Fleurs d'amandier
L'homme avait un comportement qui traduisait le sens exact de son nom et de son prénom à la fois: Amine pour fidèle et Saket pour silencieux ! Raison pour laquelle Borhane Chamekh lui confectionna, de toute pièce, un riche dossier professionnel et le recruta pour travailler avec lui. Il l'élut, ensuite, parmi tous les employés et journalistes de Dar Ennozha, pour faire partie du cercle restreint de ses proches collaborateurs à qui il confiait ses secrets. Il finit même par l'associer à ses voyages aux quatre coins du monde en vue de collecter informations et insertions publicitaires pour le supplément "tourisme" de la revue "Ennozha".
D'aucuns disaient même que c'était lui qui l'aidait à arranger ses rendez-vous de loisir, à s'occuper des affaires de sa famille, voire à rédiger ses articles. Mais jamais cela ne fut prouvé par une signature de textes publiés. A part cette unique fois où un supplément consacré à la fête de l'un des pays dans lesquels ils s'étaient rendus ensemble, porta, en couverture, la mention : "conçu et réalisé par Borhane Chamekh en collaboration avec Amine Saket".
Chef Sahbi, propriétaire de la maison, refusa alors de signer l'ordre de virement des salaires du mois, demandant à Si Borhane des explications sur la nature de ladite collaboration. Et Si Borhane de répondre que le voyage d'Amine Saket n'était qu'un signe de prestige, au profit de l'image de la maison et aux frais du pays d'accueil. Sa mission, le rassura-t-il, n'avait pas dépassé le cadre habituel des négociations, avec les services administratifs, à propos des conditions techniques et financières des insertions publicitaires et d'articles au caractère promotionnel non déclaré. Et il s'engagea à ce que ce genre de collaboration n'apparût plus jamais sur le bordereau des salaires. Et, depuis, on ne revit plus la moindre signature d'Amine Saket, ni dans le supplément ni dans aucune rubrique de la revue.
*****

Que pensez-vous des fleurs d'amandiers, Si* Borhane ?
Ce matin là, Borhane Chamekh arriva tout furieux, à son bureau, à la direction de la rédaction. Il venait d'apprendre que Chef Sahbi avait reçu, la veille, sans l'en avertir, Nabil Chouk. Il se serait entretenu avec lui en tête à tête et lui aurait, même, permis de boire un verre en sa présence.
Borhane Chamekh aurait pu répondre à cette nouvelle provocation, voire à cette agression perpétrée par Chef Sahbi, en simulant une maladie et en restant à observer du haut de sa colline, la tournure des événements, tout en se préparant à répliquer de la manière la plus réfléchie et avec une force qui surprendrait tout le monde. Mais le fait qu'il ait dépassé la soixantaine n'avait rien changé à son entêtement, à son tempérament sec et à son amour pour les combats qu'il tenait toujours à mener de front, voire à anticiper.
C'est qu'il n'avait pas tort, Si Borhane. Mieux : il était dans son droit ! Et chef Sahbi devrait même avoir honte de ce qu'il avait fait. Voici deux longs mois, qu'aucun SMS n'était venu l'inviter, comme d'habitude aux festivités nocturnes de son cercle restreint. Après tout, il était libre de choisir ceux qu'il invitait à ces rencontres privées. Mais qu'il en arrive à recevoir Nabil Chouk, à son insu, cela représentait une atteinte au prestige personnel de Borhane Chamekh, dans cette maison qu'il avait bâtie avec tant d'efforts et de sacrifices personnels.
Et si Dar Ennouzha fut créée, comme le rappelaient ses détracteurs, avant son retour de l'étranger, si elle pouvait se prévaloir d'une quelconque histoire que certains continuaient à défendre avec arrogance, c'était plutôt lui, Borhane Chamekh, qui en avait repris la conception du projet à zéro. C'était lui qui avait enrichi le contenu de sa revue principale, qui en varia les publications, qui la dota d'une imprimerie moderne et qui y conçut des suppléments rapportant de gros bénéfices et dont Chef Sahbi n'était même pas capable, à l'époque, de comprendre l'utilité.
Borhane Chamekh fut toujours loyal envers la maison Ennozha comme il l'aurait été envers lui-même ou envers son propre projet. D'ailleurs, Depuis qu'il y débarqua, Il la géra comme sienne propre. Il se consacra, voilà plus de vingt ans, à asseoir à "sa maison" la notoriété dont elle bénéficiait aujourd'hui sur le marché national de l'information et même auprès des instances associatives internationales où se nouaient et se dénouaient les alliances porteuses en matière de publicité touristique.
Quant à "ce pauvre type de Nabil Chouk", il n'était qu'un journaliste raté, irrespectueux, arriviste et envieux. C'était le seul ennemi de la direction de la rédaction, et de tous ceux qui bénéficiaient de la confiance du directeur de la rédaction. Aussi, la décision de son renvoi était-elle définitive et irrévocable. Il était interdit d'écriture, non seulement dans la revue Ennozha, mais dans toutes les publications de la maison. Pire, Borhane Chamekh saurait comment l'empêcher de gagner le moindre millime dans tout le secteur de l'information. Il l'obligerait à renoncer au métier d'écrivain, aussi bien dans la spécialité du tourisme qu'ailleurs.
Borhane Chamekh aurait pu répondre à cette nouvelle provocation, voire à cette agression perpétrée par Chef Sahbi, en simulant une maladie et en restant à observer du haut de sa colline, la tournure des événements, tout en se préparant à répliquer de la manière la plus réfléchie et avec une force qui surprendrait tout le monde. Mais le fait qu'il ait dépassé la soixantaine n'avait rien changé à son entêtement, à son tempérament sec et à son amour pour les combats qu'il tenait toujours à mener de front, voire à anticiper.
C'est qu'il n'avait pas tort, Si Borhane. Mieux : il était dans son droit ! Et chef Sahbi devrait même avoir honte de ce qu'il avait fait. Voici deux longs mois, qu'aucun SMS n'était venu l'inviter, comme d'habitude aux festivités nocturnes de son cercle restreint. Après tout, il était libre de choisir ceux qu'il invitait à ces rencontres privées. Mais qu'il en arrive à recevoir Nabil Chouk, à son insu, cela représentait une atteinte au prestige personnel de Borhane Chamekh, dans cette maison qu'il avait bâtie avec tant d'efforts et de sacrifices personnels.
Et si Dar Ennouzha fut créée, comme le rappelaient ses détracteurs, avant son retour de l'étranger, si elle pouvait se prévaloir d'une quelconque histoire que certains continuaient à défendre avec arrogance, c'était plutôt lui, Borhane Chamekh, qui en avait repris la conception du projet à zéro. C'était lui qui avait enrichi le contenu de sa revue principale, qui en varia les publications, qui la dota d'une imprimerie moderne et qui y conçut des suppléments rapportant de gros bénéfices et dont Chef Sahbi n'était même pas capable, à l'époque, de comprendre l'utilité.
Borhane Chamekh fut toujours loyal envers la maison Ennozha comme il l'aurait été envers lui-même ou envers son propre projet. D'ailleurs, Depuis qu'il y débarqua, Il la géra comme sienne propre. Il se consacra, voilà plus de vingt ans, à asseoir à "sa maison" la notoriété dont elle bénéficiait aujourd'hui sur le marché national de l'information et même auprès des instances associatives internationales où se nouaient et se dénouaient les alliances porteuses en matière de publicité touristique.
Quant à "ce pauvre type de Nabil Chouk", il n'était qu'un journaliste raté, irrespectueux, arriviste et envieux. C'était le seul ennemi de la direction de la rédaction, et de tous ceux qui bénéficiaient de la confiance du directeur de la rédaction. Aussi, la décision de son renvoi était-elle définitive et irrévocable. Il était interdit d'écriture, non seulement dans la revue Ennozha, mais dans toutes les publications de la maison. Pire, Borhane Chamekh saurait comment l'empêcher de gagner le moindre millime dans tout le secteur de l'information. Il l'obligerait à renoncer au métier d'écrivain, aussi bien dans la spécialité du tourisme qu'ailleurs.
*****
- "Que pensez-vous des fleurs d'amandiers, Si* Borhane ? Que votre journée soit bénie et aussi belle" !
C'est avec ces paroles et en arborant son plus beau sourire, que Carla, sa première secrétaire, l'accueillit. Elle s'aperçut soudain de son arrivée à son bureau alors qu'elle s'occupait d'un vase en porcelaine de Chine qu'il avait rapporté de l'un de ses voyages à Pékin. Ce matin, elle ajouta à ses fleurs un rameau d'amandier fleuri qu'elle venait juste de couper dans le jardin de sa maison. Mais Borhane Chamekh lui renvoya, en criant, des propos étranges qu'il semblait avoir étouffés en lui, en attendant de la rencontrer :
- "Qu'elle soit plutôt une journée aussi noire que goudron… Je ne réintégrerai jamais Nabil Chouk même si c'était Chef Sahbi en personne qui me le demandait. Ici, la décision est mienne. C'était l'une de mes conditions pour accepter, il y a vingt ans, cette direction. Les affaires du journalisme, en matière de rédaction comme de direction, ne sont pas des affaires de casse pour permettre à un ferrailleur d'y mettre le nez, fut-il le détenteur de quatre-vingt-dix pour cent du capital de la maison."
- "Que Dieu vous préserve, si Borhane… Qui est-ce qui vous a mis dans cette colère d'aussi bon matin ? Bien sûr que la décision est toujours vôtre !"
Carla savait, avec de semblables paroles, et grâce à son accent "tunisifié" et sa câline démarche authentiquement italienne, répondre à ses crises de colère afin de les apaiser rapidement. Mais Cette fois-ci, son patron ne se jeta pas dans ses bras. Il ne la serra pas contre lui, comme il prit l'habitude de le faire à chaque fois qu'il sentait le besoin de se calmer. Au contraire, il lui jeta, n'importe comment, son manteau et son cartable et leva haut la main pour laisser sa béquille royale s'abattre sur le vase, le brisant en mille morceaux. Puis il vint fouler violemment des pieds, précisément, le rameau d'amandier fleuri.
Réalisant que quelque chose de grave allait avoir lieu, Carla baissa la tête, ramassa le manteau, le cartable et la béquille royale qu'elle considéra longuement. Une béquille devenue objet fétiche ou signe distinctif de son patron. Il la portait partout où il allait sans avoir besoin de s'y appuyer.
Carla rangea chaque pièce à sa place habituelle, puis se retira sur la pointe des pieds.
Entra alors Amine Saket qui, discipliné, attendait devant la porte du bureau et qui, comme d'habitude, accourut vers son patron sans y être invité. Borhane Chamekh lui tint encore les mêmes propos traitant le propriétaire de la maison de goujat et d'intrus à la profession
- " … Oui, j'ai bien dit goujat…Oui je veux bien dire que la ferraille n'a rien à voir avec le journalisme … Et oui je vise Chef Sahbi et qu'entendent tous ceux qui veulent entendre."
*****

Saket se tut comme d'habitude. Et, pour éviter que la femme de ménage ne voie son patron dans cet état de fureur, il se chargea, lui-même, de ramasser les débris de porcelaine et les fleurs écrasées et les jeta dans la corbeille à papier. Mais il rencontra toutes les difficultés pour s'opposer à l'entassement des boites d'archives cartonnées au centre du bureau.
Les placards couvrant la plus grande partie des murs du bureau s'ouvrirent pour se vider, brutalement et dans la précipitation, de toutes les boites qui les remplissaient. Et voici Amine Saket obligé d'aider son patron à les ranger comme il le pouvait sur le bureau, sur les tapis et sur les fauteuils. Et voici que le téléphone se mit à sonner sans arrêt avec toujours la même réaction de Borhane Chamekh : décrocher et raccrocher machinalement sans écouter ni répondre. Ce qui poussa Amine Saket à rappeler Carla :
- "SI Borhane n'est là pour personne. Moi non plus d'ailleurs…"
Seuls étaient là les dossiers… Dossiers, dossiers et dossiers… Des documents dont on pouvait découper et coller des paragraphes entiers pour parler de n'importe quel pays au monde sans que personne ne devine qu'ils étaient écrits initialement pour décrire un tout autre pays.
Dossiers, dossiers et dossiers… Des copies de projets pour la révision de la mise en page de la revue, proposés par des stagiaires depuis des années, et qui pouvaient être utilisés aujourd'hui sans que leurs auteurs ne s'en aperçoivent.
Dossiers, dossiers et dossiers… Des imprimés et autres CDs contenant un plan détaillé pour le projet de site Web de Dar Ennozha que Borhane Chamekh s'apprêtait à lancer sur internet mais qu'il abandonna soudainement pour des raisons inconnues.
Dossiers, dossiers et dossiers… Des boites dont Amine Saket, lui-même, ignorait parfaitement le contenu… D'autres documents que Borhane Chamekh triait au fur et à mesure et rangeait avidement dans des boites vides. Amine en reconnut, entre autre, les plans des installations d'eau, d'électricité et de chauffage central de la nouvelle bâtisse qui accueillait maintenant la revue et tous les services rédactionnels de Dar Ennozha. Un siège social qui n'aurait jamais vu le jour sans son initiative personnelle et dont il supervisa la conception des plans et le chantier de construction.
- "Que croyais-tu que j'allais en faire ? Les laisser aux Bouzguellifs* ? Cette maison est la mienne. C'est moi, Borhane Chamlekh, qui l'ai façonnée grâce à mes efforts et à mes idées. Et aujourd'hui, Puisqu'il ne m'y reste plus le moindre respect, je m'en retire la privant aussi bien de mes efforts que de ma pensée. Et crois-moi, Amine, Dar Ennozha va immédiatement tomber en ruine… Hein ? Il reçoit Nabil Chouk, mon ennemi ? et quoi encore ? Il lui permet de boire un verre en sa présence…"
*****
Vainement, Amine Saket tenta-t-il de convaincre son directeur qu'il était au dessus de tout cela ! Mais les boites d'archives continuaient de s'entasser. Certaines formaient, maintenant, sur le bureau de Borhane Chamekh, deux tours sur le point de s'écrouler. Et ce dernier continuait à hâter son protégé pour qu'il rassemble davantage de dossiers sensibles, avec la ferme intention de l'impliquer dans l'organisation de leur transport chez lui.
Saket exécutait les ordres de Chamekh, mais non sans revenir, d'un moment à l'autre, à la charge, le priant de réfléchir avant de commettre un acte qui ne soit pas digne de sa stature et de son histoire. Mais Borhane Chamekh avait toujours la réponse sur le bout de la langue :
- "Cette fois-ci c'est décidé, t'ai-je dit ! Je démissionne, c'est irrévocable. Tout ce qui m'inquiète, Amine, c'est qu'après moi, tu subisses l'injustice ! Mais ne t'inquiète. Je vais t'appeler incessamment à de nouvelles fonctions plus importantes. Allez, va écrire ma démission ! Je la veux dans un style sec et tranchant. Et je la veux sur mon bureau dans cinq minutes."
Amine Saket tergiversa un moment. Il était très embarrassé et avait beaucoup de choses à dire à son patron. Mais, ne le laissant placer aucun mot, Borhane Chamekh le chassa comme il avait l'habitude de le faire :
- "Je t'ai dit de me foutre immédiatement le camp !"
Il sortit.
Les placards couvrant la plus grande partie des murs du bureau s'ouvrirent pour se vider, brutalement et dans la précipitation, de toutes les boites qui les remplissaient. Et voici Amine Saket obligé d'aider son patron à les ranger comme il le pouvait sur le bureau, sur les tapis et sur les fauteuils. Et voici que le téléphone se mit à sonner sans arrêt avec toujours la même réaction de Borhane Chamekh : décrocher et raccrocher machinalement sans écouter ni répondre. Ce qui poussa Amine Saket à rappeler Carla :
- "SI Borhane n'est là pour personne. Moi non plus d'ailleurs…"
Seuls étaient là les dossiers… Dossiers, dossiers et dossiers… Des documents dont on pouvait découper et coller des paragraphes entiers pour parler de n'importe quel pays au monde sans que personne ne devine qu'ils étaient écrits initialement pour décrire un tout autre pays.
Dossiers, dossiers et dossiers… Des copies de projets pour la révision de la mise en page de la revue, proposés par des stagiaires depuis des années, et qui pouvaient être utilisés aujourd'hui sans que leurs auteurs ne s'en aperçoivent.
Dossiers, dossiers et dossiers… Des imprimés et autres CDs contenant un plan détaillé pour le projet de site Web de Dar Ennozha que Borhane Chamekh s'apprêtait à lancer sur internet mais qu'il abandonna soudainement pour des raisons inconnues.
Dossiers, dossiers et dossiers… Des boites dont Amine Saket, lui-même, ignorait parfaitement le contenu… D'autres documents que Borhane Chamekh triait au fur et à mesure et rangeait avidement dans des boites vides. Amine en reconnut, entre autre, les plans des installations d'eau, d'électricité et de chauffage central de la nouvelle bâtisse qui accueillait maintenant la revue et tous les services rédactionnels de Dar Ennozha. Un siège social qui n'aurait jamais vu le jour sans son initiative personnelle et dont il supervisa la conception des plans et le chantier de construction.
- "Que croyais-tu que j'allais en faire ? Les laisser aux Bouzguellifs* ? Cette maison est la mienne. C'est moi, Borhane Chamlekh, qui l'ai façonnée grâce à mes efforts et à mes idées. Et aujourd'hui, Puisqu'il ne m'y reste plus le moindre respect, je m'en retire la privant aussi bien de mes efforts que de ma pensée. Et crois-moi, Amine, Dar Ennozha va immédiatement tomber en ruine… Hein ? Il reçoit Nabil Chouk, mon ennemi ? et quoi encore ? Il lui permet de boire un verre en sa présence…"
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Vainement, Amine Saket tenta-t-il de convaincre son directeur qu'il était au dessus de tout cela ! Mais les boites d'archives continuaient de s'entasser. Certaines formaient, maintenant, sur le bureau de Borhane Chamekh, deux tours sur le point de s'écrouler. Et ce dernier continuait à hâter son protégé pour qu'il rassemble davantage de dossiers sensibles, avec la ferme intention de l'impliquer dans l'organisation de leur transport chez lui.
Saket exécutait les ordres de Chamekh, mais non sans revenir, d'un moment à l'autre, à la charge, le priant de réfléchir avant de commettre un acte qui ne soit pas digne de sa stature et de son histoire. Mais Borhane Chamekh avait toujours la réponse sur le bout de la langue :
- "Cette fois-ci c'est décidé, t'ai-je dit ! Je démissionne, c'est irrévocable. Tout ce qui m'inquiète, Amine, c'est qu'après moi, tu subisses l'injustice ! Mais ne t'inquiète. Je vais t'appeler incessamment à de nouvelles fonctions plus importantes. Allez, va écrire ma démission ! Je la veux dans un style sec et tranchant. Et je la veux sur mon bureau dans cinq minutes."
Amine Saket tergiversa un moment. Il était très embarrassé et avait beaucoup de choses à dire à son patron. Mais, ne le laissant placer aucun mot, Borhane Chamekh le chassa comme il avait l'habitude de le faire :
- "Je t'ai dit de me foutre immédiatement le camp !"
Il sortit.
*****
Borhane Chamekh s'assit. Il se mit à observer la pagaille qui avait investi son spacieux bureau et à écouter les bruits qui, tels des vagues déchainées, tempêtaient dans son for intérieur. Et si cet âne d'Amine Saket avait raison ! Aucun doute que, dans cette bataille en particulier, et en tant que directeur de la rédaction depuis plus de vingt ans, il était dans son droit. Mais il avait un prestige et une histoire personnelle qui devaient avoir des droits sur lui.
Il se sentit comme un être scindé en deux personnages qui se querellaient. Le premier lui reprochait de n'avoir pas simulé la maladie depuis ce matin, alors que l'autre le pressait de poursuivre la bataille, lui affirmant que cette opération "bras de fer" qu'il venait d'engager allait se terminer par sa victoire sur Chef Sahbi, comme ce fut le cas pour des dizaines d'autres opérations semblables qu'il avait initiées par le passé. Car, malgré sa fortune, ce goujat se caractérisait, en fait, par un mélange d'ignorance, d'imbécillité et de manque de personnalité. Et, si l'on considérait aussi sa peur bleue du réseau des relations étrangères dont Borhane Chamekh ne cessait de se vanter, toute bataille engagée contre lui était gagnée d'avance.
La porte de son bureau s'ouvrit de nouveau. Entra Rabia, sa seconde secrétaire, pour l'informer, sans prêter attention à la pagaille qui régnait, qu'un type qui se nommait Mounir Alwane était là pour lui, qu'il refusait de dévoiler la raison de sa visite et qu'il ne voulait pas revenir un autre jour.
Rabia interrompit ainsi sa méditation, ce qui l'engagea à fond dans la logique du bras de fer :
- "Laisse ce crétin attendre et appelle-moi vite Carla", lui répliqua-t-il, sans réfléchir, sur un ton colérique.
Carla entra, tête baissée. Il lui ordonna de demander à Nasser, le chef du parc automobile, de libérer une camionnette et d'y faire charger tous ces cartons en vue de les emmener immédiatement chez lui. Découvrant soudainement la pagaille, elle faillit émettre, malgré elle, un commentaire qui lui aurait coûté la vengeance de son patron. Mais elle s'en retint, balbutia : "tout de suite, Si Borhane, tout de suite" et ferma la porte derrière elle en tremblant.
Moins d'une minute plus tard, elle revint lui annoncer que Nasser ne pouvait sortir une voiture que sur ordre écrit, contresigné par son chef hiérarchique. Il ne voulait lui exprimer aucun mépris, mais la réponse le choqua. Saisissant bien qu'elle voulait lui dire quelque chose d'important, mais sentant monter en lui le vacarme qui grandissait au fur et à mesure que s'intensifiait le combat de ses deux personnages, il lui coupa sèchement la parole et, sans prononcer le moindre mot, lui fit signe de sortir. Elle ne pouvait que s'exécuter.
Borhane Chamekh tenta d'observer un moment de réflexion. Mais il fut dépassé par cette tension qu'il sentait monter en lui. Il appela machinalement Amine Saket sur sa ligne intérieure et lui ordonna nerveusement :
- "Allo … Je lui ferai regretter son acte. Va me chercher, immédiatement et à mes frais, une camionnette. Laisse la lettre de démission, je m'en chargerai moi-même "
Une voix glaciale balbutia : " tout de suite Si Borhane". Et puis le silence régna.
*****
Quand Borhane Chamekh leva la tête, il vit Carla ouvrir silencieusement la porte pour laisser entrer un homme démesurément grand. Il se releva comme pour les blâmer tous les deux. Mais Carla s'éclipsa tirant la porte derrière elle, alors que le monsieur commençait à se présenter:
- "Maitre Mounir Alwane."
- "Qui que vous soyez monsieur, savez vous que vous entrez par effraction à Mon bureau ?"
Resté debout à sa place, l'homme lui répliqua, de loin, calmement, qu'il était entré en vertu d'un ordre de chef Sahbi, donné par téléphone, à la secrétaire, après un long temps d'attente et après que ses deux collaboratrices aient échoué à lui passer des communications téléphoniques. Il lui expliqua, en outre, que s'il était huissier notaire de profession, Si Borhane pouvait bien le considérer comme l'envoyé de son ami Si Adel, avocat de Chef Sahbi.
Les idées de Borhane Chamekh se brouillèrent. Il sentit le besoin de s'asseoir pour se reposer de tant d'efforts dépensés à trier les documents et à amasser les boites d'archives, mais aussi pour essayer de maitriser ses nerfs en vue de préserver son prestige et son histoire personnelle.
Il retira son téléphone portable de la poche de son manteau et se laissa choir dans le fauteuil le plus proche. Son portable était bien éteint. Il se rappela l'avoir effectivement éteint, lui-même, depuis le matin, dans un accès de colère.
S'il avait su qu'il allait être appelé par si Adel, il ne l'aurait jamais éteint. Et puis cette fofolle de Carla aurait quand même pu entrer pour lui communiquer l'identité de celui qui l'appelait. Il l'aurait pris au téléphone sans hésiter un seul instant.
Tout ceci n'avait plus aucune importance maintenant ! Ce qui le dérangeait, en ce moment, au point de le faire douter de ses capacités mentales, c'était qu'il ne se souvenait pas d'avoir entendu la voix de chef Sahbi au téléphone depuis au moins une semaine. Que dire de lui avoir parlé ce matin même ! Pire, il ne se souvenait même pas comment il avait appris la rencontre qui avait eu lieu hier entre son adversaire Nabil Chouk et le propriétaire de la maison.
Son silence se prolongea. Mais il ne s'avisa point d'inviter son visiteur à s'asseoir. Il était complètement accaparé par ses réflexions. Vainement tenta-t-il de passer en revue les événements de son matin. Tout ce qu'il lui restait en mémoire, c'était qu'il avait éteint son portable, s'était rasé et avait décidé la confrontation en réponse à une information dont il ignorait maintenant la source.
Etonnante, quand même, la mémoire ! Se pouvait-il qu'il s'en efface toute une tranche de temps, comme si elle n'avait jamais existé ?
L'embarras était visible sur le visage de maitre Mounir Alwane qui finit par rompre le silence après avoir été longtemps immobile :
- S'il vous plait, Si Borhane, essayez de vous souvenir. Toute ma mission d'huissier notaire est, ici, de prendre acte du fait que vous avez bien été informé de la décision que Chef Sahbi vous a communiquée par téléphone, ce matin, avant que vous ne lui raccrochiez au nez.
Borhane Chamekh se força de se redresser, avec la sincère intention d'inviter son interlocuteur à s'asseoir. Mais quand il apprit de lui que le propriétaire de Dar Ennozha avait décidé de désigner un nouveau directeur de la rédaction, il s'écroula de nouveau dans son fauteuil :
- Nabil Chouk ?
La question lui sortit malgré lui, dévoilant lamentablement son amertume et lui faisant indirectement avouer sa défaite face à un simple journaliste dont il aurait pu se débarrasser depuis le début. Il aurait pu, en effet, déclarer son premier article en deçà du niveau minimum requis pour paraître dans la revue Ennozha. Mais… bref !
Il se sentit soudain doté d'une sorte de second souffle, une force extraordinaire qui lui permit de faire appel à sa réserve de patience et de prendre un air hautin et confiant pour poursuivre :
- Eh bien soit. Chef Sahbi le regrettera beaucoup. J'étais certain que cette maison s'écroulerait aussi vite que je l'ai construite. Et vous voyez que j'ai déjà préparé toutes mes affaires pour partir.
Mettant dans sa voix une charge affective consolante, le notaire s'approcha, pas à pas, du bureau de Borhane Chamekh que trois salons séparaient de la porte principale. Il dut faire appel à toute sa diplomatie pour l'informer qu'il lui était demandé, aussi, de le prévenir contre toute tentative d’emporter le moindre document.

rappeler qu'il n'y avait point de force dans ce monde qui puisse empêcher l'extinction de l'hiver et l'éclosion des fleurs du printemps
Mais le directeur déchu s'arma de toute son arrogance et, fonçant vers lui fermement de ses pas courts, semblables à ceux d'une fourmi pressée. Il lui cria à la face :- Que me veut Si Nabil Chouk ? Me demander des comptes ? M'accuser de mauvaise gestion ? Cet homme est mon ennemi… C'est mon ennemi… J'ai découvert qu'il complotait contre moi depuis qu'il a écrit son premier article dans la revue… et c'est de plus un menteur irrespectueux et qui n'a aucun document prouvant ses allégations...
Borhane Chamekh savait bien qu'il était petit de taille. Mais jamais il n'imagina, qu'en arrivant devant l'huissier il se sentirait comme un nain en colère en présence d'un géant au calme olympien.
Baissant pensivement la tête, son regard tomba pile sur la corbeille à papier laissée par Amine Saket à l'endroit où fut cassé le vase. Du trou de la corbeille pendait une fine branchette du rameau d'amandier, avec une fleur encore fraiche et intacte. Ses pétales étaient d'une blancheur insolente qui jaillissait d'un rouge rosâtre tel un sang de jeunesse éclatant de vie. Elle le scrutait comme pour le défier, pour lui dire qu'il était incapable de tout écraser et lui rappeler qu'il n'y avait point de force dans ce monde qui puisse empêcher l'extinction de l'hiver et l'éclosion des fleurs du printemps.
Aussi se laissa-t-il entrainer par maitre Mounir Alwane qui l'assit doucement dans un fauteuil et décida-t-il de se taire pour écouter tout ce qu'il avait à lui dire:
- "A ce que j'ai pu apprendre, si Borhane, Nabil Chouk aurait tenu, vous concernant, hier soir, des propos flatteurs, que jamais personne ne dit de son ennemi.
Il est vrai qu'il considérait votre entière confiance en Amine saket comme une faute professionnelle grave. Mais quand Chef Sahbi lui proposa de vous remplacer à la direction de la rédaction, avec, en prime, le licenciement d'Amine Saket, il déclina la proposition.
C'est que, depuis quelques jours, il était en train de préparer son départ pour l'un des pays du Golfe d'où il avait reçu une proposition autrement plus intéressante.
Quant à la mission à moi confiée auprès de vous, elle fut décidée quand si Adel n'eût plus aucun moyen de vous joindre et qu'aucun des employés de la maison n'avait plus le courage de vous parler. Et c'est là une réaction ordinaire de la part d'un propriétaire d'entreprise qui voit l'un de ses employés lui raccrocher au nez, puis le défier en s'invitant malgré lui dans son entreprise alors qu'il en était renvoyé.
Borhane Chamekh savait bien qu'il était petit de taille. Mais jamais il n'imagina, qu'en arrivant devant l'huissier il se sentirait comme un nain en colère en présence d'un géant au calme olympien.
Baissant pensivement la tête, son regard tomba pile sur la corbeille à papier laissée par Amine Saket à l'endroit où fut cassé le vase. Du trou de la corbeille pendait une fine branchette du rameau d'amandier, avec une fleur encore fraiche et intacte. Ses pétales étaient d'une blancheur insolente qui jaillissait d'un rouge rosâtre tel un sang de jeunesse éclatant de vie. Elle le scrutait comme pour le défier, pour lui dire qu'il était incapable de tout écraser et lui rappeler qu'il n'y avait point de force dans ce monde qui puisse empêcher l'extinction de l'hiver et l'éclosion des fleurs du printemps.
Aussi se laissa-t-il entrainer par maitre Mounir Alwane qui l'assit doucement dans un fauteuil et décida-t-il de se taire pour écouter tout ce qu'il avait à lui dire:
- "A ce que j'ai pu apprendre, si Borhane, Nabil Chouk aurait tenu, vous concernant, hier soir, des propos flatteurs, que jamais personne ne dit de son ennemi.
Il est vrai qu'il considérait votre entière confiance en Amine saket comme une faute professionnelle grave. Mais quand Chef Sahbi lui proposa de vous remplacer à la direction de la rédaction, avec, en prime, le licenciement d'Amine Saket, il déclina la proposition.
C'est que, depuis quelques jours, il était en train de préparer son départ pour l'un des pays du Golfe d'où il avait reçu une proposition autrement plus intéressante.
Quant à la mission à moi confiée auprès de vous, elle fut décidée quand si Adel n'eût plus aucun moyen de vous joindre et qu'aucun des employés de la maison n'avait plus le courage de vous parler. Et c'est là une réaction ordinaire de la part d'un propriétaire d'entreprise qui voit l'un de ses employés lui raccrocher au nez, puis le défier en s'invitant malgré lui dans son entreprise alors qu'il en était renvoyé.
*****
A la fin de l'entrevue, Borhane Chamekh remit à l'huissier son trousseau personnel rassemblant toutes les clés de la direction de la rédaction. Il tenait à ne prononcer aucun mot et n'attendit point que l'huissier lui demandât de rendre la voiture qu'il s'était achetée pour servir de voiture de fonction. Avant de mettre son manteau, Il en sortit les clés qu'il lui tendit en toute fierté et s'avança vers la porte du bureau, y laissant même son cartable et sa béquille royale, se promettant de sortir sans se retourner pour jeter un dernier regard sur son vaste espace personnel.
Borhane Chamekh avait passé de longs mois à meubler le bureau. Il y avait installé les plus luxueux salons en cuir et en velours ainsi que les plus chères tapisseries kairouanaises. Il avait décoré ses hautes fenêtres avec les plus luxueux rideaux. Quant aux murs restés libres, il y avait accroché des tableaux de maitres parmi les plus chers, signés par des artistes de grande réputation aussi bien sur la scène nationale qu'internationale. Le bureau était ainsi devenu plus imposant que celui d'un ministre.
Il avait vraiment la volonté d'afficher toute son indifférence. Mais, à la dernière seconde, quand il allait juste ouvrir la porte, il se senti semblable à une tour en train de s'écrouler. Il ne put, alors, résister à l'envie de se retourner et de poser la question :
- "Et savez vous qui va prendre ma place ?"
Et l'huissier de répondre avec un sourire dévoilant la couleur jaune de ses dents :
- "Si Amine Saket".
Le Haikuteur – Tunis-Halfaouine
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*Si devant un nom propre (dans le dialectal tunisien) est un signe de respect, une sorte de titre (sidi) et parfois de moquerie
* Les Bouzguellifs : la racaille
1 commentaire:
"il n'y avait point de force dans ce monde qui puisse empêcher l'extinction de l'hiver et l'éclosion des fleurs du printemps"
Cette phrase est très belle , les photos sont bien elles aussi , comme le texte ...
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