jeudi 27 mars 2008

Un abcès… au bassin d'œillets

Mon année sur les ailes du récit / texte 08 sur 53/ 28 mars 2008


Un abcès… au bassin d'œillets


Qu'aurais-je dû dire ?

Que, malgré la propension au verbiage qu'on connait aux speakers arabes, malgré leurs prouesses professionnelles en matière de remplissage du vide par la parole, je suis incapable d'animer une conversation de quelques minutes, le temps de prendre un dîner ? Que je ne suis pas la personne qu'il faut pour accompagner un homme étranger, paisible, considéré comme l'invité de la famille dans son ensemble, afin de lui donner de nous l'image d'une famille généreuse, bienfaisante hospitalière et accueillante ? Qui l'aurait cru ?

Qu'aurais-je dû dire ?

Que moi, monsieur Courgette De Potiron, travaillant dans la station de télévision des Aubergines sauvages dans l'Etat frère des Navets et rentré par pur hasard, en congé de quelques jours, pour affaire privée, je n'ai pas le temps pour ce genre de missions protocolaires débiles ? M'avait-on jamais vu snober qui que ce soit ? Avais-je refusé, une seule fois, de mettre la main à la pâte pour aider en quelque affaire, aussi futile qu'elle soit ?

Quelle réponse aurais-je dû donner alors à Omar, mon cousin maternel, qui m'avait choisi entre tous pour accomplir cette pénible tâche ?

comme s'ils n'étaient venus que pour piétiner les œillets que j'avais passé toute l'après midi à planter et à arroser

*****


Un vrai bâtard fils de bâtard, Omar, mon cousin maternel, sauf mon respect pour ma tante !

Il avait toujours su dans quelle grotte le diable cachait ses maudits enfants. Au moment où j'avais les yeux attirés par ces petits pieds qui foulaient mes œillets, comme s'ils avaient pour mission de m'écraser le cœur, Omar, lui, était juste derrière moi. Il me tournait le dos et était en plein débat avec des hommes des Qmira, famille de sa femme. Et pourtant, il vit à travers mes yeux tout ce que j'avais vu, et entendit à travers mes oreilles tout ce que j'avais entendu. Il se tourna soudain, me tint par les épaules et me dit en rigolant :

- Qu'est ce que tu as "Fakh" ?

Je manquai foncer sur lui pour lui infliger une correction. Mais, par respect pour les versets de la sage invocation qu'on psalmodiait à l'intérieur de son foyer, je dus renoncer à lui renvoyer son injure, en présence des invités venus assister au "khatm"* du Coran, à l'occasion des fiançailles de sa fille. Aussi lui répondis-je en moi-même :

- "Fakh" ? Rejeton de chiens, va !"

Un vrai chien fils de chien, Omar, mon cousin maternel, sauf mon respect pour ma tante !

Sinon, qu'est ce qui lui rappela, en ce moment précis, ce surnom avec lequel personne d'autre que lui ne m'avait jamais appelé, et qui remontait à plus de trente ans ? Je lui répondis par le sourire de quelqu'un qui n'avait pas compris ses allusions :

- Que veux-tu que j'aie ? Rien du tout ! Heureux, exactement comme tu l'es, de voir Zohra se fiancer… Enfin, je veux dire ta fille, Mayya .

- Zohra, pauvre "Fakh" ? Je n'ai nullement besoin de lire directement sur ton visage pour sentir ton embarras

- "Embarras ? Espèce de malfaiteur va !"

Ainsi lui répondis-je, mais encore une fois en moi-même. Quant à lui, il ne daigna même pas attendre ma réponse. Pressant le pas, il s'en alla accueillir "Essi Makhlouf", venu spécialement de Palerme, avec ses enfants et sa femme dont personne ne distingua que des lunettes solaires scintillant, en pleine nuit, sous le noir en coton ample qui enveloppait tout son corps.

*****


Un vrai maudit Satan fils de maudit Satan, Omar, mon cousin maternel, sauf mon respect pour ma tante !

Il connaissait toute l'histoire du début à la fin. voyant la voiture de Makhlouf le cochon, avec sa plaque d'immatriculation italienne, stationner juste devant chez nous, à l'endroit précis réservé à ma voiture, voyant aussi ses trois porcins d'enfants descendre de la portière arrière tout turbulents, comme s'ils n'étaient venus que pour piétiner les œillets que j'avais passé toute l'après midi à planter et à arroser, afin de me délecter de leurs senteurs quand je serais de retour, l'été prochain, il se remémora, en un clin d'œil, tout le vieux film, à la même vitesse du déroulement de ce même film sur l'écran de ma mémoire.

Je ne reproche pas à Omar, mon cousin maternel, d'avoir senti mon embarras quand cette voiture en particulier stationna là bas, ni d'avoir capté, grâce à son sixième sens, les vibrations de superstition provoquées en moi par ce qui arriva à mon bassin d'œillets, au moment où cette ample couleur noire traversait mon champ visuel, ni qu'il partagea par télépathie tout ce dont je m'étais rappelé en ce moment précis. Mon cousin était, en effet, mon confident, pendant tous ces jours où j'avais déserté tout le quartier du Rbat pour "habiter", quasiment toute la journée, le quartier des tripolitains. Mais ce que je lui reproche, c'est d'avoir fait exprès de faire abstraction de mes sentiments, se comportant comme si de rien n'était :

- Je vous présente Si Fakhreddine Dziri, mon cousin maternel… trop connu pour être présenté. Quand nous étions jeunes on l'appelait "Fakh", comme qui dirait piège… Je suis certain que vous regardez ses émissions sur la nouvelle chaine du golfe. Ou bien seriez vous dans l'impossibilité de la capter à Palerme ?

- "Dieu te prive de sa Baraka, Omar, mon cousin maternel" avais-je répliqué, à nouveau dans mon for intérieur, avant d'ajouter à haute voix et avec mon sourire de speaker professionnel : "Je ne suis pas si connu que cela. Je présente une émission culturelle insipide aux yeux de cet ignare qui me sert de cousin maternel. Et je ne crois pas qu'elle soit suivie par les non spécialistes. Que dire alors des gens d'Europe… Toujours est-il que je suis enchanté de faire votre connaissance, "Essi Makhlouf" !

"Dieu te prive entièrement de sa Baraka, Omar, mon cousin maternel", avais-je répété, encore une fois, en mon for intérieur. Ainsi, monsieur Ail De L'oignon devint-il mon voisin intime. Ce débarqué de Palerme, avec son ventre pastèque, son nez semblable à un poivron farci et sa bouche rappelant Ghar Essaoud*, sans une dent qui en empêcherait l'accès ni un fond qui renverrait l'écho d'une pierre qu'on y lancerait.

Ainsi donc, ce monsieur Persil, était-il déclaré hôte cinq étoiles, alors que je fus, moi, désigné officiellement comme son accompagnateur personnel. Moi, accompagnateur de ce paon fier de sa voiture achetée à la casse de Palerme, après avoir servi au tournage du film " Le mafiosi immigré" ???


Rusé fils de rusé, Omar, mon cousin maternel, sauf mon respect pour ma tante !

Chaque fois qu'il veut montrer son mépris envers quelqu'un, il le couvre démesurément d'honneur. Aussi installa-t-il "Essi Makhlouf" près de moi, pour l'éloigner de tous ses autres invités. Il nous réserva deux chaises triées à la volée et une table en bois prévue pour rester hors de portée de tout autre invité que nous.

Ainsi avait-il décidé, à l'occasion des fiançailles de sa fille avec le plus jeune frère de l'épouse de ce dauphin terrestre appelé "Essy Makhlouf", de réserver une partie de la place de la Houma aux êtres de son espèce et de me confier, en tant qu'immigré moi-même, la mission de veiller à leur confort.

"Dieu te prive totalement de sa Baraka, Omar, mon cousin maternel"… C'est tout ce que j'avais à dire en moi-même, ajournant tout discours à plus tard, quand la fête serait finie.

*****


- Je sais que la famille Makhlouf est bien connue, ici, chez vous, mais, moi, je ne suis pas autochtone.

Ainsi m'interpella "Essi Makhlouf" quand il vit le silence se prolonger sans que je n'entame avec lui la moindre discussion. Quelle étiquette ce souillé voulait-il me coller ? Il devait surement penser que je faisais partie de ces débiles mentaux atteint de xénophobie chronique, et ils sont légion !

Devais-je lui dire que si je pouvais détester toutes les gens je ne détesterais jamais les algériens ? Devais-je lui expliquer que mon nom "Dziri" comme on le prononçait ici ou "Jaziri" comme il était écrit dans ma carte d'identité n'était que la déformation "d'Algérien" ? Devais-je lui donner l'exemple de mon documentaire sur "le patrimoine musical au Maghreb Arabe", dans lequel je trahissais, aussi bien quantitativement qu'à travers le commentaire, mon franc penchant pour l'école de Constantine ; ce qui me valut les réactions défavorables des critiques, en dépit de ma parfaite connaissance du "malouf" tunisien et de mon amour pour le "Gharnaty" marocain ?

Je faillis ouvrir avec lui ce dossier dont il ne pouvait connaître ni l'accès ni la sortie. Je faillis même lui dire clairement, en deux mots, que ce qui me gênait n'était aucunement sa nationalité algérienne, mais sa propre personne et le genre d'enfants impolis qu'il avait. Mais je me contentai d'un sourire professionnellement courtois et lui répondis d'une phrase aussi courte que la sienne:

- Moi aussi j'ai trouvé la famille "Jazairi" très connue là bas, dans le golfe. Et pourtant j'y suis toujours étranger et insiste pour n'être pas pris pour un autochtone.

Et je revins tout de suite à mon silence et à mes souvenirs en rapport avec le pot d'œillets

Et je revins tout de suite à mon silence et à mes souvenirs en rapport avec le pot d'œillets. Celui-là que Ferid Weld Laajel avait prétendu avoir volé, pour moi, lors d'une aventure nocturne qui l'aurait conduit des toits de leur maison au patio de la maison adossée au rempart.


*****

Le silence se poursuivit encore longtemps entre nous. On nous servit à manger. "Essi Makhlouf" commença à avaler le couscous et les "Smassem"* de viande, se servant, à plusieurs reprises, davantage de sauce et de piment piquant. Le tout en ne quittant pas des yeux mon assiette, constatant que je n'en avais presque rien mangé.

Allait-il croire que j'étais là pour lui compter les cuillères et non pour lui tenir compagnie en vue de l'encourager à manger davantage, comme nos traditions d'accueil nous l'imposaient avec nos invités de marque. En effet, il commença à se tortiller sur sa chaise exprimant son embarras avant de se décider à rompre le silence par une question :

- Comment ça va ? Tu te sens bien, copain ?

- Si, si, tout va bien ! dis-je…

Puis je revins, encore une fois, à mon silence et à mes souvenirs. Que voulait-il que je lui réponde ? Aurais-je dû lui dire en toute clarté que le stationnement de sa voiture à la place de la mienne et la préméditation de ses enfants de piétiner mon bassin d'œillets avec leurs petits pieds avaient allumé en moi un feu de Géhenne ?

Etait-il prêt à écouter l'histoire de mon amour pour les œillets depuis le jour de mon égarement derrière un pot porté dans un couffin par une main teinte de henné ?

avait-il le courage d'apprendre ce qui inspira à Omar, mon cousin maternel, de me surnommer "Fakh" faignant de reprendre le début de mon prénom, mais cherchant, en fait, à me rappeler la "bastonnade des profanateurs de sépultures" à moi infligée par Habib Weld Qmira, le jour où j'étais tombé dans ses filets et où il m'avait poursuivi depuis le quartier des Tripolitains et jusqu'aux fin fonds du quartier du Rbat pour me casser ce même pot sur le dos ?

Combien de fois "Essi Makhlouf" me posa-t-il la même question pour entendre de moi la même réponse : "tu te sens bien copain ? " … "Si, si, tout va bien !" ?


*****

- "Si, si, tout va bien "Essi Makhlouf" … Je dis bien "Si, si, tout va bien "Essi Makhlouf"!

Ainsi avais-je répondu cette fois-ci. Et il se pourrait même qu'une certaine tension fut perceptible dans ma déclamation ! Ce fut bien malgré moi. Aucune affaire n'accaparait mon attention, en ce moment là, autant que l'histoire de mon amitié éphémère avec Farid Weld Laajel. Ce fut, à cet époque un sot garçon qu'on pouvait facilement rouler. Et comme il habitait dans l'impasse Qmira au quartier des tripolitains, j'avais provoqué avec lui une bagarre pour, tout de suite, m'en excuser et devenir son ami intime, obtenant du coup le droit d'accéder, quand je le voulais, à leur toute profonde impasse, aux deux seules maisons bien enfouies au fond, et d'en sortir quand je le désirais, rencontrant, aussi fortuitement que je le voulais, celui que j'aurais planifié de rencontrer… par pur hasard !

Ce fut une amitié au forceps qui s'acheva par une bagarre mémorable qui eut lieu dans le champ d'oliviers jouxtant le lycée des jeunes filles et lors de laquelle j'avais provoqué la chute de la dernière dent de lait qui restait dans la bouche de Farid. Car j'avais découvert qu'Habib Weld Qmira avait tout arrangé avec lui pour me poser le piège du pot des œillets.

Il m'assura qu'il avait volé le pot pendant la nuit et qu'il me l'avait apporté sans que personne ne s'en aperçoive. Ce jour là, il reçut de moi, en récompense, la première cigarette qu'il avait appris à fumer. Dès le lendemain, il vint prétendre que la fille aux mains teintes de Henné s'était aperçue de la disparition de son pot, qu'elle avait tout compris et qu'elle me demandait de le lui rendre tout de suite en le cachant dans l'endroit entre nous convenu, à l'entrée de l'impasse, pour qu'elle vienne le récupérer et évite la bastonnade qui la guettait.

Ainsi se referma sur moi le piège de son frère Habib qui apprit tous les détails de l'histoire du pot, en lisant une lettre trouvée dans le cahier de sa sœur. J'abandonnai le pot, ce jour là, et courus de toute la vitesse que je pouvais. Mais Habib, qui était plus rapide que moi, arriva à me rattraper avant que je ne dépasse l'impasse Ennasrya pour atteindre notre impasse. Et ce qui devait m'arriver arriva.


*****

Quand Essi Makhlouf me posa encore une fois la même question, je fis exprès de l'ignorer complètement afin qu'il comprenne que je n'avais absolument aucune envie de converser avec lui. Mieux, je m'étais mis dans la tête de préparer une réponse qui lui dévoilerait tout et qu'advienne ce qui adviendrait. Et ma réponse devait d'être courte, expressive et directe.

Je commençai à en imaginer chaque phrase et à la répéter en mémoire pour n'avoir pas de difficultés de prononciation dans le cas où "Essi Melon" oserait me poser encore une fois sa question :

"Ecoute bien "Essi Makhlouf", luis dis-je en moi-même, sache que, si c'est toi qui tiens officiellement lieu de beau frère pour Si Habib Qmira, l'affaire du piège est maintenant totalement oubliée et celui qui te tient compagnie en ce moment est considéré comme son meilleur ami. Et si c'est toi l'époux légitime de Zohra Qmira, c'était plutôt moi qu'elle voyait dans ses rêves et c'était plutôt sur mes promesses à moi qu'elle avait choisi de construire tout son avenir.

Sache aussi, Essi Makhlouf, que les mains teintes de Henné étaient les siennes, que le pot aux œillets qui me conduisit jusqu' au quartier des tripolitains se trouvait dans son couffin à elle, que mon célibat qui se prolonge encore aujourd'hui n'est que le tribut de ma fidélité à un serment que nous avons prêté ensemble et que mon amour pour les œillets n'est que le prolongement de mon amour pour elle.

mon amour pour les œillets n'est que le prolongement de mon amour pour elle

Mieux, quand tes trois enfants se mirent, tout à l'heure, à piétiner mon bassin d'œillets, j'avais souhaité que ces minuscules petits pieds eussent été par moi engendrés. Et, quand je vis celle qui traversait les cercles des hommes, enveloppée dans son éternel deuil sur les rêves de notre jeunesse… je la vis dans mon imagination, qui se frayait son chemin dans la foule des hommes à visage découvert, à rêves découverts et à ambitions découvertes, exactement comme elle me l'avait promis lors d'une visite courageuse qu'elle avait effectuée à notre maison au quartier du Rbat pour exprimer son soutien à la victime du piège de son frère et exactement comme il conviendrait à madame Dziri d'être : une volonté libre et une action constructive dessinant un horizon meilleur pour un lendemain en devenir."

Même avec des expressions puisées dans le registre poétique de la gauche langue de bois, ma tirade me plut, parce qu'elle exprimait sincèrement mes sentiments et mes convictions.

Un long moment se passa pendant lequel j'étais occupé à répéter plusieurs fois ma réponse en mémoire observant comment Essi Makhlouf épluchait habilement son orange. Il avait une manière "artistique" de le faire dont je ne le soupçonnais pas capable. Quant à moi, j'étais à la fois prêt à dire ma tirade comme si j'étais devant la caméra et terrifié à l'avance par ce qui pouvait arriver s'il allait s'aventurer à poser à nouveau sa question.

Et ce que je craignais arriva :

- Alors ça va, copain ?

L'horizon s'assombrit devant moi. Je pris mon courage à deux mains et lui lançai :

- "Me croiriez-vous si je vous disais qu'en ce moment précis je suis en train de souffrir très fortement ? Et…."

Soudain, tout ce que je m'étais préparé à dire s'envola et fut enveloppé par l'oubli.
- Dieu fasse que tout aille bien, … allez, mon frère, parlez ! Pourquoi vous êtes vous tu ? Evacuez tout ce que vous avez sur le cœur… Où est-ce que vous avez mal ?
- J'ai un abcès, Essi Makhlouf… Un abcès dans mon bassin d'œillets…"

Il écarquilla les yeux d'étonnement. Je rapprochai ma bouche de l'oreille qu'il me tendit et sentis une envie folle de la lui mordre, comme pour me venger de la façon que la vie avait de mettre en miettes les rêves de la jeunesse. Mais je finis par lui chuchoter tout doucement :

- "Ne soyez pas étonné, Essi Makhlouf. Dans nos traditions, au Rbat, nous appelons encore blancheur le charbon et le sel bénéfice. Et, par l'expression "bassine d'œillets" nous désignons encore la zone innommable du corps de l'homme."

Ainsi n'avais-je rien dit et rien divulgué de mon secret. Et que "Essi Makhlouf" comprenne ce qu'il veut, si un jour il poussait l'insolence au point de poser la question à un Weld Rbat* connaisseur et que ce dernier lui réponde que cette expression n'avait jamais existé dans le dictionnaire de notre quartier.

Le Haikuteur – Monastir

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*- Si devant un nom est une marque de respect, et "Essi" est la façon dont "Si" est prononcée par un algérien – "Khatm" veut en principe dire lecture de tout le saint Coran, mais, à Monastir, c'est devenu une petite fête au cours de laquelle on lit une partie du saint livre pour la baraka. A Tunis on appelle la même fête "Hezb Ellatif" - Ghar Essaoud est une grotte profonde et étroite où la croyance populaire monastirienne veut que "la chance" de chaque jeune fille (lire son lot pour le mariage) dort. Dès qu'il se réveille elle est demandée en mariage - "Smassems" gros morceaux de viande - Weld Rbat : un enfant du quartier du Rbat.

jeudi 20 mars 2008

L'Amour, …à son début…

Mon année sur les ailes du récit / texte 07 sur 53/ 21 mars 2008




L'Amour, …à son début…*
Au club de la nouvelle "Abul Qassim Chebbi" de Tunis, à tout créateur ayant participé à ses activités depuis sa création en 1961


"S'il vous plait Si Nasser, ne vous moquez pas de moi ! Ne vous moquez pas de tous les nouveaux débutants que nous sommes. C'est juste pour la forme que Vous nous donnez ces formulaires ! Comment voulez vous que nous écrivions des textes répondant strictement à toutes ces exigences techniques ? Comment voulez-vous, après tous ces critères que vous venez d'énumérer, que nous nous aventurions à entrez en compétition avec vous ?
Et puis avec qui voulez-vous que nous concourrions, alors que nous ne sommes membres du club que depuis le début de l'année ? Avec vous ? Avec Le grand maitre Mounir Aref ? Avec Mahmoud Belaid, Ahmed Mamou, Nafla Dhab, Youssef Abdelati et je ne sais qui des autres membres va encore concourir ?
Croyez-vous qu'en publiant l'annonce sur les journaux et en insistant sur la valeur financière exceptionnelle de ce nouveau prix, tous ceux qui ont cessé d'écrire ne vont pas être tentés de revenir pour participer au concours ? Pourquoi, alors, mettez-vous ce formulaire devant moi ? Pour me mettre face à mon incapacité ? Ou bien pour m'entendre reconnaître que même en ayant votre âge, je suis loin de faire le poids devant vous ?"
Ainsi réagit Hamadi Rejeb, lorsque Nasser Toumi lui remit le formulaire de candidature au nouveau concours, lancé par le club de la nouvelle Aboul Qassim Chebbi. Une réaction, apparemment, sans raison convaincante, mais dont la charge et l'emportement traduisaient une douleur sincère.
Il se dressa, brusquement, avec la ferme intention de sortir de la salle de réunion et de boycotter définitivement les activités du club, n'eut été l'intervention d'Ahmed Mammou qui présidait la séance et qui l'arrêta net pour clarifier avec son habituel tact et sur un ton à la fois diplomatique et intransigeant :
- "Vous pouvez vous en allez quand vous voulez, Si* Hamadi. Mais il est de mon devoir d'expliquer à tout le monde la noblesse de nos objectifs, la sincérité de nos intentions et l'authenticité de nos traditions ancestrales dans ce club unique en son genre dans le monde arabe, surtout de par sa transparence et la régularité de ses activités…"
Les explications du président de séance n'étaient pas encore terminées que le calme revint à la salle de réunion et qu'un chaleureux sentiment de fraternité et d'amour pur et partagé emplit les cœurs des présents. Hamadi Rejeb s'empressa d'embrasser Nasser Toumi lui présentant toutes ses excuses, sans tout à fait croire tout ce qu'il venait d'entendre :
" Moi, Hamadi Rejeb, traité au club de la nouvelle sur un même pied d'égalité avec Mounir Aref, Radhouane El Kouni et les autres ? Moi qui ne suis venu qu'en spectateur ? Moi qui n'espérais rien de plus que m'asseoir à coté de l'un d'eux ?
Moi, Hamadi Rejeb, capable de commencer, dès à présent, à écrire une nouvelle ? Et ma nouvelle pourrait même décrocher le prix ?


"L'amour, dieux vous chérisse, à son début, est plaisanterie et, à sa fin, est sérieux".

*****
En fin de séance, alors qu'il sortait du club avec d'autres nouveaux membres, le Haikuteur lui dit sur un ton mi amusé, mi sérieux :
- " Ne crois surtout pas ceux qui te font peur en te racontant des histoires sur ces techniques du récit. Ne te casse pas la tête avec ces théories désuètes. Il n'y a pas plus simple que d'écrire une nouvelle : tu prends ton ordinateur…
Et Hamadi Rejeb de l'interrompre en expliquant qu'il n'avait pas d'ordinateur et qu'il ne connaissait rien à l'informatique. Mais le Haikuteur persistait à vouloir le convaincre que l'écriture d'une nouvelle répondait à une recette d'une simplicité déconcertante, même sans ordinateur :
- Primo : tu prends un stylo et du papier. Secundo : tu t'assieds à ton bureau en te concentrant bien comme il faut. Tertio : tu écris ta nouvelle et quarto : tu participe au concours et voilà tout !


*****

Sans blagues : Hamadi Rejeb sentait une envie, un réel besoin, d'écrire une nouvelle, indépendamment de la participation ou non au concours. Pourquoi, alors, n'essaierait-il pas ? Et s'il se trouvait capable d'écrire, dans ce genre, des textes convaincants, pourquoi ne participerait-il pas ? L'essentiel n'étant point d'obtenir le prix, mais de franchir un premier pas sur une nouvelle voie.
Il prit un stylo et du papier et s'assit à la table de la cuisine, tentant de se concentrer. Ainsi, deux étapes étaient franchies sur le chemin de la création de sa nouvelle. Il restait la troisième : écrire la nouvelle proprement dite. Comment le ferait-il ? Voici la véritable difficulté !
Il se tritura les méninges pendant toute une heure. Il se prépara un café noir, sans sucre. Il fuma le tiers de son paquet de cigarettes. Il faillit reconnaître son échec avant d'écrire le moindre mot. Mais il se souvint que l'un des membres du club commençait toujours par la création des personnages de sa nouvelle. Il en décrivait les traits caractéristiques puis, à la lumière de ces traits, il construisait toute l'histoire. Pourquoi ne ferait-il pas comme lui ? Une vraie bonne idée ! Un débutant, dans n'importe quel domaine, doit toujours prendre exemple sur ceux qui l'ont précédé ou qui sont plus expérimentés que lui.
Il commença à réfléchir : Comment créer un personnage de récit ? Ce n'était pas aussi facile que cela en avait l'air. Il se tritura une seconde fois les méninges, se prépara un second café, toujours sans sucre et fuma le second tiers de son paquet de cigarettes. Mais ne trouva aucun personnage.
De l'imitation à l'emprunt il n'y avait qu'un pas qu'il décida de franchir pour essayer. Qui dit que l'opération ne passerait pas inaperçue ? Des centaines de plagiats sont commis chaque jour. Et les intéressés n'en découvrent qu'un sur cent. Voici qu'il lui souvient d'une nouvelle de Mahmoud Belaid où il était question de toute une cinquantaine de "Hamadi"*. S'en apercevrait-il s'il lui en piquait seulement trois ?
Il griffonna sur sa feuille blanche trois lignes bien espacées. Sur la première ligne Hamadi premier, sur la seconde ligne Hamadi deuxième et Hamadi troisième sur la troisième. Il se mit ensuite à bien regarder sa feuille et fut pris par une peur terrifiante. Ce serait clair, rien qu'aux noms des personnages, que la nouvelle était dérobée. Voici un nouvel os qu'il ne savait comment contourner.
Il se tritura une nouvelle fois la cervelle. Il se prépara un nouveau café noir, toujours sans aucun morceau de sucre. Il fuma le troisième tiers de son paquet de cigarettes. Et, comme il était une heure passée du matin, et qu'il ne trouvait toujours pas la moindre astuce pour repousser les accusations de plagiat qui seraient portées contre son texte, il laissa tout sur la table de la cuisine et entra dormir.

*****

Aucun membre du club n'allait croire que Hamadi Rejeb était réveillé en pleine nuit par une idée à même de sauver sa nouvelle. C'était pourtant la pure vérité ! Il se rappela, alors qu'il pressait le pas en direction du "Hammas"* du cartier, pour s'acheter des cigarettes, d'une déclaration faite à la télévision par un écrivain qui disait n'avoir été convaincu de son aptitude à l'écriture littéraire que le soir où il fut réveillé par l'idée d'un nouveau texte!
Ainsi, Hamadi Rejeb n'avait plus aucun doute qu'il était devenu apte à l'écriture littéraire. Son idée était d'une extrême simplicité. Il allait changer les noms des "Hamadi". Et, ainsi, personne ne s'apercevrait du vol. Et puisque c'était la première fois qu'il allait écrire une nouvelle, il s'avisa d'immortaliser cet événement en conservant toutes les feuilles qui auraient servi à l'écriture de son texte comme se conservaient les documents comptables des transactions immobilières dans l'agence qui l'employait.
Il prit donc une boite d'archives et un ensemble de chemises et rangea la feuille des "Hamadi" dans une chemise qu'il appela "premier essai : Les Hamadi". Et, pour effacer de sa mémoire toute trace de cette première version, il lava son cendrier, l'essuya et remplaça le café noir par un thé au lait, à l'anglaise, avec un peu de sucre. Et le voilà qui s'asseyait, se concentrant, de nouveau, sur sa nouvelle.
Sur sa nouvelle page blanche, il écrivit trois nouvelles lignes, exactement sur les traces en creux laissées par les trois lignes de la feuille classée. Mounir premier sur la première ligne, Mounir second sur la deuxième lige et, sur la troisième, Mounir troisième. Il prit un peu de recul pour bien regarder ce qu'il venait d'écrire, mais ne fut pas convaincu de la disparition de toute ressemblance entre ses "Mounir" et les "Hamadi" de Mahmoud Belaid !
"Ce qui me manque c'est un ordinateur, pensa-t-il. Si j'en avais un, tout ceci ne m'arriverait pas." Il prit la nouvelle feuille et toutes celles qui, en dessous, portaient les traces en creux et leur consacra une nouvelle chemise qu'il classa dans la boite d'archives. Il se dit que s'il allégeait sa main sur le stylo au moment d'écrire, il lui serait possible d'empêcher que les personnages esquissés sur la feuille au dessus ne déteignent sur ceux des feuilles en dessous, quand il déciderait de changer quelque chose à sa rédaction.
Les membres du club pourraient bien en sourire autant qu'ils le voudraient, mais il découvrit aussi que, comparé au café noir sans sucre, le thé au lait était beaucoup plus à même d'aider à la construction des personnages. La preuve en était que, dès qu'il but deux gorgées de son thé et bien avant d'éteindre sa seconde cigarette, il eut l'idée de changer les numéros des "Mounir" par des noms de familles bricolés n'importe comment. Ainsi, Mounir premier devint Mounir Abou Rejeb, Mounir second Mounir Ben Aref et Mounir troisième Mounir Abdel Sami'a.
Il ne restait de la ressemblance avec les "Hamadi" de Belaid que le rapport de ses personnages avec les ruelles de la vieille Médina*. Et Rien de mieux que le thé au lait pour résoudre le problème. Effectivement ! Il avala, en une seule gorgée, tout ce qui restait dans son verre de thé et la solution arriva tout de suite : Mounir Abou Rejeb travaillait dans une agence immobilière à El Manar2 et habitait à El Omrane Supérieur. Mounir Ben Aref était l'opticien dont l'officine se trouvait juste de l'autre coté du boulevard, en face de l'agence immobilière. Quand à Mounir Abdel Sami'a, c'était le vieux propriétaire du café où Mounir Ben Aref avait l'habitude de s'attabler avec un cercle d'hommes de culture et que Mounir Abou Rejeb avait commencé à fréquenter depuis un peu plus de deux mois pour surveiller les moindres faits et gestes de Mounir Ben Aref, sans que ce dernier ne s'en rende compte.

*****

Ainsi prit fin toute ressemblance avec les "Hamadi". Pour s'en convaincre, Hamadi Rejeb pensa présenter ses personnages travestis à Mahmoud Belaid lui-même afin de voir s'il allait se rendre compte du fait qu'ils n'étaient, à l'origine, que des "Hamadi" dont les traits furent totalement changés afin d'effacer toute trace de plagiat. Mais il préféra terminer d'abord sa nouvelle pour la lui lire, ensuite, le défiant secrètement de se rendre compte de l'emprunt.
Sa montre affichait sept heures du matin quand sa femme, Aida Hassine, rentra de son travail à la clinique. Lui aussi avait passé une nuit blanche. Et, sans compter les chemises classées, ses efforts lui avaient rapporté un nouveau brouillon dont il pouvait facilement tirer trois pages nettes. Belle moisson !
Il rangea ses papiers en vitesse et alla accueillir sa femme. Il ne lui laissa aucune occasion de lui poser la question sur ce qu'il faisait, réveillé, à cette heure-ci, lui qu'elle avait toutes les difficultés à réveiller sans user de toute sa force.
Ce matin là, la fierté que lui procurèrent ses réalisations littéraires lui ôta tous les doutes qu'il avait dans la fidélité de sa femme. Aussi la déshabilla-t-il et se faufilèrent-ils, nus, sous la couverture s'abandonnant, tout de suite, à un sommeil profond et fort réparateur.

Que d'auteurs, que de récits, que de personnages sont passés devant les yeux de ce fervent serviteur de la culture au club de la nuvelle Abul Qassim Chebbi ! Am Mohamed Jabri, mémoire des lieux depuis 1959, soit deux ans avant la création du club en 1961

*****

Aucun membre du club ne s'attendait à ce que Hamadi Rejb changeât aussi spectaculairement d'opinion. Il était le premier à remplir son formulaire d'engagement pour la participation au concours. Dans la case réservée au titre provisoire de la nouvelle, il était écrit : "Quelque chose sur la conscience de Mounir".
Nasser Toumi attira son attention sur la nécessité de bien vérifier ce titre qui lui rappellerait un roman de l'égyptien Ihsen Abdel Qoddous. Il lui conseilla de le changer avant de déposer son texte. Mais, à part cette remarque, tout le monde accueillit sa candidature avec satisfaction. Pour lui exprimer son soutien et ses encouragements, Mahmoud Belaid lui donna même un surnom : "le porte drapeau des nouveaux membres".
Ah s'il savait dans quelle marmite Hamadi Rejeb avait cuisiné les personnages de sa nouvelle promise.
Avant la fin de la séance, tomba une information très encourageante. Non seulement pour Hamadi Rejeb, mais encore pour nombre de membres beaucoup plus expérimentés que lui. Dans une communication téléphonique avec le président du club, le grand écrivain Mounir Aref annonça que, suite à une demande des cercles officiels, il acceptait la proposition le désignant président du jury du concours. Ce qui voulait dire qu'il ne pouvait plus y participer en tant que candidat.
L'information apporta un grand soulagement à un nombre considérable de membres du club qui avaient hésité à participer. Car la simple implication de ce nouvelliste d'exception dans la compétition, tranchait logiquement les résultats en sa faveur. Qui pouvait on bien imaginer d'autre que cet écrivain de renommée, à la stature internationale, pour être lauréat de ce prix ?
*****
La joie de Hamadi Rejeb ne dura pas davantage que le temps qu'il passa à relire la dernière version du brouillon de sa nouvelle. Il laissa son café sans en avoir bu la moitié, s'installa, inquiet, derrière le volant de sa voiture et démarra pour rentrer, tout de suite, chez lui. Il paraitrait que l'ambiance du café ne lui était pas du tout favorable. Sa part d'inspiration littéraire ne semblait pas concernée par la fréquentation des cafés du centre ville. Elle nicherait plutôt dans la cuisine de sa maison à la cité El Omrane Supérieur.
Il lui était apparu, à travers cette nouvelle lecture, que son texte nécessitait encore des efforts beaucoup plus soutenus que ce qu'il avait déjà fourni jusque là. Il y avait même décelé deux lacunes d'une gravité certaine. La première était que la nouvelle ne comportait encore qu'un seul des éléments nécessaires à la construction du récit : les personnages. Alors que le plus important dans l'écriture d'une nouvelle, ce sont les événements et non les personnages.
Quant à la seconde tare, qui était la plus grave, elle consistait en cette similitude entre le personnage de Mounir Ben Aref et la personne du grand écrivain Mounir Aref, d'une part, et de l'autre, celle entre le personnage de Mounir Abou Rejeb et la propre personne de l'auteur.
Comment ne s'était-il rendu compte de ces maudites erreurs, qu'en cette sinistre nuit ? Pourquoi maintenant, après son engagement à présenter sa candidature et après cette lourde responsabilité que lui conférait désormais ce surnom de "porte drapeau des nouveaux membres"?
Non ! Il n'était pas nouvelliste et n'avait jamais projeté de le devenir. D'ailleurs, jamais il n'arriverait à terminer ce texte. Et ce serait un retentissant scandale. Aussi prit-il sa décision de renoncer tout de suite. Il sortit son téléphone portable et se mit à chercher le numéro de Nasser Toumi pour lui demander de faire abstraction du formulaire qu'il venait de lui remettre. Mais ayant vu un policier qui réglait la circulation au carrefour, il rangea son portable et renonça à la communication.

*****

Aida Hassine savait qu'il arrivait à son mari de rentrer tard, le samedi, en raison de ses activités au club de la nouvelle. Elle lui laissa son diner sous une large serviette blanche, couvrant la moitié de la table. Sur la serviette, elle lui laissa un petit mot : "Si je ne te rencontrais pas dans la cité je partirais en taxi… A demain matin, mon amour". Et elle partit travailler à la clinique.
En lisant le petit papier, sans y toucher, Hamadi Rejeb esquissa un sourire jaune. Sur un ton de défi, et comme pour répondre à son épouse, Il balbutia : "Malgré toi, ma chérie, malgré le prix du taxi, je réussirai à terminer cette putain de putain de nouvelle. Et, quoi qu'il arrive, je ne renoncerai jamais à ma candidature." Et il s'attabla de l'autre coté, n'ayant pas le temps pour dîner ce soir.
Rien de tel que les cigarettes et le thé au lait pour soigner les textes avariés. Il vérifia le bon rangement de ses brouillons dans la boite d'archives, installa son "artillerie" et s'assit, en se concentrant bien comme il faut, pour se mettre au travail.
La pratique avait fini par le convaincre que l'écriture était travail bien organisé, et la création endurance des douleurs de la gestation et de l'accouchement. "Tels sont les principes régissant, en tout temps, les rapports des grands écrivains à l'écriture". Ainsi disaient les plus anciens. Et il n'avait plus qu'à se comporter comme eux.
Pour Hamadi Rejeb, la technique était maintenant connue. Et il avait suffisamment d'expérience pour teindre n'importe quel personnage au point d'en effacer tous les traits initiaux faisant en sorte que personne n'en reconnaisse plus l'origine.
En un tour de mains, Mounir Ben Aref devint Mounir El Ghoul*. Son officine fut transférée de la cité El Manar où elle existait effectivement à la cité El Omrane Supérieure où il n'y avait jamais eu d'opticien. De même, Mounir Abou Rejeb devint-il Mounir Bousatour*. Et pour mieux brouiller les pistes qui conduiraient à sa personne, Hamadi Rejeb fit de ce personnage le gérant d'un débit de tabac journaux situé juste en face de l'opticien. Et ce débit n'avait, bien évidemment, aucune existence réelle.
Quant à Mounir Abdel Sami'a, son personnage référait à un pauvre homme dont on n'espérait plus le moindre profit ni ne craignait le moindre mal. Aussi décida-t-il de le laisser tel quel pour statuer, plus tard, sur son sort. Peut-être lui trouverait-il un rôle important à la fin du récit !
Il pouvait maintenant se consacrer à l'invention de quelques événements pour son histoire. Voici le plus important. Il fuma deux cigarettes, en réfléchissant, puis écrivit :
"Mounir El Ghoul était un homme méchant, un coureur de jupons ne respectant pas les femmes des gens. Il leur offrait des roses pour ensuite piétiner leur honneur afin de raconter ses aventures avec elles aux habitués de son cercle du café de Mounir Abdel Sami'a. Ainsi les démasquait-il sans même changer leurs noms. Il donnait même les adresses exactes qui permettraient d'atteindre ces femmes et inciteraient certains à tenter avec elles le même genre d'aventure."
Il plongea dans ses rêveries le temps de fumer trois autres cigarettes, avant d'écrire :
"Mounir Boussatour était un homme bon et affectueux, un mari fidèle qui aimait religieusement sa femme. Mais les aléas de la vie le privèrent de la compagnie de sa bienaimée tout au long des heures où tous les autres hommes jouissaient de la compagnie de leurs épouses. Ainsi, Satan trouvait-il la voie libre pour lui souffler tout ce qui était de nature à appeler le doute et chasser la certitude. Des faits qu'il ne pouvait absolument pas donner pour certains, mais qu'il n'avait aucun argument concret pour en nier franchement l'existence."
Il tenait, malgré sa grande fatigue et la fin de sa boite de cigarettes, à relire encore une fois son nouveau brouillon. Il trouva sa rédaction pas mal du tout, mais reconnut que son texte appelait encore davantage d'efforts.
Car, s'il n'était plus possible de reconnaître Mounir Aref en Mounir El Ghoul, ni de deviner la ressemblance entre la personne de l'auteur et le personnage de Mounir Boussatour, sa nouvelle manquait encore d'un vrai événement qui ferait exploser la situation, y installerait le suspens et accaparerait continuellement l'attention du lecteur.
Il se força tyranniquement à continuer et écrivit :
"Mounir Boussatour menait la vie d'un lecteur ordinaire qui adorait la lecture, jusqu'au jour où le hasard le conduisit à une table, au café de Mounir Abdel Sami'a, d'où il pouvait entendre tout ce qui se disait dans le cercle de l'écrivain Mounir El Ghoul."
Hamadi Rejeb reconnut en ce paragraphe un bon début pour l'émergence d'un bon événement. Mais il ne pouvait plus tenir le stylo pour enrichir davantage son récit. Il s'en occuperait après quelques heures de repos.
" Ne me réveille pas, mon amour, j'ai dormi à six heures du matin". Il accrocha son petit mot sur la porte du salon et dormit sur le divan, laissant à Aida Hassine toute la chambre à coucher.

*****

Quand il se réveilla de ses cauchemars, les rayons du soleil amplifiés par les vitres de la fenêtre se concentraient sur l'endroit du divan où fut posée sa tête. Il était deux heures passées de l'après-midi. Et sa tête lui faisait terriblement mal. Et pourtant, rien n'accaparait l'attention de Hamadi Rejeb que les événements à inventer pour enrichir sa nouvelle.
Sa femme dormait encore. Son dîner était encore sur la table de la cuisine couvert par la même serviette blanche. Mais le petit mot avait été changé : "qui laisse son dîner au lendemain… gagne un déjeuner… Laisse-moi me réveiller à mon aise… plein de bisous mon chéri."
Il avait très faim. Alors il avala tous les macaronis que contenait la soupière, ne prêtant aucune attention à cet arrière goût de pourri qu'il y trouvait. Il mangea en même temps tout le pain. Mais quand il réinstalla ses papiers sur l'autre moitié de la table et entama sa concentration pour se remettre au travail, il se rendit compte qu'il n'avait plus aucune cigarette et décida de sortir pour en chercher une nouvelle boite.
Aida Hassine avait l'habitude de ramener, de temps à autre, un bouquet de fleurs comme celui qu'elle n'avait pas trouvé la force de ranger dans un vase et qu'elle avait laissé là, à côté de la porte d'entrée. Elle lui avait toujours expliqué que certains malades de la clinique "Echchifa" où elle travaillait, en recevaient plus que leurs chambres ne pouvaient en contenir. Alors ils en distribuaient le surplus aux infirmières qui s'en occupaient. Mais la carte que sa femme avait, cette fois-ci, oublié de retirer du bouquet, ne lui laissa aucunement le choix de croire à ses allégations.
Voici la preuve irréfutable que sa femme bafouait son honneur alors qu'il croyait qu'elle ne travaillait la nuit que pour l'aider à faire face aux conditions difficiles de la vie. Cette carte lui était en effet très connue. Il en avait obtenu une copie, directement de l'intéressé, de cet homme qu'il rencontrait maintenant presque toutes les semaines, auquel il parlait et dont il connaissait absolument tout. Il s'agissait en fait de l'écrivain Mounir Aref. Eh oui ! Et comme si la carte à elle seule ne suffisait pas à incriminer Aida Hassine et son écrivain écervelé, voici qu'il y était griffonné, au stylo à encre verte de Mounir Aref, dont l'écriture ne lui était plus étrangère : "sur les ailes de mon amour sincère".
Le monde s'assombrit devant les yeux de Hamadi Rejeb. Il faillit crier : "réveillez-moi de ce cauchemar". Il prit la carte et courut vers l'armoire où étaient rangés certains de ses livres. Il en tira le recueil de nouvelles de Mounir Aref, où il trouva la même carte à la page qui contenait la nouvelle intitulée "La chemise de nuit". Un récit où Mounir Aref parlait, à la première personne, de son aventure avec l'infirmière Aida Hassine qui travaillait précisément à la clinique "Echchifa" et qui y assurait la vacation de nuit, au moment où il y était, lui-même, admis pour un léger malaise.
Il lut le paragraphe qui relatait avec force détails comment l'auteur avait charmé l'infirmière qui s'abandonna à lui dans sa chambre, comment il fit avec elle ce qu'ils firent et comment elle lui laissa sa chemise de nuit rouge en souvenir.
Brusquement la confusion s'installa en lui entre la personne et le personnage, entre la nuit et le jour, entre le réel et l'imaginaire, entre le vécu et les hallucinations.

*****

Qui était celui qui ouvrit sur sa femme la porte de la chambre à coucher ? Hamadi Rejeb ou Mounir Boussatour ? Tout ce qu'il savait était qu'il fut émerveillé de la capacité qu'avait Aida Hassine à dormir avec autant de quiétude après une nuit passée à piétiner son honneur avec Mounir El Ghoul ou Mounir Aref.
Il fallait, maintenant, qu'il fasse tout pour que celui qui allait découvrir le spectacle, plus tard, s'émerveille à son tour du sang froid avec lequel Hamadi Boussatour allait égorger son épouse. Il fallait aussi qu'aucune trace du crime qu'il allait commettre n'apparaitrait sur son visage quand il sortirait dans la rue. Il devrait savoir affronter tous ceux qu'il rencontrerait en chemin avec une voix douce et des traits inspirant la quiétude la plus totale.
Le coutelas était prêt depuis des semaines. Hamadi Rejeb l'avait caché derrière les piles de journaux invendus que le distributeur n'avait encore pas repris. Il était environ huit heures du soir. Cette avenue de la cité Elomrane supérieure était presque vide après que tous ses habitants eurent regagné leurs maisons et concentré toute leur attention sur le nouveau feuilleton télévisé.
Mounir El Ghoul avait l'habitude de ne quitter son officine qu'une demi-heure après le départ de ses employés. Et voici qu'ils étaient tous partis. Les lumières de la vitrine étaient éteintes et le rideau de fer à moitié baissé. Mounir Boussatour regarda à droite et à gauche, ferma bien la porte en fer forgé de son débit et traversa rapidement la rue pour s'incliner sous le rideau de fer avant de disparaître dans la boutique de son voisin.
Il referma derrière lui la porte en verre et, de sa voix calme et sereine, appela le maitre des lieux:
- Si Mounir…!
L'écrivain Mounir Aref sortit de son bureau pour accueillir chaleureusement son camarade du club de la nouvelle, sans toutefois cacher son étonnement de voir Hamadi Rejeb débarquer chez lui à cette heure-ci, entrant à son officine malgré le rideau de fer baissé. Mais Mounir Boussatour ne lui laissa point le temps de comprendre quoi que ce soit. Il sortit son coutelas qui était caché sous son manteau et lui trancha la tête d'un coup sec et rapide, exactement comme il le fit pour sa femme.
Quand il sentit le sang de son rival gicler abondamment sur son visage et ses vêtements puis sur les vitrines, quand il vit ce corps s'écrouler par terre, Hamadi Rejeb sentit une envie folle de continuer à le poignarder pour assouvir pleinement sa soif de vengeance. Il se mit alors à genoux pour lui asséner une infinité de coups de son coutelas, jusqu'à ce que le cadavre fût totalement inerte.
Alors, et seulement alors, Hamadi Rejeb reprit conscience et réalisa ce qu'il fit exactement de sa femme et de l'amant de sa femme. Aussi fut-il pris d'une peur terrible. Il ne voyait plus, pour sortir du sale pétrin où il s'était engouffré, que la fuite en avant. Et devant lui, il n'y avait maintenant que le suicide pour rejoindre les deux êtres qui avaient souillé son honneur.
Il sortit de la poche intérieure de son manteau sa nouvelle intitulée "quelque chose sur la conscience de Mounir". Il en avait terminé la rédaction, de tout sang froid, avant de sortir pour exécuter le second acte de sa vengeance. Il éparpilla sur le cadavre de Mounir Aref des feuilles noircies d'une si belle écriture, leva haut son coutelas encore dégoulinant de sang et le laissa s'abattre rapidement sur sa poitrine, juste au niveau de son cœur.
Quand la police allait arriver, sa Nouvelle serait intégrée au dossier de l'affaire. Et l'Histoire reconnaitrait à Hamadi Rejeb, que même s'il était mort en criminel après avoir vécu avec un honneur bafoué, ce fut lui qui démasqua la vérité de Mounir Aref. Ce nouvelliste qui n'écrivait que par pure oisiveté, juste pour immortaliser ses orgies et enregistrer ses atteintes à la pudeur des femmes et à l'honneur des hommes.

Il leur offrait des roses pour ensuite piétiner leur honneur

*****

Finie la nouvelle ! Ou, peut-être, pas encore ! Hamadi Rejeb ne crut pas ses oreilles quand le téléphone sonna dans la chambre à coucher. Il était encore là, bien vivant, assis dans sa cuisine à relire le brouillon de sa nouvelle dans sa dernière version. Ses larmes coulaient abondamment l'empêchant presque de distinguer les lignes et de reconnaître les mots.
Voici la voix de sa femme répondant, toute effrayée et endolorie, au téléphone. Ouf ! Le revoilà, enfin, véritablement ramené à l'état de conscience. Aussi triste que puisse être la nouvelle que son épouse apprenait au téléphone, elle ne pourrait lui ôter sa joie de n'avoir commis de crime que dans son imagination. Mieux, le temps passé à imaginer ce qu'il avait imaginé lui aurait procuré quelque soulagement, comme s'il avait réellement vengé son honneur.
*****
Aussitôt sa communication téléphonique terminée, l'épouse de Hamadi Rejeb courut, désemparée, à la cuisine, lui annoncer la nouvelle:
- Oh mon dieu, Hamadi ! Tu as vu le bouquet de fleurs ? Eh bien l'homme qui me l'a offert, vient juste de décéder.
La tête sur le point d'éclater, Hamadi Rejeb se dressa :
- De grâce, ne me rend pas fou ! Qui a tué Mounir Aref ? Comment était il mort ?
Surprise par l'état d'affolement dans lequel elle avait découvert son mari, Aida Hassine tenta de maitriser sa propre effervescence pour lui répondre calmement :
- Mais qui est donc ce Mounir Aref ? Le mort a pour nom Mounir Abdel Sami'a. Tu le connais bien, puisque c'est le propriétaire du café juste en face de l'agence où tu travailles. On l'a opéré d'urgence ce matin et il est mort sous l'effet de l'anesthésie !
Ce fut juste à cet instant que Hamadi Rejeb se réveilla d'une sorte de coma psychique qui avait duré plus de trois mois. La ressemblance entre le réel et l'imaginaire pouvait-elle en arriver à ce point ? Mais était-il vrai que sa femme ne connaitrait point Mounir Aref ? Qu'est ce qui le prouverait ? Ou bien qu'est ce qui prouverait, au contraire, la véracité des révélations que comportait la nouvelle de Mounir Aref ? Qu'est ce qui prouverait que le nom d'Aida Hassine, sa profession et le nom de la clinique où elle travaillait n'étaient pas un pur produit de l'imagination de Mounir Aref ?
Qu'est ce qui empêcherait Hamadi Rejeb de croire que toute ressemblance entre la réalité et les faits, personnages et lieux évoqués dans "La Chemise de nuit", n'était que pur fruit du hasard? Et pourquoi ne croirait-il pas sa femme, lui qui avait maintenant expérimenté les mille et une recettes pour inventer, à partir de rien, des personnages et des événements ?
Il n'était plus important de la croire ou pas. Le plus important était maintenant qu'il prenne enfin conscience du fait que l'écriture littéraire n'était pas un simple moyen pour un auteur d'évacuer ses problèmes personnels.
Le plus important était maintenant de prendre définitivement sa décision de renoncer à participer au concours. Il garderait tout le contenu de sa boite d'archives qu'il conserverait secrètement, juste pour le souvenir. Plus tard, il lui serait, peut-être, possible de décider s'il voulait ou non devenir un vrai membre du club de la nouvelle, s'il était ou non prêt à entamer effectivement, et sans complexes, un parcours d'écrivain.

*****

Avant de ramasser ses papiers pour les classer dans la boite d'archives, il relut à nouveau le dernier chapitre. La fin de la nouvelle ne lui plut pas. Qu'à cela ne tienne ! Il la réviserait si les circonstances lui permettaient de revenir à tous ces brouillons.
Quand il releva la tête, Aida Hassine avait déjà commencé à laver les légumes pour préparer le dîner. Mais Hamadi Rejeb qui était satisfait de sa décision d'abandonner définitivement l'écriture, eut l'impression que sa vie conjugale paisible lui était rendue après un long veuvage. Il laissa tomber ses papiers et se dirigea vers sa femme avec tout ce qu'il éprouvait de joie et de désir. Il la saisit affectueusement par les épaules, la prit dans ses bras par derrière et lui chuchota tendrement de fermer le robinet, ce qu'elle fit. Il la souleva, alors, sur sa poitrine, la laissant agiter joyeusement ses jambes en l'air et courut à la chambre à coucher où il la jeta sur leur lit :
- Ce soir nous ferons la fête de la plus belle des manières. Change-toi vite et fais-toi belle. Je t'invite à dîner dans un restaurant sur la plage.
Installée confortablement dans le siège de droite, Aida Hassine ouvrit, machinalement le coffre, comme d'habitude, histoire de vérifier que son mari n'avait pas oublié les papiers de la voiture à la maison. Quelle ne fut sa stupeur d'y trouver un grand poignard comme elle n'en avait jamais vu pareil. Tremblante, elle le prit dans ses mains et le montra à Hamadi Rejeb en criant :
- C'est quoi çà, Hamadi ?
Quand Hamadi Rejeb vit le poignard dans les mains de son épouse, tout se brouilla à nouveau dans son esprit. Le dernier grain de raison qui lui restait dans la cervelle se mit à trembler. Il le vit qui prenait la forme d'une colombe blanche. La colombe blanche brisa son collier, lui sortit du crâne et lui chuchota à l'oreille ce roucoulement :
- "L'amour, dieux vous chérisse, à son début, est plaisanterie… L'amour, dieux vous chérisse, à son début est …"
Et la colombe de s'envoler planant à une courte distance de Hamadi Rejeb, comme pour l'entrainer en direction de la place principale de la cité. Elle ne cessait de roucouler de plus en plus fort, ameutant les habitants de la cité El Omrane Supérieur dans son ensemble :
- "L'amour, dieux vous chérisse, à son début, est plaisanterie… L'amour, dieux vous chérisse, à son début est …"
Hamadi Rejeb ne pouvait alors qu'abandonner sa femme dans la voiture pour se mettre à courir après sa colombe, tentant de la rattraper, ou du moins, de la faire taire. Mais le roucoulement de la colombe affranchie et les lamentations de son captif poursuivant réveillèrent tous les voisins. Les fenêtres s'ouvrirent et tous sortirent pour le regarder trotter et sautiller derrière sa colombe, la suppliant de revenir :
- S'il te plait, reviens. N'aie pas peur. Jamais je ne t'égorgerai. Ce poignard n'est pas à moi, je te le jure… c'est Mounir Boussatour qui le cacha, à mon insu, dans le coffre de ma voiture… Il avait des comptes à régler avec l'amant de sa femme…
Pour toute réponse, sa colombe n'avait que ce roucoulement dont l'écho demeure, à ce jour, perceptible dans la cité :
- "L'amour, dieux vous chérisse, à son début, est plaisanterie… L'amour, dieux vous chérisse, à son début est …"





Le Haikuteur – Tunis


* La version intégrale du titre est : "L'amour, dieux vous chérisse, à son début, est plaisanterie et, à sa fin, est sérieux". C'est, en effet, ainsi que commence le livre d'Ibn Hazm : "le collier de la colombe" – Si devant un nom propre est une marque de respect (sidi) – L'écrivain Mahmoud Belaid, connu pour être le chantre de la Médina de Tunis, avait effectivement lu, au club, une nouvelle avec plusieurs personnages portant le nom de Hamadi. "Je la développerai pour atteindre 50 Hamadi" avait-il répondu en plaisantant à un certain critique – Hammas: vendeur de fruits secs – Mounir El Ghour : Mounir l'ogre – Mounir Boussatour : Mounir au coutelas.

vendredi 14 mars 2008

Moi, La Charrette

Mon année sur les ailes du récit / texte 06 sur 53/ 14 mars 2008

Moi, La Charrette

Moi, La Charrette ! Je me tiens, ici, silencieusement, ne sachant pas ce que me cache mon lendemain. J'étais en crise. Et la crise, malgré ce calme triste, continue de me guetter.

Moi, La Charrette ! M'appelait-on ainsi et, sans prononcer un seul mot, je répondais tout de suite : présent. Jamais je ne renâclais devant une tâche. Je m'exécutais rapidement et laissais mon café sur le comptoir. Un café noir, filtre, à cinq sucres. Le garçon me le conservait, jusqu'à mon retour. S'en allait un garçon et s'en venait un autre, je savais toujours où retrouver le reste de mon café. Je le buvais toujours froid, le rationnant sur toute une journée, avec un nombre indéfini de cigarettes sans filtres.

J'étais en crise. Et la crise, malgré ce calme triste, continue de me guetter

Moi, La Charrette ! Pas une charrette, Non : La Charrette ! Etre unique ou nom propre. Il en existe bien, encore, d'autres. Et l'on peut toujours en louer quand on en trouve, toujours au même café du centre ville. Mais ce ne sont que de simples charrettes. Des camarades de peine, rien de plus!

Mais moi, La Charrette, j'étais, à la différence de toutes celles-là, un être tripartite. Tripartite, bien sûr, mais Un et Singulier ! J'ai toujours constitué un tout solidaire et indivisible. J'avais, comme on dit, une tête, un tronc et un groupe de membres bien solides.

Ce qui caractérisait le plus mon ensemble homogène était que personne ne pouvait y distinguer avec précision le rôle de l'une ou l'autre de mes composantes. Nous étions, tous les trois, têtes, troncs et membres à la fois ! Tous les trois commandants et soldats à la fois. Aucune partie n'osait prendre, en moi, une distance sur les deux autres, ni n'accaparait un rôle pour en priver mon reste.

La non compréhension de cette spécificité qui était la mienne fut, sans nul doute, la cause de la crise, l'origine du déclenchement de la catastrophe.

Moi, La Charrette ! Seule me comprenait parfaitement, ma Vieille. Elle seule détenait le secret d'entretenir l'intégralité de mon harmonie. "Tu es un être triple, Charrette, me disait-elle. Même des panses, tu en as trois". Et quand, d'étonnement, je me vexais, elle me rappelait que "la troisième était celle que ne remplissait vraiment que le gras et qui bouffait, même si elle ne réclamait pas un repas tous les jours".

Moi, La Charrette ! Ma Vielle ne disait jamais rien de plus que ces paroles. Même qu'elle les prononçait rarement et, quand j'arrivais à en déchiffrer, tout aussi rarement, l'énigme*, çà nous faisaient rire, ensemble, toute une nuit.

M'appelait-on ainsi et, sans prononcer un seul mot, je répondais tout de suite : présent.

Moi, La Charrette ! Ma Vieille, chaque soir, m'accueillait avec la même indifférence affectueuse. Elle se chargeait, en silence, de me décomposer. S'occupait, toujours en silence, de m'alléger de ma crasse ainsi que de la recette ma journée. Puis, elle me nourrissait pour pouvoir bien vider toute ma tension… quand elle en éprouvait l'envie ou le besoin. Et J'étais, alors, un tout inerte et heureux jusqu'à l'aube.

Moi La Charrette ! Ma Vieille était celle qui, le matin, me recomposait et me donnait ma provision pour la journée. Je repartais, alors, à nouveau, retrouver mon café filtre à cinq sucres qui m'attendait, tout chaud, toujours au même endroit, sur le même comptoir.

Moi, La Charrette ! Ma crise secoua toutes mes convictions. Elle me déstabilisa comme jamais je n'avais été déstabilisé durant toute ma longue vie. Je savais, pourtant, bien que la vie était une chaine ininterrompue de tragédies et de joies se succédant suivant une justice d'une infinie infaillibilité.

Moi, La Charrette ! Je cohabitais, au quotidien, avec tragédies et catastrophes, comme je côtoyais fêtes et joies. Et dans une indifférence sereine, Je me déplaçais, dans l'heure, d'une maison en tristesse à un foyer en fête.

Car c'est moi, La Charrette, qui récupérais des chaises louées pour des funérailles, pour les déplacer directement à une maison où l'on célébrait mariage ou accouchement. C'est moi qui portais au charbonnier des arbres abattus, pour revenir de suite au même champ, chargé de pousses à planter à leur place.

Ainsi en était-il de moi, La Charrette, et ainsi va le monde comme je l'ai toujours fort bien connu. Et, pour être clair, ce n'était pas la panne définitive de l'une de mes trois composantes qui déclencha ma crise et m'installa dans la catastrophe.

Moi, La Charrette ! Je ne nie pas ma tristesse et celle de ma vieille quand nous fûmes contraints de nous séparer définitivement de ma pièce défaillante. Je reconnais la peur qui nous prit pendant tous ces jours où nous attendions l'arrivée de la pièce de rechange adéquate. Mais je n'ai réalisé le poids de la tragédie que lorsque s'installa en moi cette pièce nouvelle, et que j'y reconnus ce corps intrus et envahissant. Tout s'embrouilla en moi ; et je me surpris prenant la folle décision de plaquer ma Vieille.

Moi, La Charrette ! Je ne savais plus si j'avais réellement besoin de reconquérir définitivement ma liberté pour entamer une nouvelle vie, loin de ma Vieille qui n'était plus tout à fait Ma vielle ; ou s'il me fallait plutôt me réconcilier avec mon être et ma nature tripartite et refuser de me laisser entrainer, dans une voie qui n'arrangeait point plus que mon tiers.

Moi, La Charrette ! Tout ce que je sais, aujourd'hui, est que, tout en me donnant une nouvelle jeunesse, ma nouvelle pièce me causa une sorte de schizophrénie. Pour la première fois, je ne me sentis plus le tout homogène que je me croyais être pour le meilleur et pour le pire. Entrainé dans un état d'ivresse profonde et de comportement incohérent, je ne m'en réveillai que lorsque je fus secoué par une morsure de fouet, chargée de toute ma nouvelle force qui, soudainement, m'enflamma un dos jamais habitué à l'auto flagellation.

Moi, La Charrette ! En moi nicha un état d'effroyable pagaille. Il m'était indispensable de réunir ce qui en moi obéissait encore à mon tout, pour m'opposer à ma nouvelle pièce qui s'empara en moi des commandes. Tronc et membres se révoltèrent en moi en vue de me sortir de cette schizophrénie et de me ramener à ma nature tripartite. Mais chaque partie en moi commença à donner des ordres qu'aucune autre n'était prête à exécuter.

Moi, La Charrette ! Je m'engageai dans un tunnel tout noir dont je ne pus trouver l'issue. Je redevins l'être tripartite que j'étais; mais avec trois commandants et sans le moindre soldat. J'étais un être à trois têtes qui s'encornaient, manquant de tronc et de membres. Entièrement englouti dans l'épouvante, mon affolement me conduisit, à mon étonnement, sur la voie d'une promesse de salut.

Moi, La Charrette ! Au sommet de l'euphorie que me procura ma nouvelle jeunesse, je plaquai ma Vieille, et au sommet de ma peur du conflit de mes têtes, je rebroussai chemin en sa direction, la priant de me reprendre.

Moi, La Charrette ! Voici ma Vieille qui, de son affectueuse indifférence, exauça mon vœu, me déchargeant, enfin, de ma nouvelle pièce. La voici qui vint, en toute confiance, s'installer en moi pour la remplacer. Pourquoi ne me suis-je pas aperçu depuis le début qu'elle était mon complément le plus adéquat ?

Moi, La Charrette ! Me voici retrouvant, aussitôt, toute ma quiétude et me dirigeant tout droit vers le cimetière, ne prêtant aucune attention au poids de la nouvelle pièce de rechange qui pesait maintenant sur moi. Aussi précieuse qu'elle soit, elle n'était en fait qu'une simple charge, tout à fait comme n'importe quelle marchandise.

Moi, La Charrette ! Voici le cimetière qui m'accueille avec ses blanches sépultures. Le monde me reconnaît, enfin, le droit au deuil.

Moi, La Charrette ! Debout, recueilli devant le tombeau de ma pièce d'origine, je me sens enfin recouvrer mon intégrité, malgré ma tristesse de voir mon tiers enfoui sous le sol. Je me tiens, ici, silencieusement, ne sachant pas ce que me cache mon lendemain. J'étais en crise. Et la crise, malgré ce calme triste, continue de me guetter.

Ma Vieille osera-t-elle faire de moi La première Charrette à la féminité accomplie ? Ou bien reprendrai-je ma virilité avec la nouvelle jeunesse qu'apporterait cette pièce de rechange dont mon recueillement ôterait l'arrogance et l'intégrerait dans ma composition tripartite? Ou bien est-ce mon destin de ne sortir de ce cimetière que pour courir tout droit à la… catastrophe ?

Le Haïkuteur - Radès

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* la roue qui réclame la graisse

vendredi 7 mars 2008

Fleurs d'amandier

Mon année sur les ailes du récit / texte 05 sur 53/ 07 mars 2008


Fleurs d'amandier

L'homme avait un comportement qui traduisait le sens exact de son nom et de son prénom à la fois: Amine pour fidèle et Saket pour silencieux ! Raison pour laquelle Borhane Chamekh lui confectionna, de toute pièce, un riche dossier professionnel et le recruta pour travailler avec lui. Il l'élut, ensuite, parmi tous les employés et journalistes de Dar Ennozha, pour faire partie du cercle restreint de ses proches collaborateurs à qui il confiait ses secrets. Il finit même par l'associer à ses voyages aux quatre coins du monde en vue de collecter informations et insertions publicitaires pour le supplément "tourisme" de la revue "Ennozha".

D'aucuns disaient même que c'était lui qui l'aidait à arranger ses rendez-vous de loisir, à s'occuper des affaires de sa famille, voire à rédiger ses articles. Mais jamais cela ne fut prouvé par une signature de textes publiés. A part cette unique fois où un supplément consacré à la fête de l'un des pays dans lesquels ils s'étaient rendus ensemble, porta, en couverture, la mention : "conçu et réalisé par Borhane Chamekh en collaboration avec Amine Saket".

Chef Sahbi, propriétaire de la maison, refusa alors de signer l'ordre de virement des salaires du mois, demandant à Si Borhane des explications sur la nature de ladite collaboration. Et Si Borhane de répondre que le voyage d'Amine Saket n'était qu'un signe de prestige, au profit de l'image de la maison et aux frais du pays d'accueil. Sa mission, le rassura-t-il, n'avait pas dépassé le cadre habituel des négociations, avec les services administratifs, à propos des conditions techniques et financières des insertions publicitaires et d'articles au caractère promotionnel non déclaré. Et il s'engagea à ce que ce genre de collaboration n'apparût plus jamais sur le bordereau des salaires. Et, depuis, on ne revit plus la moindre signature d'Amine Saket, ni dans le supplément ni dans aucune rubrique de la revue.

*****

Que pensez-vous des fleurs d'amandiers, Si* Borhane ?

Ce matin là, Borhane Chamekh arriva tout furieux, à son bureau, à la direction de la rédaction. Il venait d'apprendre que Chef Sahbi avait reçu, la veille, sans l'en avertir, Nabil Chouk. Il se serait entretenu avec lui en tête à tête et lui aurait, même, permis de boire un verre en sa présence.

Borhane Chamekh aurait pu répondre à cette nouvelle provocation, voire à cette agression perpétrée par Chef Sahbi, en simulant une maladie et en restant à observer du haut de sa colline, la tournure des événements, tout en se préparant à répliquer de la manière la plus réfléchie et avec une force qui surprendrait tout le monde. Mais le fait qu'il ait dépassé la soixantaine n'avait rien changé à son entêtement, à son tempérament sec et à son amour pour les combats qu'il tenait toujours à mener de front, voire à anticiper.

C'est qu'il n'avait pas tort, Si Borhane. Mieux : il était dans son droit ! Et chef Sahbi devrait même avoir honte de ce qu'il avait fait. Voici deux longs mois, qu'aucun SMS n'était venu l'inviter, comme d'habitude aux festivités nocturnes de son cercle restreint. Après tout, il était libre de choisir ceux qu'il invitait à ces rencontres privées. Mais qu'il en arrive à recevoir Nabil Chouk, à son insu, cela représentait une atteinte au prestige personnel de Borhane Chamekh, dans cette maison qu'il avait bâtie avec tant d'efforts et de sacrifices personnels.

Et si Dar Ennouzha fut créée, comme le rappelaient ses détracteurs, avant son retour de l'étranger, si elle pouvait se prévaloir d'une quelconque histoire que certains continuaient à défendre avec arrogance, c'était plutôt lui, Borhane Chamekh, qui en avait repris la conception du projet à zéro. C'était lui qui avait enrichi le contenu de sa revue principale, qui en varia les publications, qui la dota d'une imprimerie moderne et qui y conçut des suppléments rapportant de gros bénéfices et dont Chef Sahbi n'était même pas capable, à l'époque, de comprendre l'utilité.

Borhane Chamekh fut toujours loyal envers la maison Ennozha comme il l'aurait été envers lui-même ou envers son propre projet. D'ailleurs, Depuis qu'il y débarqua, Il la géra comme sienne propre. Il se consacra, voilà plus de vingt ans, à asseoir à "sa maison" la notoriété dont elle bénéficiait aujourd'hui sur le marché national de l'information et même auprès des instances associatives internationales où se nouaient et se dénouaient les alliances porteuses en matière de publicité touristique.

Quant à "ce pauvre type de Nabil Chouk", il n'était qu'un journaliste raté, irrespectueux, arriviste et envieux. C'était le seul ennemi de la direction de la rédaction, et de tous ceux qui bénéficiaient de la confiance du directeur de la rédaction. Aussi, la décision de son renvoi était-elle définitive et irrévocable. Il était interdit d'écriture, non seulement dans la revue Ennozha, mais dans toutes les publications de la maison. Pire, Borhane Chamekh saurait comment l'empêcher de gagner le moindre millime dans tout le secteur de l'information. Il l'obligerait à renoncer au métier d'écrivain, aussi bien dans la spécialité du tourisme qu'ailleurs.

*****

- "Que pensez-vous des fleurs d'amandiers, Si* Borhane ? Que votre journée soit bénie et aussi belle" !

C'est avec ces paroles et en arborant son plus beau sourire, que Carla, sa première secrétaire, l'accueillit. Elle s'aperçut soudain de son arrivée à son bureau alors qu'elle s'occupait d'un vase en porcelaine de Chine qu'il avait rapporté de l'un de ses voyages à Pékin. Ce matin, elle ajouta à ses fleurs un rameau d'amandier fleuri qu'elle venait juste de couper dans le jardin de sa maison. Mais Borhane Chamekh lui renvoya, en criant, des propos étranges qu'il semblait avoir étouffés en lui, en attendant de la rencontrer :

- "Qu'elle soit plutôt une journée aussi noire que goudron… Je ne réintégrerai jamais Nabil Chouk même si c'était Chef Sahbi en personne qui me le demandait. Ici, la décision est mienne. C'était l'une de mes conditions pour accepter, il y a vingt ans, cette direction. Les affaires du journalisme, en matière de rédaction comme de direction, ne sont pas des affaires de casse pour permettre à un ferrailleur d'y mettre le nez, fut-il le détenteur de quatre-vingt-dix pour cent du capital de la maison."

- "Que Dieu vous préserve, si Borhane… Qui est-ce qui vous a mis dans cette colère d'aussi bon matin ? Bien sûr que la décision est toujours vôtre !"

Carla savait, avec de semblables paroles, et grâce à son accent "tunisifié" et sa câline démarche authentiquement italienne, répondre à ses crises de colère afin de les apaiser rapidement. Mais Cette fois-ci, son patron ne se jeta pas dans ses bras. Il ne la serra pas contre lui, comme il prit l'habitude de le faire à chaque fois qu'il sentait le besoin de se calmer. Au contraire, il lui jeta, n'importe comment, son manteau et son cartable et leva haut la main pour laisser sa béquille royale s'abattre sur le vase, le brisant en mille morceaux. Puis il vint fouler violemment des pieds, précisément, le rameau d'amandier fleuri.

Réalisant que quelque chose de grave allait avoir lieu, Carla baissa la tête, ramassa le manteau, le cartable et la béquille royale qu'elle considéra longuement. Une béquille devenue objet fétiche ou signe distinctif de son patron. Il la portait partout où il allait sans avoir besoin de s'y appuyer.

Carla rangea chaque pièce à sa place habituelle, puis se retira sur la pointe des pieds.

Entra alors Amine Saket qui, discipliné, attendait devant la porte du bureau et qui, comme d'habitude, accourut vers son patron sans y être invité. Borhane Chamekh lui tint encore les mêmes propos traitant le propriétaire de la maison de goujat et d'intrus à la profession

- " … Oui, j'ai bien dit goujat…Oui je veux bien dire que la ferraille n'a rien à voir avec le journalisme … Et oui je vise Chef Sahbi et qu'entendent tous ceux qui veulent entendre."


*****
les boites d'archives continuaient de s'entasser. Certaines formaient, maintenant, sur le bureau de Borhane Chamekh, deux tours sur le point de s'écrouler.

Saket se tut comme d'habitude. Et, pour éviter que la femme de ménage ne voie son patron dans cet état de fureur, il se chargea, lui-même, de ramasser les débris de porcelaine et les fleurs écrasées et les jeta dans la corbeille à papier. Mais il rencontra toutes les difficultés pour s'opposer à l'entassement des boites d'archives cartonnées au centre du bureau.

Les placards couvrant la plus grande partie des murs du bureau s'ouvrirent pour se vider, brutalement et dans la précipitation, de toutes les boites qui les remplissaient. Et voici Amine Saket obligé d'aider son patron à les ranger comme il le pouvait sur le bureau, sur les tapis et sur les fauteuils. Et voici que le téléphone se mit à sonner sans arrêt avec toujours la même réaction de Borhane Chamekh : décrocher et raccrocher machinalement sans écouter ni répondre. Ce qui poussa Amine Saket à rappeler Carla :

- "SI Borhane n'est là pour personne. Moi non plus d'ailleurs…"

Seuls étaient là les dossiers… Dossiers, dossiers et dossiers… Des documents dont on pouvait découper et coller des paragraphes entiers pour parler de n'importe quel pays au monde sans que personne ne devine qu'ils étaient écrits initialement pour décrire un tout autre pays.

Dossiers, dossiers et dossiers… Des copies de projets pour la révision de la mise en page de la revue, proposés par des stagiaires depuis des années, et qui pouvaient être utilisés aujourd'hui sans que leurs auteurs ne s'en aperçoivent.

Dossiers, dossiers et dossiers… Des imprimés et autres CDs contenant un plan détaillé pour le projet de site Web de Dar Ennozha que Borhane Chamekh s'apprêtait à lancer sur internet mais qu'il abandonna soudainement pour des raisons inconnues.

Dossiers, dossiers et dossiers… Des boites dont Amine Saket, lui-même, ignorait parfaitement le contenu… D'autres documents que Borhane Chamekh triait au fur et à mesure et rangeait avidement dans des boites vides. Amine en reconnut, entre autre, les plans des installations d'eau, d'électricité et de chauffage central de la nouvelle bâtisse qui accueillait maintenant la revue et tous les services rédactionnels de Dar Ennozha. Un siège social qui n'aurait jamais vu le jour sans son initiative personnelle et dont il supervisa la conception des plans et le chantier de construction.
- "Que croyais-tu que j'allais en faire ? Les laisser aux Bouzguellifs* ? Cette maison est la mienne. C'est moi, Borhane Chamlekh, qui l'ai façonnée grâce à mes efforts et à mes idées. Et aujourd'hui, Puisqu'il ne m'y reste plus le moindre respect, je m'en retire la privant aussi bien de mes efforts que de ma pensée. Et crois-moi, Amine, Dar Ennozha va immédiatement tomber en ruine… Hein ? Il reçoit Nabil Chouk, mon ennemi ? et quoi encore ? Il lui permet de boire un verre en sa présence…"

*****

Vainement, Amine Saket tenta-t-il de convaincre son directeur qu'il était au dessus de tout cela ! Mais les boites d'archives continuaient de s'entasser. Certaines formaient, maintenant, sur le bureau de Borhane Chamekh, deux tours sur le point de s'écrouler. Et ce dernier continuait à hâter son protégé pour qu'il rassemble davantage de dossiers sensibles, avec la ferme intention de l'impliquer dans l'organisation de leur transport chez lui.

Saket exécutait les ordres de Chamekh, mais non sans revenir, d'un moment à l'autre, à la charge, le priant de réfléchir avant de commettre un acte qui ne soit pas digne de sa stature et de son histoire. Mais Borhane Chamekh avait toujours la réponse sur le bout de la langue :

- "Cette fois-ci c'est décidé, t'ai-je dit ! Je démissionne, c'est irrévocable. Tout ce qui m'inquiète, Amine, c'est qu'après moi, tu subisses l'injustice ! Mais ne t'inquiète. Je vais t'appeler incessamment à de nouvelles fonctions plus importantes. Allez, va écrire ma démission ! Je la veux dans un style sec et tranchant. Et je la veux sur mon bureau dans cinq minutes."

Amine Saket tergiversa un moment. Il était très embarrassé et avait beaucoup de choses à dire à son patron. Mais, ne le laissant placer aucun mot, Borhane Chamekh le chassa comme il avait l'habitude de le faire :
- "Je t'ai dit de me foutre immédiatement le camp !"

Il sortit.

*****

Borhane Chamekh s'assit. Il se mit à observer la pagaille qui avait investi son spacieux bureau et à écouter les bruits qui, tels des vagues déchainées, tempêtaient dans son for intérieur. Et si cet âne d'Amine Saket avait raison ! Aucun doute que, dans cette bataille en particulier, et en tant que directeur de la rédaction depuis plus de vingt ans, il était dans son droit. Mais il avait un prestige et une histoire personnelle qui devaient avoir des droits sur lui.

Il se sentit comme un être scindé en deux personnages qui se querellaient. Le premier lui reprochait de n'avoir pas simulé la maladie depuis ce matin, alors que l'autre le pressait de poursuivre la bataille, lui affirmant que cette opération "bras de fer" qu'il venait d'engager allait se terminer par sa victoire sur Chef Sahbi, comme ce fut le cas pour des dizaines d'autres opérations semblables qu'il avait initiées par le passé. Car, malgré sa fortune, ce goujat se caractérisait, en fait, par un mélange d'ignorance, d'imbécillité et de manque de personnalité. Et, si l'on considérait aussi sa peur bleue du réseau des relations étrangères dont Borhane Chamekh ne cessait de se vanter, toute bataille engagée contre lui était gagnée d'avance.

La porte de son bureau s'ouvrit de nouveau. Entra Rabia, sa seconde secrétaire, pour l'informer, sans prêter attention à la pagaille qui régnait, qu'un type qui se nommait Mounir Alwane était là pour lui, qu'il refusait de dévoiler la raison de sa visite et qu'il ne voulait pas revenir un autre jour.

Rabia interrompit ainsi sa méditation, ce qui l'engagea à fond dans la logique du bras de fer :

- "Laisse ce crétin attendre et appelle-moi vite Carla", lui répliqua-t-il, sans réfléchir, sur un ton colérique.

Carla entra, tête baissée. Il lui ordonna de demander à Nasser, le chef du parc automobile, de libérer une camionnette et d'y faire charger tous ces cartons en vue de les emmener immédiatement chez lui. Découvrant soudainement la pagaille, elle faillit émettre, malgré elle, un commentaire qui lui aurait coûté la vengeance de son patron. Mais elle s'en retint, balbutia : "tout de suite, Si Borhane, tout de suite" et ferma la porte derrière elle en tremblant.

Moins d'une minute plus tard, elle revint lui annoncer que Nasser ne pouvait sortir une voiture que sur ordre écrit, contresigné par son chef hiérarchique. Il ne voulait lui exprimer aucun mépris, mais la réponse le choqua. Saisissant bien qu'elle voulait lui dire quelque chose d'important, mais sentant monter en lui le vacarme qui grandissait au fur et à mesure que s'intensifiait le combat de ses deux personnages, il lui coupa sèchement la parole et, sans prononcer le moindre mot, lui fit signe de sortir. Elle ne pouvait que s'exécuter.

Borhane Chamekh tenta d'observer un moment de réflexion. Mais il fut dépassé par cette tension qu'il sentait monter en lui. Il appela machinalement Amine Saket sur sa ligne intérieure et lui ordonna nerveusement :

- "Allo … Je lui ferai regretter son acte. Va me chercher, immédiatement et à mes frais, une camionnette. Laisse la lettre de démission, je m'en chargerai moi-même "

Une voix glaciale balbutia : " tout de suite Si Borhane". Et puis le silence régna.


*****

Quand Borhane Chamekh leva la tête, il vit Carla ouvrir silencieusement la porte pour laisser entrer un homme démesurément grand. Il se releva comme pour les blâmer tous les deux. Mais Carla s'éclipsa tirant la porte derrière elle, alors que le monsieur commençait à se présenter:

- "Maitre Mounir Alwane."
- "Qui que vous soyez monsieur, savez vous que vous entrez par effraction à Mon bureau ?"

Resté debout à sa place, l'homme lui répliqua, de loin, calmement, qu'il était entré en vertu d'un ordre de chef Sahbi, donné par téléphone, à la secrétaire, après un long temps d'attente et après que ses deux collaboratrices aient échoué à lui passer des communications téléphoniques. Il lui expliqua, en outre, que s'il était huissier notaire de profession, Si Borhane pouvait bien le considérer comme l'envoyé de son ami Si Adel, avocat de Chef Sahbi.

Les idées de Borhane Chamekh se brouillèrent. Il sentit le besoin de s'asseoir pour se reposer de tant d'efforts dépensés à trier les documents et à amasser les boites d'archives, mais aussi pour essayer de maitriser ses nerfs en vue de préserver son prestige et son histoire personnelle.

Il retira son téléphone portable de la poche de son manteau et se laissa choir dans le fauteuil le plus proche. Son portable était bien éteint. Il se rappela l'avoir effectivement éteint, lui-même, depuis le matin, dans un accès de colère.

S'il avait su qu'il allait être appelé par si Adel, il ne l'aurait jamais éteint. Et puis cette fofolle de Carla aurait quand même pu entrer pour lui communiquer l'identité de celui qui l'appelait. Il l'aurait pris au téléphone sans hésiter un seul instant.

Tout ceci n'avait plus aucune importance maintenant ! Ce qui le dérangeait, en ce moment, au point de le faire douter de ses capacités mentales, c'était qu'il ne se souvenait pas d'avoir entendu la voix de chef Sahbi au téléphone depuis au moins une semaine. Que dire de lui avoir parlé ce matin même ! Pire, il ne se souvenait même pas comment il avait appris la rencontre qui avait eu lieu hier entre son adversaire Nabil Chouk et le propriétaire de la maison.

Son silence se prolongea. Mais il ne s'avisa point d'inviter son visiteur à s'asseoir. Il était complètement accaparé par ses réflexions. Vainement tenta-t-il de passer en revue les événements de son matin. Tout ce qu'il lui restait en mémoire, c'était qu'il avait éteint son portable, s'était rasé et avait décidé la confrontation en réponse à une information dont il ignorait maintenant la source.

Etonnante, quand même, la mémoire ! Se pouvait-il qu'il s'en efface toute une tranche de temps, comme si elle n'avait jamais existé ?

L'embarras était visible sur le visage de maitre Mounir Alwane qui finit par rompre le silence après avoir été longtemps immobile :

- S'il vous plait, Si Borhane, essayez de vous souvenir. Toute ma mission d'huissier notaire est, ici, de prendre acte du fait que vous avez bien été informé de la décision que Chef Sahbi vous a communiquée par téléphone, ce matin, avant que vous ne lui raccrochiez au nez.

Borhane Chamekh se força de se redresser, avec la sincère intention d'inviter son interlocuteur à s'asseoir. Mais quand il apprit de lui que le propriétaire de Dar Ennozha avait décidé de désigner un nouveau directeur de la rédaction, il s'écroula de nouveau dans son fauteuil :

- Nabil Chouk ?

La question lui sortit malgré lui, dévoilant lamentablement son amertume et lui faisant indirectement avouer sa défaite face à un simple journaliste dont il aurait pu se débarrasser depuis le début. Il aurait pu, en effet, déclarer son premier article en deçà du niveau minimum requis pour paraître dans la revue Ennozha. Mais… bref !

Il se sentit soudain doté d'une sorte de second souffle, une force extraordinaire qui lui permit de faire appel à sa réserve de patience et de prendre un air hautin et confiant pour poursuivre :

- Eh bien soit. Chef Sahbi le regrettera beaucoup. J'étais certain que cette maison s'écroulerait aussi vite que je l'ai construite. Et vous voyez que j'ai déjà préparé toutes mes affaires pour partir.

Mettant dans sa voix une charge affective consolante, le notaire s'approcha, pas à pas, du bureau de Borhane Chamekh que trois salons séparaient de la porte principale. Il dut faire appel à toute sa diplomatie pour l'informer qu'il lui était demandé, aussi, de le prévenir contre toute tentative d’emporter le moindre document.


rappeler qu'il n'y avait point de force dans ce monde qui puisse empêcher l'extinction de l'hiver et l'éclosion des fleurs du printemps

Mais le directeur déchu s'arma de toute son arrogance et, fonçant vers lui fermement de ses pas courts, semblables à ceux d'une fourmi pressée. Il lui cria à la face :- Que me veut Si Nabil Chouk ? Me demander des comptes ? M'accuser de mauvaise gestion ? Cet homme est mon ennemi… C'est mon ennemi… J'ai découvert qu'il complotait contre moi depuis qu'il a écrit son premier article dans la revue… et c'est de plus un menteur irrespectueux et qui n'a aucun document prouvant ses allégations...

Borhane Chamekh savait bien qu'il était petit de taille. Mais jamais il n'imagina, qu'en arrivant devant l'huissier il se sentirait comme un nain en colère en présence d'un géant au calme olympien.

Baissant pensivement la tête, son regard tomba pile sur la corbeille à papier laissée par Amine Saket à l'endroit où fut cassé le vase. Du trou de la corbeille pendait une fine branchette du rameau d'amandier, avec une fleur encore fraiche et intacte. Ses pétales étaient d'une blancheur insolente qui jaillissait d'un rouge rosâtre tel un sang de jeunesse éclatant de vie. Elle le scrutait comme pour le défier, pour lui dire qu'il était incapable de tout écraser et lui rappeler qu'il n'y avait point de force dans ce monde qui puisse empêcher l'extinction de l'hiver et l'éclosion des fleurs du printemps.

Aussi se laissa-t-il entrainer par maitre Mounir Alwane qui l'assit doucement dans un fauteuil et décida-t-il de se taire pour écouter tout ce qu'il avait à lui dire:

- "A ce que j'ai pu apprendre, si Borhane, Nabil Chouk aurait tenu, vous concernant, hier soir, des propos flatteurs, que jamais personne ne dit de son ennemi.

Il est vrai qu'il considérait votre entière confiance en Amine saket comme une faute professionnelle grave. Mais quand Chef Sahbi lui proposa de vous remplacer à la direction de la rédaction, avec, en prime, le licenciement d'Amine Saket, il déclina la proposition.

C'est que, depuis quelques jours, il était en train de préparer son départ pour l'un des pays du Golfe d'où il avait reçu une proposition autrement plus intéressante.

Quant à la mission à moi confiée auprès de vous, elle fut décidée quand si Adel n'eût plus aucun moyen de vous joindre et qu'aucun des employés de la maison n'avait plus le courage de vous parler. Et c'est là une réaction ordinaire de la part d'un propriétaire d'entreprise qui voit l'un de ses employés lui raccrocher au nez, puis le défier en s'invitant malgré lui dans son entreprise alors qu'il en était renvoyé.


*****

A la fin de l'entrevue, Borhane Chamekh remit à l'huissier son trousseau personnel rassemblant toutes les clés de la direction de la rédaction. Il tenait à ne prononcer aucun mot et n'attendit point que l'huissier lui demandât de rendre la voiture qu'il s'était achetée pour servir de voiture de fonction. Avant de mettre son manteau, Il en sortit les clés qu'il lui tendit en toute fierté et s'avança vers la porte du bureau, y laissant même son cartable et sa béquille royale, se promettant de sortir sans se retourner pour jeter un dernier regard sur son vaste espace personnel.

Borhane Chamekh avait passé de longs mois à meubler le bureau. Il y avait installé les plus luxueux salons en cuir et en velours ainsi que les plus chères tapisseries kairouanaises. Il avait décoré ses hautes fenêtres avec les plus luxueux rideaux. Quant aux murs restés libres, il y avait accroché des tableaux de maitres parmi les plus chers, signés par des artistes de grande réputation aussi bien sur la scène nationale qu'internationale. Le bureau était ainsi devenu plus imposant que celui d'un ministre.

Il avait vraiment la volonté d'afficher toute son indifférence. Mais, à la dernière seconde, quand il allait juste ouvrir la porte, il se senti semblable à une tour en train de s'écrouler. Il ne put, alors, résister à l'envie de se retourner et de poser la question :
- "Et savez vous qui va prendre ma place ?"

Et l'huissier de répondre avec un sourire dévoilant la couleur jaune de ses dents :
- "Si Amine Saket".
Le Haikuteur – Tunis-Halfaouine

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*Si devant un nom propre (dans le dialectal tunisien) est un signe de respect, une sorte de titre (sidi) et parfois de moquerie
* Les Bouzguellifs : la racaille