vendredi 18 avril 2008

Un dîner pour quatre

Mon année sur les ailes du récit / texte 11 sur 53/ 18 avril 2008

Un dîner pour quatre

J'arrive presque à la retraite dans ce métier et jamais je n'ai été témoin d'un événement pareil à celui de ce soir là !

Un client réserva dans notre restaurant une table pour quatre personnes, pour un dîner très spécial en Maqsoura*. J'avais assuré la préparation et la décoration de sa Maqsoura, exactement comme il le désirait : fleurs fraichement cueillies qu'il amena lui-même, bougies parfumées, éclairage intimiste etc.

Il était clair que l'occasion revêtait pour lui une grande importance. Ce pourquoi il tenait à organiser minutieusement ce dîner, insistant maladivement sur chaque détail et se consacrant entièrement à cette mission comme si rien d'autre ne l'occupait.


A l'heure précisément fixée, j'ouvris l'ordinateur lançant, d'un clic de souris, la lecture du CD rom qu'il m'avait personnellement fourni le matin même. Quand cette douce musique se propagea dans la Maqsoura, je compris que mon client et ses invités étaient de grands amateurs de musique européenne classique.

Comme l'homme était ponctuel, à la seconde près, il arriva pile à l'heure fixée pour son arrivée, mais il arriva seul ! Je le reçus avec révérence, le conduisis à sa Maqsoura, l'aidai à ôter son manteau, l'assis à sa place et je sortis prévoyant de m'absenter assez longtemps dans l'attente de ses invités. Mais il m'appela après tout juste deux minutes pour me surprendre avec une commande pour quatre personnes, écrite par ses propres mains, allant des hors-d'œuvre jusqu'aux sucreries et au thé, sans oublier deux bouteilles de vin de grand luxe.

Je remarquai sur la commande, des indications d'horaires précis pour servir chaque plat et, en face des hors-d'œuvre était écrit le mot "immédiatement". Je l'interrogeai à ce propos et il répondit :

- "Je n'ai pas travaillé dans l'armée, mais j'ai vécu et je mourrais en militaire. Alors servez chaque plat et débarrassez le à l'heure fixée, ne vous souciant ni de qui arrive ni de qui s'en va !"

Aussitôt les hors-d'œuvre servis par mon assistant, un plat devant le client et les trois autres devant des chaises vides, j'ouvris la première bouteille de vin pour commencer à le servir comme l'exigeaient les traditions de la Maqsoura. Mais il m'arrêta net pour me demander de me contenter d'ouvrir les bouteilles, d'amener les plats à l'heure exacte et de refermer la porte de la Maqsoura derrière moi jusqu'à l'heure du plat suivant.

*****

A l'heure exacte, je revins avec mon assistant pour débarrasser les plats des hors-d'œuvre. Je fus surpris de constater que toutes les chaises avaient été déplacées, que toutes les serviettes avaient été utilisées ainsi que les verres et le cendrier où les mégots étaient de trois marques différentes. Aussi, les assiettes furent-elles allégées d'une quantité égale à ce que des convives normaux auraient mangé. La première bouteille de vin était presque vide, alors qu'à la bouteille d'eau minérale manquait l'équivalent de deux verres environ. Des quantités variables de vin se trouvaient dans trois des verres prévus à cet effet, alors que le quatrième avait été renversé. Juste à coté, se dressait un verre d'eau minérale à moitié plein.

Si je n'étais pas certain que personne, en mon absence, n'était entré ni sorti de la Maqsoura, j'aurais vraiment cru que quatre clients étaient en train de manger, que parmi eux se trouvait probablement une femme et que trois en étaient sortis pour vraisemblablement revenir par la suite. Je ne voulus pas poser de questions et il ne lui vint même pas à l’esprit de m’expliquer quoi que ce soit. Je supervisai la mise en place des plats de résistance et sortis avec plein de questions en tête.

*****

Quand nous revînmes pour débarrasser les plats et apporter la corbeille de fruits, je remarquai que le client était encore assis à sa place comme s'il ne l'avait jamais quittée et qu'il avait mangé de son assiette de grillade plus de la moitié de la viande ainsi que tout l'assortiment de légumes. L'assiette de Pizza ne contenait plus la moindre miette, exactement à l'image de la petite assiette de pommes frites qui l’accompagnait et qui était, maintenant, mise dans la grande. Il en était de même pour l'assiette de loup de mer qui ne contenait plus que les arêtes minutieusement nettoyées de cette belle pièce de poisson. On devineait que la tête, en particulier, avait été suçotée par un artiste en matière de dégustation de poisson. Le petit plat d'accompagnement ne contenait plus que de petits restes de Tastira*. Seul le second plat de poisson, à coté du verre d'eau, était presque intact. Il était clair que la dorade avait été pincée d'un seul geste franc, juste pour en découvrir la colonne vertébrale, ouverte sans même être goûtée. Dans cette assiette, à coté du poisson intact, se trouvait une serviette en papier, froissée par des doigts qui y avaient été essuyés. Le plat de tastira était, lui, parfaitement intact.

Si je n'étais pas certain de la fraicheur de mon poisson, j'aurais cru qu'il pouvait s’agir d'un signe de protestation. Je faillis demander des éclaircissements, mais je me contentai de tout débarrasser, sauf la bouteille d'eau et la seconde bouteille de vin où il restait quelques trois verres. Je fis venir de nouvelles coupes, de nouvelles assiettes et de nouveaux couteaux pour éplucher les fruits. Mon assistant s'en alla et puis ce fut à mon tour de sortir en me demandant si mon client allait m'expliquer quelque chose de ce qui se passait devant mes yeux ou si cette pièce n'allait dévoiler que davantage d'ambigüité.

*****

Quand je revins à l'heure fixée, je trouvai des épluchures d'oranges et de pommes dans les quatre assiettes et des restes de vin dans les trois verres. Il était clair que les chaises avaient changé de position, comme d'habitude. Je donnai à nouveau l'ordre de bien nettoyer la table et d'amener le couvert pour gâteau et sortis attendre l'heure de le servir. Et, à l'instant même où nous entrâmes avec le gâteau d'anniversaire, retentit dans la Maqsoura la musique de la fameuse chanson "joyeux anniversaire", exécutée par le même orchestre symphonique lors du même enregistrement gravé sur le même CD rom que j'avais moi-même actionné, une minute avant l'arrivée du client.

En sortant cette dernière fois, la question qui me tourmentait était : pourquoi m'était-il demandé d'allumer une seule bougie sur le gâteau d'anniversaire ?

Je n'avais pas posé la question, mais après avoir payé la facture de ce luxueux dîner jusqu'au dernier millime, mon client me glissa dans la main un billet de dix dinars, pour me récompenser de l'avoir servi avec autant de discipline et d'avoir observé le silence jusqu'à la fin, me disant comme pour répondre à ma question :

- Tiens, mon cher pote, c'est pour avoir fêté avec moi mon premier anniversaire après la retraite.

Il était le dernier client à quitter le restaurant ce soir là. Et, si la curiosité ne m'avait pas poussé à sortir derrière lui pour le suivre des yeux jusqu'à à sa modeste voiture et le voir tomber dans les pommes juste à côté, déversant de son ventre tout ce qu'il venait de manger et de boire chez nous, il aurait succombé sans que personne ne s'en aperçoive. J'ouvris le répertoire de contacts de son téléphone portable pour appeler quelqu'un de sa famille ou de ses connaissances, mais n'y trouvai qu'un seul numéro : celui de notre restaurant.

Le Haikuteur – Tunis

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*Maqsoura : sorte d'antichambre ou cabine privée.
*Tastira : plat d'accompagnement typique pour complet poisson, fait essentiellement de tomate, de piments et d'œufs frits et hachés.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Bonjour
Je découvre vos textes. J'ai lu la première partie ce matin,très tôt,et cela m'a dérangé en lisant l'annonce de la mort de l'être chère.Votre histoire est triste, je souhaite qu'elle soit le fruit de votre imagination.
Pour la grappe de raisin, c'est bien romancé, et pourrait faire l'objet d'un projet d'un film, j'ai bien aimé.
Je ne suis pas un intello,mais plus autodidacte. Je connais trés bien Raf Raf,mais du coté surtout vadrouilleur.
Merci pour vos écrits, et bravo
Ahmed K.