La traînarde
Ce n'est pas de ma faute si ma mère m'avait appris qu'une femme doit savoir se faire attendre ! Depuis toute petite j'ai pris l'habitude de trainer un peu les pattes, jusqu'à ce que la lenteur soit devenue, pour moi, une seconde nature. Ma mère s'en était trouvée, à la fin, elle-même, incommodée par ce qu'elle m'avait appris. Tout ce qui se fait en une minute me prend, le plus naturellement du monde, un petit quart d'heure. Surtout quand il s'agit de me préparer à sortir. Il me faut, alors, consacrer toute une heure, rien que devant le miroir.

Des retards à répétition, c'est effectivement embêtant. Surtout pour les hommes qui croient que je le fais exprès, juste pour les faire attendre. Ils ont tout à fait raison d'y penser ; mais ils se trompent. Ils ont raison parce que je suis toujours en retard, même quand je promets d'être pile à l'heure. Et ils se trompent parce que j'ai vraiment horreur d'être en retard. Oui! Et le comble, c'est que je ne me rends compte de mon retard qu'une fois arrivée sur les lieux du rendez-vous. C'est là que, croyant être à l'heure, je vérifie à mes dépens que je ne le suis pas!
Mais jamais je ne l'ai fait exprès. La preuve c'est qu'à bien y penser, chacun de mes retards, a son explication logique et sa cause indépendante de ma volonté. Que de fois je l'ai démontré à Ghazi par A plus B. Mais, pour lui, je fais partie de ces femmes qui savent profiter pleinement de l'amour qu’on leur porte et qui ont toujours le prétexte qu'il faut pour expliquer l'inexplicable et justifier l'injustifiable.
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Ghazi, c'était mon fiancé. Depuis huit mois que nous nous connaissons, j'ai vérifié que, sous tout rapport, c'était bien lui, l'homme idéal pour moi. Pour le reste, sachant que l'amour viendrait avec la vie commune, j'ai commencé à me permettre de lui répondre, de temps en temps, que moi aussi, je l'aimais.
Quant à lui, il m'a donné toutes les preuves qu'il m'aimait à la folie, qu'il me trouvait parfaitement à son goût et que je serais vraiment la femme idéale pour lui, si seulement je cessais de venir en retard à chacun de nos rendez-vous ! "Tout est bien en toi, m'expliqua-t-il, et je t'ai montré à quel point je savais faire des concessions. Seul ton retard constitue un signe de mépris que je ne saurais admettre de toi !"
Pour bien me montrer qu'il ne plaisantait pas, par trois fois il décida, alors que nous nous étions déjà retrouvés au café des Chaouachia, à quelques mètres du Souk El Birka, de remettre à un autre jour l'achat de la bague de fiançailles : "Je ne te l'achèterai, me jura-t-il, que situ es à l'heure. La moindre des corrections serait tout de même de ne pas me faire attendre le jour où je t'achète ta bague de fiançailles, non !"
La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, il n'était même pas resté en ma compagnie, au moins, le temps que je boive un café. Réellement en colère, il était parti après m'avoir fixé rendez-vous, à sa seule convenance, pour ce matin, dix heures pile et en m'avertissant que ce serait la dernière fois, avant qu'il ne prenne une décision encore plus ferme.
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Je n'avais pas du tout aimé son ton menaçant, mais, en mon for intérieur, je lui ai donné raison. Car, c'est vrai que mes retards devenaient insupportables et ressemblaient fort à des actes prémédités.
Je passai toute la journée d'hier à penser que, peut-être, quelque chose d'inconscient me poussait à le faire exprès sans m'en rendre compte. J'en étais même arrivée à me poser le plus clairement du monde la question : voulais-je vraiment me marier avec lui, oui ou non ? Et la réponse était sans équivoque : oui ! Oui, c'était bien lui l'homme qu'il me fallait et je n'avais qu'à faire un peu plus attention pour ne plus froisser sa fierté avec des comportements aussi stupides.
Le soir, je veillai à régler l'alarme de mon téléphone portable pour me réveiller à six heures du matin, et elle sonna à l'heure. Aussitôt réveillée, je la réglai pour m'avertir afin que je sorte à neuf heures et, à neuf heures pile, la sonnerie retentit et j'étais déjà prête à sortir. Arrivée aux souks de la vieille Médina, vers neuf heures et demie, j'avais tout mon temps pour ne pas manquer mon rendez-vous ; mais je me dis qu'il n'était pas question de m'attabler au café, une demi-heure à l'avance. Aussi réglai-je l'alarme de mon téléphone sur neuf heures cinquante cinq et me mis-je à me promener au souk Elbirka repérant la plus belle des bagues de fiançailles.
En regardant les bijoux dans les vitrines, je me surpris à penser à Ghazi. Je me vis en pleine cérémonie de fiançailles, lui tendant la main pour qu'il me mette la bague au doigt et me disant qu'après tout, il avait bien fait de se montrer ferme avec moi. Il me parut que je venais, enfin, d'en tomber amoureuse.
Soudain, j'entrai dans une boutique où la montre accrochée au mur affichait vulgairement dix heures et trente minutes. Je n'en revins pas ! Terrifiée à l'idée de rater réellement mon rendez-vous, cette fois-ci aussi, je retirai mon téléphone portable de mon sac à main pour vérifier l'heure et le trouvai désespérément éteint.
Tout en tentant de l'ouvrir, je courus à une vitesse qui éveilla les suspicions des bijoutiers de Souk El Birka. Arrivée au café et n'y trouvant personne à m'attendre, j'appelai Ghazi pour m'excuser et lui expliquer les raisons de mon retard, mais son téléphone aussi, était désespérément fermé.
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Ce n'est que vers six heures de l'après midi qu'il me donna signe de vie. J'avais déjà préparé un beau message pour lui déclarer solennellement mon amour par email. Mais voilà que je reçus de lui le message dont voici la teneur :

"J'ai enfin compris que tu ne veux pas de moi. J'ai déjà quitté mon appartement pour un autre. J'ai changé mon numéro de téléphone portable et je m'en vais tout de suite détruire ce compte email. Je t'ai réellement aimée, tu sais ! Mais… adieu."
Le Haïkuteur – Ras Jebel