jeudi 12 juin 2008

Les mouettes du vendredi 13

Mon année sur les ailes du récit / texte 19 sur 53/ Vendredi 13 juin 2008


Les mouettes du vendredi 13







Croyez-moi ou pas ! Accusez-moi de tous les méfaits et, si vous le désirez, inscrivez vos accusations sur ma pierre tombale ! Ceci est un témoignage que j'ai, par lâcheté, tu durant des décennies. Et il était indispensable que je le produise aujourd'hui, avant de mourir coupable d'avoir caché une vérité ou une part de vérité qui pourrait, un jour, servir à l'établir clairement.
Ceux de mon âge se souviendront sûrement d'un cercle qui se tenait chaque après-midi sur la terrasse du café "El Beb", sous les remparts de la Médina. Nous étions de jeunes zeitouniens et sadikiens confondus, et nous nous faisions appeler "Usbat Taht Essour", une bande à l'image du "Groupe Taht Essour" qui, à l'époque, était établi à Bab Souika dans la capitale, non sans un petit clin d'œil au concert des nations où se traitaient les affaires internationales.
Certains survivants se rappelleront aussi Othman le fou ou Othman-Nu-Pieds car, été comme hiver, il ne portait pas de chaussures. Nous l'invitions à notre cercle, payions son café et l'obligions à nous lire ce qu'il présentait comme de la poésie moderne, alors qu'il ne s'agissait que de paroles d'un vocabulaire simple, d'un rythme étrange et d'un sens vague. Cela s'apparentait plutôt à la prose rimée des devins d'antan.
Nous le flagornions au début de la séance en louant sa sensibilité poétique, afin de l'inciter à lire et dès qu'il avait fini, nous abattions sur lui nos acerbes critiques pour lui prouver, avant qu'il n'ait terminé son café, que ce qu'il lisait n'appartenait ni à la poésie ni à la prose. Quant à la nouveauté, à l'originalité ou à la créativité, il en était complètement dépourvu. C'est alors qu’il nous traitait de "bande de cultureux inertes" et nous prédisait, à tous, les plus cuisants échecs. Nous riions beaucoup, alors, de sa colère et de ses menaces. Mais moi, quand la bande se dispersait, je m'en allais portant sur la conscience le fait d'avoir été complice d'un péché, d'une agression de groupe, même si mon appréciation de sa poésie n'était pas différente.


*****

Tous les membres de la bande étaient réunis au "café El-Beb", comme d'habitude. Nous commentions les péripéties d'une rencontre culturelle organisée par l'association de la jeunesse littéraire monastirienne* qui, à l'époque existait encore et intensifiait ses activités au début de l'été, quand les étudiants de la ville rentraient y passer leurs vacances. L'un des "occidentalisés" y avait pris la parole engageant les débats hors de leur contexte. Sous prétexte qu'il avait des connaissances en sociologie, il avait fait la confusion entre l'histoire de la ville et les récits de ses saints et autres marabouts, affirmant l'importance d'étudier les miracles de "Kahlia" et s'attardant longuement sur "El Mhareb" et autre "Ghar Essaoud"*.


Je me rappelle encore ce jour où la discussion s'était animée et la tension avait atteint son apogée. L'un de nous avait osé défendre "l'occidentalisé", accusant les membres du groupe de lui avoir fait un procès pour ses propos qu'ils n'avaient pas compris et de l'avoir condamné pour ses intentions qu'ils ne lui avaient pas laissé l'occasion d'expliquer. Tout le reste du groupe, moi y compris, était unanime à s'indigner de la programmation, sur une tribune respectable, d'une intervention concernant l'histoire de "Ghar Essaoud", qui n'était qu'une fable, un pur produit des divagations de vieilles femmes. Nous nous demandions, en condamnant cette bévue du comité de l'association, s'il n'était pas maintenant permis, au nom de l'émancipation culturelle, de réclamer l'enregistrement de la fable d'Ommi Sissi dans les programmes d'enseignement de l'histoire et de demander aux spécialistes d'en approfondir l'étude !
- "Ignorants et fiers de l'être… espèces d'infâmes cultureux…"
Nous nous retournâmes. Othman le fou se tenait debout, là, derrière nous et avait entendu tous nos débats. Nous étions en désaccord. Nos rires déclenchés par les propos de Othman nous avaient, à nouveau, unis. Nous nous étions dit qu'il valait mieux mettre fin à ce débat qui ne menait nulle part. Puis nous avions discrètement convenu de payer un café au "Nu-Pied" pour rire un peu de sa poésie avant de nous séparer.
Nous l'avions invité à lire, mais il refusa net de s'asseoir à notre table en criant :
- "Je ne m'assois pas à la table des ânes. Ô ville des deux Meïdas*, Dieu te protège de ces animaux que tu as enfantés, qui habitent le paradis et qui n'en savent rien !"
Nous lui demandâmes des explications et il répondit :
- Au début de la création, Dieu poussa Adam et Eve sur la terre. Ces derniers tombèrent à Qarraiya* et habitèrent à Ghar Essaoud. Et comme le monde finira là où il a commencé, c'est de Qarraiya que se déclenchera la résurrection. Et elle ne tardera plus ! Votre ignorance en est le signe avant-coureur !
Alors nous le défiions de nous donner une preuve de ce qu'il avançait et il poursuivit:
- Suivez les mouvements des mouettes si vous êtes des connaisseurs. A proximité de Ghar Essaoud, le premier vendredi coïncidant avec le treize du mois, les mouettes arriveront de toute part pour fêter la renaissance du Phénix. Votre oiseau sacré jaillira d'une boule de feu, d'un amas de cendres. Mais je suis certain qu'à ce moment là vous serez endormis. Maudit soit le peuple où renait un Phénix pendant qu'il en est distrait.
Et il s'en alla fonçant sur sa bicyclette vers la Qarraiya, tempêtant et menaçant. Les semaines passèrent. L'été tira vers sa fin et personne ne revit Othman-Nu-Pieds, ni n'en parla depuis ce jours là.


*****



Une nuit, je me trouvais, par hasard derrière le mausolée de Sidi Mansour*. Sur le monticule rocheux de Ghar Essaoud, je découvris un amas de cendres couvrant un espace circulaire, dont le diamètre était de deux pas au moins. Je restais un moment à me demander, en mon for intérieur, qui aurait pu allumer un feu à cet endroit là. Et il était tout naturel que je me souvienne de Othman-Nu-Pieds et de ce qu'il nous avait dit à propos de la renaissance du Phénix. Je comptais les jours et trouvais que le lendemain tombait un vendredi treize. Je maudis Satan me disant que cela ne pouvait être qu'une étrange coïncidence. Mais je jugeais que je ne perdrais rien si je me réveillais tôt le lendemain. Si le Phénix renaissait devant mes yeux, je serais témoin d'un évènement extraordinaire. Et si aucune des prophéties du fou ne se concrétisait, eh bien je me serais au moins délecté d'un lever du soleil sur l'immense page du bleu salé.
Le lendemain, je portai de vieilles hardes, couvris mon chef d'un Chèche et d'un chapeau de feuilles de palmier, pour que personne ne me reconnaisse et ne m'accuse d'avoir cru en les prédictions d'un fou, et je précédai l'aube au monticule de "Ghar Essaoud". Je pris place sur la Dokkana, au dos du mausolée de Sidi Mansour, laissant à une courte distance de moi, les cendres que la rosée avait mouillées au point qu'il serait impossible qu'il en naisse jamais un feu.
Dès que les pêcheurs commencèrent à quitter le vieux port pour prendre le large avec leurs barques, des cercles de mouettes commencèrent à se rassembler sur le sommet du monticule, comme je n'en avais jamais vu autant à proximité d'un être humain. Quelques instants après, l'horizon se colora d'une lueur bleue rosâtre. Et Othman-le-fou sortit de derrière "le Selsoul"*, sa bicyclette sur l'épaule, l'eau de mer ruisselant de ses vêtements. Je me dis que l'homme, aussi fou soit-il, croyait en ses prophéties et comptait bien les jours pour être là et assister à l'événement auquel il avait invité les gens. Mais Othman cala sa bicyclette contre un rocher et tourna le dos aux cendres desquelles je supposais que le Phénix allait se réveiller. Puis, le regard tourné vers l'Est, il leva les bras comme s'il implorait Dieu et s'immobilisa comme pour sécher au soleil levant.


*****


Je témoigne, pour la vérité et pour elle seule, qu'aucun être humain autre que lui et moi n'était sur les lieux et que les marins, tous les marins avaient, dans leurs bateaux, atteint des vagues lointaines qui ne leur permettaient pas de faire le moindre mal à quiconque resté sur la terre ferme. Je témoigne aussi que je n'avais entendu aucun coup de feu venant d'aucun côté. Il y avait seulement les bandes de mouettes qui se bousculaient en direction de Othman. Elles volaient et descendaient par dizaines autour de lui, sur sa tête et sur ses épaules. Et lui était là comme une statue. Il ne bougeait pas. Quant à moi, j'étais sur ma Dokkana, étonné de cette étrange familiarité entre l'oiseau et l'être humain.
Soudain, le mouvement des mouettes s'accéléra autour de Othman-le-fou qui demeura immobile. Des vols circulaires à une vitesse vertigineuse, une tornade soufflée par des ailes de mouettes ! Un son sourd comme le bourdonnement d'une mouche géante déchira le silence qui enveloppait mes oreilles. Une boule de lumière jaillit devant mes yeux, manquant de m’aveugler. Othman-Nu-Pieds brula en une fraction de seconde !
Aussitôt, plus vite qu'elle n'avait éclaté, la tornade se calma. La boule de lumière prit alors la dimension d'une gigantesque boule de feu qui se détachait du corps carbonisé de Othman, s'élevant lentement vers le firmament, escortée par des milliers de mouettes qui unissaient leurs cris en une symphonie funéraire impressionnante. Tout autour, l'univers replongeait dans le silence et le recueillement.



Je ne sais comment je me retrouvai marchant vers l'endroit où Othman se tenait debout avant de bruler. Son corps n'était plus maintenant qu'un nouvel amas de cendres sur les rochers du monticule de "Ghar Essaoud". Je me baissai et tendis mes doigts pour toucher ces cendres. Mais je sentis mon corps complètement figé. Et la voix de Othman, amplifiée par l'univers dans son immensité, me prévint en criant :
- "Ne touche pas à mes cendres espèce de pauvre cultureux. Laisse le vent emporter mes parfums dans l'univers. Demain, je m'inviterai de tout horizon lointain. Demain je me réveillerai, alors que tu seras avec ta bande parmi les oubliés."
Combien de temps avais-je passé dans cette position figée, la peur m'ôtant toute volonté ? Mes doigts ne pouvaient pas toucher les cendres et je n'avais aucune force pour me relever et sauver ma vie. Combien d'heures les mouettes avaient-elles mis à s'élever avec la boule de feu jusqu'au firmament ? Je ne le sais ! Tout ce que je sais, c'est que je n'avais pu sortir de mon étonnement qu’une fois le soleil bien détaché de l'horizon et tous les marins rentrés au port avec leurs barques. Surmontant ma peur et mon étonnement, je courus, dévalant le monticule en direction de l'entrée du port, laissant derrière moi une bicyclette orpheline, dont personne ne déclarera la perte.


Je fis comme si ma course était pour obtenir ma part de poisson frais avant que les pêcheurs ne l'emportent à Beb Briqcha*. Et quel ne fut pas mon étonnement lorsque l'un d'eux, auquel mon déguisement avait réussi à cacher mon identité, m'invita en me priant :
- Je vous invite, étranger, par la grâce du bon Dieu à prendre autant de poisson que vous le voulez pour votre soupe. Vous ne payerez pas un sou. Vous étiez le premier à qui j'ai dit bonjour, à l'aube, et ce fut une journée pleine de baraka. La pêche a été plus abondante que jamais.
Arrivé chez moi, j'étais déjà calmé. J'avais ramené avec moi, ce jour là, une quantité de belles pièces de poisson que jamais ma maison n'accueillit, ni avant ni après.



*****


Les jours passèrent et le bruit courut que Othman-Nu-Pieds avait suivi une pucelle qui venait réveiller son destin à Ghar Essaoud, qu'il l'avait obligée à dormir avec lui dans la grotte, qu'il avait passé toute la nuit à la violer et qu'avant l'aube, il s'était sauvé de la ville en courant, lui laissant, en souvenir, sa bicyclette.
Quant à moi, j'avais entendu le mensonge pour le répéter avec tout le monde comme il avait été répandu. J'avais même failli y croire. Et à chaque fois que je le racontais, je jurais que Othman le fou n'allait plus jamais rentrer à la ville.
Aujourd'hui, sans le spectre de la mort qui commence à me poursuivre, me rappelant à chaque aube que je dois me purifier avant qu'il ne soit trop tard, je ne vous aurais jamais rapporté ces faits tels que je les ai vécus.


Le Haïkuteur – Monastir


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*L'association de la jeunesse littérire monastirienne était active depuis les années trente et jusqu'à la fin des années cinquante du XXème siècle - El Mhareb, Kahlia et Sidi Mansour font partie des marabouts de Monastir. Les mausolées de ces deux derniers se trouvent sur la plage de Qarraiya. Derrière Sidi Mansour, se trouve une grotte nommée Ghar Essaoud. Un mythe veut que c'est là que les chances des jeunes filles dorment jusqu'à ce que des prétendants frappent à leurs portes. Autrement, il faudrait les réveiller par des jets de pierres à l'intérieur de la grotte et en donnant un festin au couscous aux mouettes – Les deux Meidas, la grande et la petite, sont deux monticules au large de la plage de Qarraiya. Le Selsoul en est un autre mais qui ressemble à un bras, ou plutôt à une colonne vertébrale, qui ne dépasse guère un mètre à un mètre et demi au dessus de l'eau – Beb Briqcha est une porte de la ville qui donne sur le marché au poisson.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

j'ai bien aimé ce texte mais j me contenterai ici de commenter les photos !
Jolie série avec une grosse préférence pour les deux avec le vélo dont le cadrage est bien réussi surtout celle de la roue en gros plan et à contre-jour,avec la barque ...

La toute dernière est bien mais tu aurais pu donner la place complète à l'ombre du poisson au premier plan, qui donnait encore plus de d'importance à la ligne
directrice formée par les poissons
, ce qui enlevait un peu le fond qui, lui, n'apporte rien
(au contraire )

Si je peux me permttre encore un conseil ... toujours cadrer un peu plus large pour avoir la place de recadrer ensuite pour mettre en valeur l'un ou l'autre détail que l'on ne voit pas sur l'écran ou dans le viseur à la prise de vue