Moi, La Charrette
Moi, La Charrette ! Je me tiens, ici, silencieusement, ne sachant pas ce que me cache mon lendemain. J'étais en crise. Et la crise, malgré ce calme triste, continue de me guetter.
Moi, La Charrette ! M'appelait-on ainsi et, sans prononcer un seul mot, je répondais tout de suite : présent. Jamais je ne renâclais devant une tâche. Je m'exécutais rapidement et laissais mon café sur le comptoir. Un café noir, filtre, à cinq sucres. Le garçon me le conservait, jusqu'à mon retour. S'en allait un garçon et s'en venait un autre, je savais toujours où retrouver le reste de mon café. Je le buvais toujours froid, le rationnant sur toute une journée, avec un nombre indéfini de cigarettes sans filtres.

J'étais en crise. Et la crise, malgré ce calme triste, continue de me guetter
Moi, La Charrette ! Pas une charrette, Non : La Charrette ! Etre unique ou nom propre. Il en existe bien, encore, d'autres. Et l'on peut toujours en louer quand on en trouve, toujours au même café du centre ville. Mais ce ne sont que de simples charrettes. Des camarades de peine, rien de plus!
Mais moi, La Charrette, j'étais, à la différence de toutes celles-là, un être tripartite. Tripartite, bien sûr, mais Un et Singulier ! J'ai toujours constitué un tout solidaire et indivisible. J'avais, comme on dit, une tête, un tronc et un groupe de membres bien solides.
Ce qui caractérisait le plus mon ensemble homogène était que personne ne pouvait y distinguer avec précision le rôle de l'une ou l'autre de mes composantes. Nous étions, tous les trois, têtes, troncs et membres à la fois ! Tous les trois commandants et soldats à la fois. Aucune partie n'osait prendre, en moi, une distance sur les deux autres, ni n'accaparait un rôle pour en priver mon reste.
La non compréhension de cette spécificité qui était la mienne fut, sans nul doute, la cause de la crise, l'origine du déclenchement de la catastrophe.
Moi, La Charrette ! Seule me comprenait parfaitement, ma Vieille. Elle seule détenait le secret d'entretenir l'intégralité de mon harmonie. "Tu es un être triple, Charrette, me disait-elle. Même des panses, tu en as trois". Et quand, d'étonnement, je me vexais, elle me rappelait que "la troisième était celle que ne remplissait vraiment que le gras et qui bouffait, même si elle ne réclamait pas un repas tous les jours".
Moi, La Charrette ! Ma Vielle ne disait jamais rien de plus que ces paroles. Même qu'elle les prononçait rarement et, quand j'arrivais à en déchiffrer, tout aussi rarement, l'énigme*, çà nous faisaient rire, ensemble, toute une nuit.
M'appelait-on ainsi et, sans prononcer un seul mot, je répondais tout de suite : présent.
Moi, La Charrette ! Ma Vieille, chaque soir, m'accueillait avec la même indifférence affectueuse. Elle se chargeait, en silence, de me décomposer. S'occupait, toujours en silence, de m'alléger de ma crasse ainsi que de la recette ma journée. Puis, elle me nourrissait pour pouvoir bien vider toute ma tension… quand elle en éprouvait l'envie ou le besoin. Et J'étais, alors, un tout inerte et heureux jusqu'à l'aube.
Moi La Charrette ! Ma Vieille était celle qui, le matin, me recomposait et me donnait ma provision pour la journée. Je repartais, alors, à nouveau, retrouver mon café filtre à cinq sucres qui m'attendait, tout chaud, toujours au même endroit, sur le même comptoir.
Moi, La Charrette ! Ma crise secoua toutes mes convictions. Elle me déstabilisa comme jamais je n'avais été déstabilisé durant toute ma longue vie. Je savais, pourtant, bien que la vie était une chaine ininterrompue de tragédies et de joies se succédant suivant une justice d'une infinie infaillibilité.
Moi, La Charrette ! Je cohabitais, au quotidien, avec tragédies et catastrophes, comme je côtoyais fêtes et joies. Et dans une indifférence sereine, Je me déplaçais, dans l'heure, d'une maison en tristesse à un foyer en fête.
Car c'est moi, La Charrette, qui récupérais des chaises louées pour des funérailles, pour les déplacer directement à une maison où l'on célébrait mariage ou accouchement. C'est moi qui portais au charbonnier des arbres abattus, pour revenir de suite au même champ, chargé de pousses à planter à leur place.
Ainsi en était-il de moi, La Charrette, et ainsi va le monde comme je l'ai toujours fort bien connu. Et, pour être clair, ce n'était pas la panne définitive de l'une de mes trois composantes qui déclencha ma crise et m'installa dans la catastrophe.
Moi, La Charrette ! Je ne nie pas ma tristesse et celle de ma vieille quand nous fûmes contraints de nous séparer définitivement de ma pièce défaillante. Je reconnais la peur qui nous prit pendant tous ces jours où nous attendions l'arrivée de la pièce de rechange adéquate. Mais je n'ai réalisé le poids de la tragédie que lorsque s'installa en moi cette pièce nouvelle, et que j'y reconnus ce corps intrus et envahissant. Tout s'embrouilla en moi ; et je me surpris prenant la folle décision de plaquer ma Vieille.
Moi, La Charrette ! Je ne savais plus si j'avais réellement besoin de reconquérir définitivement ma liberté pour entamer une nouvelle vie, loin de ma Vieille qui n'était plus tout à fait Ma vielle ; ou s'il me fallait plutôt me réconcilier avec mon être et ma nature tripartite et refuser de me laisser entrainer, dans une voie qui n'arrangeait point plus que mon tiers.
Moi, La Charrette ! Tout ce que je sais, aujourd'hui, est que, tout en me donnant une nouvelle jeunesse, ma nouvelle pièce me causa une sorte de schizophrénie. Pour la première fois, je ne me sentis plus le tout homogène que je me croyais être pour le meilleur et pour le pire. Entrainé dans un état d'ivresse profonde et de comportement incohérent, je ne m'en réveillai que lorsque je fus secoué par une morsure de fouet, chargée de toute ma nouvelle force qui, soudainement, m'enflamma un dos jamais habitué à l'auto flagellation.
Moi, La Charrette ! En moi nicha un état d'effroyable pagaille. Il m'était indispensable de réunir ce qui en moi obéissait encore à mon tout, pour m'opposer à ma nouvelle pièce qui s'empara en moi des commandes. Tronc et membres se révoltèrent en moi en vue de me sortir de cette schizophrénie et de me ramener à ma nature tripartite. Mais chaque partie en moi commença à donner des ordres qu'aucune autre n'était prête à exécuter.
Moi, La Charrette ! Je m'engageai dans un tunnel tout noir dont je ne pus trouver l'issue. Je redevins l'être tripartite que j'étais; mais avec trois commandants et sans le moindre soldat. J'étais un être à trois têtes qui s'encornaient, manquant de tronc et de membres. Entièrement englouti dans l'épouvante, mon affolement me conduisit, à mon étonnement, sur la voie d'une promesse de salut.
Moi, La Charrette ! Au sommet de l'euphorie que me procura ma nouvelle jeunesse, je plaquai ma Vieille, et au sommet de ma peur du conflit de mes têtes, je rebroussai chemin en sa direction, la priant de me reprendre.
Moi, La Charrette ! Voici ma Vieille qui, de son affectueuse indifférence, exauça mon vœu, me déchargeant, enfin, de ma nouvelle pièce. La voici qui vint, en toute confiance, s'installer en moi pour la remplacer. Pourquoi ne me suis-je pas aperçu depuis le début qu'elle était mon complément le plus adéquat ?
Moi, La Charrette ! Me voici retrouvant, aussitôt, toute ma quiétude et me dirigeant tout droit vers le cimetière, ne prêtant aucune attention au poids de la nouvelle pièce de rechange qui pesait maintenant sur moi. Aussi précieuse qu'elle soit, elle n'était en fait qu'une simple charge, tout à fait comme n'importe quelle marchandise.
Moi, La Charrette ! Voici le cimetière qui m'accueille avec ses blanches sépultures. Le monde me reconnaît, enfin, le droit au deuil.
Moi, La Charrette ! Debout, recueilli devant le tombeau de ma pièce d'origine, je me sens enfin recouvrer mon intégrité, malgré ma tristesse de voir mon tiers enfoui sous le sol. Je me tiens, ici, silencieusement, ne sachant pas ce que me cache mon lendemain. J'étais en crise. Et la crise, malgré ce calme triste, continue de me guetter.
Ma Vieille osera-t-elle faire de moi La première Charrette à la féminité accomplie ? Ou bien reprendrai-je ma virilité avec la nouvelle jeunesse qu'apporterait cette pièce de rechange dont mon recueillement ôterait l'arrogance et l'intégrerait dans ma composition tripartite? Ou bien est-ce mon destin de ne sortir de ce cimetière que pour courir tout droit à la… catastrophe ?
Le Haïkuteur - Radès
-----
* la roue qui réclame la graisse
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire