Un tatouage sur le front et, sur chaque joue, un tatouage semblable et une rose. Et moi, marchant péniblement sur la pierre et, sans le soutien de son bras, je manque de peu de tomber. Les montagnes m'entourent toujours de tout horizon. Mais j'ai, au dessus de ma tête, une voute bleue lumineuse. Un espace sculpté, par la lumière d'un nouveau matin, dans une masse du monde sombre. L'entrée d'une habitation taillée dans la pierre, en dessous de laquelle, coulent des rigoles d'une eau limpide. Une chicane, un patio ensoleillé, puis des chambres creusées, elle aussi, dans la pierre de la montagne.
… Un espace d'éveil au sommet du rêve. Ou serait-ce plutôt un éclat de conscience dans le ravin d'un coma. Un seul éclat ramène la vue aux yeux. Un seul éclat ramène la raison à la conscience aveugle. Excusez-moi madame. Je crois avoir dérangé. Est-ce vrai que vous vous appelez Oum Ezzine ? Pardonnez-moi, madame Oum Ezzine. Aurais-je déliré à haute voix, ou aurais-je seulement parlé à moi-même, dans mon for intérieur. Je ne sais ce qui m'est arrivé. Alors pardonnez-moi mon délire, madame. Je rêvais que je vous appelais Grand-mère. Mais je vois que vous ne lui ressemblez en rien. Alors pardonnez-moi et, encore une fois, pardonnez-moi.
Un espace d'éveil au sommet du rêve. Ou serait-ce un espace de rêve au sein d'un autre rêve ? Un homme arrive au patio, sortant d'une caverne profonde. Ses traits sont ceux d'un homme dont je rêvais. Je lui parle et il ne me répond pas. Je l'appelle Azizi, mais il me toure le dos. Oum Ezzine se tient debout au centre du patio. Elle baisse la tête. Sa main me confie à la sienne. Je grelotte en la regardant se courber, pour lui parler en toute vénération :
- Sidi Moqaddem Hfaïedh, c'est un garçon que j'ai trouvé égaré dans la montagne. Il a souffert de fièvre pendant sept nuits, plongé dans un coma, dont il ne sortait que pour délirer. Des propos bizarres sur les aïeuls, sur la mort et sur la résurrection. Des chants lancés tels des appels au secours aux pieux et aux marabouts. Alors, Sidi Moqaddem Hfaïedh, pardonnez-moi cette audace. Je n'avais plus d'autres choix que de franchir la porte de votre isoloir. Car nul autre que vous ne pourrait sauver ce jeune homme.
Sans mot dire, le Moqaddem Hfaïedh me saisit solidement par le poigner. Il manque de peu me bloquer le pouls. Il me fixe dans les yeux, les siens m'envoyant des rayons plus forts que ceux du soleil. Comment continuer à soutenir ce regard assaillant ? Comment récupérer ma vue alors que la force ma manque pour refermer les yeux ?
… Le Moqaddem Hfaïedh m'étend par terre. Je me laisse faire. Il me prend la tête entre ses deux mains et la presse tellement fort que je sens ses doigts se planter dans mon crâne. Et je vois Sawana traverser la caverne en me souriant. Je m'apprête à l'appeler puis je renonce et m'abandonne, comme rassuré malgré la douleur. Je ferme les yeux puis les rouvre. Et, me voici debout dans le patio. Le Moqaddam Hfaïedh ouvre la main. Il m'avait extrait de la tête sept petits cailloux bien polis aux merveilleuses couleurs, scintillant comme des diamants :
- Ton prénom ?
- Mohamed Lamjed.
- Celui de ta mère ?
- Khadouja.
- Et celui de ta grand-mère maternelle ?
- Doraïa.
- Mohamed Lamjed, fils de Khadouja, fille de Doraïa. Ton mal est triple et ton remède est triple. La fièvre s'en ira au bout de trois temps. Compte d'abord les heures, puis les jours. Et si tu n'es pas encore guéri, alors compte les semaines. Sinon, nul salut après la troisième semaine. Tu vas maintenant prendre ces petits cailloux de silex dans ta main gauche. Mais fais attention à ne pas prononcer le nom de Dieu. Tu vas ensuite fermer les yeux et jeter les petits cailloux vers le ciel avec autant de force que tu pourras. Essaye de les envoyer au dessus de la chicane afin qu'ils tombent dans l'oued.

…Silencieusement, je prends les petits cailloux de silex dans la main gauche, m'abstenant de prononcer le nom de Dieu. Je n'ai jamais reconnu à ma main gauche une quelconque force pour lancer une pierre. Alors, pour envoyer mes cailloux jusqu'à l'oued !
… Au bord du désespoir, je ferme les yeux et tente de bouger la main. Et, ô miracle, elle bouge comme si elle était indépendante de mon corps. J'ouvre des yeux ébahis. Je suis certain d'avoir réussi à envoyer les silex dans l'oued.
- Quelle énergie tu as dans la main gauche, fils de ta mère ! Maintenant tu vas sortir d'ici et ne plus jamais revenir. Cherche tes silex dans l'oued. tu pourrais en trouver quelques uns, comme tu pourrais n'en trouver aucun. Si d'ici trois heures, tu en trouves ici plus de la moitié, alors conserve-les et tu seras définitivement hors de danger, dès la fin de ta fièvre. Sinon, ils se seront éparpillés sur les chemins de la vaste terre d'Allah. Et tu souffriras à les chercher. Tu n'atteindras jamais ton objectif avant de tous les retrouver.

*****

Où suis-je ?
Par où vais-je aller ?
Où est le Nord et où est le lever ?
Où est le Sud et où est le coucher ?
… C'est l'espace d'éveil au sommet du rêve. Et il touche à sa fin. Ou serait-ce plutôt un espace de rêve dans les profondeurs de l'éveil, commençant à l'instant pour ne jamais finir ?


- Plus de trois heures se sont écoulées, fils de ta mère, et la fièvre brule toujours. Je suis fatiguée de chercher avec toi sans que nous ne trouvions le moindre caillou. Toi aussi, tu dois arrêter de chercher. Tu as urgemment besoin de repos. Mais comment ?
- Le soleil s'incline vers le coucher, Oum Ezzine, et toujours aucune trace des silex, dans ce maudit oued. C'est dur de reconnaître que j'ai échoué à les retrouver.
- Le soleil s'incline vers le coucher, fils de ta mère, et je ne peux plus t'héberger ni t'apporter la moindre aide pour te secourir d'une fièvre qui en aura pour trois jours, sinon plus. Je vois qu'il te faut immédiatement rentrer chez les tiens.
- Ne te fatigue pas davantage pour moi, Oum Ezzine. Tu as déjà assez enduré à cause de moi. Ne t'en fais pas pour la fièvre. Ramène-moi, juste, à la grande route et indique-moi la direction du Nord. Je veux aller à Tazoghrane. La fièvre n'arrivera jamais à m'en empêcher. Jamais je ne renoncerai à ma mission, ni ne reviendrai aux miens avant que la boussole ne soit arrivée à destination.

*****

Où suis-je ?
Comment me relever et sur quels pieds tenir pour marcher ?
Par où vais-je aller, si jamais je parvenais à marcher ?
Où est le Nord et où est le lever ?
Où est le Sud et où est le coucher ?
…Les montagnes m'entourent de tout horizon. Le monde est sombre, ténèbres ! Et moi, je suis étendu sur le bas côté de la route principale, gisant comme mort. Je sue une neige qui glisse sur ma peau. J'ai les yeux clos et ne peux les ouvrir. Mes mains s'agrippent à mon pantalon protégeant farouchement la boussole de Sidinna et mon sac pèse sur mon dos.
… Une lumière de torche est braquée sur mon visage. Et, du fond des années révolues, me parvient la voix d'un homme, m'appelant comme on m'appelait en ces années révolues :


- Ghailane, fils de chien de fils de chiens… Mais que fais-tu dans ce désert ? Et qui est ce cochon fils de cochon qui t'a fait ça, Ghailane ? "Est-ce ainsi que le temps viole le vierge espoir ?"
- "Laissez-moi… Ô, plus bas que ravins… Plus faibles qu'esclaves… Plus vils que moustiques … Ô, enfants de l'Homme !" Mais non, mais non ne me laissez pas! Au secours de grâce ! Ne me laissez-pas périr ici ! C'est juste une putain de tirade d'une maudite pièce de théâtre, qui me sort malgré moi. Mais qui es-tu, toi qui m'appelle Ghailane ? Dis-moi, fils de ta mère : suis-je encore en vie ? le fond m'aspire…

Le Haikuteur …/… à suivre