jeudi 25 septembre 2008

Recueilli, je badine le texte

Mon année sur les ailes du récit (??/53)
La Boussole de Sidinna / texte 0b/23 - Fenêtre 2 - 26 septembre 2008


A celle qui a dit : "honte à toi, que je sois à toi et demeure encore la plus ancienne atteinte par ce mal. Nulle guérison aujourd'hui que pour les proches, et je n'ai d'accoudoir que toi. Tu es gros. Ta famille et tes amis sont tout de graisse et de muscles." J'ai juré n'être d'aucune force et elle a cessé de croire en moi. Je lui dis, alors, que Mohamed Lamjed Brikcha était encore plus ancien et elle dit "Mais qui c'est celui-là?". Il était donc nécessaire d'opérer un virage au sein du récit pour raconter :

La boussole de Sidinna

Fenêtre 2 :
Recueilli, je badine le texte

Quand j'ai repris la lecture de cette "Fenêtre", avant de la publier, j'ai cru un instant que c'est Mohamed Lamjed Ben Habib Ben Bahri Brikcha qui m'en a dicté ou attribué quelques propos. C'est qu'il voulait, dans le silence et la discipline, se défendre et tenter de prouver, en même temps, sa connaissance de la littérature. Dieu lui pardonne.

M'étonne le texte ! J'y viens comme mon humeur, joyeux ou triste, plaisantin ou sérieux, optimiste ou désabusé. Je l'invite à jouer. Il accepte toujours que je joue avec lui et joue avec moi au gré de mon humeur, jusqu'à ce qu'il soit.

M'étonne le texte. Aussitôt accompli, il met, avant de sortir au grand jour, des masques comme en portent les humains. Ainsi, ne peuvent accéder à ses secrets que ceux qui s'efforcent de s'en approcher, le fréquentant autant que son propre auteur a enduré leur vie commune.

Et puis, m'étonne la petite malice de l'enfant, en l'âme habitée par la création. A peine allégé des douleurs de mon accouchement, je me plais à tenter de démasquer le texte, comme si je ne m’étais pas efforcé de lui créer son masque sur mesure. Que de fois m'a-t-on reproché de m'astreindre à ce qui, à leurs yeux, n'est pas obligation ! Et pourtant, je demeure accro à la fouille dans les marges des textes, parfois bien avant de les écrire, comme s'ils existaient avant moi et comme si mon rôle n'était que de chercher à faire leur connaissance avant de commencer à jouer avec eux. S'accomplissent-ils après tant de peine, et je me remets à fouiller dans leurs marges, comme pour les redécouvrir et, à nouveau, me remets à m'étonner et me sentir heureux de partager mon étonnement avec les autres.


Voici donc "La Boussole de Sidinna", un autre jeu que j'entame en fouillant dans ses marges avant même d'en établir les règles. C'est que, pour moi, le texte demeure un jeu, exactement à l'image du jeu de la vie. Simple espace d'absurdité, il commence par un avènement et se termine par un néant, exactement comme au jeu de la vie dont le terrain est ce monde. Nous venons y passer un laps de temps, compris entre deux coups de sifflet d'un arbitre ; puis nous en partons pour l'éternité.

Si certains de nous choisissent de passer ce temps sur les gradins, à observer, à applaudir qui ils veulent comme ils le veulent, à déverser leur mécontentement sur qui ils veulent, quand ils le veulent ou à montrer, s'ils le veulent, une totale indifférence à l'égard de qui ils veulent ; et si d'autres choisissent de courir avec les joueurs, soufflant dans leurs sifflets, comme des arbitres tentant de faire respecter les règles d'un jeu hérité de leurs ascendants ; il y en a bien quelques uns dont le destin est de jouer, à vue, de leurs entrailles. Ils s'installent dans le jeu, aucunement dérangés par le fait qu'ils s'y trouvent par choix ou parce qu'ils y sont contraints. Ils jouent sur une partie du terrain dont ils tracent, à leur convenance, les limites. Ils établissent à leur jeu des règles qu'ils s'imposent de respecter, sifflant toute enfreinte comme le leur dicte leur humeur. Aussi choisissent-Ils, seuls, leurs adversaires, qui ne sont jamais qu'eux-mêmes.

Mon destin est d'être de ceux-là. Mohamed Lamjed Brikcha n'est qu'un lambeau que j'ai découpé dans mes tripes. Je joue avec lui dans "la Boussole de Sidinna" et il me donne la réplique afin qu'il soit ou que je ne sois point. Car telle est sa question, la mienne !

*****

"En combien de rounds se dispute notre jeu ?"

Au début était donc le calcul. Je demande à Mohamed Lamjed – ou Majda comme l'appelait Sidinna – s'il ne nous faut pas d'abord définir la nature de notre jeu. Il répond que ses conditions ne lui permettent pas ce luxe, que c'est de ma faute si je l'ai appelé à jouer, alors que j'étais déjà engagé dans un autre jeu, encore plus grand, et qu'il n'a devant lui que quelques semaines pour être, sinon je serais contraint de l'avorter.

Ainsi nait la question : Quel inconvénient y aurait-il à ce que la narration parte d'un terrain vague aux contours limités à l'avance, pour que je n’aille pas au-delà ? Quel inconvénient y aurait-il à ce que cet espace me contraigne à construire l'édifice dans une forme architecturale fixée d'avance et que je dois respecter, avant même de savoir quel type de bâtiment je dois édifier ni quels matériaux de construction je peux utiliser ? Le poème "Amudi" (vertical) n'est-il pas construit sur un modèle architectural fixé avant même que naisse le poète ? Le poème classique arabe, n'avait-il pas, outre son "Bahr" (métrique) et ses deux volets, une succession de thèmes qui étaient, eux aussi, imposés d'avance ?

Il est vrai que l'histoire de la poésie arabe moderne a été essentiellement écrite au feu de la révolte contre ces contraintes. Mais n'y a-t-il pas dans la révolte contre la sclérose d'une révolution de quoi réajuster, parfois, sa trajectoire ? Mon entrée sur le terrain de jeu, pieds et poings liés, n'est elle pas pour moi un stimulant supplémentaire à relever le défi malgré les chaines ?

Je dis à Majda en plaisantant : " le nombre 17 est mon porte bonheur. Je veux donc qu'on joue dix-sept sets. Je veux aussi siffler la fin de chaque set à ma guise."

Il répond sérieusement : "d'accord, mais bien que j'aime la symétrie, j'abhorre la monotonie. Je veux donc choisir parmi ces sets deux à diviser chacun en deux jeux, chaque jeu d'une durée égale à celle d'un set ordinaire et deux autres à diviser chacun en trois jeux qui dureraient, eux aussi, chacun autant qu'un set."

Je me laisse immédiatement emporter par son sérieux et dis : "d'accord, à une condition : je prends, sans contestation, les commandes de la narration. Je peux en changer la forme quand je veux, ne te permettre d'en tenir un fil que lorsque je le désire et imposer mon autorité sur le fil du temps, le décomposant et le recomposant comme je l'entends…"

"Mais alors, m'interrompt-il, tu me laisses les lieux! Je veux me déplacer, en toute liberté, là où je voudrai et où me conduira mon destin. A toi alors de me suivre."

"Ou de te précéder, dis-je !"

"Ou de me précéder, dit-il. Mais alors je peux suivre ou ne pas suivre."

"Mais non, dis-je, tu suivras bien ! Car nous allons fixer, dès le départ, trois chemins à suivre."

"Autant que les lignes d'un Haïku, dit-il !"

Je me tais un moment, puis réponds : "oui, autant que les lignes d'un Haïku. Ne suis-je pas le Haïkuteur ?"

"D'accord, dit-il, mais alors nous jouerons un Haïku ! Veux-tu dire ou me laisser la main ?

"Mais, dis-je, c'est plutôt un honneur pour moi de te voir assez mûr pour créer. Je serais heureux de t'entendre dire."

Et lui d'improviser, comme si toute la méditation et toute la concentration qu'exige la création de Haïkus ne le concernait en rien :

Mon étoile au Nord

Des silex sur les dunes

Pleine la lune


Je me tais un moment pour méditer ce qu'il vient de dire. Autant sur le plan du fond que sur celui de la construction, c'est bien un Haïku! Alors je dis : "J'ai voulu faire de toi un simple embryon d'un être cultivé et te voilà Haïkuteur !"

"Juste le temps que tu finisses d'esquisser mes traits définitifs comme tu le désires, répond-il !"

Je réfléchis un peu, puis réponds : "J'accepte de jouer avec toi ton Haïku. Adoptons chacune de ses lignes en tant que chemin et chacune des ses syllabes en tant qu'orientation !

*****

M'étonne le texte qui sort la tête par la "Fenêtre", avant même que je finisse de l'ouvrir. Ses personnages, je les crée du néant, mais ils polémiquent avec moi comme s'ils étaient mes associés dans la paternité de mon œuvre. Il est vrai que j'ai bâti mon modeste itinéraire sur l'expérimentation, sans jamais la brader ni en avoir peur. Mais laisser la barre du jeu de la narration et la planification de son itinéraire entre les mains de quelqu'un d'autre, cela ne m'était jamais arrivé avant la création de Mohamed Lamjed Brikcha.

Je me suis efforcé d'en faire un projet d'intellectuel. J'ai imaginé en faire un compagnon-interlocuteur. Et le voici devenu opposant. S'il parle c'est pour perturber mes plans et si je le contrains au mutisme c'est pour entendre, en mon sein, le vacarme de sa présence. Et voilà que je le crains, n'entamant un mouvement que pour m'entendre m'interroger : "et qu'en dirait, donc, Mohamed Lamjed Brikcha ?" Son tort est qu'il laisse entrevoir un penchant pour le jeu frivole. Ce qui me fait craindre de jouer franchement avec lui, de peur que ce soit un danger pour le jeu lui-même. Alors j'entreprends de le marginaliser, jusqu'à ce que vienne l'étape de la rédaction.

M'étonne le jeu, qui m'impose le recueillement, aussi loin que mon enthousiasme me pousse aux confins de l'absurde. Et m'étonne ma résignation devant les caprices de Mohamed Lamjed Brikcha, qu'il soit présent ou écarté. Je sais qu'il voulait, par pudeur ou par embarras, m'empêcher d'évoquer l'origine de son mal. Mais je ne trouve pas le courage de lui opposer la réalité de ce que je sais de son affaire. Je le suis plutôt dans les labyrinthes de quelques calculs formalistes et de quelques dessins qui occupent, dans le texte, la marge de la marge.

Mais qui dit que l'origine du mal de Mohamed Lamjed Brikcha ne tient pas dans sa marge ? Qui dit que le fait d'investir tout le temps consacré à la préparation, aussi limité soit-il, dans l'esquisse de l'architecture du texte, dans la fixation des délais de sa publication et dans l'écoute de quelques aspects de son rythme, en négligeant astucieusement son contenu… qui dit que ce n'est pas là le meilleur moyen de garantir la liberté de l'imagination créatrice, au sein même des limites de la forme imposée, et de conserver un minimum de spontanéité permettant de prendre plaisir à découvrir les détails en leur temps, lorsque l'idée se fait texte et que le texte se met à chercher la voie pour s'accomplir ?

Le silence de Mohamed Lamjed Brikcha se prolonge. Il m'observe en train d'esquisser "La Boussole de Sidinna", intériorisant le virage qui est en train de s'opérer dans la composition de son personnage. Et, comme s'il se trouvait gêné de ma mainmise sur toutes les ficelles du jeu et de mon renoncement à le faire participer à la création, il prend soudain la parole.

"M'étonne chez le créateur, dit-il, la sincérité de sa ruse. Il ose dévoiler les secrets de sa création en ouvrant une "Fenêtre" comme celle-ci. Puis, il attire l'attention de son lecteur sur ce qu'il fait de l'une de ses cartes, dans un coin du terrain qu'il prend soin de bien éclairer de toutes les lumières, alors qu'il ne cherche qu'à détourner cette même attention de ce qu'il est réellement en train de faire de quelques cartes, autrement plus importantes, dans une toute autre partie du terrain, qu'il fait exprès de maintenir dans le noir le plus total.

J'ai beau essayer de le convaincre que si je dévoilais toutes les cartes de notre jeu, je priverais les lecteurs du plaisir de nous suivre jusqu'à la fin. J'ai beau expliquer que le plus important était de laisser ouverte la "Fenêtre", afin de permettre au spectateur de voir tout le terrain. J'ai beau jurer sincérité en tout ce que je fais exprès de montrer, comme en tout ce que je cherche à cacher jusqu'au moment opportun de le dévoiler. Majda a mis le masque d'un malade au tout début de sa dépression nerveuse et s'est à nouveau réfugié dans son silence, laissant comme un sourire moqueur se figer sur ses lèvres.

*****

Rien de plus profond, rien de plus riche, rien de plus bouillonnant que le silence du peintre et le bruit des vagues déchainées. Ce pourquoi je me réfugie, à mon tour, dans mon silence. Je commence à croquer la forme du texte comme se dessine l'ossature d'un morceau de musique ou se prépare l'espace d'une toile à peindre. Je réalise d'abord un premier croquis des traits de "la Boussole de Sidinna", un projet de tableau conçu sur la base d'un seul module plastique, se répétant autant de fois qu'il y a de sets convenus dans notre jeu. Je montre mon dessin à Mohamed Lamjed Brikcha. Et il ne montre de réaction que ce sourire moqueur, figé sur ses lèvres.

Je regarde mon tableau : dix-sept rectangles approximativement du même volume, des couleurs variées et un alignement vertical. Une forme pas très différente d'un immeuble comme ceux qui pullulent dans les cités dortoirs sans vie. Je me dis : "peut-être est ce la ressemblance des formes qui le dérange"! Et je reprends mon dessin avant de le lui montrer à nouveau : toujours le même sourire moqueur et figé !

J'observe mon nouveau tableau. Il y figure désormais rectangles, polygones et ellipses : trois modules plastiques. Un nombre égal aux lignes du Haïku. Tous les modules s'agencent suivant une succession d'une logique certaine, au sein de la même construction verticale, tout en étant symétriquement répartis sur les trois chemins. Je me dis : "peut-être est-ce l'encombrement des chemins qui le dérange !" Et je reprends mon dessin.

Je réserve aux modules de chaque chemin une variation au sein d'une même couleur qui les réunit et leur donne un aspect relativement indépendant du chemin suivant. Mes couleurs, Je les puise dans les spectres du bleu, puis du vert, puis du rouge. En répartissant les plages d'ombre et de lumière, je dote chaque module d'une composition différente qui le distingue de tous ses semblables par la forme ou par la couleur, de façon à ce qu'ils se ressemblent sans se ressembler.

A nouveau, je montre mon dessin à Mohamed Lamjed Brikcha et à nouveau il lui oppose son sourire, toujours aussi moqueur. Alors je lui crie : "Qu'est ce qui te fait sourire ? N'es-tu jamais satisfait ?"


Sa réaction me surprend. Je découvre, en l'écoutant, puis en observant ce qu'il fait et en scrutant son visage, après avoir tant évité de le regarder, que les traits de sa personnalité ont muri à mon insu. Il me dit :

- "Ce n'est pas que j'ai envie de te disputer ton pouvoir. Tu es le premier et le dernier créateur de ton texte. Mais tu as peur de moi, alors que je ne suis que ta créature. Tu as vite fait de me marginaliser après m'avoir promis de me faire participer à la conception de l'architecture de ton texte. Si tu avais tenu ta promesse, je t'aurais peut-être aidé. Ton dessin aurait échappé à cette monotonie étouffante !"

D'où vient à Mohamed Lamjed Brikcha toute cette maturité ? Il est jeune. La jeunesse est de rude nature. La pondération est œuvre de l'expérience. N'ayant de la vie aucune expérience, d'où lui vient, alors, cette réponse si posée ?

La marge a-t-elle donc de quoi faire murir si vite ? Ou bien est-ce le créateur qui, tel un acrobate, joue sur la ligne séparant la sagesse de l'absurdité, sans être protégé contre la schizophrénie ? Qui peut être ce Mohamed Lamjed Brikcha ? Ma créature, mon associé ou mon ombre sur la terre du dédoublement ?

Je laisse devant lui le tableau que je commence à observer en silence, attendant qu'il se prononce. Il prend alors un papier, tient un crayon et reproduit l'esquisse du premier et du troisième chemin, exactement comme je les ai conçus. En entamant le dessin du second chemin, il dit : "l'essentiel est au centre." Et il travaille sur la seconde orientation qu'il double, sur la troisième qu'il triple, puis sur la cinquième, la triplant comme la troisième et sur la sixième, la doublant comme la seconde. Il me tend, ensuite, son dessin en disant : "ainsi, lui serait-il possible, aussi, de planer !" Et il se tait.

*****

Il était indispensable de reprendre le dessin. Je devais prendre en compte la proposition de Mohamed Lamjed Brikcha, comme je l'avais promis. Quand je finis mon travail, le résultat me plut. Pas seulement le résultat du dessin, mais celui du bouillonnement intellectuel qui m'y a conduit. C'est que Majda m'a poussé à reprendre une forme architecturale de composition, sur laquelle j'avais essayé de travailler dans un autre cadre expérimental, complètement différent de celui-ci. Mes recherches avaient alors atteint un stade assez avancé, en vue d'un livre qui attend toujours de voir le jour.

J'aime l'idée des ailes et je suis vraiment content de voir Mohamed Lamjed Brikcha aspirer au vol, lui que son mal tient solidement attaché à la terre. Mais lorsque je prends du tableau une distance pour mieux l'observer, je me rends compte que le nombre de ses modules a atteint vingt-trois, là où je n'en avais prévu que dix-sept. Je digère la surprise avec un sourire.

M'étonnent les personnages dont je commence l'esquisse au hasard, comme ça vient et qui se dotent vite d'assez de ruse pour s'approprier mon âme et mes efforts, spolier mes idées et remodeler mon goût. Je me dis : "il y a encore assez de temps pour me préparer au virage et jouer avec Majda comme il le désire."

Je me rappelle son exigence que je lui laisse le lieu, afin qu'il se déplace en toute liberté là où il en a envie. Je me souviens aussi de la proposition d'une amie qui m'a conseillé de sillonner le pays pour insuffler à "mon année sur les ailes du récit" un peu du souffle de ses villes et de ses villages. Je me dis: "je me prépare au jeu par le voyage." Et j'observe à nouveau le Haïku de Mohamed Lamjed Brikcha:
Mon étoile au Nord

Des silex sur les dunes

Pleine, la lune

Si "l'étoile du Nord" est visible de partout et "la pleine lune" sur tous les chemins,

si l'essentiel est au centre et qu'au centre s'offrent "Des silex sur les dunes",

et comme les dunes sont l'apanage du Sahara,

alors je ferais bien de commencer mon tour du pays en prenant le chemin du Sud.
*****

Ainsi, j'ai précédé Mohamed Lamjad Brikcha aux confins du Sahara, remplissant mes poumons de son souffle brulant, au beau milieu de l'été. Alors, attention au coup du soleil et bonne lecture.

Le Haïkuteur

jeudi 18 septembre 2008

Le Virage

Mon année sur les ailes du récit (??/53)
La Boussole de Sidinna / texte 0a/23 - Fenêtre 1 - 19 septembre 2008

A celle qui a dit : "honte à toi, que je sois à toi et demeure encore la plus ancienne atteinte par ce mal. Nulle guérison aujourd'hui que pour les proches, et je n'ai d'accoudoir que toi. Tu es gros. Ta famille et tes amis sont tout de graisse et de muscles." J'ai juré n'être d'aucune force et elle a cessé de croire en moi. Je lui dis, alors, que Mohamed Lamjed Brikcha était encore plus ancien et elle dit "Mais qui c'est celui-là?". Il était donc nécessaire d'opérer un virage au sein du récit pour raconter :

La boussole de Sidinna

Fenêtre 1 : Le Virage



Au nom de Dieu, le clément, le miséricordieux. J'implore son soutien, pour faire face aux désirs de mon âme, afin que je puisse lui résister quand elle penche vers le mal, et, quand elle me dicte le bien, trouver la patience et l'endurance pour arriver à le faire, et la persévérance dans l'effort, pour arriver à le faire bien comme il se doit, autant que faire se peut.
Je sais que, dans un livre de ce genre, l'introduction est la dernière à être rédigée, bien après l'accomplissement du texte. Et pourtant, voici un livre dont je commence la rédaction par cette "fenêtre" qui lui tient lieu d'introduction, alors même que je n'en connais que ses grandes lignes. Encore que ces grandes lignes ont bien besoin d'ajustements et de modifications et réclament encore beaucoup d'enrichissements en événements secondaires, en personnages et en lieux, avant que j’en entame la rédaction proprement dite!
Tout ce que je sais maintenant, c'est qu'après avoir pensé, depuis le début de "mon année sur les ailes du récit", en termes de textes publiés indépendamment les uns des autres pour être, ensuite, rassemblés en un ou plusieurs recueils, suivant un classement respectant ou non les dates de leur parution, je m'engage, à partir de ce jour et jusqu'à la fin de mon défi, dans une voie où il faudra désormais penser en termes de livre intégral. Ce livre contiendra un nombre connu de textes, à paraître chaque semaine, comme de coutume. Et ces textes, dont certains peuvent se montrer totalement indépendants, alors que d'autres dépendront, pour leur accomplissement, de certains autres, situés juste à côté ou à une certaine distance, constitueront, en fin de compte, de simples parties dont le sens de l'ensemble ne peut s'accomplir qu'une fois atteint le nombre de textes déterminé à l'avance par le manifeste du Haikuteur.
Je sais aussi que le titre est en principe le dernier à être fixé et qu'il peut être rectifié ou même totalement remplacé, à la dernière seconde, avant l'impression de la couverture. Et pourtant, j'ai dès à présent donné à ce livre son titre définitif. Ce sera "La Boussole de Sidinna" ; une boussole qui pourrait m'aider à m'orienter pour ne laisser à mon imagination aucun moyen de s'égarer ou d'inventer, lors de la rédaction, des détails qui pourraient rendre ce Titre hors de propos ou me faire regretter de l'avoir annoncé avant terme.

Mais, si j'ai donné à cette première fenêtre pour titre "Le Virage", cela ne veut aucunement dire que ce récit a une quelconque prétention en dehors de ma propre expérience. Ce Virage n'a aucun sens hors de "mon année sur les ailes du récit". C'est que je viens, par l'ouverture de cette fenêtre, annoncer la fin d'une première étape de cette année et le début d'une seconde (et dernière), qui constituera un tournant et insufflera une nouvelle dynamique, par l'abandon des textes indépendants, courts ou peu longs, et l'adoption de textes interdépendants qui s'uniront pour verser dans un même cours et s'acheminer vers une même fin.
Ce qui distingue réellement ce livre, ce sont les conditions de sa réalisation, différentes de celles des textes qui l'ont précédé dans cette "année récit" et même de celles des textes narratifs du même genre d'une manière générale. C'est en effet un travail qui, en dépit de la rupture annoncée avec le produit de la première étape, s'inscrit dans le cadre du même projet, du même défi. Et, si je n'ai pas prévu, au départ, qu'il y aurait parmi les fruits de cette année, un texte qui soit composé de cette manière, ce ne sont pas moins les aléas de ce même défi qui l'ont engendré.
C'est que je me suis engagé, depuis la lecture de mon premier manifeste au club de la nouvelle "Abul Qassim Chebbi" à Tunis et au cercle des amis du Haikuteur à Monastir, à être attentif à mon environnement direct et à interagir avec lui autant que faire se peut. Aussi, certaines circonstances m'ont-elles permis de tenter le coup d'un "essai de narration critique" ; ce qui a donné "Am Idriss à Web Shakhsoon", un texte par lequel j'ai rendu hommage à Rachid Idriss, le narrateur. J'ai été amené à publier cet essai en trois parties, tout en le considérant comme un seul texte, et à publier, pour fêter son caractère singulier et inédit, un supplément du manifeste du Haikuteur, soulignant l'importance de ce texte et rectifiant les règles du jeu, afin d'admettre le principe de la publication en plusieurs épisodes.
Avant même de me délester tout à fait des charges que m'a imposées la sourde rumeur ayant suivi cette expérience, je me trouve mêlé à un incident anodin qui a éveillé en moi le sentiment de devoir évoquer le phénomène en question dans un texte narratif. Ma tête pleine d'idées contradictoires et de souvenirs qui se bousculent, je me sens habité par ce sujet comme s'il n'attendait pour s'imposer à moi que mon passage par ce lieu et cet incident inattendu auquel je me trouve mêlé. Et me voici portant un projet de texte trop ambitieux pour qu'une semaine suffise à en terminer la conception et la rédaction.
Je me trouve face à deux choix : abandonner ce projet à une autre occasion, qui ne viendrait probablement jamais, ou tenter, en pleine course-marathon, une nouvelle aventure, dans des conditions qui sont loin d'en garantir le succès. Me revient alors le souvenir de certaines questions qui m'ont été posées, après ma lecture du manifeste du Haïkuteur et avant que je n'entame la publication des premiers textes. Parmi ces questions, il y avait une qui avait été posée sous forme de proposition m'invitant à "contourner la difficulté de la tâche" en rédigeant des textes qui se suivent, s'articulant autour d'un personnage unique vivant, à chaque fois, des événements différents, ou bien autour d'un lieu unique où entrent, à chaque fois, des gens différents. Une sorte d'écriture à la manière des "Sitcoms".
C'est ainsi que j'ai commencé à préparer ce virage, en imaginant une nouvelle expérience narrative sérieuse, qui essaye de s'éloigner, autant que possible, des sentiers battus de ce genre et d'être à même de constituer un nouveau défi au sein du défi principal.
Aussi m'était-il indispensable de m'arrêter un moment, afin d'observer mon expérience de cette année et de reconnaître à la fin que, si j'ai annoncé dès le départ que la question de la classification de mes textes ne m'intéressait pas autant qu'elle intéressait les critiques et si j'ai refusé, par principe, que mon expérience soit figée dans le cadre du "récit court" ou que l'on se borne à contrôler, en lisant mes textes, le degré de ma stricte observance des règles techniques de ce genre littéraire en particulier, il n'est pas moins du droit des spécialistes de classer, à juste titre, la plupart de mes textes parus jusqu'ici dans le genre appelé "le récit court".


C'est pour cette raison que, si je veux que mon année soit "sur les ailes du récit" en général et pas que sur celle du seul "récit court", il est impératif que parmi les textes de cette année, il s'en trouve au moins un qui atteigne un volume l'éloignant définitivement du récit court et le rapprochant peu ou prou du roman. Laissant aux spécialistes le soin de déterminer le genre littéraire de ce texte attendu, je dois pour le moment me contenter de mesurer l'importance de ce virage, dont l'idée m'a été soufflée par cet incident passager, mais qui devient désormais un besoin vital pour mon expérience et un nouveau défi que je dois absolument relever avant la fin de mon année.
Mais il est indispensable, si je veux que mon expérience comporte un texte d'un tel volume, de rectifier les règles du jeu énoncées dans le manifeste du Haïkuteur, pour adopter le principe de publier un seul texte sur plusieurs épisodes, tout en considérant chaque épisode comme une unité de calcul équivalente à l'unité texte dans l'entendement du premier manifeste. Ainsi l'ouverture de cette première "Fenêtre", à l'adresse des lecteurs des deux blogs de l'Atelier du Haïkuteur comme à celle des lecteurs du livre, s'avère-t-elle nécessaire pour constituer une sorte de nouveau supplément du manifeste, les informant du virage et situant le texte attendu à sa juste place de "mon année sur les ailes du récit".
Le but de cette nouvelle expérience littéraire étant de mettre à nu, devant les lecteurs, l'action de créer, elle ne peut atteindre son objectif sans leur dévoiler le bouillonnement intellectuel qui soutient cette action et leur montrer les conditions dans lesquelles naît l'idée et se planifie sa mise en forme. Aussi une deuxième "Fenêtre" s'avère-t-elle nécessaire pour parler du texte lui-même et des péripéties de cette naissance en puissance, qui lui impose de voir le jour inaccompli, avec le devoir de s'accomplir à vue, dans la nudité la plus totale, en présence de ses lecteurs.
Et comme ces deux "Fenêtres" constituent, dans le cadre de cette expérience, à la fois un soutien indispensable au texte à rédiger et un appendice qui n'est en rien une partie du texte lui-même, la logique du calcul, puisqu'il faut calculer, impose de considérer la présente "Fenêtre" et celle qui la suivra et qui paraitra la semaine prochaine, comme deux textes hors compte.

Autrement dit, "Le Malaise de RaWdha", paru vendredi dernier 12 septembre, étant le trentième texte sur les cinquante trois prévus, ce vendredi et le suivant (26 septembre) étant consacrés à ces deux textes hors compte, la poursuite du comptage démarrera avec le premier épisode du nouveau texte qui portera, dans la série générale, le numéro 31 et qui se composera de 23 épisodes à paraitre du vendredi 3 octobre 2008 au vendredi 6 mars 2009. Mon année sur les ailes du récit prendra fin, avec l'aide de Dieu, le vendredi 13 mars 2009, avec la parution d'une déclaration finale, dans laquelle je tenterai de récapituler cette expérience dans son ensemble et d'évaluer ses deux étapes comme je les aurai vécues de l'intérieur pour en tirer les conséquences qui s'imposent.


Le Haïkuteur - Tunis

dimanche 14 septembre 2008

Le virage du Haïkuteur

Le virage du Haïkuteur

"Mon année sur les ailes du récit" entame, à partir du vendredi prochain, 19 septembre, un nouveau virage, avec une aventure au sein de l'aventure, un défi à l'intérieur du défi principal. Avec l'aide de Dieu, un livre de narration (je ne dis pas Roman, je vous laisse le soin de le classer) sous le titre de "La Boussole de Sidinna" sera écrit et mis en ligne au fur et à mesure. Il se composera de deux "Fenêtres" ouvertes sur trois "Chemins" donnant en tout sur vingt trois "Orientations". Je dédie ce livre :

A celle qui a dit : "honte à toi, que je sois à toi et demeure encore la plus ancienne atteinte par ce mal. Nulle guérison aujourd'hui que pour les proches, et je n'ai d'accoudoir que toi. Tu es gros. Ta famille et tes amis sont tout de graisse et de muscles." J'ai juré n'être d'aucune force et elle a cessé de croire en moi. Je lui dis, alors, que Mohamed Lamjed Brikcha était encore plus ancien et elle dit "Mais qui c'est celui-là?". Il était donc nécessaire d'opérer un virage au sein du récit pour raconter :

La boussole de Sidinna

Le tableau de couverture est composé par Salem Labbène

correctifs de Mohamed Lamjed Brikcha

jeudi 11 septembre 2008

Le malaise de Rawdha

Mon année sur les ailes du récit / texte 30/ 12 septembre 2008

Le malaise de Rawdha

Un, deux, trois et hop : à un moment mal indiqué et alors qu'on s'y attendait le moins, elle était raide par terre !
- "Puisqu'on en est arrivé là, criai-je énervé, nous allons sortir seuls. Je ne prendrai personne avec nous. Qui veut bien nous suivre nous suivra et qu'elle crève comme une chienne, puisqu'elle le veut !"


Je pris Sinda par la main et, sans plus attendre, nous sortîmes de la maison. "Je t'expliquerai tout plus tard", dis-je à ma fiancée qui me suivait affolée, lui demandant de ne penser qu'à bien se tenir derrière moi, sur mon vélomoteur. Et nous laissâmes derrière nous la maison, l'impasse et tout le Rbat, avant que la mascarade n'atteigne son apogée et que maman n'exige de moi d'aller chercher un taxi pour conduire ma grande sœur à l'hôpital.
Je ne pouvais pas être plus énervé. On avait décidé de sortir, tous ensemble, boire un café à la Marina, à l'occasion de l'anniversaire de Sinda, ma fiancée. Ce jour là, Sinda était venue pour la première fois chez nous, et tout allait bien jusqu'à ce que mademoiselle Rawdha décide, sans crier gare, de tomber dans les pommes, succombant à son habituel malaise. A son eternel manège, devrais-je plutôt dire !
Car Son Excellence avait pris l'habitude d'appuyer sur un bouton secret et hop, elle était par terre. Car, ce que ma sœur chérie adorait le plus, c'était être au centre de l'attention de tout le monde, voilà tout! Maman savait parfaitement qu'elle jouait la comédie, mais elle faisait toujours comme si elle la croyait. Et c'est ce qui l'encourageait à continuer ses manèges, bousillant nos programmes à chaque fois qu'elle nous voyait heureux, que nous nous préparions à faire la fête ou que nous soyons sur le point de sortir pour un quelconque loisir.
Tout le monde vous dira qu'elle était adorable, ma sœur Rawdha. Et c'est vrai ! D'ailleurs, Dieu m'est témoin, je l'aimais plus que le reste de la famille. Elle était serviable et généreuse. Elle aimait tout le monde et donnait plus qu'on ne lui demandait ; au point, parfois, d'incommoder celui à qui elle offrait sa générosité et apportait son aide.
Le seul problème de Rawdha c'était qu'elle n'avait pas de chance, ou plutôt, que je le dise franchement, qu'elle ne s'était pas fiancée. Elle était l'ainée de maman. Douze ans nous séparaient, elle et moi. Mais son "Mektoub" tardait à se présenter. Trop au gout de toute la famille ! C'était d'abord notre sœur qui s'était mariée, puis notre frère. Ensuite, c'était notre seconde sœur qui s'était fiancée l'année dernière. Et maintenant c'était moi, le petit dernier, qui venais de me fiancer voilà de cela un mois. Tout ceci alors que Rawdha ne cessait d'attendre son "Mektoub". Elle avait fini par ne plus y croire du tout. Elle était devenue rapidement irritable. Et c'était l'amertume de son échec dans la vie qui lui dictait maintenant son comportement.


Rawdha avait commencé à simuler ses malaises, à l'apparence de crises d'épilepsie, le jour où notre sœur Zohra, troisième enfant de la famille, avait décidé de faire fi de la coutume et de braver la volonté maternelle pour se marier avant sa sœur ainée, quelles qu'en pouvaient être les conséquences. A cette époque, l'artifice de la crise de Rawdha était trop visible. Faouzi, notre frère qui n'était pas encore marié et qui avait toujours une bouteille d'éther dans son placard, tentait de nous prouver, à chaque fois, que Rawdha nous mentait. Mais, au fil du temps, elle apprit à mieux soigner son jeu théâtral, arrivant parfois à nous obliger à la transporter d'urgence à l'hôpital. Là, on lui administrait n'importe quel calmant et elle était de retour à la maison comme si de rien n'était.
Que de fois Faouzi avait tenté de la convaincre que si elle continuait à simuler ce genre de crises, tout le monde cesserait de la croire et se désolidariserait d'elle. "Le jour où tu auras un véritable malaise, la menaça-t-il un jour, tu risques de n'avoir personne pour te porter secours".
Mais Rawdha avait l'art de s'enfoncer le doigt dans l'œil, oubliant tous les conseils et allant toujours à l'encontre du bon sens. Sentait-elle venir un moment de bonheur, au lieu de le partager avec tout le monde, elle le transformait en un moment de panique générale !

*****

"Elle doit donc m'en vouloir à moi aussi" en conclut Sinda qui regarda sa montre affirmant qu'elle ne pouvait plus attendre davantage. Le soleil allait se coucher et elle devait être rentrée avant la tombée de la nuit. Aussi me demanda-t-elle d'appeler maman au téléphone pour la hâter si elle voulait venir nous rejoindre à la Marina. Mais je compris, en regardant l'heure à mon tour, que c'était parfaitement inutile, que personne ne viendrait et qu'il fallait plutôt fêter ça sans eux.
Plate était notre fête. Nous avons commandé des boissons et des gâteaux, les avons consommés à la hâte, avons payé l'addition et sommes allés faire une promenade à pieds : un simple aller-retour sans âme sur la corniche. Finalement, je l'ai raccompagnée sur mon vélomoteur, chez ses parents. Elle était extrêmement déçue de l'ambiance familiale que je lui avais promise.


*****

A mon arrivée, le Rbat baignait déjà dans le noir. J'étais prêt à donner à ma grande sœur une leçon qu'elle n'oublierait jamais. Mais quand je m'approchai de notre impasse, d'habitude sans le moindre éclairage, je vis une faible lumière qui débordait sur notre grande rue. J'éteignis le moteur de mon vélo à l'entrée de l'impasse. Une ampoule liée à une rallonge pendait du toit et était accrochée à un clou, juste au dessus de la porte de notre maison.


Une vingtaine de chaises étaient disposées à même le mur, des deux côtés de la porte. Et tous les hommes du voisinage, ainsi que certains parents, que je n'avais pas vus depuis des années, y étaient assis. De notre vestibule venait la voix d'un lecteur psalmodiant le Coran.
Ma sœur Rawdha n'était plus !

Le Haikuteur - Monastir

jeudi 4 septembre 2008

Le dernier dossier

Mon année sur les ailes du récit / texte 29/ 05 septembre 2008

Le dernier dossier

On frappa à ma porte, avant l'appel à la prière de l'aube. J'entendis des frappes légères, comme si l'arrivant ne voulait réveiller personne. J'allai ouvrir, juste pour vérifier qu'il y avait bien quelqu'un à la porte et que je n'hallucinais pas, en raison de la grande fatigue dont je souffrais depuis quelques jours. A la porte se tenait un homme sans âge, la peau blanche, mais vraiment blanche ; on aurait dit un mur badigeonné à la chaux. Il avait aussi les cheveux blancs, les moustaches blanches et portait des vêtements blancs. Aussi, avait-il à la main un dossier blanc qui portait l'inscription "Dernier dossier" et qu'il ouvrit avant d'esquisser un sourire docile et de me dire d'une voix soyeuse comme s'il m'apportait une information tendre et joyeuse :


"Ô, fils d'Adam ! Tu as assez œuvré sur cette terre, il est enfin temps que tu te reposes. Le départ est pour aujourd'hui !"
Propos simples, diction claire ! Personne ne pouvait comprendre que ce que j'avais compris moi-même. Je ne sais si se ce sourire docile acheva de me convaincre que la mort était une affaire banale. Car je ne ressentis aucune peur et ne pensai ni à la douleur que ce voyage pouvait me causer ni à la peine qui pouvait affecter ceux que je laisserais derrière moi. J'eus l'impression que j'avais attendu cette annonce impatiemment, même si jamais je n'avais pensé à la mort comme un événement qui pouvait m'atteindre, moi qui étais en pleine forme et qui ne souffrais d'aucune sorte de maladie.
Une seule question: pourquoi mon dossier qui était entre ses mains, avait-il pour titre "Dernier dossier" ?
Quand l'homme vit que je baissais la tête et ne réagissais pas, il me dit toujours avec le même sourire: "difficile est l'abandon de "la périssable", surtout à ton âge ! Je te laisse quelques heures. Tu te prépareras à ta convenance. Seulement, personne ne doit le savoir, pas même les plus proches."
Et l'homme tout blanc de se s'en aller sans entendre de moi le moindre mot, ni me préciser le nombre d'heures de grâce qu'il m'accordait avant de revenir me raccompagner ; même si le mot "aujourd'hui" ne me laissait guère d'espoir de vivre encore au-delà de ce soir. Je le suivis de mes yeux, comptant un à un ses pas sûrs, jusqu'à ce qu'il ait tourné à droite et quitté mon champ de vision. Je frottai mes yeux avec mes doigts et me donnai quelques tapes sur les joues comme pour m'assurer que je ne rêvais pas. Je priai Dieu de me protéger de Satan le maudit, retournai à ma chambre à coucher, me rhabillai sans réveiller personne, puis sortis sur les pointes des pieds.

*****


En m'approchant de la mosquée du quartier, je vis quelques prieurs presser le pas pour être à l'heure à la prière du Sobh. Je m'adressai alors, dans mon for intérieur, à mon Créateur: "Mon Dieu, tu sais mieux que moi combien est sincère ma foi!". Et, comme j'avais l'habitude de le faire, je traversai juste devant la mosquée pour atteindre la grande rue. Mais arrivé devant le marchand de beignets, je me demandai : "depuis quand n'ai-je pas mangé un beignet en ville?".
Il n'y avait pas encore de clients dans la petite boutique. J'y entrai pour manger, pour la première fois, un beignet sans en acheter à mes enfants ; juste pour découvrir quel goût pouvait avoir un dernier beignet avant les adieux à la vie. Trouvant que ce goût ne différait en rien de celui de tous les beignets que j'avais mangés auparavant, je décidai de boire aussi un café au même gout que celui d'hier, mais cette fois-ci, au café du port où je n'avais pas remis les pieds depuis des mois.
En quittant mon impasse pour effectuer, au centre ville, ma dernière tournée, je m'attendais à ce que les murs, les ruelles, les avenues, les gens, les immeubles, la mer et le ciel qui était au dessus de tout, prennent tous d'autres formes, tous des couleurs différentes. Je croyais que ma vision des choses allait être, elle-même, différente. Mais je constatai que je me comportais de la même manière et que tout était exactement comme je l'avais connu avant. M'apercevant aussi que j'étais assis à la même table que j'avais occupée dans ce même café, voici des mois, je faillis regretter d'avoir accepté ce sursis que j'avais apprécié sans l'avoir sollicité.
J'allais certainement regretter, n'eut été cette main qui se posa sur mon épaule, m'arrachant à mes méditations. C'était Si Khaled, mon supérieur au travail. Il m'expliqua que le soleil allait arriver au Zénith, m'appela à arrêter de regarder les vagues et me proposa de monter avec lui dans sa voiture pour arriver à l'heure au travail. Là, je réalisai que quelque chose en moi avait effectivement changé ! Je relevai mes yeux vers lui avec un sang froid que personne ne m'avait connu auparavant et lui dis, en toute simplicité, que je n'allais pas au travail.
Je ne savais pas que mes propos allaient le déranger à ce point. Son visage, soudain, rougit, ses veines jugulaires s'enflèrent et il se mit à crier devant tous les clients du café. Il m'accusa de lâcher délibérément pied, participant ainsi à une conspiration qui le visait afin qu'il ne parvienne pas à terminer, à temps, le travail demandé à son service. Ainsi il n'obtiendrait pas le poste de sous-directeur qui était vacant depuis des mois, que lui disputait un autre chef de service, dont il venait de découvrir, dit-il, un lien familial m'unissant à lui.
Je le regardais, avec le même sang froid, comprenant tout à fait sa position. Nous formions dans l'administration une équipe de travail dynamique et homogène et travaillions sous sa direction sur un dossier sensible. Si Khaled comptait sur moi plus qu'il ne comptait sur aucun autre membre de l'équipe. Il ne cessait de me promettre de proposer mon nom pour lui succéder à la tête du service une fois qu'on l'aurait nommé, lui, au poste vacant. Et le temps pressait. Il nous était demandé de terminer le travail sur ce dossier dans les deux jours qui nous séparaient du délai fixé par le ministère.


J'invitai Si Khaled à s'asseoir une minute pour parler dans l'intimité de choses qui ne concernaient que nous. Je lui dis que si j'avais été à sa place j'aurais réagi exactement de la même manière. Puis j'expliquai que j'étais obligé de m'absenter pour un rendez-vous décisif pour mon avenir. Un rendez-vous que je ne pouvais ajourner et dont je ne pouvais lui dévoiler maintenant la nature. Je l'appelai à passer chez moi le soir, au cas où il voudrait le vérifier, et lui promis, "si Dieu nous prêtait vie", de travailler avec lui toute la nuit s'il le fallait.
Il ne me parut pas tout à fait convaincu. Mais il regretta d'avoir dévoilé toutes ses cartes devant tout le monde et quitta le café en tentant d'étouffer son énervement. Moi aussi, je me sentis obligé de me lever pour faire semblant d'aller à mon rendez-vous urgent qui m'avait empêché d'aller au travail. Je pressai le pas longeant la corniche et, dès que la voiture de Si Khaled me dépassa et prit le tournant en direction de l'administration, je m'arrêtai net pour réfléchir à ce qui venait de se passer et à ce qui allait s'en suivre.
Je me dis dans mon for intérieur que j'allais me présenter devant mon Dieu après avoir menti, au cours même du sursis qu'il m'avait accordé. Pire, je venais de commettre le grave péché de faire à Si Khaled une promesse tout en étant certain de mon incapacité absolue de la tenir. Qu'est ce qui l'empêcherait maintenant, comptant sur moi, d'ajourner une partie du travail d'aujourd'hui qu'il serait incapable de terminer sans que je ne lui apporte mon aide ce soir ?
Il était de mon devoir de lui dire franchement que je n'allais plus jamais revenir au travail et que l'obtention du poste de chef de service ne m’incitait plus à fournir dorénavant le moindre effort. Je devais lui avouer que le travail en tant que valeur était devenu pour moi objet de doute et de remise en question, même si le sursis venait à être commué en dispense de voyager aujourd'hui et que ma mort en était ajournée sine die. Je devais lui dire que, pour moi, la seule vérité irréfutable, la seule valeur à laquelle croire, était la mort et que, ce matin, j'étais sorti pour passer chaque instant de ces heures qui me restaient à vivre, à jouir de tous les plaisirs de la vie qui se présenteraient à moi.
Je faillis m'empoisonner les derniers instants de mon sursis en descendant aux tréfonds du sentiment de culpabilité à l'égard de Si Khaled. Mais en me remémorant ce que je venais de lui dire mot pour mot je trouvai que je ne lui avais pas menti, pas plus que je ne lui avais fait de promesse ferme. La mort est, en effet, un rendez-vous vraiment décisif pour mon avenir, le plus décisif de tous les rendez-vous, et ma promesse d'aide était conditionnée par notre vie jusqu'à ce soir, même si l'usage dominant de la formule "si Dieu nous prête vie", n'était rien de plus qu'une fioriture de langage!
Ouf ! Du coup, je récupérai toute la quiétude qui me remplissait et arrêtai de penser à autre chose qu'aux plaisirs que j'attendais encore de la vie avant mon départ définitif. J'y pensai longuement et trouvai que mes envies étaient d'une simplicité déconcertante. Je ne désirais rien de plus, en fait, que marcher quelques pas sur le sable, sentir mes pieds s'y enfoncer puis se couvrir par les vagues. Aussi pensai-je à me délecter d'un plat de piments et de sardines frites, œuvre "des délicieux doigts" de maman, comme elle nous en préparait tout au long de l'été quand j'étais enfant. C'était là un vœu formé par souci de lui laisser ce souvenir en particulier, après notre séparation ; ce qui la remplirait de bonheur du fait qu'elle se sentirait l'objet de mes dernières pensées avant mon départ.
Je descendis aussitôt à la plage, marchant à même l'eau jusqu'au vieux port. Ensuite je me rendis au marché pour acheter deux livres de sardines, des piments et des tomates et pris, enfin, le chemin de la maison. Et me voici, m'attardant à en ouvrir la porte, prenant tout mon temps à lancer un regard d'adieu aux murs de l'impasse et aux portes de ses maisons. Une fois la porte enfin ouverte, la surprise me terrassa ! L'homme tout blanc était dans le vestibule à m'attendre, avec son "dernier dossier" et son sourire docile. En me voyant surpris il me dit sur un ton sans équivoque : "c'est maintenant et ici".
J'allai lui crier de toutes les forces de ma voix, qu'il était là en train de me priver de mon vœu le plus cher et de l'envie la plus importante que je voulais réaliser avant de partir avec lui. Mais ma voix s'étouffa dans ma gorge et je sentis une main, tendre et décidée à la fois, me tirer si fort par l'épaule, que la voix de ma femme parvint à mon ouïe, apeurée, me chuchotant des dizaines de fois le nom de Dieu et m'appelant à me réveiller, à boire un verre d'eau et à prier Dieu de me protéger de Satan le maudit.

*****

J'ouvris les yeux et me retrouvai dans mon lit, ma femme tentant de me calmer après que mon agitation et mes cries l'aient réveillée. J'allais commencer à lui raconter ce que je venais de voir dans mon rêve, mais je renonçai. Je tentai de reprendre mon souffle et de réfléchir en silence à ce que voulait bien dire ce beau cauchemar, mais aussi à ce qui pourrait se retourner contre moi si j’en dévoilais la teneur à ma femme.
C'était la première fois de ma vie que je me rappelais la mort, la voyant ainsi de si près, sans en avoir peur, sauf à la dernière minute. Quand ma femme me vit ouvrir les yeux et les fixer au plafond, elle commença à caresser tendrement mes cheveux, m'engageant à parler avec elle de sujets que nous avions ajournés depuis de longues semaines, en raison de ma concentration sur mon travail administratif urgent.
J'étais là, silencieux, à écouter ma femme, lui donnant parfaitement raison sans le lui déclarer. Et elle était allongée à coté de moi, à me rappeler tous les dossiers urgents de l'administration dont le traitement ne demandait pas plus de quelques jours de travail intensif, mais dont le nombre s'était mis à se multiplier au fil des semaines, vraisemblablement, à n'en plus finir. A chaque fois qu'un nouveau dossier urgent arrivait au service, on nous assurait que ce serait le dernier. Et, de mon côté, je jurais, à chaque fois, à ma femme, que j'acceptais de m'associer à l'effort exceptionnel de l’équipe, mais que ce serait le dernier dossier sur lequel je m'engagerais autant, avant de me consacrer entièrement à la satisfaction de ses demandes à elle.
Elle avait raison d'attirer mon attention, pour la millième fois, sur l'état de grande fatigue dont je commençais à souffrir et dont les répercussions sur ma santé commençaient à devenir évidentes. Elle avait aussi raison en décrivant l'état inacceptable de saleté et d'humidité des murs qui nous abritaient et du toit que je continuais à fixer en faisant mine de l'écouter. Alors que je ne cessais de lui promettre, depuis un an déjà, de m'en occuper, "au plus tard dans la semaine". Et elle avait toujours raison en énumérant tous les travaux domestiques qui nécessitaient l'intervention "de l'homme de la maison", de son "pilier", mais que je ne cessais d'atermoyer en attendant de terminer mon travail sur le dernier dossier.
Je continuai à l'écouter en silence, tout à fait convaincu qu'elle avait raison en tout. Encouragée par mon attitude détendue, due à la fatigue qui alourdissait tous mes membres en dépit de toute une nuit de sommeil, et qu'elle devinait favorable à toute sorte de concessions, elle faillit évoquer notre éternel sujet de désaccord, celui là même qui nous empoisonne l'existence, dès que l'un de nous ose l'aborder en cherchant à tirer profit de la faiblesse de l'autre. Mais, heureusement pour nous deux, la sonnerie du réveil matin retentit, annonçant sept heure pile. Alors, je sautai du lit, décidé comme jamais je ne l'avais été.


Enfin je parlai, je parlai comme "l'homme de la maison", comme son "pilier". Et c'était pour lui dire que tout ce qu'elle venait de dire était juste, que toutes ses demandes étaient recevables mais qu'aujourd'hui, j'étais malheureusement décidé à envoyer au diable tous les engagements et en enfer tous les rendez-vous pour concentrer toute mon attention sur un seul sujet : le dernier dossier… celui de l'administration, évidemment !

Le Haikuteur - Tunis