jeudi 20 mars 2008

L'Amour, …à son début…

Mon année sur les ailes du récit / texte 07 sur 53/ 21 mars 2008




L'Amour, …à son début…*
Au club de la nouvelle "Abul Qassim Chebbi" de Tunis, à tout créateur ayant participé à ses activités depuis sa création en 1961


"S'il vous plait Si Nasser, ne vous moquez pas de moi ! Ne vous moquez pas de tous les nouveaux débutants que nous sommes. C'est juste pour la forme que Vous nous donnez ces formulaires ! Comment voulez vous que nous écrivions des textes répondant strictement à toutes ces exigences techniques ? Comment voulez-vous, après tous ces critères que vous venez d'énumérer, que nous nous aventurions à entrez en compétition avec vous ?
Et puis avec qui voulez-vous que nous concourrions, alors que nous ne sommes membres du club que depuis le début de l'année ? Avec vous ? Avec Le grand maitre Mounir Aref ? Avec Mahmoud Belaid, Ahmed Mamou, Nafla Dhab, Youssef Abdelati et je ne sais qui des autres membres va encore concourir ?
Croyez-vous qu'en publiant l'annonce sur les journaux et en insistant sur la valeur financière exceptionnelle de ce nouveau prix, tous ceux qui ont cessé d'écrire ne vont pas être tentés de revenir pour participer au concours ? Pourquoi, alors, mettez-vous ce formulaire devant moi ? Pour me mettre face à mon incapacité ? Ou bien pour m'entendre reconnaître que même en ayant votre âge, je suis loin de faire le poids devant vous ?"
Ainsi réagit Hamadi Rejeb, lorsque Nasser Toumi lui remit le formulaire de candidature au nouveau concours, lancé par le club de la nouvelle Aboul Qassim Chebbi. Une réaction, apparemment, sans raison convaincante, mais dont la charge et l'emportement traduisaient une douleur sincère.
Il se dressa, brusquement, avec la ferme intention de sortir de la salle de réunion et de boycotter définitivement les activités du club, n'eut été l'intervention d'Ahmed Mammou qui présidait la séance et qui l'arrêta net pour clarifier avec son habituel tact et sur un ton à la fois diplomatique et intransigeant :
- "Vous pouvez vous en allez quand vous voulez, Si* Hamadi. Mais il est de mon devoir d'expliquer à tout le monde la noblesse de nos objectifs, la sincérité de nos intentions et l'authenticité de nos traditions ancestrales dans ce club unique en son genre dans le monde arabe, surtout de par sa transparence et la régularité de ses activités…"
Les explications du président de séance n'étaient pas encore terminées que le calme revint à la salle de réunion et qu'un chaleureux sentiment de fraternité et d'amour pur et partagé emplit les cœurs des présents. Hamadi Rejeb s'empressa d'embrasser Nasser Toumi lui présentant toutes ses excuses, sans tout à fait croire tout ce qu'il venait d'entendre :
" Moi, Hamadi Rejeb, traité au club de la nouvelle sur un même pied d'égalité avec Mounir Aref, Radhouane El Kouni et les autres ? Moi qui ne suis venu qu'en spectateur ? Moi qui n'espérais rien de plus que m'asseoir à coté de l'un d'eux ?
Moi, Hamadi Rejeb, capable de commencer, dès à présent, à écrire une nouvelle ? Et ma nouvelle pourrait même décrocher le prix ?


"L'amour, dieux vous chérisse, à son début, est plaisanterie et, à sa fin, est sérieux".

*****
En fin de séance, alors qu'il sortait du club avec d'autres nouveaux membres, le Haikuteur lui dit sur un ton mi amusé, mi sérieux :
- " Ne crois surtout pas ceux qui te font peur en te racontant des histoires sur ces techniques du récit. Ne te casse pas la tête avec ces théories désuètes. Il n'y a pas plus simple que d'écrire une nouvelle : tu prends ton ordinateur…
Et Hamadi Rejeb de l'interrompre en expliquant qu'il n'avait pas d'ordinateur et qu'il ne connaissait rien à l'informatique. Mais le Haikuteur persistait à vouloir le convaincre que l'écriture d'une nouvelle répondait à une recette d'une simplicité déconcertante, même sans ordinateur :
- Primo : tu prends un stylo et du papier. Secundo : tu t'assieds à ton bureau en te concentrant bien comme il faut. Tertio : tu écris ta nouvelle et quarto : tu participe au concours et voilà tout !


*****

Sans blagues : Hamadi Rejeb sentait une envie, un réel besoin, d'écrire une nouvelle, indépendamment de la participation ou non au concours. Pourquoi, alors, n'essaierait-il pas ? Et s'il se trouvait capable d'écrire, dans ce genre, des textes convaincants, pourquoi ne participerait-il pas ? L'essentiel n'étant point d'obtenir le prix, mais de franchir un premier pas sur une nouvelle voie.
Il prit un stylo et du papier et s'assit à la table de la cuisine, tentant de se concentrer. Ainsi, deux étapes étaient franchies sur le chemin de la création de sa nouvelle. Il restait la troisième : écrire la nouvelle proprement dite. Comment le ferait-il ? Voici la véritable difficulté !
Il se tritura les méninges pendant toute une heure. Il se prépara un café noir, sans sucre. Il fuma le tiers de son paquet de cigarettes. Il faillit reconnaître son échec avant d'écrire le moindre mot. Mais il se souvint que l'un des membres du club commençait toujours par la création des personnages de sa nouvelle. Il en décrivait les traits caractéristiques puis, à la lumière de ces traits, il construisait toute l'histoire. Pourquoi ne ferait-il pas comme lui ? Une vraie bonne idée ! Un débutant, dans n'importe quel domaine, doit toujours prendre exemple sur ceux qui l'ont précédé ou qui sont plus expérimentés que lui.
Il commença à réfléchir : Comment créer un personnage de récit ? Ce n'était pas aussi facile que cela en avait l'air. Il se tritura une seconde fois les méninges, se prépara un second café, toujours sans sucre et fuma le second tiers de son paquet de cigarettes. Mais ne trouva aucun personnage.
De l'imitation à l'emprunt il n'y avait qu'un pas qu'il décida de franchir pour essayer. Qui dit que l'opération ne passerait pas inaperçue ? Des centaines de plagiats sont commis chaque jour. Et les intéressés n'en découvrent qu'un sur cent. Voici qu'il lui souvient d'une nouvelle de Mahmoud Belaid où il était question de toute une cinquantaine de "Hamadi"*. S'en apercevrait-il s'il lui en piquait seulement trois ?
Il griffonna sur sa feuille blanche trois lignes bien espacées. Sur la première ligne Hamadi premier, sur la seconde ligne Hamadi deuxième et Hamadi troisième sur la troisième. Il se mit ensuite à bien regarder sa feuille et fut pris par une peur terrifiante. Ce serait clair, rien qu'aux noms des personnages, que la nouvelle était dérobée. Voici un nouvel os qu'il ne savait comment contourner.
Il se tritura une nouvelle fois la cervelle. Il se prépara un nouveau café noir, toujours sans aucun morceau de sucre. Il fuma le troisième tiers de son paquet de cigarettes. Et, comme il était une heure passée du matin, et qu'il ne trouvait toujours pas la moindre astuce pour repousser les accusations de plagiat qui seraient portées contre son texte, il laissa tout sur la table de la cuisine et entra dormir.

*****

Aucun membre du club n'allait croire que Hamadi Rejeb était réveillé en pleine nuit par une idée à même de sauver sa nouvelle. C'était pourtant la pure vérité ! Il se rappela, alors qu'il pressait le pas en direction du "Hammas"* du cartier, pour s'acheter des cigarettes, d'une déclaration faite à la télévision par un écrivain qui disait n'avoir été convaincu de son aptitude à l'écriture littéraire que le soir où il fut réveillé par l'idée d'un nouveau texte!
Ainsi, Hamadi Rejeb n'avait plus aucun doute qu'il était devenu apte à l'écriture littéraire. Son idée était d'une extrême simplicité. Il allait changer les noms des "Hamadi". Et, ainsi, personne ne s'apercevrait du vol. Et puisque c'était la première fois qu'il allait écrire une nouvelle, il s'avisa d'immortaliser cet événement en conservant toutes les feuilles qui auraient servi à l'écriture de son texte comme se conservaient les documents comptables des transactions immobilières dans l'agence qui l'employait.
Il prit donc une boite d'archives et un ensemble de chemises et rangea la feuille des "Hamadi" dans une chemise qu'il appela "premier essai : Les Hamadi". Et, pour effacer de sa mémoire toute trace de cette première version, il lava son cendrier, l'essuya et remplaça le café noir par un thé au lait, à l'anglaise, avec un peu de sucre. Et le voilà qui s'asseyait, se concentrant, de nouveau, sur sa nouvelle.
Sur sa nouvelle page blanche, il écrivit trois nouvelles lignes, exactement sur les traces en creux laissées par les trois lignes de la feuille classée. Mounir premier sur la première ligne, Mounir second sur la deuxième lige et, sur la troisième, Mounir troisième. Il prit un peu de recul pour bien regarder ce qu'il venait d'écrire, mais ne fut pas convaincu de la disparition de toute ressemblance entre ses "Mounir" et les "Hamadi" de Mahmoud Belaid !
"Ce qui me manque c'est un ordinateur, pensa-t-il. Si j'en avais un, tout ceci ne m'arriverait pas." Il prit la nouvelle feuille et toutes celles qui, en dessous, portaient les traces en creux et leur consacra une nouvelle chemise qu'il classa dans la boite d'archives. Il se dit que s'il allégeait sa main sur le stylo au moment d'écrire, il lui serait possible d'empêcher que les personnages esquissés sur la feuille au dessus ne déteignent sur ceux des feuilles en dessous, quand il déciderait de changer quelque chose à sa rédaction.
Les membres du club pourraient bien en sourire autant qu'ils le voudraient, mais il découvrit aussi que, comparé au café noir sans sucre, le thé au lait était beaucoup plus à même d'aider à la construction des personnages. La preuve en était que, dès qu'il but deux gorgées de son thé et bien avant d'éteindre sa seconde cigarette, il eut l'idée de changer les numéros des "Mounir" par des noms de familles bricolés n'importe comment. Ainsi, Mounir premier devint Mounir Abou Rejeb, Mounir second Mounir Ben Aref et Mounir troisième Mounir Abdel Sami'a.
Il ne restait de la ressemblance avec les "Hamadi" de Belaid que le rapport de ses personnages avec les ruelles de la vieille Médina*. Et Rien de mieux que le thé au lait pour résoudre le problème. Effectivement ! Il avala, en une seule gorgée, tout ce qui restait dans son verre de thé et la solution arriva tout de suite : Mounir Abou Rejeb travaillait dans une agence immobilière à El Manar2 et habitait à El Omrane Supérieur. Mounir Ben Aref était l'opticien dont l'officine se trouvait juste de l'autre coté du boulevard, en face de l'agence immobilière. Quand à Mounir Abdel Sami'a, c'était le vieux propriétaire du café où Mounir Ben Aref avait l'habitude de s'attabler avec un cercle d'hommes de culture et que Mounir Abou Rejeb avait commencé à fréquenter depuis un peu plus de deux mois pour surveiller les moindres faits et gestes de Mounir Ben Aref, sans que ce dernier ne s'en rende compte.

*****

Ainsi prit fin toute ressemblance avec les "Hamadi". Pour s'en convaincre, Hamadi Rejeb pensa présenter ses personnages travestis à Mahmoud Belaid lui-même afin de voir s'il allait se rendre compte du fait qu'ils n'étaient, à l'origine, que des "Hamadi" dont les traits furent totalement changés afin d'effacer toute trace de plagiat. Mais il préféra terminer d'abord sa nouvelle pour la lui lire, ensuite, le défiant secrètement de se rendre compte de l'emprunt.
Sa montre affichait sept heures du matin quand sa femme, Aida Hassine, rentra de son travail à la clinique. Lui aussi avait passé une nuit blanche. Et, sans compter les chemises classées, ses efforts lui avaient rapporté un nouveau brouillon dont il pouvait facilement tirer trois pages nettes. Belle moisson !
Il rangea ses papiers en vitesse et alla accueillir sa femme. Il ne lui laissa aucune occasion de lui poser la question sur ce qu'il faisait, réveillé, à cette heure-ci, lui qu'elle avait toutes les difficultés à réveiller sans user de toute sa force.
Ce matin là, la fierté que lui procurèrent ses réalisations littéraires lui ôta tous les doutes qu'il avait dans la fidélité de sa femme. Aussi la déshabilla-t-il et se faufilèrent-ils, nus, sous la couverture s'abandonnant, tout de suite, à un sommeil profond et fort réparateur.

Que d'auteurs, que de récits, que de personnages sont passés devant les yeux de ce fervent serviteur de la culture au club de la nuvelle Abul Qassim Chebbi ! Am Mohamed Jabri, mémoire des lieux depuis 1959, soit deux ans avant la création du club en 1961

*****

Aucun membre du club ne s'attendait à ce que Hamadi Rejb changeât aussi spectaculairement d'opinion. Il était le premier à remplir son formulaire d'engagement pour la participation au concours. Dans la case réservée au titre provisoire de la nouvelle, il était écrit : "Quelque chose sur la conscience de Mounir".
Nasser Toumi attira son attention sur la nécessité de bien vérifier ce titre qui lui rappellerait un roman de l'égyptien Ihsen Abdel Qoddous. Il lui conseilla de le changer avant de déposer son texte. Mais, à part cette remarque, tout le monde accueillit sa candidature avec satisfaction. Pour lui exprimer son soutien et ses encouragements, Mahmoud Belaid lui donna même un surnom : "le porte drapeau des nouveaux membres".
Ah s'il savait dans quelle marmite Hamadi Rejeb avait cuisiné les personnages de sa nouvelle promise.
Avant la fin de la séance, tomba une information très encourageante. Non seulement pour Hamadi Rejeb, mais encore pour nombre de membres beaucoup plus expérimentés que lui. Dans une communication téléphonique avec le président du club, le grand écrivain Mounir Aref annonça que, suite à une demande des cercles officiels, il acceptait la proposition le désignant président du jury du concours. Ce qui voulait dire qu'il ne pouvait plus y participer en tant que candidat.
L'information apporta un grand soulagement à un nombre considérable de membres du club qui avaient hésité à participer. Car la simple implication de ce nouvelliste d'exception dans la compétition, tranchait logiquement les résultats en sa faveur. Qui pouvait on bien imaginer d'autre que cet écrivain de renommée, à la stature internationale, pour être lauréat de ce prix ?
*****
La joie de Hamadi Rejeb ne dura pas davantage que le temps qu'il passa à relire la dernière version du brouillon de sa nouvelle. Il laissa son café sans en avoir bu la moitié, s'installa, inquiet, derrière le volant de sa voiture et démarra pour rentrer, tout de suite, chez lui. Il paraitrait que l'ambiance du café ne lui était pas du tout favorable. Sa part d'inspiration littéraire ne semblait pas concernée par la fréquentation des cafés du centre ville. Elle nicherait plutôt dans la cuisine de sa maison à la cité El Omrane Supérieur.
Il lui était apparu, à travers cette nouvelle lecture, que son texte nécessitait encore des efforts beaucoup plus soutenus que ce qu'il avait déjà fourni jusque là. Il y avait même décelé deux lacunes d'une gravité certaine. La première était que la nouvelle ne comportait encore qu'un seul des éléments nécessaires à la construction du récit : les personnages. Alors que le plus important dans l'écriture d'une nouvelle, ce sont les événements et non les personnages.
Quant à la seconde tare, qui était la plus grave, elle consistait en cette similitude entre le personnage de Mounir Ben Aref et la personne du grand écrivain Mounir Aref, d'une part, et de l'autre, celle entre le personnage de Mounir Abou Rejeb et la propre personne de l'auteur.
Comment ne s'était-il rendu compte de ces maudites erreurs, qu'en cette sinistre nuit ? Pourquoi maintenant, après son engagement à présenter sa candidature et après cette lourde responsabilité que lui conférait désormais ce surnom de "porte drapeau des nouveaux membres"?
Non ! Il n'était pas nouvelliste et n'avait jamais projeté de le devenir. D'ailleurs, jamais il n'arriverait à terminer ce texte. Et ce serait un retentissant scandale. Aussi prit-il sa décision de renoncer tout de suite. Il sortit son téléphone portable et se mit à chercher le numéro de Nasser Toumi pour lui demander de faire abstraction du formulaire qu'il venait de lui remettre. Mais ayant vu un policier qui réglait la circulation au carrefour, il rangea son portable et renonça à la communication.

*****

Aida Hassine savait qu'il arrivait à son mari de rentrer tard, le samedi, en raison de ses activités au club de la nouvelle. Elle lui laissa son diner sous une large serviette blanche, couvrant la moitié de la table. Sur la serviette, elle lui laissa un petit mot : "Si je ne te rencontrais pas dans la cité je partirais en taxi… A demain matin, mon amour". Et elle partit travailler à la clinique.
En lisant le petit papier, sans y toucher, Hamadi Rejeb esquissa un sourire jaune. Sur un ton de défi, et comme pour répondre à son épouse, Il balbutia : "Malgré toi, ma chérie, malgré le prix du taxi, je réussirai à terminer cette putain de putain de nouvelle. Et, quoi qu'il arrive, je ne renoncerai jamais à ma candidature." Et il s'attabla de l'autre coté, n'ayant pas le temps pour dîner ce soir.
Rien de tel que les cigarettes et le thé au lait pour soigner les textes avariés. Il vérifia le bon rangement de ses brouillons dans la boite d'archives, installa son "artillerie" et s'assit, en se concentrant bien comme il faut, pour se mettre au travail.
La pratique avait fini par le convaincre que l'écriture était travail bien organisé, et la création endurance des douleurs de la gestation et de l'accouchement. "Tels sont les principes régissant, en tout temps, les rapports des grands écrivains à l'écriture". Ainsi disaient les plus anciens. Et il n'avait plus qu'à se comporter comme eux.
Pour Hamadi Rejeb, la technique était maintenant connue. Et il avait suffisamment d'expérience pour teindre n'importe quel personnage au point d'en effacer tous les traits initiaux faisant en sorte que personne n'en reconnaisse plus l'origine.
En un tour de mains, Mounir Ben Aref devint Mounir El Ghoul*. Son officine fut transférée de la cité El Manar où elle existait effectivement à la cité El Omrane Supérieure où il n'y avait jamais eu d'opticien. De même, Mounir Abou Rejeb devint-il Mounir Bousatour*. Et pour mieux brouiller les pistes qui conduiraient à sa personne, Hamadi Rejeb fit de ce personnage le gérant d'un débit de tabac journaux situé juste en face de l'opticien. Et ce débit n'avait, bien évidemment, aucune existence réelle.
Quant à Mounir Abdel Sami'a, son personnage référait à un pauvre homme dont on n'espérait plus le moindre profit ni ne craignait le moindre mal. Aussi décida-t-il de le laisser tel quel pour statuer, plus tard, sur son sort. Peut-être lui trouverait-il un rôle important à la fin du récit !
Il pouvait maintenant se consacrer à l'invention de quelques événements pour son histoire. Voici le plus important. Il fuma deux cigarettes, en réfléchissant, puis écrivit :
"Mounir El Ghoul était un homme méchant, un coureur de jupons ne respectant pas les femmes des gens. Il leur offrait des roses pour ensuite piétiner leur honneur afin de raconter ses aventures avec elles aux habitués de son cercle du café de Mounir Abdel Sami'a. Ainsi les démasquait-il sans même changer leurs noms. Il donnait même les adresses exactes qui permettraient d'atteindre ces femmes et inciteraient certains à tenter avec elles le même genre d'aventure."
Il plongea dans ses rêveries le temps de fumer trois autres cigarettes, avant d'écrire :
"Mounir Boussatour était un homme bon et affectueux, un mari fidèle qui aimait religieusement sa femme. Mais les aléas de la vie le privèrent de la compagnie de sa bienaimée tout au long des heures où tous les autres hommes jouissaient de la compagnie de leurs épouses. Ainsi, Satan trouvait-il la voie libre pour lui souffler tout ce qui était de nature à appeler le doute et chasser la certitude. Des faits qu'il ne pouvait absolument pas donner pour certains, mais qu'il n'avait aucun argument concret pour en nier franchement l'existence."
Il tenait, malgré sa grande fatigue et la fin de sa boite de cigarettes, à relire encore une fois son nouveau brouillon. Il trouva sa rédaction pas mal du tout, mais reconnut que son texte appelait encore davantage d'efforts.
Car, s'il n'était plus possible de reconnaître Mounir Aref en Mounir El Ghoul, ni de deviner la ressemblance entre la personne de l'auteur et le personnage de Mounir Boussatour, sa nouvelle manquait encore d'un vrai événement qui ferait exploser la situation, y installerait le suspens et accaparerait continuellement l'attention du lecteur.
Il se força tyranniquement à continuer et écrivit :
"Mounir Boussatour menait la vie d'un lecteur ordinaire qui adorait la lecture, jusqu'au jour où le hasard le conduisit à une table, au café de Mounir Abdel Sami'a, d'où il pouvait entendre tout ce qui se disait dans le cercle de l'écrivain Mounir El Ghoul."
Hamadi Rejeb reconnut en ce paragraphe un bon début pour l'émergence d'un bon événement. Mais il ne pouvait plus tenir le stylo pour enrichir davantage son récit. Il s'en occuperait après quelques heures de repos.
" Ne me réveille pas, mon amour, j'ai dormi à six heures du matin". Il accrocha son petit mot sur la porte du salon et dormit sur le divan, laissant à Aida Hassine toute la chambre à coucher.

*****

Quand il se réveilla de ses cauchemars, les rayons du soleil amplifiés par les vitres de la fenêtre se concentraient sur l'endroit du divan où fut posée sa tête. Il était deux heures passées de l'après-midi. Et sa tête lui faisait terriblement mal. Et pourtant, rien n'accaparait l'attention de Hamadi Rejeb que les événements à inventer pour enrichir sa nouvelle.
Sa femme dormait encore. Son dîner était encore sur la table de la cuisine couvert par la même serviette blanche. Mais le petit mot avait été changé : "qui laisse son dîner au lendemain… gagne un déjeuner… Laisse-moi me réveiller à mon aise… plein de bisous mon chéri."
Il avait très faim. Alors il avala tous les macaronis que contenait la soupière, ne prêtant aucune attention à cet arrière goût de pourri qu'il y trouvait. Il mangea en même temps tout le pain. Mais quand il réinstalla ses papiers sur l'autre moitié de la table et entama sa concentration pour se remettre au travail, il se rendit compte qu'il n'avait plus aucune cigarette et décida de sortir pour en chercher une nouvelle boite.
Aida Hassine avait l'habitude de ramener, de temps à autre, un bouquet de fleurs comme celui qu'elle n'avait pas trouvé la force de ranger dans un vase et qu'elle avait laissé là, à côté de la porte d'entrée. Elle lui avait toujours expliqué que certains malades de la clinique "Echchifa" où elle travaillait, en recevaient plus que leurs chambres ne pouvaient en contenir. Alors ils en distribuaient le surplus aux infirmières qui s'en occupaient. Mais la carte que sa femme avait, cette fois-ci, oublié de retirer du bouquet, ne lui laissa aucunement le choix de croire à ses allégations.
Voici la preuve irréfutable que sa femme bafouait son honneur alors qu'il croyait qu'elle ne travaillait la nuit que pour l'aider à faire face aux conditions difficiles de la vie. Cette carte lui était en effet très connue. Il en avait obtenu une copie, directement de l'intéressé, de cet homme qu'il rencontrait maintenant presque toutes les semaines, auquel il parlait et dont il connaissait absolument tout. Il s'agissait en fait de l'écrivain Mounir Aref. Eh oui ! Et comme si la carte à elle seule ne suffisait pas à incriminer Aida Hassine et son écrivain écervelé, voici qu'il y était griffonné, au stylo à encre verte de Mounir Aref, dont l'écriture ne lui était plus étrangère : "sur les ailes de mon amour sincère".
Le monde s'assombrit devant les yeux de Hamadi Rejeb. Il faillit crier : "réveillez-moi de ce cauchemar". Il prit la carte et courut vers l'armoire où étaient rangés certains de ses livres. Il en tira le recueil de nouvelles de Mounir Aref, où il trouva la même carte à la page qui contenait la nouvelle intitulée "La chemise de nuit". Un récit où Mounir Aref parlait, à la première personne, de son aventure avec l'infirmière Aida Hassine qui travaillait précisément à la clinique "Echchifa" et qui y assurait la vacation de nuit, au moment où il y était, lui-même, admis pour un léger malaise.
Il lut le paragraphe qui relatait avec force détails comment l'auteur avait charmé l'infirmière qui s'abandonna à lui dans sa chambre, comment il fit avec elle ce qu'ils firent et comment elle lui laissa sa chemise de nuit rouge en souvenir.
Brusquement la confusion s'installa en lui entre la personne et le personnage, entre la nuit et le jour, entre le réel et l'imaginaire, entre le vécu et les hallucinations.

*****

Qui était celui qui ouvrit sur sa femme la porte de la chambre à coucher ? Hamadi Rejeb ou Mounir Boussatour ? Tout ce qu'il savait était qu'il fut émerveillé de la capacité qu'avait Aida Hassine à dormir avec autant de quiétude après une nuit passée à piétiner son honneur avec Mounir El Ghoul ou Mounir Aref.
Il fallait, maintenant, qu'il fasse tout pour que celui qui allait découvrir le spectacle, plus tard, s'émerveille à son tour du sang froid avec lequel Hamadi Boussatour allait égorger son épouse. Il fallait aussi qu'aucune trace du crime qu'il allait commettre n'apparaitrait sur son visage quand il sortirait dans la rue. Il devrait savoir affronter tous ceux qu'il rencontrerait en chemin avec une voix douce et des traits inspirant la quiétude la plus totale.
Le coutelas était prêt depuis des semaines. Hamadi Rejeb l'avait caché derrière les piles de journaux invendus que le distributeur n'avait encore pas repris. Il était environ huit heures du soir. Cette avenue de la cité Elomrane supérieure était presque vide après que tous ses habitants eurent regagné leurs maisons et concentré toute leur attention sur le nouveau feuilleton télévisé.
Mounir El Ghoul avait l'habitude de ne quitter son officine qu'une demi-heure après le départ de ses employés. Et voici qu'ils étaient tous partis. Les lumières de la vitrine étaient éteintes et le rideau de fer à moitié baissé. Mounir Boussatour regarda à droite et à gauche, ferma bien la porte en fer forgé de son débit et traversa rapidement la rue pour s'incliner sous le rideau de fer avant de disparaître dans la boutique de son voisin.
Il referma derrière lui la porte en verre et, de sa voix calme et sereine, appela le maitre des lieux:
- Si Mounir…!
L'écrivain Mounir Aref sortit de son bureau pour accueillir chaleureusement son camarade du club de la nouvelle, sans toutefois cacher son étonnement de voir Hamadi Rejeb débarquer chez lui à cette heure-ci, entrant à son officine malgré le rideau de fer baissé. Mais Mounir Boussatour ne lui laissa point le temps de comprendre quoi que ce soit. Il sortit son coutelas qui était caché sous son manteau et lui trancha la tête d'un coup sec et rapide, exactement comme il le fit pour sa femme.
Quand il sentit le sang de son rival gicler abondamment sur son visage et ses vêtements puis sur les vitrines, quand il vit ce corps s'écrouler par terre, Hamadi Rejeb sentit une envie folle de continuer à le poignarder pour assouvir pleinement sa soif de vengeance. Il se mit alors à genoux pour lui asséner une infinité de coups de son coutelas, jusqu'à ce que le cadavre fût totalement inerte.
Alors, et seulement alors, Hamadi Rejeb reprit conscience et réalisa ce qu'il fit exactement de sa femme et de l'amant de sa femme. Aussi fut-il pris d'une peur terrible. Il ne voyait plus, pour sortir du sale pétrin où il s'était engouffré, que la fuite en avant. Et devant lui, il n'y avait maintenant que le suicide pour rejoindre les deux êtres qui avaient souillé son honneur.
Il sortit de la poche intérieure de son manteau sa nouvelle intitulée "quelque chose sur la conscience de Mounir". Il en avait terminé la rédaction, de tout sang froid, avant de sortir pour exécuter le second acte de sa vengeance. Il éparpilla sur le cadavre de Mounir Aref des feuilles noircies d'une si belle écriture, leva haut son coutelas encore dégoulinant de sang et le laissa s'abattre rapidement sur sa poitrine, juste au niveau de son cœur.
Quand la police allait arriver, sa Nouvelle serait intégrée au dossier de l'affaire. Et l'Histoire reconnaitrait à Hamadi Rejeb, que même s'il était mort en criminel après avoir vécu avec un honneur bafoué, ce fut lui qui démasqua la vérité de Mounir Aref. Ce nouvelliste qui n'écrivait que par pure oisiveté, juste pour immortaliser ses orgies et enregistrer ses atteintes à la pudeur des femmes et à l'honneur des hommes.

Il leur offrait des roses pour ensuite piétiner leur honneur

*****

Finie la nouvelle ! Ou, peut-être, pas encore ! Hamadi Rejeb ne crut pas ses oreilles quand le téléphone sonna dans la chambre à coucher. Il était encore là, bien vivant, assis dans sa cuisine à relire le brouillon de sa nouvelle dans sa dernière version. Ses larmes coulaient abondamment l'empêchant presque de distinguer les lignes et de reconnaître les mots.
Voici la voix de sa femme répondant, toute effrayée et endolorie, au téléphone. Ouf ! Le revoilà, enfin, véritablement ramené à l'état de conscience. Aussi triste que puisse être la nouvelle que son épouse apprenait au téléphone, elle ne pourrait lui ôter sa joie de n'avoir commis de crime que dans son imagination. Mieux, le temps passé à imaginer ce qu'il avait imaginé lui aurait procuré quelque soulagement, comme s'il avait réellement vengé son honneur.
*****
Aussitôt sa communication téléphonique terminée, l'épouse de Hamadi Rejeb courut, désemparée, à la cuisine, lui annoncer la nouvelle:
- Oh mon dieu, Hamadi ! Tu as vu le bouquet de fleurs ? Eh bien l'homme qui me l'a offert, vient juste de décéder.
La tête sur le point d'éclater, Hamadi Rejeb se dressa :
- De grâce, ne me rend pas fou ! Qui a tué Mounir Aref ? Comment était il mort ?
Surprise par l'état d'affolement dans lequel elle avait découvert son mari, Aida Hassine tenta de maitriser sa propre effervescence pour lui répondre calmement :
- Mais qui est donc ce Mounir Aref ? Le mort a pour nom Mounir Abdel Sami'a. Tu le connais bien, puisque c'est le propriétaire du café juste en face de l'agence où tu travailles. On l'a opéré d'urgence ce matin et il est mort sous l'effet de l'anesthésie !
Ce fut juste à cet instant que Hamadi Rejeb se réveilla d'une sorte de coma psychique qui avait duré plus de trois mois. La ressemblance entre le réel et l'imaginaire pouvait-elle en arriver à ce point ? Mais était-il vrai que sa femme ne connaitrait point Mounir Aref ? Qu'est ce qui le prouverait ? Ou bien qu'est ce qui prouverait, au contraire, la véracité des révélations que comportait la nouvelle de Mounir Aref ? Qu'est ce qui prouverait que le nom d'Aida Hassine, sa profession et le nom de la clinique où elle travaillait n'étaient pas un pur produit de l'imagination de Mounir Aref ?
Qu'est ce qui empêcherait Hamadi Rejeb de croire que toute ressemblance entre la réalité et les faits, personnages et lieux évoqués dans "La Chemise de nuit", n'était que pur fruit du hasard? Et pourquoi ne croirait-il pas sa femme, lui qui avait maintenant expérimenté les mille et une recettes pour inventer, à partir de rien, des personnages et des événements ?
Il n'était plus important de la croire ou pas. Le plus important était maintenant qu'il prenne enfin conscience du fait que l'écriture littéraire n'était pas un simple moyen pour un auteur d'évacuer ses problèmes personnels.
Le plus important était maintenant de prendre définitivement sa décision de renoncer à participer au concours. Il garderait tout le contenu de sa boite d'archives qu'il conserverait secrètement, juste pour le souvenir. Plus tard, il lui serait, peut-être, possible de décider s'il voulait ou non devenir un vrai membre du club de la nouvelle, s'il était ou non prêt à entamer effectivement, et sans complexes, un parcours d'écrivain.

*****

Avant de ramasser ses papiers pour les classer dans la boite d'archives, il relut à nouveau le dernier chapitre. La fin de la nouvelle ne lui plut pas. Qu'à cela ne tienne ! Il la réviserait si les circonstances lui permettaient de revenir à tous ces brouillons.
Quand il releva la tête, Aida Hassine avait déjà commencé à laver les légumes pour préparer le dîner. Mais Hamadi Rejeb qui était satisfait de sa décision d'abandonner définitivement l'écriture, eut l'impression que sa vie conjugale paisible lui était rendue après un long veuvage. Il laissa tomber ses papiers et se dirigea vers sa femme avec tout ce qu'il éprouvait de joie et de désir. Il la saisit affectueusement par les épaules, la prit dans ses bras par derrière et lui chuchota tendrement de fermer le robinet, ce qu'elle fit. Il la souleva, alors, sur sa poitrine, la laissant agiter joyeusement ses jambes en l'air et courut à la chambre à coucher où il la jeta sur leur lit :
- Ce soir nous ferons la fête de la plus belle des manières. Change-toi vite et fais-toi belle. Je t'invite à dîner dans un restaurant sur la plage.
Installée confortablement dans le siège de droite, Aida Hassine ouvrit, machinalement le coffre, comme d'habitude, histoire de vérifier que son mari n'avait pas oublié les papiers de la voiture à la maison. Quelle ne fut sa stupeur d'y trouver un grand poignard comme elle n'en avait jamais vu pareil. Tremblante, elle le prit dans ses mains et le montra à Hamadi Rejeb en criant :
- C'est quoi çà, Hamadi ?
Quand Hamadi Rejeb vit le poignard dans les mains de son épouse, tout se brouilla à nouveau dans son esprit. Le dernier grain de raison qui lui restait dans la cervelle se mit à trembler. Il le vit qui prenait la forme d'une colombe blanche. La colombe blanche brisa son collier, lui sortit du crâne et lui chuchota à l'oreille ce roucoulement :
- "L'amour, dieux vous chérisse, à son début, est plaisanterie… L'amour, dieux vous chérisse, à son début est …"
Et la colombe de s'envoler planant à une courte distance de Hamadi Rejeb, comme pour l'entrainer en direction de la place principale de la cité. Elle ne cessait de roucouler de plus en plus fort, ameutant les habitants de la cité El Omrane Supérieur dans son ensemble :
- "L'amour, dieux vous chérisse, à son début, est plaisanterie… L'amour, dieux vous chérisse, à son début est …"
Hamadi Rejeb ne pouvait alors qu'abandonner sa femme dans la voiture pour se mettre à courir après sa colombe, tentant de la rattraper, ou du moins, de la faire taire. Mais le roucoulement de la colombe affranchie et les lamentations de son captif poursuivant réveillèrent tous les voisins. Les fenêtres s'ouvrirent et tous sortirent pour le regarder trotter et sautiller derrière sa colombe, la suppliant de revenir :
- S'il te plait, reviens. N'aie pas peur. Jamais je ne t'égorgerai. Ce poignard n'est pas à moi, je te le jure… c'est Mounir Boussatour qui le cacha, à mon insu, dans le coffre de ma voiture… Il avait des comptes à régler avec l'amant de sa femme…
Pour toute réponse, sa colombe n'avait que ce roucoulement dont l'écho demeure, à ce jour, perceptible dans la cité :
- "L'amour, dieux vous chérisse, à son début, est plaisanterie… L'amour, dieux vous chérisse, à son début est …"





Le Haikuteur – Tunis


* La version intégrale du titre est : "L'amour, dieux vous chérisse, à son début, est plaisanterie et, à sa fin, est sérieux". C'est, en effet, ainsi que commence le livre d'Ibn Hazm : "le collier de la colombe" – Si devant un nom propre est une marque de respect (sidi) – L'écrivain Mahmoud Belaid, connu pour être le chantre de la Médina de Tunis, avait effectivement lu, au club, une nouvelle avec plusieurs personnages portant le nom de Hamadi. "Je la développerai pour atteindre 50 Hamadi" avait-il répondu en plaisantant à un certain critique – Hammas: vendeur de fruits secs – Mounir El Ghour : Mounir l'ogre – Mounir Boussatour : Mounir au coutelas.

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