La fourrière
Nous étions quatre jeunes de moins de dix-sept ans. Le cinquième semblait être un fils à papa, qui n'avait pas encore vingt ans et dont tous les vêtements étaient "signés". C'était un jeune qui n'avait jamais fait partie de notre bande, que je n'avais jamais rencontré auparavant et qui avait réussi à amadouer sa maman pour qu'elle lui prête sa petite voiture pour la journée. Et nous voici tous les cinq partis de Douar Hicher en direction de Tunis, pour nous rendre, ensuite, à la Marsa. Et à nous la plage !

Fils de familles paisibles, nous étions, néanmoins, quatre à n'avoir pas le sou. Mais ce n'était pas une raison pour renoncer à faire la fête. Nous étions tous "Espérantistes" et il nous suffisait pour nous sentir heureux, de chanter nos "Força Tarajjy", en passant nos têtes par la fenêtre pour pousser des cris de dépit envers les jeunes "Stadistes" ou "Clubistes Africains", chaque fois que nous en croisions quelques uns en chemin.
Quant à Karim, car c'est de lui qu'il s'agit ici, il avait l'air sérieux et possédait quatre cartes de crédit dans son portefeuilles. Son père lui avait ouvert quatre comptes dans quatre banques différentes, pour que si l'argent venait à manquer dans l'un des distributeurs automatiques, il puisse en retirer dans un autre. C'était, en tout cas, l'explication qu'il nous avait donnée.
Comme c'était Karim qui nous invitait, nous offrant "une journée gratis tout compris", même les cigarettes, il devait aller retirer de l'argent dans un distributeur de l'Avenue Habib Bourguiba. Nous nous sommes donc garés sur l'Avenue et sommes tous descendus pour l'attendre à quelque distance de la banque. Mais voilà que le distributeur sur la grande Avenue manquait, effectivement, de billets. Et Karim de disparaître dans l'Avenue de Paris pour en chercher un autre, tout en nous faisant signe de faire attention à la voiture de sa maman.
*****
A peine cinq minutes plus tard, la camionnette à grue de la police municipale arriva. Un agent et un ouvrier en descendirent et commencèrent à atteler la voiture de Karim à la camionnette pour que le conducteur puisse la remorquer. Nous nous adressâmes tous les quatre au policier pour tenter de l'en empêcher, le suppliant de renoncer à son action ou du moins d'attendre une petite minute, que le propriétaire de la voiture revienne. Mais il était catégorique :
- "Ici, l'arrêt et le stationnement sont strictement interdits. Votre voiture est bonne pour la fourrière."
Nous avions beau expliquer à l'agent que nous étions pressés, que l'argent manquait dans le distributeur de la banque sur l'Avenue, que notre ami avait d'autres cartes pour retirer de l'argent d'un distributeur tout proche, à l'Avenue de Paris et qu'il n'allait donc pas tarder à revenir. C'était peine perdue ! Voici que la remorqueuse municipale démarrait, en emportant la voiture que nous nous étions engagés à surveiller.
Nous commençâmes à courir derrière la remorqueuse qui s'engagea, précisément, dans l'Avenue de Paris. Lorsque nous vîmes Karim de loin, nous l'appelâmes de toutes nos forces et il arriva pour courir avec nous après la remorqueuse. Il s'adressa alors à l'agent, avec son habituel sang froid, mais d'une voix quelque peu efféminée :
- "S'te plait m'sieur l'agent, fais un geste pour ton frère, un pauv' jeune. J't'assure que c'est absolument inutile, pour la municipalité, de met' c'te voiture en fourrière. Mon père la sortira sans le moindre sou. Tu va seulement réussir à m'priver d'argent d'poche pendant une semaine. S'te plait, m'sieur l'agent, j'peux déprimer à nouveau et ce sera d'ta faute."
Mais comme l'agent était inflexible, Karim s'arrêta net de courir et nous demanda de faire de même. Admiratifs devant le talent d'acteur de Karim, nous laissâmes la remorqueuse municipale poursuivre sa route vers la fourrière et le suivîmes.
*****
Karim nous conduisit à proximité d'un regard d'évacuation des eaux usées. Il nous organisa en ronde autour de lui et commença à brandir une liasse de billets de banque valant deux fois le salaire que percevait mon père en tout un mois de labeur. Tenant trois bonnes centaines de dinars d'une main et de l'autre les clés de la voiture, Karim laissa soudain tomber les clés dans le regard avant de rompre la ronde et de nous dire en rigolant :
- Bof, laissez tomber les gars. J'vous ai promis une journée, tout compris, à La Marsa ; compris ? Ben moi j'tiens ma parole ; compris ? L'argent est là, j'pourrais y aller en TGM (train Tunis-La Marsa), mais moi, j'tiens à y aller en voiture ; compris ? Allez donc m'attendre sur l'Avenue Mohamed V. J'vous rejoins dans dix minutes chrono : j'en aurais chipé une autre toute neuve; compris ?
C'est là que je pris réellement peur. Karim ne jouait plus du tout la comédie. Il nous quitta pour s'engager dans la première rue à droite, s'arrêtant au niveau de chaque belle voiture pour vérifier si l'une de ses portières était restée ouverte.
Le Haikuteur – Ras Jebel
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