jeudi 19 juin 2008

Le dossier de Farhane El-Hani

Mon année sur les ailes du récit / texte 20 sur 53/ 20 juin 2008

Le dossier de Farhane El-Heni

Qui a dit que le réel était le domaine des événements ordinaires, des comportements posés et des phénomènes explicables par la seule logique, et que l'imaginaire était le domaine naturel de l'étrange? Archifaux, tout ça! Le réel est devenu aujourd'hui plus étrange que toute étrangeté ! Ce qu'il nous livre quotidiennement ne peut venir à l'esprit des plus grands auteurs de fantastique. Et les plus habiles des écrivains de science fiction sont incapables de l'imaginer.
Les gens, tous les gens dans cette cité tentaculaire… Les passants, tous les passants de ce monde en ébullition qui les broie, durs et tendres et qui en stresse jeunes et vieux, nobles et minables, sans en épargner aucun … Tous les humains, ai-je dit, sont au bord de la dépression. Interrogez-moi et je vous en dirai des choses. Car, des genres humains, il en passe chez moi ! Tous souffrent de tout. Tous sont dérangés par tout et ne savent comment atteindre la sérénité, ni par quel chemin arriver à la joie. Et c'est ainsi qu'ils commettent des actes et lancent des propos face auxquels tu ne sais s'il t'est encore permis d'en rire ou s'il vaut mieux que tu commence à en pleurer avant d'en sortir, à ton tour, de plus bizarres !

Voyez, par exemple, ce qui m'est arrivé hier. Un fait que la raison ne peut admettre. D'apparence anodine, il est d'essence dangereuse. J'en suis encore tout étourdi et j'en ressens une douleur profonde qui me force à nier l'Homme, la raison de l'Homme, la nature de l'Homme et l'amitié de l'Homme pour l'Homme.
Ô chien de temps ! Farhane ? Moi ? Je ne pouvais jamais imaginer qu'un jour viendrait qui verrait Farhane El-Hani se comporter, tout particulièrement avec moi, d’une telle façon !
*****
Le problème commence avec mon téléphone portable qui sonne, très tôt le matin. Je me préparais à démarrer ma moto pour aller ouvrir mon salon de coiffure, espérant que passent quelques uns de ces clients qui ont l'habitude de venir se faire beaux avant d'aller au bureau. Je décrochai et j'entendis une voix féminine que je ne me rappelle pas avoir entendue auparavant. Elle me dit bonjour et me demande si ce numéro est bien celui de maître Afif Hajjem. Maître ? Dois-je y croire ? De toute façon, c'est à la lettre que je lui répondis ainsi :
- Bonjour madame, Afif Hajjem à l'appareil, sans nul doute. Mais… Euuh… Maître… Euuh… pourquoi pas ? Vous pouvez bien le dire ainsi !
Sans crier gare, elle commença par juger ma réponse étrange. Elle prétendit que c'était une réponse, d'une ambigüité préméditée et qu'elle dévoilait l'instabilité de la personnalité de son auteur. Elle dit qu'elle était une femme respectable et qu'elle était avant tout une femme à la santé mentale parfaite. Et elle m'invita très poliment à être clair. C'est que je ne pouvais être que maître Afif Hajjem ou bien quelqu'un d'autre ! Alors je pris, à mon tour, une attitude tranchante pour lui signifier que c'était d'abord à elle de se présenter pour que je sache qui elle était et pourquoi elle m'appelait de si bonne heure d'un numéro qui ne figurait pas dans la mémoire de mon téléphone portable. Mais elle insista pour vérifier d'abord qui j'étais. Je me dis qu'en vérité, je n'avais pas d'objection à lui faire cette concession et je lui répondis, sans détours, que j'étais bien Afif Hajjem.


Et la pauvre femme d'éclater immédiatement en sanglots, me fustigeant comme si j'étais la cause de tous ses malheurs :
- Je suis la femme de votre ami Farhane El-Hani. Et vous, vous êtes un homme méchant et un ami du péché ! Ce que vous êtes en train de faire contre moi pour aider votre ami, est prohibé par la religion de Dieu, je vous en demanderai réparation le jour du jugement dernier.
L'accusation me choqua et me vexèrent ces insultes et, surtout, ces appels à la malédiction sur moi en cette heure du matin à laquelle je m'apprêtais à emprunter la voie de Dieu pour gagner mon pain. Dérouté, je n'avais même pas compris la nature des faits que la bonne dame me reprochait. Quelle assistance aurais-je pu apporter à son mari et qui lui fasse penser que je voulais délibérément lui nuire?
Je lui dis, pour la calmer, que j'étais un homme très pacifique, très sensible et que je ne pouvais absolument pas aider quelqu'un à faire du mal, serait-il mon meilleur ami. J'ajoutai aussi que j'étais très faible devant les larmes des femmes en général, et qu'entendre pleurer les épouses de mes amis me faisait particulièrement souffrir. Que dire alors quand pleure la femme de mon ami Farhane El-Hani !
Dès qu’elle cessa de pleurer, je lui expliquai que c'était plutôt à moi de faire des reproches à ce Farhane El-Hani, voire à elle aussi, en sa qualité d'ex-fiancée et d'actuelle épouse. Qu'est-ce que c'était que cette amitié, qui, permettait à un ami d'oublier son ami le jour de sa fête ? Et j'avais surement raison. Car je n'avais pas été invité à la cérémonie de leur mariage. Pire, je n'avais aucune connaissance que ce Farhane El-Hani s'était marié !
Bref ! je lui avais tenu tout un discours de ce genre, ainsi qu'il me venait à l'esprit, juste pour lui remonter le moral et lui faire ressentir qu'il y avait quelqu'un de prêt à compatir à la douleur d’un être humain comme elle en de semblables circonstances. Mais encore fallait-il, lui avais-je expliqué, qu'il comprenne toute l'histoire et sache exactement ce qui lui était demandé ! Et c'est ainsi qu'elle commença à se calmer et à me raconter comment elle avait épousé Farhane El-Hani depuis plus d'une année au bureau de l'officier de l'état civil et en présence, seulement, de deux témoins.
Elle narra, en n'omettant pas le plus barbant détail, comment elle avait accepté de l'épouser, pauvre et chômeur, pour construire un nid modeste avec lui, à partir de zéro, comment les hostilités s'étaient déclenchées entre eux au point qu'il n'hésitait plus à la menacer à chaque fois de divorcer, comment il l'avait informée, une fois, qu'il avait déposé un dossier au tribunal, en vue d'entamer les procédures du divorce, pour aussitôt se réconcilier avec elle, renonçant à son procès et, enfin, comment leurs désaccords avaient atteint un point de non retour lorsqu’il était venu, voici deux jours, lui affirmer qu'il avait définitivement assez de sa compagnie et qu'il avait osé lui intenter un vrai procès en divorce à ses torts exclusifs et qu'il était certain de gagner car il avait chargé du dossier son ami, le grand maître Afif Hajjem, le meilleur avocat spécialisé en matière de divorce !

*****

Ouf ! Quel soulagement de l'entendre, enfin, arriver à ce point de son récit et d'être, certain qu'elle avait tout simplement composé un faux numéro !
- Non ! Ce n'est pas un faux numéro, dit-elle !
- Mais madame, lui dis-je, même si j'ai suivit des cours de droit durant une année et quelques mois, je suis plutôt coiffeur et n'ai aucun rapport avec le barreau !"
Mais elle persista à prétendre qu'elle n'avait pas du tout appelé par erreur et que si elle appelait d'un numéro qui m'était inconnu, c'est que c'était la première fois qu'elle m'appelait de son téléphone personnel, alors que mon numéro, elle l'avait puisé dans la mémoire du téléphone de son mari. Et, comme pour tenter le KO en apportant la preuve que rien n'était fait au hasard et que c'était bien moi qu'elle cherchait à contacter, elle me demanda :
- N'est-ce pas vous Afif Hajjem, qui avez été renvoyé de la faculté de droit ?
Je ne pouvais pas ne pas le reconnaître. Elle me dit alors, sans même cacher qu'elle se délectait d'avoir remporté ce premier round à mes dépens, qu'elle n'était autre que l'épouse de mon ami intime qui fut renvoyé avec moi, la même année, de la même faculté !
Dieu soit loué ! La bonne dame connaissait même les détails de mon affaire avec la faculté de droit. Que pouvais-je dire ? La faute était, maintenant, mienne. C'est moi qui ne me rappelais plus aucun des étudiants qui avaient été renvoyés avec moi, en cette maudite année. Mais son mari aussi avait sa part de responsabilité dans ce qui s'était passé. C'est lui qui avait tenté de la tromper en lui faisant croire que j'avais réintégré l'université après mon renvoi et que j'étais devenu avocat. Mais maintenant qu'elle était certaine que je ne l'étais pas, elle avait compris que si* Farhane se contentait de la menacer comme d'habitude. Et voilà qu'elle était rassurée sur l'avenir de sa vie conjugale et qu'elle commençait, me semblait-il, à préparer sa contre attaque.
Je lui dis que je ne voulais aucunement la priver de la joie de découvrir que son mari la leurrait en prétendant avoir des amis parmi les maîtres avocats. Mais je ne pouvais laisser passer cette occasion sans intervenir par la bonne parole en faveur de ce Farhane El Héni, qui était quand même mon ami. C'est pour cela que j'opposai à sa femme une ferme résistance, l'enjoignant fermement à renoncer à son projet de quitter le domicile conjugal pour aller chez ses parents.
Elle me dit qu'elle ne voulait y passer que quelques jours, juste le temps de punir son mari de lui avoir fait si peur, pour qu'il ne revienne jamais à ce genre de pratiques. Mais mon refus était catégorique. Je lui dis que si Farhane en était arrivé là, c'est qu'il devait avoir ressenti qu'elle l'avait atteint dans son orgueil ou menacé dans ses intérêts vitaux.
Et, pour apporter l'argument décisif, je lui expliquai que si, par exemple, j'avais moi-même appris que ma femme fouillait dans mon téléphone portable, comme elle l'avait fait, elle-même, avec le téléphone de Farhane, j'aurais été extrêmement furieux et peut-être que je ne me serais pas contenté de la menacer de divorcer. Car le mariage ne peut s'établir que sur la confiance mutuelle et ce genre d'espionnage ne consolide aucunement cette confiance entre les époux.
Je sentis qu'elle était revenue à de meilleurs sentiments. Alors je lui dis que le meilleur des deux époux était celui qui prenait l'initiative de la réconciliation après une dispute et que si elle essayait de le faire, elle tuerait le différend dans l'œuf et passerait sa nuit dans la joie et le bonheur au lieu de la passer dans la solitude et les larmes, chez ses parents. Je lui promis même que, si elle suivait mon conseil, elle éprouverait encore plus de bonheur que si elle était parvenue à faire en sorte que Farhane lui revienne à genoux pour lui demander pardon et la reconduire au nid conjugal.
Il était clair, à la fin de la communication, qu'elle m'avait concédé la victoire au dernier round de ces pénibles négociations. Elle semblait avoir honte d'elle-même et n'avait plus d'autre issue que de reconnaître avoir porté tort à son mari. Mieux, elle me remercia beaucoup pour la sincérité de mes sentiments envers mon ami Farhane El-Hani et me promit qu'elle ne quitterait pas son foyer et que, dès que Farhane rentrerait de son travail, elle prendrait l'initiative de la réconciliation, comme je le lui avais conseillé. Elle me promit même de laisser passer quelques jours puis demanderait à son mari de m'inviter chez eux avec ma femme, afin de faire connaissance. Car elle était vraiment heureuse que son mari ait un ami aussi loyal et aussi bon que moi. Enfin, elle me demanda de taire à mon ami la survenue de cette conversation matinale entre nous. Et comment l'en informerais-je alors que je ne savais rien de l'endroit où il pouvait se trouver et que je n'avais même pas son numéro pour l'appeler au téléphone.

*****

Il était naturel que je n'arrive au salon de coiffure et que je ne l'ouvre que trop tard, après que les fonctionnaires aient rejoint leurs postes. Mon retard m'avait peut-être fait perdre quelques dinars, en comparaison avec la recette moyenne de la matinée. Mais j'avais passé ma journée très content de moi, très satisfait d'avoir fait du bien autour de moi.
De retour chez moi pour déjeuner, je demandai à ma femme si elle se souvenait d'un de mes anciens amis qui aurait pour nom Farhane El Héni. Elle nia avoir jamais entendu ce nom, mais elle me félicita, affirmant que si elle avait été à ma place elle aurait rendu le même service à la femme de cet ami. Car rien n'est plus noble que de réconcilier deux époux.
Elle exprima, en outre, son bonheur de pouvoir, si nous étions un jour invités chez ce couple, répondre favorablement à cette invitation et emmener avec elle un cadeau consistant pour féliciter les deux époux de s'être réconciliés, mais aussi pour sceller une nouvelle amitié qui la sortirait de son isolement au sein de cette cité dortoir, où personne ne lui rend jamais visite.

*****

Le jour tirait vers sa fin. Le salon de coiffure était plein de clients. Et j'avais, en les coiffant, le moral au zénith. Soudain, mon téléphone portable sonna. Le même numéro, celui de la femme de mon nouvel ancien ami Farhane El-Hani ! Heureux de pouvoir enfin entendre sa voix m'annoncer la conclusion avec son mari de la plus belle des réconciliations, je décrochai. Et ce fut une voix d'homme, totalement étrangère à mon oreille, qui arrivait de l'autre bout pestant et tempêtant :
- Ô combien tu me déçois ! Je ne pouvais pas imaginer que tu pouvais être aussi naïf, aussi minable… et que j'avais affaire à un homme sur lequel on ne peut absolument pas compter !
Des propos qui eurent sur moi l'effet d'une gifle venue d'où l'on attendait remerciement et reconnaissance. Mon visage se vida de son sang et je crus que tous ceux qui étaient au salon avaient entendu ce qui m'était dit et s'étaient aperçus de l'humiliation qui m'était infligée. A bout de nerfs, je répondis à mon interlocuteur en criant:
- Qui êtes-vous d'abord pour me parler ainsi sans même savoir qui je suis ?
- Je suis Farhane El-Hani, et toi Afif Hajjem, l'homme qui fait honte à la race des hommes et constitue l'exemple vivant de la faiblesse de personnalité. Si tu avais un gramme de fierté masculine, tu aurais accepté la position de maître, au moins pour ne pas décevoir un homme comme toi qui t'a placé à un rang aussi élevé, et ne pas dévoiler à sa femme un si petit mensonge. Mais puisque tu as avoué du premier coup n'être qu'un minable coiffeur, eh bien sache que je te retire définitivement mon dossier !
Il me raccrocha au nez aussitôt ses venimeux propos terminés. Il ne me laissa aucune possibilité de répondre. J'aurais voulu, au moins, expliquer mon point de vue à cet énergumène de Farhane El-Hani; lui dire qu'il lui fallait au moins me préparer à l'avance pour que je puisse le suivre dans son mensonge !
J'étais maintenant furieux et c'est à peine si j'avais pu garder ma politesse en invitant mes clients, qui attendaient leur tour, à vider le salon. Je terminai de raser la barbe du client que j'avais entre les mains, en priant Dieu de me donner la force de me calmer, afin d'éviter de le défigurer. Puis, le salon fermé et les lumières éteintes, je restai là dans le noir à reprendre mes esprits.
Je tentai d'appeler ce maudit numéro pour dire à Farhane El Héni ou à sa femme n'importe quoi qui me rendrait ma dignité. Mais cet imbécile avait définitivement éteint le portable. Je ne sais comment la joie qui était la mienne durant toute la journée, s'était subitement transformée en mélancolie et en tristesse, ni comment mon autosatisfaction s'était transformée en un sentiment de culpabilité qui m'avait alors accompagné toute la nuit. Une nuit passée entre insomnie et cauchemars. Je tournais le dos à ma femme observant le silence le plus total et refusant toute réponse à ses questions. Je me retirais du lit, d'un moment à l'autre, pour m'engouffrer dans les toilettes et réessayer, des centaines de fois, d'appeler le numéro de la femme de Farhane El-Hani, sans bénéficier de la moindre occasion de lui exprimer toute la déception que j'prouvais envers elle et son mari.
S'il ne s'était agi que de l'humiliation subie, c'aurait été, à la limite, de moindre importance. Mais j'avais un besoin urgent d'exprimer mon point de vue concernant ce qui s'était passé. J'en ressens, encore en ce moment, une boule qui me prend aux entrailles et ne cesse de gonfler, menaçant d'éclater d'un instant à l'autre. Que devrais-je dire à ma femme si jamais le temps passait et que personne ne nous invite à rendre visite à Farhane El Héni chez lui ?


Mais ce qui me torture réellement, c'est que l'un de mes amis décide de me retirer définitivement son dossier, sans m'en donner la moindre explication. Et le plus dangereux de tout, ce qui me fait le plus mal, c'est d'avoir passé toute la nuit à chercher dans ma mémoire, sans y trouver la moindre trace d'un ami, d'un voisin, d'un camarade de classe ou même d'un passant que j'aurais rencontré un jour et qui aurait pour nom Farhane El-Héni.

Le Haikuteur - Tunis

1 commentaire:

Anonyme a dit…

je suis encore la seule à laisser un commentaire !
Je trouve que la première photo (c'est le Palmarium? ) ainsi que celle qui est comme solarisée vont bien avec l'atmosphère assez étrange et irréelle du récit .

En revanche je suis désolée mais je n'accroche pas trop pour les deux autres . (mais c'est purement subjectif)