jeudi 5 juin 2008

Le Cercle du milieu

Mon année sur les ailes du récit / texte 18 sur 53/ 06 juin 2008
Le Cercle du milieu

Passant juste à côté de moi, elle me donna un coup de coude et, sans lever les yeux, s'écria sur un ton querelleur :
- "Vous resterez ainsi jusqu'à l'éternité. Chez vous, jamais réfugié ne trouvera asile, et jamais étranger perdu ne sera éclairé sur une voie à suivre."
Puis elle s'inclina comme une comédienne saluant son public et pointa d'un large geste de son index le jardin du carrefour ou "le cercle du milieu de l'univers", comme je l'avais nommé depuis qu'un globe terrestre y avait été planté. Et quand elle jugea que j'avais bien saisi son message et bien compris son indication, elle se redressa pour poursuivre son chemin en direction de la mer ne prêtant attention à personne.

Je n'avais pas l'habitude de me soucier de ce que pouvait dire Dalila. C'est une femme à moitié cinglée, connue pour son dégout de la fréquentation des gens et pour son éternel silence. Et quand elle parlait, c’était pour dire ce qui lui passait par la tête, comme cela venait. Elle le disait à qui croisait son chemin, sous la forme d'une courte phrase énoncée d'une façon exagérément théâtrale, puis elle saluait sérieusement son public imaginaire et retournait à son silence, n'attendant aucune réponse ou réaction.

*****

Cette fois-ci, je me trouvai comme contraint de me retourner pour regarder dans la direction qu'elle venait de pointer du doigt. Un vieillard, paraissant étranger à la ville, se dressait inquiet en plein cœur du cercle du milieu. Il tournait autour de la sculpture représentant le globe terrestre, en s'attardant face à chacun des quatre boulevards, pour les observer l'un après l'autre, comme s'il attendait quelqu'un qui devait arriver ou hésitait à demander secours. On était au beau milieu de l'après-midi. Et il avait, nonobstant son apparente vieillesse, une silhouette de sportif. Il portait un élégant manteau bleu marine et un blue-jeans et chaussait des baskets blancs. Sur son épaule droite pendait un sac de sport noir et, de la main gauche, il tenait une luxueuse béquille sur laquelle il s'appuyait tantôt et tantôt la levait à hauteur de ses yeux pour les protéger des rayons du soleil quand il scrutait l'horizon. Il avait une barbe imposante qui couvrait sa poitrine et dont la blancheur teintée de blond captait les rayons du soleil et scintillait comme de l'or. Quant à ses cheveux, ils étaient d'un gris brillant et tombaient sur ses épaules telles des tresses d'argent surplombées par un large crâne chauve sur lequel des gouttelettes de sueur scintillaient comme de la poudre de diamants.
Ce qui me faisait pitié en regardant ce vieillard, c'est que, sous cette chaleur torride, il ne portait sur la tête aucun chapeau qui puisse le préserver d'un coup de soleil ravageur. Je restai un long moment sur le trottoir à regarder l'homme, qui ne cessait de tourner autour de cette œuvre d'art, sans lui accorder la moindre attention, comme si la regarder ne l'intéressait guère et tirer une leçon de ce qu'elle représentait ne lui disait strictement rien. Il s'agissait d'une terre poussant d'une autre terre, d'un globe terrestre qui poussait sur un tronc d'olivier, bien droit, bien solide, bien enraciné dans la terre et qui la portait comme un fruit stable et serein, se moquant du taureau qui l'avait porté sur sa corne tout au long de l'histoire, menaçant de la déstabiliser à chaque instant rien qu'en éternuant.
Je m'imaginai cet homme impatient de porter à son tour la terre en remplacement du tronc d'olivier, comme c'était le tour de ce tronc de remplacer, jusqu' à ce jour, la corne du taureau. Et puis j'eus plutôt l'impression qu'il était impatient de quitter les lieux de peur d'être vraiment acculé à jouer ce pénible rôle.
L'originalité de ces deux hypothèses me fit sourire. Mais, à voir cette circulation dense autour du cercle du milieu, je me devais de comprendre les choses telles que je les voyais dans la réalité et non telles que me les présentait mon imagination qui avait créé cet absurde lien entre cet étranger et Dalila la folle qui me l'avait montré. Aussi avais-je jugé qu'il avait été victime de sa curiosité. Celle-ci l'aurait mené au jardin lors d'une accalmie. Il se serait trouvé prisonnier du cercle du milieu. Cherchant à revenir d'où il venait, mais conscient de sa vulnérabilité de vieillard, il aurait pris peur d'être écrasé par les voitures. C'était sans doute la raison pour laquelle il était là à attendre que quelqu'un vienne l'aider à traverser vers l'un des trottoirs.

*****

Après mûre réflexion, mon analyse me convainquit. Je fis signe aux voitures de me céder le passage et m'aventurai à traverser en courant vers le cercle du milieu. Arrivé là, le vieux m'accueillit avec le sourire d'un homme reconnaissant mais confiant en ses moyens. Je tendis la main pour prendre la sienne et l'aider à traverser dans le sens contraire. Mais il serra ma main d'une force qui me surprit et me força presque à contourner la sculpture en sa compagnie, en me montrant de sa béquille, une à une, les quatre voies. Puis il s'arrêta pour me regarder dans les yeux. Il avait un regard perçant tel une sonde laser qui lisait ce qui bouillonnait dans ma pensée. Il m'interrogea sur un ton sérieux :
- As-tu bien regardé les chemins ?
Intimidé, je fis signe de la tête que "oui" !
- Bien, alors -me dit-il- voudrais-tu maintenant me montrer le chemin ?
Je tournai la tête pour soustraire mes yeux à la force magnétique de son regard et commençai à décrire, de mémoire et avec force détails, chacun des quatre boulevards :
- Celui-ci mène à la plage des swanys… Celui-ci à Skanès… Et celui-ci au Ghédir… Quant à celui-là, c'est à la vieille Médina qu'il mène. Et puis…
Sentant qu'il me regardait sans être convaincu de ma réponse, je conclus en lui posant des questions sur le chemin qu'il voulait suivre et la destination qu'il voulait atteindre. C'est alors qu'il arbora son sourire serein et me dit :
- Je n'ai aucune destination particulière ni aucune préférence pour un quelconque chemin qui y mènerait. Et cette question, pour te dire la vérité, ne me concerne plus en rien.
- Qu'attendez-vous de moi, alors, luis dis-je ?
Je sais seulement, me répondit-il, ce que je n'attendais pas de toi. Je n'ai aucun besoin d'aide pour traverser. C'est que, même si je suis plus âgé que ton défunt père, je suis encore capable de courir entre les voitures plus vite et plus élégamment que tu ne viens de le faire. Je n'ai aucun besoin, non plus, que tu me décrives de mémoire des routes que j'ai connues quand elles n'étaient encore que terrains poussiéreux. Terrains dont j'ai bien connu les propriétaires et dont j'ai encore le souvenir de la manière dont ils en avaient été expropriés, comment les avenues avaient été tracées puis goudronnées et comment, tout au long de ces voies, avaient poussé, à la place des oliviers, des maisons et des immeubles. Mais je serais content, par exemple, si toi, jeune adulte qui te porte volontaire pour m'aider, tu pouvais lire ces routes telles que tu les vois maintenant à partir d'ici, pour bien m'indiquer le chemin que je dois emprunter, moi en particulier, en ce moment particulier.

Cette étrange réponse me donna envie de rire. Mais le sérieux avec lequel elle avait été dite et le magnétisme qui rayonnait dans le regard du vieillard m'avaient fait peur de n'avoir pas tout à fait compris le sens et autres symboles cachés derrière son discours. Alors, l'ayant cru et ayant lu sur les traits de son visage qu'il avait vraiment vécu longtemps, je baissai la tête en me disant : puisque l'homme n'était pas étranger à la ville, puisqu'il connaissait ses habitants, l'histoire de ses constructions et l'issue de ses routes, il devait avoir été gêné par ma curiosité et mon incursion dans ses méditations, sous prétexte que je lui apportais de l'aide. N'ayant pas cru à ma bonne foi, il se serait barricadé derrière cette réponse trop profondément philosophique ou délibérément absurde et moqueuse.
Maintenant, sûr de moi, je le regardai droit dans les yeux et présentai des excuses pour tout dérangement que je lui avais causé. Je me retournai pour traverser la route, de la même manière, dans le sens contraire. Quant à lui, il ne me retint, ne montra le moindre étonnement de ma réaction ni ne m'adressa la moindre parole. J'étais décidé à quitter le carrefour sans même me retourner. Mais, aussitôt arrivé au trottoir, je me sentis cloué sur place, attiré vers le cercle du milieu et presque obligé à suivre avec attention les gestes de l'homme qui reprenait les mêmes mouvements, de la même manière et avec le même sérieux, tournant autour de la sculpture, s'arrêtant face à chaque boulevard pour le scruter, à chaque fois, comme s'il le voyait pour la première fois.

*****

Cela faisait une heure que j'étais debout sur le trottoir. La scène qui s'offrait à mon regard était toujours la même et je n'avais pas la force de m'en aller. J’avais la certitude que je n'allais pouvoir m'en aller qu'après avoir trouvé une explication logique à ce qui se passait dans le cercle du milieu et qu'aussi longtemps que je resterais ici, je ne comprendrais rien au comportement du vieillard, à moins qu’il ne me l’explique de son plein gré, ou que je ne le déduise de ses actes et paroles. C'est la raison pour laquelle je me décidai à retourner le provoquer, afin qu'il me parle.
Puisque l'homme prétendait n'avoir aucune destination particulière ni aucune préférence pour une direction en particulier, pourquoi, me dis-je, ne le testerais-je pas, en prétendant avoir découvert le chemin qu'il cherchait, et en lui indiquant n'importe quelle direction qui me viendrait à l'esprit ? S'il découvrait l'absurdité de mes indications, alors j'en déduirais qu'il était vraiment sérieux dans sa méditation et lui dirais que je voulais simplement plaisanter avec lui et que mon vœux le plus cher était d'apprendre ouvertement de lui ce que je n'avais pas réussi à apprendre en observant ses mouvements et en tentant d'en déchiffrer au hasard les symboles. Mais s'il prenait ma plaisanterie pour de l'argent comptant, cela voudrait dire qu'il était atteint au cerveau, qu'il n'y avait derrière son discours amusant ni sens caché, ni symbole qui nécessiterait une autre interprétation du sens apparent de ce qu'il disait et que l'homme ne méritait donc pas que je perde plus de temps à m'intéresser à lui.
La circulation s'était entre temps calmée autour du cercle du milieu. Je traversai en sa direction. Le vieillard me surprit en m'accueillant avec autant de joie que la première fois, arborant le même sourire de l'homme reconnaissant mais sûr de lui ! Je lui tendis la main qu'il serra aussi chaleureusement et avec autant de force en me demandant sereinement :
- Et alors ! T'es-tu enfin fixé sur une lecture, à travers laquelle tu pourrais m'indiquer mon chemin ?
Je couvris mon visage de tous les masques de sérieux et de bonne foi dont je disposais. Je le regardai courageusement dans les yeux, comme si j'avais dans mon regard le même magnétisme qu'il avait dans le sien et lui répondis :
- Mais bien sûr monsieur que je l'ai trouvé, ce chemin, et c'est la raison pour laquelle je suis revenu ! Regardez – et je lui montrai la route du Ghedir – vous allez dans cette direction jusqu'à atteindre un carrefour semblable à celui-ci, avec un jet d'eau dont le bassin est en marbre. Vous tournez tout de suite à droite laissant derrière vous la vieille Médina, et marchez tout droit devant vous. Ne tournez ni à droite, ni à gauche. Arrivé au passage à niveau, faites attention au train, traversez et poursuivez votre chemin toujours tout droit. Vous atteindrez ainsi plusieurs autres croisements. N'en faites aucun cas et poursuivez votre chemin tout droit. L'aube ne se sera pas encore levée que vous serez à l'entrée d'une toute autre vile. Alors demandez au premier que vous croiserez de vous indiquer le plus court chemin. Et vous trouverez sûrement une réponse.
Sa réponse fut rapide et, dans le détail, pas tout à fait identique à ce que j'attendais. Elle était chargée d'une sincérité, d'une joie et d'un enthousiasme que je n'avais jamais rencontré dans le discours de quelqu'un d'autre avant lui. J'accueillais sa réponse les yeux rivés à son regard perçant et les oreilles toutes subjuguées par son discours. Ce qu'il me disait était à peine croyable et je ne savais pas si ce qui jaillissait de ses yeux et traversait en profondeur tout mon être était une lumière de sagesse ou un feu de folie. Il me dit :
- C'est exactement ce que je viens de déduire de mes observations des quatre boulevards! Tu ne vas pas me croire, mais c'est exactement l'itinéraire que je viens de fixer à mon parcours et que je m'apprêtais à emprunter avant que tu n'arrives pour m'en dévoiler tous les détails, depuis le point de départ jusqu'à la ligne d'arrivée. Tu es d'une rare sagesse ! Si je ne devais pas partir immédiatement pour ne plus perdre de temps, je serais resté avec toi un petit moment pour faire davantage connaissance. Mais le destin m'appelle maintenant et je suis pressé.
Il observa une seconde de silence, puis il me prit chaleureusement dans ses bras pour me dire adieu. Il avait les yeux en larmes, comme s'il devait quitter un être cher. Comment, alors, ne pas croire que ce que je venais de dire, rien que pour rigoler, représentait effectivement le summum de la sagesse ?
L'homme s'en alla en pressant le pas dans la direction que je venais de lui indiquer. Et, sans jamais se retourner, il fondit dans l'agitation du boulevard. Quant à moi, je restai là, étourdi devant cette question qui me torturait :
Qu'avait-il pu lire, en observant les quatre avenues du carrefour, pour comprendre qu'il était, lui en particulier, obligé de partir d'ici tout de suite pour aller dans cette direction en particulier ?
Et qu'est ce qui lui indiquait, dans ce qu'il avait pu lire, que les propos que je venais de tenir, moi en particulier, et qui n'étaient pour moi que pure absurdité, contenaient en fait l'essence même de la sagesse éternelle ?
Tout se brouilla dans ma tête. Mais, entêté de nature, je ne pouvais m'avouer vaincu aussi facilement. Aussi pris-je la décision de ne quitter le jardin du milieu que lorsque j'aurais lu dans les boulevards du carrefour ce que le vieil étranger avait pu y lire et trouvé à mes questions les réponses qu'il avait pu y trouver. Mais il m'était indispensable, pour cela, de me hâter à reproduire les mêmes gestes qui avaient guidé le vieillard vers son chemin.

*****

Le soleil s'était déjà couché et les lampadaires de l'éclairage public avaient remplacé la lumière du jour quand je vis Dalila arriver au carrefour par la même route que venait d'emprunter le vieillard pour s'en aller. Et quelle ne fut ma surprise quand elle traversa la route en ma direction ! Je crus un instant qu'elle l'avait croisé et qu'elle voulait me rapporter ce qu'ils s'étaient dits. Mais, ne m'accordant pas le moindre intérêt et ne me posant aucune question, elle traversa le cercle du milieu de l'univers en direction du boulevard d'en face et s'en alla, encore et toujours, en direction de la mer, me laissant tourner autour de la sculpture du globe terrestre, en m'arrêtant face à chaque boulevard pour l'observer, à chaque fois, comme si je le voyais pour la première fois.

Le Haïkuteur - Monastir

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