jeudi 26 juin 2008

Le vieil homme et le morceau de Mosaïque !

Mon année sur les ailes du récit / texte 21 sur 53/ 27 juin 2008

Le vieil homme et le morceau de Mosaïque !

"Si je n'avais pas été assez aveugle pour ne rien comprendre à l'importance de ce maudit piquet et de ce gros fil de fer qui y était attaché, je ne me serais pas aventuré à toucher ce mur, ne serais-ce que d'un seul coup de marteau. Mais c'est le destin, mon frère ! Quand il tape à ta porte, rien ne peut plus l'arrêter, aussi grandes que soient tes précautions. Tout le reste n'est que simple cause logique que la raison peut admettre pour expliquer ce qui s'est passé."
J'étais là pour prendre une grave décision dont les conséquences pouvaient être catastrophiques. Je n'avais jamais vu ce monsieur auparavant, ni ne lui avais jamais adressé la parole. Et c'est presque à contre cœur que je m'étais levé pour l'accueillir. Et pourtant, dès que sa petite fille qui l'avait conduit, en compagnie de sa maman, à la corniche de la falaise fut partie, il m'imposa sa présence et se mit à me raconter son histoire en soupirant profondément, les yeux presque en larmes, s'apitoyant sur lui-même, comme s'il était le premier à avoir une jambe cassée et à être contraint, pour marcher, de s'appuyer sur des béquilles. S'il avait su ce que moi j'endurais, il aurait certainement minimisé sa douleur. Mais tout cela importe peu maintenant.
Le fait est que j'avais pu contenir le bouillonnement qui était en moi et accepter qu'un étranger s'asseye à mes cotés sur le seul banc qui surplombait la falaise. Je l'avais même débarrassé de ses béquilles et aidé à s'asseoir. Sa petite fille posa devant lui une chaise en plastique sur laquelle elle avait calé sa jambe gauche, plâtrée de la cheville jusqu'au haut de la cuisse. Puis elle traversa la route en courant pour rejoindre sa maman et disparaitre avec elle dans la ruelle d'où elles étaient venues.
Je fis semblant, comme d'habitude, que tout allait bien pour moi et lui dis pour le réconforter:
"C'est vrai qu'une fracture fait toujours mal et que le sentiment d'avoir besoin de l'aide d'autrui est toujours gênant. Mais Dieu vous a sûrement évité le pire ! Juste une petite période et puis vous ôterez le plâtre et pourrez, à nouveau, marcher sans l'aide de personne. Vous êtes encore assez jeune et, Dieu merci, en bonne santé !"

Ce vieil homme avait l'air soigneusement entretenu. Il avait l'apparence nette et la tenue élégante et paraissait certainement moins vieux que moi : la soixantaine… Un peu moins, un peu plus ! Esquissant un sourire amer, il balança la tête comme pour se plaindre d'un destin impitoyable. Puis, l'air toujours aussi affligé, il lança un long soupir avant de poursuivre son récit :
"Je crois en Dieu, frère ! Rien n'empêche sa volonté d'être ! Mais j'aurais souhaité périr, depuis le premier coup de marteau, sous les décombres. C'aurait été la juste punition de mon entêtement. Mes quatre-vingts ans, je les aurai dans quelques mois. Et pourtant je me comporte comme si je n'étais à la retraite que depuis hier. J'ai toujours été ainsi, jusqu'au jour de l'accident. Autoritaire et la tête dure, je n'acceptais le conseil de personne. Tout conseil qui visait, pourtant, à me prévenir d'un réel danger, était pris pour une ingérence dans mes affaires personnelles. C'était comme me juger sénile, définitivement sous la tutelle de ma fille et de mon gendre, voire de mes petits enfants aussi ! J'ai toujours vécu indépendant et décidé de tout, tout seul. Rien n'entravait ma liberté ni ne m'astreignait à cesser de bouger… Croyez-moi, Je ne peux pas rester à la maison à ne rien faire !"
- " Avez-vous vu ma petite fille, me demanda-t-il, celle qui vient de partir à l'instant ?"
Je n'avais pas assez fait attention à sa question. Frappé par la quasi identité de notre âge et par la ressemblance entre son tempérament et le mien, je m'étais un peu évadé dans mes pensées et faillit même m'identifier à lui dans cette auto-flagellation au point de ressentir des remords pour un crime que j'aurais commis et dont je n'avais aucun souvenir. Mais le ton interrogatif de ses propos me réveilla et me rendit mon assurance.
J'allais réagir à ce qui, dans son discours, me semblait comme des excuses implicites d'avoir eu de la personnalité ou comme des regrets déplacés d’être attaché à la vie jusqu'au dernier moment. Puis je renonçai à intervenir dans ce qui ne me concernait pas et décidai de faire simplement semblant d'écouter son histoire et de revenir me concentrer sur mes problèmes personnels afin d'arrêter une décision tranchante, avant l'arrivée de mon fils qui devait me prendre avec lui. Alors je lui dis, juste pour marquer le coup :
- "Euh... la petite ? Oui, oui"
"Eh bien, poursuivit-il, je suis son grand père maternel, mais c'est aussi la fille de mon neveu. Un brave garçon que j'avais élevé après la mort de mon frère et auquel j'avais donné ma fille en mariage, alors qu'il était étudiant. Il faut reconnaître qu'il me l'avait bien rendu, comme si j'étais moi-même son père. Je reconnais aussi qu'il ne m'avait jamais dit non, que son amour pour moi n'avait d'égal que celui de ma fille unique et que notre seul point de désaccord venait de sa peur des effets de mon impétuosité sur mon intégrité physique. Il m'avait prévenu mille fois que je ne devais même plus m'approcher du vieux Borj et plus particulièrement de ce mûr là. Mais je persistais dans mon entêtement et il n'y pouvait rien !"
"Je savais bien que ce mur-là était sur le point de s'écrouler. Un profond sillon le découpait en deux pans. Que de fois des spécialistes m'avaient expliqué qu'il n'y avait plus rien à tirer du Borj et que je devais autoriser mon neveu à en faire abattre les vestiges, pour bâtir une nouvelle construction à sa place ou, tout simplement, pour agrandir le jardin de la villa. Mais quelque chose me retenait de dire oui et ni ma fille ni son mari n'osaient me contrarier! C'est qu'à l'entrée du Borj se dressait encore un local qui servait, jadis, de bureau particulier à mon père. Ce local, nous l'exploitions, mon défunt frère et moi, pour nos veillées de jeunesse. Nous y avions même tenu des réunions secrètes de notre cellule de combattants et y avions reçu plein d'amis qui venaient de la capitale nous rendre visite. Mais ce n'étaient pas seulement ces souvenirs de jeunesse qui m'avaient empêché de laisser raser le Borj. L'essentiel de mon entêtement venait de mon attachement à un petit tableau de mosaïque qui n'avait pas été atteint lorsque l'aile du Borj s'était écroulée et que le mur s'en trouva fissuré."

"Le petit tableau était demeuré intact en dépit du fait qu'il datait, sans doute, de l'ère romaine. Je me souviens encore comment je l'avais ramené, plus de soixante ans auparavant, alors que j'étais encore étudiant à la Zeitouna. Je l'avais soigneusement découpé dans un parterre antique défiguré que les inondations avaient déterré dans un champ que nous avions à la butte du Tennir sur laquelle se prolongeait, parait-il, la vielle Ruspina. J'avais alors taillé une place circulaire à ses dimensions au beau milieu de ce mur là et mon défunt petit frère m'avait aidé à l'y fixer avec du plâtre et de la filasse de feuilles d'aloès. Je n'avais aucune confiance dans les aptitudes des ouvriers d'aujourd'hui à extraire mon tableau intact. C'est la raison pour laquelle j'avais profité de la sortie de mon gendre pour passer quatre heures, voire plus, à cisailler doucement son pourtour à la pointe et au marteau. J'étais même sur le point de le déloger. Mais où est-il maintenant ? Tout est parti en poussière sous les décombres!"
La décision de renoncer à écouter le vieillard ne m'avait servi qu'à être plus attentif à ce qu'il disait. Je faillis croire que je pouvais trouver dans son histoire une sorte d'aide pour prendre ma décision. Mais quand il dévoila la raison de ses regrets, il m'étonna avec sa simplicité d'esprit et son attachement à de pareilles futilités. Et je dus impérativement l'interrompre :
"J'avais cru, lui dis-je, que vous vous lamentiez sur le sort de votre jambe et que vous vous plaigniez de la douleur, et vous n'êtes triste qu'à cause de la disparition sous les décombres d'un petit morceau de tableau de mosaïque ! Mais, frère, toute Ruspina a disparue. Les Romains qui l'avaient construite ont disparus. Après eux, ce fut le tour des Vandales et des Bizantins de disparaître. Puis vint le tour des musulmans conquérants et de leurs petits enfants bâtisseurs des Ribats. Les occupants français qui étaient là et que, hier encore, vous combattiez, comme vous venez de me le dire, s'en sont allés eux aussi ! Qui d'autre, que le créateur, pourrait demeurer dans ce monde ?"
Et lui de me répondre, avec toujours aux coins des lèvres son sourire amer et plein de regrets:
"Il n'y a de dieux que Dieu, nul autre n'est éternel… C'est plutôt de ma sottise que je me plains, frère ! Le danger était là à se dévoiler devant mes yeux, plus d'une heure avant l'arrivée de la catastrophe, comme s'il voulait me prévenir. Je le regardais mais sans le voir. J'étais aveugle de conscience et n'y avais prêté aucune attention. Tout mon souci était que ma mosaïque demeurât intacte jusqu'à la fin. Je n'étais concentré que sur ce défi que je devais relever et qui aurait été la preuve que je servais encore vraiment à quelque chose dans cette vie."
"A quelques cinquante centimètres de la limite du tableau, un piquet en fer plié à l'extrémité était enfoncé dans le mur. Un gros fil de fer doublé y était attaché. Le piquet tremblait à chaque coup de marteau que je donnais sur la pointe. Et, le plus étrange était que je l'avais bien vu alors qu'il commençait à s'extraire petit à petit du mur, mais je ne lui avais accordé aucune importance. Quand j'entendis frapper à la porte du jardin, j'étais en train de me demander, voyant plus de la moitié du piquet déjà sortie du mur, lequel allait s'extraire le premier, lui ou mon tableau."
"Je descendis de la chaise que j'utilisais pour atteindre le tableau, j'y plaçai mes outils et m'en allai ouvrir la porte, m'attendant à essuyer ce petit regard désapprobateur de mon neveu qui, en fait, avait peur qu'il ne m'arrive malheur si jamais le mur venait à s'écrouler. Mais il me salua machinalement et entra en trottant dans la villa. Il ne s’était même pas rendu compte que j'étais en train d'extraire le tableau de mosaïque malgré ses mises en garde. Il ne s’était même pas aperçu que je portais son bleu de travail qu'il mettait à chaque fois qu'il avait à faire dans le jardin. Il était furieux contre son fils ainé qui avait fait une bêtise à l'école et était décidé à le punir comme il ne l'avait jamais puni auparavant."

*****

Encore une fois, le fil de l'histoire se coupa et je me surpris à planer, très occupé par une question que le vieil homme venait de poser et que je pris à mon compte sans m'en rendre compte: Et si mon objectif à moi aussi n'était autre que de relever le défi, rien que pour prouver que je servais encore à quelque chose dans cette vie ?
Je rattrapai le récit au moment où le vieillard parlait de récupérer ses outils pour s'en aller dans l'attente d'une autre occasion dont il profiterait pour revenir à la charge.
"…Mon pied droit entamait un dernier pas sur le tas de gravas à même le mur, dit-il, et ma main droite s'appuyait sur le dernier pan qui me parut trembler un peu. Tous les autres évènements eurent lieu, m'avait-il semblé, en un clin d'œil, ou beaucoup moins encore ! Je vis mon petit fils ainé qui arrivait en courant de la porte arrière de la villa. Il s'aventura dans le Borj et le traversa en pleurant pour s'agripper à mes vêtements et se barricader derrière moi. Nous perdîmes alors notre équilibre et je tombai sur lui, mon dos manquant de l'écraser. Son père qui courait derrière lui, brandissant sa ceinture en cuir pour le corriger, nous lança à tous les deux, un cri strident dont j'avais vaguement compris qu'il nous avertissait d'un danger de mort imminent."
"Deux images simultanées s’étaient imprégnées à mes yeux avant que je ne m'évanouisse totalement: Le visage de mon neveu qui s'apprêtait à traverser le Borj, tentant de nous sauver la vie et ce maudit piquet qui s'ôta définitivement de sa place et fusa du mur comme un projectile de canon. Et le pan du mur sur lequel je m'appuyais de s'écrouler sur ma jambe gauche que vous voyez emplâtrée. Une brume couvrit mes yeux pour occulter dans ma mémoire toute une tranche de temps, comme si elle n'avait jamais fait partie de ma vie.

*****

Le vieil homme me lança un regard interrogatif comme pour vérifier si je compatissais avec lui et mesurais la gravité de ce qui lui était arrivé. Ou peut-être bien qu'il voulait simplement s'assurer que je suivais encore attentivement son récit. Car, sans attendre ma réaction, il poursuivit :
" Comme j'aurais souhaité ne jamais me réveiller de mon évanouissement ! Quand j'ouvris mes yeux, je me trouvai sur un brancard porté par des agents de la protection civile se dirigeant vers leur voiture. Ma petite fille et mon dernier petit fils étaient dans les bras de la voisine qui les serrait contre elle tentant de les calmer. Quand à mon petit fils ainé, il se tenait, dieu merci, sain et sauf derrière sa maman qui était à genoux. Il lui tenait les épaules et pleurait avec elle en criant douloureusement "Papa, Papa!" Lançant un regard embrouillé en direction du Borj. Je vis d'autres agents qui retiraient des décombres le corps de mon neveu sur lequel s'était abattu tout ce qui restait du toit."
"Je suis resté à l'hôpital comptant les jours et attendant l'heure de la délivrance. Je priais Dieu le tout puissant qui avait rendu la conscience au vieillard décrépit que j'étais, et dont la survie ne représentait plus qu'un fardeau pour autrui, de me prendre et de faire revenir mon neveu de son coma, par pitié pour ses trois enfants et pour sa femme qui avaient besoin de lui pour sauvegarder la stabilité de leur vie."
Le vieil homme se tut un instant pendant lequel je ne savais quoi dire pour le consoler. Puis, sans réussir à verser une larme, il poussa enfin un gros soupir enflammé et dit :
"Si mes calculs avaient la moindre importance, ou si Dieu voulait exaucer mes prières, je me serais rendu compte, depuis le début, que le piquet était lié à quelques grosses planches soutenant la toiture et qu'une fois ce piquet extrait du mur, se seraient ces planches qui se détacheraient laissant s'écrouler aussi bien la toiture que le mur. Mais seuls s'avéreront toujours justes les calculs du destin, qui sont gravés sur la table divine. Que Dieu garde mon neveu dans sa miséricorde ! Comment aurais-je pu comprendre que mes tentatives de prolonger devant mes petits enfants la vue d'une petite trace du passé de notre famille, allait entrainer la perte du vrai homme de la maison, le veuvage de ma fille et l'orphelinat de mes petits enfants, avec en prime leur grand père comme fardeau et un choc psychologique ravageur dont ils souffriront, leur vie durant ? "
Le vieil homme se tut encore un instant comme s'il insistait pour connaître ma réponse à sa question. Mais l'atrocité de ce qui lui était arrivé me rendit muet. Ce qui le poussa à reposer sa question sous un autre angle :
-" Et mon neveu, dit il, celui même qui tenait tant à sauver ma vie des retombées de ma propre impétuosité, savait-il qu'il ne faisait ainsi que courir vers son inéluctable perte ?"
Cette fois-ci, le vieil homme me lança un regard qui attendait explicitement une réponse à sa question, ou du moins un avis sur ce que j'avais entendu de lui. Mais la voiture du benjamin de mes enfants arriva, enfin, et je devais partir avec lui. Je saluai, donc, silencieusement le vieil homme et fis deux pas en direction de la voiture. Puis, estimant qu'ainsi je lui laisserais le souvenir d'une déception, je retournai vers lui et lui chuchotai ceci à l'oreille :

"Il y a dans ton histoire, frère, une véritable leçon. Et il m'était venu à l'esprit, tout à l'heure, que le destin vous avait envoyé, à moi en particulier, pour éclairer ma lanterne. Mais, à l'intérieur de moi-même, il y a maintenant une voix qui m'incite, avec encore plus d'insistance, à tenter quand même de relever mon propre défi, d'une manière qui n'intéresse que moi. Il se pourrait qu'il m'arrive exactement ce qui vous est arrivé et que je vous retrouve un jour mes béquilles sous les aisselles. Il se pourrait même que je périsse pour ne jamais vous retrouver. Mais qui sait ! Il ya aussi un pour Cent de chance pour que je réussisse à prouver que, dans cette vie, je sers effectivement encore à quelque chose. Et, tant que demeurera ne serait ce que cet infime espoir de réussite, l'enjeu aura toujours de quoi me tenter d'essayer…"

Le Haikuteur - Monastir

jeudi 19 juin 2008

Le dossier de Farhane El-Hani

Mon année sur les ailes du récit / texte 20 sur 53/ 20 juin 2008

Le dossier de Farhane El-Heni

Qui a dit que le réel était le domaine des événements ordinaires, des comportements posés et des phénomènes explicables par la seule logique, et que l'imaginaire était le domaine naturel de l'étrange? Archifaux, tout ça! Le réel est devenu aujourd'hui plus étrange que toute étrangeté ! Ce qu'il nous livre quotidiennement ne peut venir à l'esprit des plus grands auteurs de fantastique. Et les plus habiles des écrivains de science fiction sont incapables de l'imaginer.
Les gens, tous les gens dans cette cité tentaculaire… Les passants, tous les passants de ce monde en ébullition qui les broie, durs et tendres et qui en stresse jeunes et vieux, nobles et minables, sans en épargner aucun … Tous les humains, ai-je dit, sont au bord de la dépression. Interrogez-moi et je vous en dirai des choses. Car, des genres humains, il en passe chez moi ! Tous souffrent de tout. Tous sont dérangés par tout et ne savent comment atteindre la sérénité, ni par quel chemin arriver à la joie. Et c'est ainsi qu'ils commettent des actes et lancent des propos face auxquels tu ne sais s'il t'est encore permis d'en rire ou s'il vaut mieux que tu commence à en pleurer avant d'en sortir, à ton tour, de plus bizarres !

Voyez, par exemple, ce qui m'est arrivé hier. Un fait que la raison ne peut admettre. D'apparence anodine, il est d'essence dangereuse. J'en suis encore tout étourdi et j'en ressens une douleur profonde qui me force à nier l'Homme, la raison de l'Homme, la nature de l'Homme et l'amitié de l'Homme pour l'Homme.
Ô chien de temps ! Farhane ? Moi ? Je ne pouvais jamais imaginer qu'un jour viendrait qui verrait Farhane El-Hani se comporter, tout particulièrement avec moi, d’une telle façon !
*****
Le problème commence avec mon téléphone portable qui sonne, très tôt le matin. Je me préparais à démarrer ma moto pour aller ouvrir mon salon de coiffure, espérant que passent quelques uns de ces clients qui ont l'habitude de venir se faire beaux avant d'aller au bureau. Je décrochai et j'entendis une voix féminine que je ne me rappelle pas avoir entendue auparavant. Elle me dit bonjour et me demande si ce numéro est bien celui de maître Afif Hajjem. Maître ? Dois-je y croire ? De toute façon, c'est à la lettre que je lui répondis ainsi :
- Bonjour madame, Afif Hajjem à l'appareil, sans nul doute. Mais… Euuh… Maître… Euuh… pourquoi pas ? Vous pouvez bien le dire ainsi !
Sans crier gare, elle commença par juger ma réponse étrange. Elle prétendit que c'était une réponse, d'une ambigüité préméditée et qu'elle dévoilait l'instabilité de la personnalité de son auteur. Elle dit qu'elle était une femme respectable et qu'elle était avant tout une femme à la santé mentale parfaite. Et elle m'invita très poliment à être clair. C'est que je ne pouvais être que maître Afif Hajjem ou bien quelqu'un d'autre ! Alors je pris, à mon tour, une attitude tranchante pour lui signifier que c'était d'abord à elle de se présenter pour que je sache qui elle était et pourquoi elle m'appelait de si bonne heure d'un numéro qui ne figurait pas dans la mémoire de mon téléphone portable. Mais elle insista pour vérifier d'abord qui j'étais. Je me dis qu'en vérité, je n'avais pas d'objection à lui faire cette concession et je lui répondis, sans détours, que j'étais bien Afif Hajjem.


Et la pauvre femme d'éclater immédiatement en sanglots, me fustigeant comme si j'étais la cause de tous ses malheurs :
- Je suis la femme de votre ami Farhane El-Hani. Et vous, vous êtes un homme méchant et un ami du péché ! Ce que vous êtes en train de faire contre moi pour aider votre ami, est prohibé par la religion de Dieu, je vous en demanderai réparation le jour du jugement dernier.
L'accusation me choqua et me vexèrent ces insultes et, surtout, ces appels à la malédiction sur moi en cette heure du matin à laquelle je m'apprêtais à emprunter la voie de Dieu pour gagner mon pain. Dérouté, je n'avais même pas compris la nature des faits que la bonne dame me reprochait. Quelle assistance aurais-je pu apporter à son mari et qui lui fasse penser que je voulais délibérément lui nuire?
Je lui dis, pour la calmer, que j'étais un homme très pacifique, très sensible et que je ne pouvais absolument pas aider quelqu'un à faire du mal, serait-il mon meilleur ami. J'ajoutai aussi que j'étais très faible devant les larmes des femmes en général, et qu'entendre pleurer les épouses de mes amis me faisait particulièrement souffrir. Que dire alors quand pleure la femme de mon ami Farhane El-Hani !
Dès qu’elle cessa de pleurer, je lui expliquai que c'était plutôt à moi de faire des reproches à ce Farhane El-Hani, voire à elle aussi, en sa qualité d'ex-fiancée et d'actuelle épouse. Qu'est-ce que c'était que cette amitié, qui, permettait à un ami d'oublier son ami le jour de sa fête ? Et j'avais surement raison. Car je n'avais pas été invité à la cérémonie de leur mariage. Pire, je n'avais aucune connaissance que ce Farhane El-Hani s'était marié !
Bref ! je lui avais tenu tout un discours de ce genre, ainsi qu'il me venait à l'esprit, juste pour lui remonter le moral et lui faire ressentir qu'il y avait quelqu'un de prêt à compatir à la douleur d’un être humain comme elle en de semblables circonstances. Mais encore fallait-il, lui avais-je expliqué, qu'il comprenne toute l'histoire et sache exactement ce qui lui était demandé ! Et c'est ainsi qu'elle commença à se calmer et à me raconter comment elle avait épousé Farhane El-Hani depuis plus d'une année au bureau de l'officier de l'état civil et en présence, seulement, de deux témoins.
Elle narra, en n'omettant pas le plus barbant détail, comment elle avait accepté de l'épouser, pauvre et chômeur, pour construire un nid modeste avec lui, à partir de zéro, comment les hostilités s'étaient déclenchées entre eux au point qu'il n'hésitait plus à la menacer à chaque fois de divorcer, comment il l'avait informée, une fois, qu'il avait déposé un dossier au tribunal, en vue d'entamer les procédures du divorce, pour aussitôt se réconcilier avec elle, renonçant à son procès et, enfin, comment leurs désaccords avaient atteint un point de non retour lorsqu’il était venu, voici deux jours, lui affirmer qu'il avait définitivement assez de sa compagnie et qu'il avait osé lui intenter un vrai procès en divorce à ses torts exclusifs et qu'il était certain de gagner car il avait chargé du dossier son ami, le grand maître Afif Hajjem, le meilleur avocat spécialisé en matière de divorce !

*****

Ouf ! Quel soulagement de l'entendre, enfin, arriver à ce point de son récit et d'être, certain qu'elle avait tout simplement composé un faux numéro !
- Non ! Ce n'est pas un faux numéro, dit-elle !
- Mais madame, lui dis-je, même si j'ai suivit des cours de droit durant une année et quelques mois, je suis plutôt coiffeur et n'ai aucun rapport avec le barreau !"
Mais elle persista à prétendre qu'elle n'avait pas du tout appelé par erreur et que si elle appelait d'un numéro qui m'était inconnu, c'est que c'était la première fois qu'elle m'appelait de son téléphone personnel, alors que mon numéro, elle l'avait puisé dans la mémoire du téléphone de son mari. Et, comme pour tenter le KO en apportant la preuve que rien n'était fait au hasard et que c'était bien moi qu'elle cherchait à contacter, elle me demanda :
- N'est-ce pas vous Afif Hajjem, qui avez été renvoyé de la faculté de droit ?
Je ne pouvais pas ne pas le reconnaître. Elle me dit alors, sans même cacher qu'elle se délectait d'avoir remporté ce premier round à mes dépens, qu'elle n'était autre que l'épouse de mon ami intime qui fut renvoyé avec moi, la même année, de la même faculté !
Dieu soit loué ! La bonne dame connaissait même les détails de mon affaire avec la faculté de droit. Que pouvais-je dire ? La faute était, maintenant, mienne. C'est moi qui ne me rappelais plus aucun des étudiants qui avaient été renvoyés avec moi, en cette maudite année. Mais son mari aussi avait sa part de responsabilité dans ce qui s'était passé. C'est lui qui avait tenté de la tromper en lui faisant croire que j'avais réintégré l'université après mon renvoi et que j'étais devenu avocat. Mais maintenant qu'elle était certaine que je ne l'étais pas, elle avait compris que si* Farhane se contentait de la menacer comme d'habitude. Et voilà qu'elle était rassurée sur l'avenir de sa vie conjugale et qu'elle commençait, me semblait-il, à préparer sa contre attaque.
Je lui dis que je ne voulais aucunement la priver de la joie de découvrir que son mari la leurrait en prétendant avoir des amis parmi les maîtres avocats. Mais je ne pouvais laisser passer cette occasion sans intervenir par la bonne parole en faveur de ce Farhane El Héni, qui était quand même mon ami. C'est pour cela que j'opposai à sa femme une ferme résistance, l'enjoignant fermement à renoncer à son projet de quitter le domicile conjugal pour aller chez ses parents.
Elle me dit qu'elle ne voulait y passer que quelques jours, juste le temps de punir son mari de lui avoir fait si peur, pour qu'il ne revienne jamais à ce genre de pratiques. Mais mon refus était catégorique. Je lui dis que si Farhane en était arrivé là, c'est qu'il devait avoir ressenti qu'elle l'avait atteint dans son orgueil ou menacé dans ses intérêts vitaux.
Et, pour apporter l'argument décisif, je lui expliquai que si, par exemple, j'avais moi-même appris que ma femme fouillait dans mon téléphone portable, comme elle l'avait fait, elle-même, avec le téléphone de Farhane, j'aurais été extrêmement furieux et peut-être que je ne me serais pas contenté de la menacer de divorcer. Car le mariage ne peut s'établir que sur la confiance mutuelle et ce genre d'espionnage ne consolide aucunement cette confiance entre les époux.
Je sentis qu'elle était revenue à de meilleurs sentiments. Alors je lui dis que le meilleur des deux époux était celui qui prenait l'initiative de la réconciliation après une dispute et que si elle essayait de le faire, elle tuerait le différend dans l'œuf et passerait sa nuit dans la joie et le bonheur au lieu de la passer dans la solitude et les larmes, chez ses parents. Je lui promis même que, si elle suivait mon conseil, elle éprouverait encore plus de bonheur que si elle était parvenue à faire en sorte que Farhane lui revienne à genoux pour lui demander pardon et la reconduire au nid conjugal.
Il était clair, à la fin de la communication, qu'elle m'avait concédé la victoire au dernier round de ces pénibles négociations. Elle semblait avoir honte d'elle-même et n'avait plus d'autre issue que de reconnaître avoir porté tort à son mari. Mieux, elle me remercia beaucoup pour la sincérité de mes sentiments envers mon ami Farhane El-Hani et me promit qu'elle ne quitterait pas son foyer et que, dès que Farhane rentrerait de son travail, elle prendrait l'initiative de la réconciliation, comme je le lui avais conseillé. Elle me promit même de laisser passer quelques jours puis demanderait à son mari de m'inviter chez eux avec ma femme, afin de faire connaissance. Car elle était vraiment heureuse que son mari ait un ami aussi loyal et aussi bon que moi. Enfin, elle me demanda de taire à mon ami la survenue de cette conversation matinale entre nous. Et comment l'en informerais-je alors que je ne savais rien de l'endroit où il pouvait se trouver et que je n'avais même pas son numéro pour l'appeler au téléphone.

*****

Il était naturel que je n'arrive au salon de coiffure et que je ne l'ouvre que trop tard, après que les fonctionnaires aient rejoint leurs postes. Mon retard m'avait peut-être fait perdre quelques dinars, en comparaison avec la recette moyenne de la matinée. Mais j'avais passé ma journée très content de moi, très satisfait d'avoir fait du bien autour de moi.
De retour chez moi pour déjeuner, je demandai à ma femme si elle se souvenait d'un de mes anciens amis qui aurait pour nom Farhane El Héni. Elle nia avoir jamais entendu ce nom, mais elle me félicita, affirmant que si elle avait été à ma place elle aurait rendu le même service à la femme de cet ami. Car rien n'est plus noble que de réconcilier deux époux.
Elle exprima, en outre, son bonheur de pouvoir, si nous étions un jour invités chez ce couple, répondre favorablement à cette invitation et emmener avec elle un cadeau consistant pour féliciter les deux époux de s'être réconciliés, mais aussi pour sceller une nouvelle amitié qui la sortirait de son isolement au sein de cette cité dortoir, où personne ne lui rend jamais visite.

*****

Le jour tirait vers sa fin. Le salon de coiffure était plein de clients. Et j'avais, en les coiffant, le moral au zénith. Soudain, mon téléphone portable sonna. Le même numéro, celui de la femme de mon nouvel ancien ami Farhane El-Hani ! Heureux de pouvoir enfin entendre sa voix m'annoncer la conclusion avec son mari de la plus belle des réconciliations, je décrochai. Et ce fut une voix d'homme, totalement étrangère à mon oreille, qui arrivait de l'autre bout pestant et tempêtant :
- Ô combien tu me déçois ! Je ne pouvais pas imaginer que tu pouvais être aussi naïf, aussi minable… et que j'avais affaire à un homme sur lequel on ne peut absolument pas compter !
Des propos qui eurent sur moi l'effet d'une gifle venue d'où l'on attendait remerciement et reconnaissance. Mon visage se vida de son sang et je crus que tous ceux qui étaient au salon avaient entendu ce qui m'était dit et s'étaient aperçus de l'humiliation qui m'était infligée. A bout de nerfs, je répondis à mon interlocuteur en criant:
- Qui êtes-vous d'abord pour me parler ainsi sans même savoir qui je suis ?
- Je suis Farhane El-Hani, et toi Afif Hajjem, l'homme qui fait honte à la race des hommes et constitue l'exemple vivant de la faiblesse de personnalité. Si tu avais un gramme de fierté masculine, tu aurais accepté la position de maître, au moins pour ne pas décevoir un homme comme toi qui t'a placé à un rang aussi élevé, et ne pas dévoiler à sa femme un si petit mensonge. Mais puisque tu as avoué du premier coup n'être qu'un minable coiffeur, eh bien sache que je te retire définitivement mon dossier !
Il me raccrocha au nez aussitôt ses venimeux propos terminés. Il ne me laissa aucune possibilité de répondre. J'aurais voulu, au moins, expliquer mon point de vue à cet énergumène de Farhane El-Hani; lui dire qu'il lui fallait au moins me préparer à l'avance pour que je puisse le suivre dans son mensonge !
J'étais maintenant furieux et c'est à peine si j'avais pu garder ma politesse en invitant mes clients, qui attendaient leur tour, à vider le salon. Je terminai de raser la barbe du client que j'avais entre les mains, en priant Dieu de me donner la force de me calmer, afin d'éviter de le défigurer. Puis, le salon fermé et les lumières éteintes, je restai là dans le noir à reprendre mes esprits.
Je tentai d'appeler ce maudit numéro pour dire à Farhane El Héni ou à sa femme n'importe quoi qui me rendrait ma dignité. Mais cet imbécile avait définitivement éteint le portable. Je ne sais comment la joie qui était la mienne durant toute la journée, s'était subitement transformée en mélancolie et en tristesse, ni comment mon autosatisfaction s'était transformée en un sentiment de culpabilité qui m'avait alors accompagné toute la nuit. Une nuit passée entre insomnie et cauchemars. Je tournais le dos à ma femme observant le silence le plus total et refusant toute réponse à ses questions. Je me retirais du lit, d'un moment à l'autre, pour m'engouffrer dans les toilettes et réessayer, des centaines de fois, d'appeler le numéro de la femme de Farhane El-Hani, sans bénéficier de la moindre occasion de lui exprimer toute la déception que j'prouvais envers elle et son mari.
S'il ne s'était agi que de l'humiliation subie, c'aurait été, à la limite, de moindre importance. Mais j'avais un besoin urgent d'exprimer mon point de vue concernant ce qui s'était passé. J'en ressens, encore en ce moment, une boule qui me prend aux entrailles et ne cesse de gonfler, menaçant d'éclater d'un instant à l'autre. Que devrais-je dire à ma femme si jamais le temps passait et que personne ne nous invite à rendre visite à Farhane El Héni chez lui ?


Mais ce qui me torture réellement, c'est que l'un de mes amis décide de me retirer définitivement son dossier, sans m'en donner la moindre explication. Et le plus dangereux de tout, ce qui me fait le plus mal, c'est d'avoir passé toute la nuit à chercher dans ma mémoire, sans y trouver la moindre trace d'un ami, d'un voisin, d'un camarade de classe ou même d'un passant que j'aurais rencontré un jour et qui aurait pour nom Farhane El-Héni.

Le Haikuteur - Tunis

jeudi 12 juin 2008

Les mouettes du vendredi 13

Mon année sur les ailes du récit / texte 19 sur 53/ Vendredi 13 juin 2008


Les mouettes du vendredi 13







Croyez-moi ou pas ! Accusez-moi de tous les méfaits et, si vous le désirez, inscrivez vos accusations sur ma pierre tombale ! Ceci est un témoignage que j'ai, par lâcheté, tu durant des décennies. Et il était indispensable que je le produise aujourd'hui, avant de mourir coupable d'avoir caché une vérité ou une part de vérité qui pourrait, un jour, servir à l'établir clairement.
Ceux de mon âge se souviendront sûrement d'un cercle qui se tenait chaque après-midi sur la terrasse du café "El Beb", sous les remparts de la Médina. Nous étions de jeunes zeitouniens et sadikiens confondus, et nous nous faisions appeler "Usbat Taht Essour", une bande à l'image du "Groupe Taht Essour" qui, à l'époque, était établi à Bab Souika dans la capitale, non sans un petit clin d'œil au concert des nations où se traitaient les affaires internationales.
Certains survivants se rappelleront aussi Othman le fou ou Othman-Nu-Pieds car, été comme hiver, il ne portait pas de chaussures. Nous l'invitions à notre cercle, payions son café et l'obligions à nous lire ce qu'il présentait comme de la poésie moderne, alors qu'il ne s'agissait que de paroles d'un vocabulaire simple, d'un rythme étrange et d'un sens vague. Cela s'apparentait plutôt à la prose rimée des devins d'antan.
Nous le flagornions au début de la séance en louant sa sensibilité poétique, afin de l'inciter à lire et dès qu'il avait fini, nous abattions sur lui nos acerbes critiques pour lui prouver, avant qu'il n'ait terminé son café, que ce qu'il lisait n'appartenait ni à la poésie ni à la prose. Quant à la nouveauté, à l'originalité ou à la créativité, il en était complètement dépourvu. C'est alors qu’il nous traitait de "bande de cultureux inertes" et nous prédisait, à tous, les plus cuisants échecs. Nous riions beaucoup, alors, de sa colère et de ses menaces. Mais moi, quand la bande se dispersait, je m'en allais portant sur la conscience le fait d'avoir été complice d'un péché, d'une agression de groupe, même si mon appréciation de sa poésie n'était pas différente.


*****

Tous les membres de la bande étaient réunis au "café El-Beb", comme d'habitude. Nous commentions les péripéties d'une rencontre culturelle organisée par l'association de la jeunesse littéraire monastirienne* qui, à l'époque existait encore et intensifiait ses activités au début de l'été, quand les étudiants de la ville rentraient y passer leurs vacances. L'un des "occidentalisés" y avait pris la parole engageant les débats hors de leur contexte. Sous prétexte qu'il avait des connaissances en sociologie, il avait fait la confusion entre l'histoire de la ville et les récits de ses saints et autres marabouts, affirmant l'importance d'étudier les miracles de "Kahlia" et s'attardant longuement sur "El Mhareb" et autre "Ghar Essaoud"*.


Je me rappelle encore ce jour où la discussion s'était animée et la tension avait atteint son apogée. L'un de nous avait osé défendre "l'occidentalisé", accusant les membres du groupe de lui avoir fait un procès pour ses propos qu'ils n'avaient pas compris et de l'avoir condamné pour ses intentions qu'ils ne lui avaient pas laissé l'occasion d'expliquer. Tout le reste du groupe, moi y compris, était unanime à s'indigner de la programmation, sur une tribune respectable, d'une intervention concernant l'histoire de "Ghar Essaoud", qui n'était qu'une fable, un pur produit des divagations de vieilles femmes. Nous nous demandions, en condamnant cette bévue du comité de l'association, s'il n'était pas maintenant permis, au nom de l'émancipation culturelle, de réclamer l'enregistrement de la fable d'Ommi Sissi dans les programmes d'enseignement de l'histoire et de demander aux spécialistes d'en approfondir l'étude !
- "Ignorants et fiers de l'être… espèces d'infâmes cultureux…"
Nous nous retournâmes. Othman le fou se tenait debout, là, derrière nous et avait entendu tous nos débats. Nous étions en désaccord. Nos rires déclenchés par les propos de Othman nous avaient, à nouveau, unis. Nous nous étions dit qu'il valait mieux mettre fin à ce débat qui ne menait nulle part. Puis nous avions discrètement convenu de payer un café au "Nu-Pied" pour rire un peu de sa poésie avant de nous séparer.
Nous l'avions invité à lire, mais il refusa net de s'asseoir à notre table en criant :
- "Je ne m'assois pas à la table des ânes. Ô ville des deux Meïdas*, Dieu te protège de ces animaux que tu as enfantés, qui habitent le paradis et qui n'en savent rien !"
Nous lui demandâmes des explications et il répondit :
- Au début de la création, Dieu poussa Adam et Eve sur la terre. Ces derniers tombèrent à Qarraiya* et habitèrent à Ghar Essaoud. Et comme le monde finira là où il a commencé, c'est de Qarraiya que se déclenchera la résurrection. Et elle ne tardera plus ! Votre ignorance en est le signe avant-coureur !
Alors nous le défiions de nous donner une preuve de ce qu'il avançait et il poursuivit:
- Suivez les mouvements des mouettes si vous êtes des connaisseurs. A proximité de Ghar Essaoud, le premier vendredi coïncidant avec le treize du mois, les mouettes arriveront de toute part pour fêter la renaissance du Phénix. Votre oiseau sacré jaillira d'une boule de feu, d'un amas de cendres. Mais je suis certain qu'à ce moment là vous serez endormis. Maudit soit le peuple où renait un Phénix pendant qu'il en est distrait.
Et il s'en alla fonçant sur sa bicyclette vers la Qarraiya, tempêtant et menaçant. Les semaines passèrent. L'été tira vers sa fin et personne ne revit Othman-Nu-Pieds, ni n'en parla depuis ce jours là.


*****



Une nuit, je me trouvais, par hasard derrière le mausolée de Sidi Mansour*. Sur le monticule rocheux de Ghar Essaoud, je découvris un amas de cendres couvrant un espace circulaire, dont le diamètre était de deux pas au moins. Je restais un moment à me demander, en mon for intérieur, qui aurait pu allumer un feu à cet endroit là. Et il était tout naturel que je me souvienne de Othman-Nu-Pieds et de ce qu'il nous avait dit à propos de la renaissance du Phénix. Je comptais les jours et trouvais que le lendemain tombait un vendredi treize. Je maudis Satan me disant que cela ne pouvait être qu'une étrange coïncidence. Mais je jugeais que je ne perdrais rien si je me réveillais tôt le lendemain. Si le Phénix renaissait devant mes yeux, je serais témoin d'un évènement extraordinaire. Et si aucune des prophéties du fou ne se concrétisait, eh bien je me serais au moins délecté d'un lever du soleil sur l'immense page du bleu salé.
Le lendemain, je portai de vieilles hardes, couvris mon chef d'un Chèche et d'un chapeau de feuilles de palmier, pour que personne ne me reconnaisse et ne m'accuse d'avoir cru en les prédictions d'un fou, et je précédai l'aube au monticule de "Ghar Essaoud". Je pris place sur la Dokkana, au dos du mausolée de Sidi Mansour, laissant à une courte distance de moi, les cendres que la rosée avait mouillées au point qu'il serait impossible qu'il en naisse jamais un feu.
Dès que les pêcheurs commencèrent à quitter le vieux port pour prendre le large avec leurs barques, des cercles de mouettes commencèrent à se rassembler sur le sommet du monticule, comme je n'en avais jamais vu autant à proximité d'un être humain. Quelques instants après, l'horizon se colora d'une lueur bleue rosâtre. Et Othman-le-fou sortit de derrière "le Selsoul"*, sa bicyclette sur l'épaule, l'eau de mer ruisselant de ses vêtements. Je me dis que l'homme, aussi fou soit-il, croyait en ses prophéties et comptait bien les jours pour être là et assister à l'événement auquel il avait invité les gens. Mais Othman cala sa bicyclette contre un rocher et tourna le dos aux cendres desquelles je supposais que le Phénix allait se réveiller. Puis, le regard tourné vers l'Est, il leva les bras comme s'il implorait Dieu et s'immobilisa comme pour sécher au soleil levant.


*****


Je témoigne, pour la vérité et pour elle seule, qu'aucun être humain autre que lui et moi n'était sur les lieux et que les marins, tous les marins avaient, dans leurs bateaux, atteint des vagues lointaines qui ne leur permettaient pas de faire le moindre mal à quiconque resté sur la terre ferme. Je témoigne aussi que je n'avais entendu aucun coup de feu venant d'aucun côté. Il y avait seulement les bandes de mouettes qui se bousculaient en direction de Othman. Elles volaient et descendaient par dizaines autour de lui, sur sa tête et sur ses épaules. Et lui était là comme une statue. Il ne bougeait pas. Quant à moi, j'étais sur ma Dokkana, étonné de cette étrange familiarité entre l'oiseau et l'être humain.
Soudain, le mouvement des mouettes s'accéléra autour de Othman-le-fou qui demeura immobile. Des vols circulaires à une vitesse vertigineuse, une tornade soufflée par des ailes de mouettes ! Un son sourd comme le bourdonnement d'une mouche géante déchira le silence qui enveloppait mes oreilles. Une boule de lumière jaillit devant mes yeux, manquant de m’aveugler. Othman-Nu-Pieds brula en une fraction de seconde !
Aussitôt, plus vite qu'elle n'avait éclaté, la tornade se calma. La boule de lumière prit alors la dimension d'une gigantesque boule de feu qui se détachait du corps carbonisé de Othman, s'élevant lentement vers le firmament, escortée par des milliers de mouettes qui unissaient leurs cris en une symphonie funéraire impressionnante. Tout autour, l'univers replongeait dans le silence et le recueillement.



Je ne sais comment je me retrouvai marchant vers l'endroit où Othman se tenait debout avant de bruler. Son corps n'était plus maintenant qu'un nouvel amas de cendres sur les rochers du monticule de "Ghar Essaoud". Je me baissai et tendis mes doigts pour toucher ces cendres. Mais je sentis mon corps complètement figé. Et la voix de Othman, amplifiée par l'univers dans son immensité, me prévint en criant :
- "Ne touche pas à mes cendres espèce de pauvre cultureux. Laisse le vent emporter mes parfums dans l'univers. Demain, je m'inviterai de tout horizon lointain. Demain je me réveillerai, alors que tu seras avec ta bande parmi les oubliés."
Combien de temps avais-je passé dans cette position figée, la peur m'ôtant toute volonté ? Mes doigts ne pouvaient pas toucher les cendres et je n'avais aucune force pour me relever et sauver ma vie. Combien d'heures les mouettes avaient-elles mis à s'élever avec la boule de feu jusqu'au firmament ? Je ne le sais ! Tout ce que je sais, c'est que je n'avais pu sortir de mon étonnement qu’une fois le soleil bien détaché de l'horizon et tous les marins rentrés au port avec leurs barques. Surmontant ma peur et mon étonnement, je courus, dévalant le monticule en direction de l'entrée du port, laissant derrière moi une bicyclette orpheline, dont personne ne déclarera la perte.


Je fis comme si ma course était pour obtenir ma part de poisson frais avant que les pêcheurs ne l'emportent à Beb Briqcha*. Et quel ne fut pas mon étonnement lorsque l'un d'eux, auquel mon déguisement avait réussi à cacher mon identité, m'invita en me priant :
- Je vous invite, étranger, par la grâce du bon Dieu à prendre autant de poisson que vous le voulez pour votre soupe. Vous ne payerez pas un sou. Vous étiez le premier à qui j'ai dit bonjour, à l'aube, et ce fut une journée pleine de baraka. La pêche a été plus abondante que jamais.
Arrivé chez moi, j'étais déjà calmé. J'avais ramené avec moi, ce jour là, une quantité de belles pièces de poisson que jamais ma maison n'accueillit, ni avant ni après.



*****


Les jours passèrent et le bruit courut que Othman-Nu-Pieds avait suivi une pucelle qui venait réveiller son destin à Ghar Essaoud, qu'il l'avait obligée à dormir avec lui dans la grotte, qu'il avait passé toute la nuit à la violer et qu'avant l'aube, il s'était sauvé de la ville en courant, lui laissant, en souvenir, sa bicyclette.
Quant à moi, j'avais entendu le mensonge pour le répéter avec tout le monde comme il avait été répandu. J'avais même failli y croire. Et à chaque fois que je le racontais, je jurais que Othman le fou n'allait plus jamais rentrer à la ville.
Aujourd'hui, sans le spectre de la mort qui commence à me poursuivre, me rappelant à chaque aube que je dois me purifier avant qu'il ne soit trop tard, je ne vous aurais jamais rapporté ces faits tels que je les ai vécus.


Le Haïkuteur – Monastir


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*L'association de la jeunesse littérire monastirienne était active depuis les années trente et jusqu'à la fin des années cinquante du XXème siècle - El Mhareb, Kahlia et Sidi Mansour font partie des marabouts de Monastir. Les mausolées de ces deux derniers se trouvent sur la plage de Qarraiya. Derrière Sidi Mansour, se trouve une grotte nommée Ghar Essaoud. Un mythe veut que c'est là que les chances des jeunes filles dorment jusqu'à ce que des prétendants frappent à leurs portes. Autrement, il faudrait les réveiller par des jets de pierres à l'intérieur de la grotte et en donnant un festin au couscous aux mouettes – Les deux Meidas, la grande et la petite, sont deux monticules au large de la plage de Qarraiya. Le Selsoul en est un autre mais qui ressemble à un bras, ou plutôt à une colonne vertébrale, qui ne dépasse guère un mètre à un mètre et demi au dessus de l'eau – Beb Briqcha est une porte de la ville qui donne sur le marché au poisson.

jeudi 5 juin 2008

Le Cercle du milieu

Mon année sur les ailes du récit / texte 18 sur 53/ 06 juin 2008
Le Cercle du milieu

Passant juste à côté de moi, elle me donna un coup de coude et, sans lever les yeux, s'écria sur un ton querelleur :
- "Vous resterez ainsi jusqu'à l'éternité. Chez vous, jamais réfugié ne trouvera asile, et jamais étranger perdu ne sera éclairé sur une voie à suivre."
Puis elle s'inclina comme une comédienne saluant son public et pointa d'un large geste de son index le jardin du carrefour ou "le cercle du milieu de l'univers", comme je l'avais nommé depuis qu'un globe terrestre y avait été planté. Et quand elle jugea que j'avais bien saisi son message et bien compris son indication, elle se redressa pour poursuivre son chemin en direction de la mer ne prêtant attention à personne.

Je n'avais pas l'habitude de me soucier de ce que pouvait dire Dalila. C'est une femme à moitié cinglée, connue pour son dégout de la fréquentation des gens et pour son éternel silence. Et quand elle parlait, c’était pour dire ce qui lui passait par la tête, comme cela venait. Elle le disait à qui croisait son chemin, sous la forme d'une courte phrase énoncée d'une façon exagérément théâtrale, puis elle saluait sérieusement son public imaginaire et retournait à son silence, n'attendant aucune réponse ou réaction.

*****

Cette fois-ci, je me trouvai comme contraint de me retourner pour regarder dans la direction qu'elle venait de pointer du doigt. Un vieillard, paraissant étranger à la ville, se dressait inquiet en plein cœur du cercle du milieu. Il tournait autour de la sculpture représentant le globe terrestre, en s'attardant face à chacun des quatre boulevards, pour les observer l'un après l'autre, comme s'il attendait quelqu'un qui devait arriver ou hésitait à demander secours. On était au beau milieu de l'après-midi. Et il avait, nonobstant son apparente vieillesse, une silhouette de sportif. Il portait un élégant manteau bleu marine et un blue-jeans et chaussait des baskets blancs. Sur son épaule droite pendait un sac de sport noir et, de la main gauche, il tenait une luxueuse béquille sur laquelle il s'appuyait tantôt et tantôt la levait à hauteur de ses yeux pour les protéger des rayons du soleil quand il scrutait l'horizon. Il avait une barbe imposante qui couvrait sa poitrine et dont la blancheur teintée de blond captait les rayons du soleil et scintillait comme de l'or. Quant à ses cheveux, ils étaient d'un gris brillant et tombaient sur ses épaules telles des tresses d'argent surplombées par un large crâne chauve sur lequel des gouttelettes de sueur scintillaient comme de la poudre de diamants.
Ce qui me faisait pitié en regardant ce vieillard, c'est que, sous cette chaleur torride, il ne portait sur la tête aucun chapeau qui puisse le préserver d'un coup de soleil ravageur. Je restai un long moment sur le trottoir à regarder l'homme, qui ne cessait de tourner autour de cette œuvre d'art, sans lui accorder la moindre attention, comme si la regarder ne l'intéressait guère et tirer une leçon de ce qu'elle représentait ne lui disait strictement rien. Il s'agissait d'une terre poussant d'une autre terre, d'un globe terrestre qui poussait sur un tronc d'olivier, bien droit, bien solide, bien enraciné dans la terre et qui la portait comme un fruit stable et serein, se moquant du taureau qui l'avait porté sur sa corne tout au long de l'histoire, menaçant de la déstabiliser à chaque instant rien qu'en éternuant.
Je m'imaginai cet homme impatient de porter à son tour la terre en remplacement du tronc d'olivier, comme c'était le tour de ce tronc de remplacer, jusqu' à ce jour, la corne du taureau. Et puis j'eus plutôt l'impression qu'il était impatient de quitter les lieux de peur d'être vraiment acculé à jouer ce pénible rôle.
L'originalité de ces deux hypothèses me fit sourire. Mais, à voir cette circulation dense autour du cercle du milieu, je me devais de comprendre les choses telles que je les voyais dans la réalité et non telles que me les présentait mon imagination qui avait créé cet absurde lien entre cet étranger et Dalila la folle qui me l'avait montré. Aussi avais-je jugé qu'il avait été victime de sa curiosité. Celle-ci l'aurait mené au jardin lors d'une accalmie. Il se serait trouvé prisonnier du cercle du milieu. Cherchant à revenir d'où il venait, mais conscient de sa vulnérabilité de vieillard, il aurait pris peur d'être écrasé par les voitures. C'était sans doute la raison pour laquelle il était là à attendre que quelqu'un vienne l'aider à traverser vers l'un des trottoirs.

*****

Après mûre réflexion, mon analyse me convainquit. Je fis signe aux voitures de me céder le passage et m'aventurai à traverser en courant vers le cercle du milieu. Arrivé là, le vieux m'accueillit avec le sourire d'un homme reconnaissant mais confiant en ses moyens. Je tendis la main pour prendre la sienne et l'aider à traverser dans le sens contraire. Mais il serra ma main d'une force qui me surprit et me força presque à contourner la sculpture en sa compagnie, en me montrant de sa béquille, une à une, les quatre voies. Puis il s'arrêta pour me regarder dans les yeux. Il avait un regard perçant tel une sonde laser qui lisait ce qui bouillonnait dans ma pensée. Il m'interrogea sur un ton sérieux :
- As-tu bien regardé les chemins ?
Intimidé, je fis signe de la tête que "oui" !
- Bien, alors -me dit-il- voudrais-tu maintenant me montrer le chemin ?
Je tournai la tête pour soustraire mes yeux à la force magnétique de son regard et commençai à décrire, de mémoire et avec force détails, chacun des quatre boulevards :
- Celui-ci mène à la plage des swanys… Celui-ci à Skanès… Et celui-ci au Ghédir… Quant à celui-là, c'est à la vieille Médina qu'il mène. Et puis…
Sentant qu'il me regardait sans être convaincu de ma réponse, je conclus en lui posant des questions sur le chemin qu'il voulait suivre et la destination qu'il voulait atteindre. C'est alors qu'il arbora son sourire serein et me dit :
- Je n'ai aucune destination particulière ni aucune préférence pour un quelconque chemin qui y mènerait. Et cette question, pour te dire la vérité, ne me concerne plus en rien.
- Qu'attendez-vous de moi, alors, luis dis-je ?
Je sais seulement, me répondit-il, ce que je n'attendais pas de toi. Je n'ai aucun besoin d'aide pour traverser. C'est que, même si je suis plus âgé que ton défunt père, je suis encore capable de courir entre les voitures plus vite et plus élégamment que tu ne viens de le faire. Je n'ai aucun besoin, non plus, que tu me décrives de mémoire des routes que j'ai connues quand elles n'étaient encore que terrains poussiéreux. Terrains dont j'ai bien connu les propriétaires et dont j'ai encore le souvenir de la manière dont ils en avaient été expropriés, comment les avenues avaient été tracées puis goudronnées et comment, tout au long de ces voies, avaient poussé, à la place des oliviers, des maisons et des immeubles. Mais je serais content, par exemple, si toi, jeune adulte qui te porte volontaire pour m'aider, tu pouvais lire ces routes telles que tu les vois maintenant à partir d'ici, pour bien m'indiquer le chemin que je dois emprunter, moi en particulier, en ce moment particulier.

Cette étrange réponse me donna envie de rire. Mais le sérieux avec lequel elle avait été dite et le magnétisme qui rayonnait dans le regard du vieillard m'avaient fait peur de n'avoir pas tout à fait compris le sens et autres symboles cachés derrière son discours. Alors, l'ayant cru et ayant lu sur les traits de son visage qu'il avait vraiment vécu longtemps, je baissai la tête en me disant : puisque l'homme n'était pas étranger à la ville, puisqu'il connaissait ses habitants, l'histoire de ses constructions et l'issue de ses routes, il devait avoir été gêné par ma curiosité et mon incursion dans ses méditations, sous prétexte que je lui apportais de l'aide. N'ayant pas cru à ma bonne foi, il se serait barricadé derrière cette réponse trop profondément philosophique ou délibérément absurde et moqueuse.
Maintenant, sûr de moi, je le regardai droit dans les yeux et présentai des excuses pour tout dérangement que je lui avais causé. Je me retournai pour traverser la route, de la même manière, dans le sens contraire. Quant à lui, il ne me retint, ne montra le moindre étonnement de ma réaction ni ne m'adressa la moindre parole. J'étais décidé à quitter le carrefour sans même me retourner. Mais, aussitôt arrivé au trottoir, je me sentis cloué sur place, attiré vers le cercle du milieu et presque obligé à suivre avec attention les gestes de l'homme qui reprenait les mêmes mouvements, de la même manière et avec le même sérieux, tournant autour de la sculpture, s'arrêtant face à chaque boulevard pour le scruter, à chaque fois, comme s'il le voyait pour la première fois.

*****

Cela faisait une heure que j'étais debout sur le trottoir. La scène qui s'offrait à mon regard était toujours la même et je n'avais pas la force de m'en aller. J’avais la certitude que je n'allais pouvoir m'en aller qu'après avoir trouvé une explication logique à ce qui se passait dans le cercle du milieu et qu'aussi longtemps que je resterais ici, je ne comprendrais rien au comportement du vieillard, à moins qu’il ne me l’explique de son plein gré, ou que je ne le déduise de ses actes et paroles. C'est la raison pour laquelle je me décidai à retourner le provoquer, afin qu'il me parle.
Puisque l'homme prétendait n'avoir aucune destination particulière ni aucune préférence pour une direction en particulier, pourquoi, me dis-je, ne le testerais-je pas, en prétendant avoir découvert le chemin qu'il cherchait, et en lui indiquant n'importe quelle direction qui me viendrait à l'esprit ? S'il découvrait l'absurdité de mes indications, alors j'en déduirais qu'il était vraiment sérieux dans sa méditation et lui dirais que je voulais simplement plaisanter avec lui et que mon vœux le plus cher était d'apprendre ouvertement de lui ce que je n'avais pas réussi à apprendre en observant ses mouvements et en tentant d'en déchiffrer au hasard les symboles. Mais s'il prenait ma plaisanterie pour de l'argent comptant, cela voudrait dire qu'il était atteint au cerveau, qu'il n'y avait derrière son discours amusant ni sens caché, ni symbole qui nécessiterait une autre interprétation du sens apparent de ce qu'il disait et que l'homme ne méritait donc pas que je perde plus de temps à m'intéresser à lui.
La circulation s'était entre temps calmée autour du cercle du milieu. Je traversai en sa direction. Le vieillard me surprit en m'accueillant avec autant de joie que la première fois, arborant le même sourire de l'homme reconnaissant mais sûr de lui ! Je lui tendis la main qu'il serra aussi chaleureusement et avec autant de force en me demandant sereinement :
- Et alors ! T'es-tu enfin fixé sur une lecture, à travers laquelle tu pourrais m'indiquer mon chemin ?
Je couvris mon visage de tous les masques de sérieux et de bonne foi dont je disposais. Je le regardai courageusement dans les yeux, comme si j'avais dans mon regard le même magnétisme qu'il avait dans le sien et lui répondis :
- Mais bien sûr monsieur que je l'ai trouvé, ce chemin, et c'est la raison pour laquelle je suis revenu ! Regardez – et je lui montrai la route du Ghedir – vous allez dans cette direction jusqu'à atteindre un carrefour semblable à celui-ci, avec un jet d'eau dont le bassin est en marbre. Vous tournez tout de suite à droite laissant derrière vous la vieille Médina, et marchez tout droit devant vous. Ne tournez ni à droite, ni à gauche. Arrivé au passage à niveau, faites attention au train, traversez et poursuivez votre chemin toujours tout droit. Vous atteindrez ainsi plusieurs autres croisements. N'en faites aucun cas et poursuivez votre chemin tout droit. L'aube ne se sera pas encore levée que vous serez à l'entrée d'une toute autre vile. Alors demandez au premier que vous croiserez de vous indiquer le plus court chemin. Et vous trouverez sûrement une réponse.
Sa réponse fut rapide et, dans le détail, pas tout à fait identique à ce que j'attendais. Elle était chargée d'une sincérité, d'une joie et d'un enthousiasme que je n'avais jamais rencontré dans le discours de quelqu'un d'autre avant lui. J'accueillais sa réponse les yeux rivés à son regard perçant et les oreilles toutes subjuguées par son discours. Ce qu'il me disait était à peine croyable et je ne savais pas si ce qui jaillissait de ses yeux et traversait en profondeur tout mon être était une lumière de sagesse ou un feu de folie. Il me dit :
- C'est exactement ce que je viens de déduire de mes observations des quatre boulevards! Tu ne vas pas me croire, mais c'est exactement l'itinéraire que je viens de fixer à mon parcours et que je m'apprêtais à emprunter avant que tu n'arrives pour m'en dévoiler tous les détails, depuis le point de départ jusqu'à la ligne d'arrivée. Tu es d'une rare sagesse ! Si je ne devais pas partir immédiatement pour ne plus perdre de temps, je serais resté avec toi un petit moment pour faire davantage connaissance. Mais le destin m'appelle maintenant et je suis pressé.
Il observa une seconde de silence, puis il me prit chaleureusement dans ses bras pour me dire adieu. Il avait les yeux en larmes, comme s'il devait quitter un être cher. Comment, alors, ne pas croire que ce que je venais de dire, rien que pour rigoler, représentait effectivement le summum de la sagesse ?
L'homme s'en alla en pressant le pas dans la direction que je venais de lui indiquer. Et, sans jamais se retourner, il fondit dans l'agitation du boulevard. Quant à moi, je restai là, étourdi devant cette question qui me torturait :
Qu'avait-il pu lire, en observant les quatre avenues du carrefour, pour comprendre qu'il était, lui en particulier, obligé de partir d'ici tout de suite pour aller dans cette direction en particulier ?
Et qu'est ce qui lui indiquait, dans ce qu'il avait pu lire, que les propos que je venais de tenir, moi en particulier, et qui n'étaient pour moi que pure absurdité, contenaient en fait l'essence même de la sagesse éternelle ?
Tout se brouilla dans ma tête. Mais, entêté de nature, je ne pouvais m'avouer vaincu aussi facilement. Aussi pris-je la décision de ne quitter le jardin du milieu que lorsque j'aurais lu dans les boulevards du carrefour ce que le vieil étranger avait pu y lire et trouvé à mes questions les réponses qu'il avait pu y trouver. Mais il m'était indispensable, pour cela, de me hâter à reproduire les mêmes gestes qui avaient guidé le vieillard vers son chemin.

*****

Le soleil s'était déjà couché et les lampadaires de l'éclairage public avaient remplacé la lumière du jour quand je vis Dalila arriver au carrefour par la même route que venait d'emprunter le vieillard pour s'en aller. Et quelle ne fut ma surprise quand elle traversa la route en ma direction ! Je crus un instant qu'elle l'avait croisé et qu'elle voulait me rapporter ce qu'ils s'étaient dits. Mais, ne m'accordant pas le moindre intérêt et ne me posant aucune question, elle traversa le cercle du milieu de l'univers en direction du boulevard d'en face et s'en alla, encore et toujours, en direction de la mer, me laissant tourner autour de la sculpture du globe terrestre, en m'arrêtant face à chaque boulevard pour l'observer, à chaque fois, comme si je le voyais pour la première fois.

Le Haïkuteur - Monastir