jeudi 3 avril 2008

L'envie de Mariem

Mon année sur les ailes du récit / texte 09 sur 53/ 04 avril 2008
L'envie de Mariem

"…L'envie de ta fille, homme"
Ainsi sa femme lui rappela-t-elle une promesse ferme qu'il avait faite. Comme chaque jour, elle lui posa la question :
- ont-ils versé, homme ?
Et lui de répondre, enfin :
- "oui, ils ont versé".
Le rappel tomba, exactement au moment demandé, sous forme de réplique théâtrale programmée à l'avance. Il prononça sa phrase convenue :
- "oui ils ont versé",
Et elle lui répliqua :
- "Alors souviens-toi de l'envie de ta fille, homme".
Voilà trois mois qu'il avait fait une promesse ferme à Mariem. Depuis, deux versements de salaire avaient été effectués sans qu'il n'arrive à tenir sa promesse.
A chaque fois qu'un versement était effectué sans que la promesse ne fusse tenue, Mariem en acceptait le report, embrassait son père sur le front et se terrait dans son triste silence, attendant le versement à la fin du mois suivant.
Mariem avait gardé son envie bien enfouie dans son cœur, de longs mois durant. Quand elle l'avait enfin exprimée, au début de l'année scolaire, son père fut attendri. Il lui en promit la réalisation, mais à la condition qu'elle obtienne sa moyenne dans les examens du premier trimestre.
Mariem patienta pendant trois longs mois fournissant, silencieusement, tous les efforts dont elle était capable. Son père en arriva à oublier sa promesse. Le jour où le facteur apporta le bulletin trimestriel de notes, elle se hâta d'ouvrir l'enveloppe et lui tendit le relevé des ses notes :
- Lis papa ! De combien est, donc, ma moyenne ?
Il lut à haute voix : "Dix virgule zéro cinq"
Et, se rappelant tout à coup ce que cachait son regard et comprenant ce que voulait dire son attente silencieuse, il ajouta :
- Désolé mon enfant, je maintiens toujours ma promesse, mais ce mois-ci, je n'ai aucun moyen de la tenir.
Plus tard, à deux autres reprises, Il tint les mêmes propos à sa fille. Et Mariem de se montrer, par deux fois, compréhensive et d'imprimer deux baisers sur le front de son papa.

*****

Comme chaque jour, elle lui posa la question

"Ils ont versé" ! Cette fois-ci, il na plus de langue qui puisse prononcer la même phrase ni de front qui puisse supporter le même baiser sans suer de honte.
Mars, mois de toutes les factures. Ainsi ses petits fonctionnaires de collègues ont-ils pris l'habitude de l'appeler. Mais pour lui, la décision est prise et elle est irrévocable. Il en fera un mois exceptionnel, dédié à l'épuration de sa dette envers Mariem. Aussi jure-t-il, en lui-même, de ne rentrer à la maison qu'accompagné de "l'Envie" de Mariem.
"Ce sera aujourd'hui, mais ne lui en dis rien avant mon retour" dit-il à sa femme. Et il sort prenant avec lui ses factures.
La banque en premier ! Il retire, comme d'habitude, tout son crédit. Il passe devant la boucherie de Rzouga :
- "Je jure sur le nom de dieu qu'ils n'ont pas encore versé !"
Et il s'en va… L'eau en second ! "Mariem trouverait au moins à boire". Il paye la facture et sort se fondre dans la foule de la rue pour qu'aucun créancier n'arrive à le reconnaître. Mais, par malchance, alors qu'il calcule mentalement ce qui lui reste, Hajja Baya, propriétaire de sa maison, le rencontre. Sa voix perturbe ses calculs :
- Alors, voisin, où en es tu ?
- Je te jure par Dieu, le tout puissant, que s'ils avaient versé je serais passé chez toi sans que tu ne me le rappelles"
Et il s'en éloigne… L'électricité en troisième ! Mariem trouverait au moins de la lumière pour faire ses devoirs. Il paye la facture et s'arrête au coin de la rue. Le menuisier lui avait réparé sa fenêtre depuis le début de l'année scolaire. Il avait même payé de sa poche le carré de verre et n'avait reçu encore aucun millime de lui. Il prend une autre rue pour n'avoir pas à passer devant son atelier.


Il accéde à la station de métro. Et, sans acheter de billet, il se glisse dans le premier wagon et s'assoit accaparé par ses calculs. Il tranche l'affaire du loyer : il saurait fuir Hajja Baya jusqu'au mois prochain. Mais ce qui lui resterait ne suffirait même pas à payer ce qu'il doit à Rzouga, le boucher. Il se priverait de viande ce mois-ci et payerait plutôt l'épicier. Ainsi et seulement ainsi, il lui serait possible d'acheter à crédit, comme d'habitude, pendant tout un mois.
"…Il resterait tant de tant… serait-ce suffisant pour acheter ceci et réparer cela ? Ou bien faudrait-il emprunter un complément ? Et puis serait-ce possible d'acheter par facilité ? Sur combien de mois ?..."
Seul son corps est dans le métro, un corps sans aucun lien avec l'environnement. Toute son attention est concentrée sur ses complexes calculs.
Il ne s'aperçoit ni des stations qui défilent, ni de cette vieille femme à laquelle il laisse son siège, sans en être tout à fait conscient. Debout, Il se surprend à prier Dieu de le récompenser de son acte bienfaisant, en lui inspirant une façon de gérer les affaires de ce mois.
Le wagon s'emplit. Les voyageurs s'y entassent. Les corps se collent aux corps. Certains, pour passer, le bousculent. D'autres, pour descendre, l'étreignent. Et d'autres encore échangent avec lui des propos de tolérance et de patience pour supporter l'exigüité de l'espace. Progressivement, le nombre de voyageurs diminue. Il retrouve un siège vacant où il s'assoit machinalement sans cesser de calculer :
"Douze moins huit. Ou plutôt trois plus douze moins huit. Mais non, ça ne correspond plus. Donc vingt moins trente et un…. Ce n'est pas possible…"
- Terminus… terminus… tout le monde descend.
A l'appel du conducteur, il se met machinalement debout s'apprêtant à descendre. regardant à travers la fenêtre, il ne reconnait pas l'endroit. serait-il monté dans le mauvais métro ? Ou bien aurait-il oublié de descendre à la bonne station, occupé qu'il était par ses laborieux calculs ?
Quand il reprend bien conscience, il réalise qu'il est dans un wagon presque vide avec une seule passagère et trois contrôleurs se tenant chacun à une porte. Quand il voit la passagère montrer sa carte d'abonnement et descendre, il se souvient de n'avoir pas payé son voyage. Il sourit en en son for intérieur, se moquant de lui-même et se disant qu'il doit maintenant payer une amende pour reprendre tous ses calculs à zéro. Ah qu'il fait, toujours les choix perdants, toujours les mauvais calculs !

Douze moins huit. Ou plutôt trois plus douze moins huit. Mais non, ça ne correspond plus.


- Votre carte d'identité s'il vous plait…
Aussitôt cette phrase prononcée par le contrôleur, ses deux collègues arrivent pour bien encercler le voyageur en infraction, comme s'ils avaient attrapé un grand criminel.
Quant à lui, c'est au moment où il met la main dans la poche intérieure de son manteau pour sortir son porte feuille, au moment où il la sent heurter le vide, au moment où il la voit sortir par une brèche ouverte dans le tissu à l'aide d'une lame de rasoir… c'est à ce moment là, qu'il se rappelle que le wagon s'était empli, que les voyageurs s'y étaient entassés, que les corps s'étaient collés aux corps, que certains, pour passer, l'avaient bousculé, que d'autres, pour descendre, l'avaient étreint, et que d'autres encore avaient échangé avec lui des propos de tolérance et de patience pour supporter l'exigüité de l'espace.
Avant de s'écrouler, étourdi, dans les bras des contrôleurs, il pousse un long soupir finissant par un cri étouffé, suivi d'un délire en boucle ininterrompue :
- Désolé mon enfant, Je maintiens toujours ma promesse, mais ce mois-ci, aussi, je n'ai aucun moyen de la tenir… Désolé mon enfant…


Le Haïkuteur - Tunis

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