jeudi 26 juin 2008

Le vieil homme et le morceau de Mosaïque !

Mon année sur les ailes du récit / texte 21 sur 53/ 27 juin 2008

Le vieil homme et le morceau de Mosaïque !

"Si je n'avais pas été assez aveugle pour ne rien comprendre à l'importance de ce maudit piquet et de ce gros fil de fer qui y était attaché, je ne me serais pas aventuré à toucher ce mur, ne serais-ce que d'un seul coup de marteau. Mais c'est le destin, mon frère ! Quand il tape à ta porte, rien ne peut plus l'arrêter, aussi grandes que soient tes précautions. Tout le reste n'est que simple cause logique que la raison peut admettre pour expliquer ce qui s'est passé."
J'étais là pour prendre une grave décision dont les conséquences pouvaient être catastrophiques. Je n'avais jamais vu ce monsieur auparavant, ni ne lui avais jamais adressé la parole. Et c'est presque à contre cœur que je m'étais levé pour l'accueillir. Et pourtant, dès que sa petite fille qui l'avait conduit, en compagnie de sa maman, à la corniche de la falaise fut partie, il m'imposa sa présence et se mit à me raconter son histoire en soupirant profondément, les yeux presque en larmes, s'apitoyant sur lui-même, comme s'il était le premier à avoir une jambe cassée et à être contraint, pour marcher, de s'appuyer sur des béquilles. S'il avait su ce que moi j'endurais, il aurait certainement minimisé sa douleur. Mais tout cela importe peu maintenant.
Le fait est que j'avais pu contenir le bouillonnement qui était en moi et accepter qu'un étranger s'asseye à mes cotés sur le seul banc qui surplombait la falaise. Je l'avais même débarrassé de ses béquilles et aidé à s'asseoir. Sa petite fille posa devant lui une chaise en plastique sur laquelle elle avait calé sa jambe gauche, plâtrée de la cheville jusqu'au haut de la cuisse. Puis elle traversa la route en courant pour rejoindre sa maman et disparaitre avec elle dans la ruelle d'où elles étaient venues.
Je fis semblant, comme d'habitude, que tout allait bien pour moi et lui dis pour le réconforter:
"C'est vrai qu'une fracture fait toujours mal et que le sentiment d'avoir besoin de l'aide d'autrui est toujours gênant. Mais Dieu vous a sûrement évité le pire ! Juste une petite période et puis vous ôterez le plâtre et pourrez, à nouveau, marcher sans l'aide de personne. Vous êtes encore assez jeune et, Dieu merci, en bonne santé !"

Ce vieil homme avait l'air soigneusement entretenu. Il avait l'apparence nette et la tenue élégante et paraissait certainement moins vieux que moi : la soixantaine… Un peu moins, un peu plus ! Esquissant un sourire amer, il balança la tête comme pour se plaindre d'un destin impitoyable. Puis, l'air toujours aussi affligé, il lança un long soupir avant de poursuivre son récit :
"Je crois en Dieu, frère ! Rien n'empêche sa volonté d'être ! Mais j'aurais souhaité périr, depuis le premier coup de marteau, sous les décombres. C'aurait été la juste punition de mon entêtement. Mes quatre-vingts ans, je les aurai dans quelques mois. Et pourtant je me comporte comme si je n'étais à la retraite que depuis hier. J'ai toujours été ainsi, jusqu'au jour de l'accident. Autoritaire et la tête dure, je n'acceptais le conseil de personne. Tout conseil qui visait, pourtant, à me prévenir d'un réel danger, était pris pour une ingérence dans mes affaires personnelles. C'était comme me juger sénile, définitivement sous la tutelle de ma fille et de mon gendre, voire de mes petits enfants aussi ! J'ai toujours vécu indépendant et décidé de tout, tout seul. Rien n'entravait ma liberté ni ne m'astreignait à cesser de bouger… Croyez-moi, Je ne peux pas rester à la maison à ne rien faire !"
- " Avez-vous vu ma petite fille, me demanda-t-il, celle qui vient de partir à l'instant ?"
Je n'avais pas assez fait attention à sa question. Frappé par la quasi identité de notre âge et par la ressemblance entre son tempérament et le mien, je m'étais un peu évadé dans mes pensées et faillit même m'identifier à lui dans cette auto-flagellation au point de ressentir des remords pour un crime que j'aurais commis et dont je n'avais aucun souvenir. Mais le ton interrogatif de ses propos me réveilla et me rendit mon assurance.
J'allais réagir à ce qui, dans son discours, me semblait comme des excuses implicites d'avoir eu de la personnalité ou comme des regrets déplacés d’être attaché à la vie jusqu'au dernier moment. Puis je renonçai à intervenir dans ce qui ne me concernait pas et décidai de faire simplement semblant d'écouter son histoire et de revenir me concentrer sur mes problèmes personnels afin d'arrêter une décision tranchante, avant l'arrivée de mon fils qui devait me prendre avec lui. Alors je lui dis, juste pour marquer le coup :
- "Euh... la petite ? Oui, oui"
"Eh bien, poursuivit-il, je suis son grand père maternel, mais c'est aussi la fille de mon neveu. Un brave garçon que j'avais élevé après la mort de mon frère et auquel j'avais donné ma fille en mariage, alors qu'il était étudiant. Il faut reconnaître qu'il me l'avait bien rendu, comme si j'étais moi-même son père. Je reconnais aussi qu'il ne m'avait jamais dit non, que son amour pour moi n'avait d'égal que celui de ma fille unique et que notre seul point de désaccord venait de sa peur des effets de mon impétuosité sur mon intégrité physique. Il m'avait prévenu mille fois que je ne devais même plus m'approcher du vieux Borj et plus particulièrement de ce mûr là. Mais je persistais dans mon entêtement et il n'y pouvait rien !"
"Je savais bien que ce mur-là était sur le point de s'écrouler. Un profond sillon le découpait en deux pans. Que de fois des spécialistes m'avaient expliqué qu'il n'y avait plus rien à tirer du Borj et que je devais autoriser mon neveu à en faire abattre les vestiges, pour bâtir une nouvelle construction à sa place ou, tout simplement, pour agrandir le jardin de la villa. Mais quelque chose me retenait de dire oui et ni ma fille ni son mari n'osaient me contrarier! C'est qu'à l'entrée du Borj se dressait encore un local qui servait, jadis, de bureau particulier à mon père. Ce local, nous l'exploitions, mon défunt frère et moi, pour nos veillées de jeunesse. Nous y avions même tenu des réunions secrètes de notre cellule de combattants et y avions reçu plein d'amis qui venaient de la capitale nous rendre visite. Mais ce n'étaient pas seulement ces souvenirs de jeunesse qui m'avaient empêché de laisser raser le Borj. L'essentiel de mon entêtement venait de mon attachement à un petit tableau de mosaïque qui n'avait pas été atteint lorsque l'aile du Borj s'était écroulée et que le mur s'en trouva fissuré."

"Le petit tableau était demeuré intact en dépit du fait qu'il datait, sans doute, de l'ère romaine. Je me souviens encore comment je l'avais ramené, plus de soixante ans auparavant, alors que j'étais encore étudiant à la Zeitouna. Je l'avais soigneusement découpé dans un parterre antique défiguré que les inondations avaient déterré dans un champ que nous avions à la butte du Tennir sur laquelle se prolongeait, parait-il, la vielle Ruspina. J'avais alors taillé une place circulaire à ses dimensions au beau milieu de ce mur là et mon défunt petit frère m'avait aidé à l'y fixer avec du plâtre et de la filasse de feuilles d'aloès. Je n'avais aucune confiance dans les aptitudes des ouvriers d'aujourd'hui à extraire mon tableau intact. C'est la raison pour laquelle j'avais profité de la sortie de mon gendre pour passer quatre heures, voire plus, à cisailler doucement son pourtour à la pointe et au marteau. J'étais même sur le point de le déloger. Mais où est-il maintenant ? Tout est parti en poussière sous les décombres!"
La décision de renoncer à écouter le vieillard ne m'avait servi qu'à être plus attentif à ce qu'il disait. Je faillis croire que je pouvais trouver dans son histoire une sorte d'aide pour prendre ma décision. Mais quand il dévoila la raison de ses regrets, il m'étonna avec sa simplicité d'esprit et son attachement à de pareilles futilités. Et je dus impérativement l'interrompre :
"J'avais cru, lui dis-je, que vous vous lamentiez sur le sort de votre jambe et que vous vous plaigniez de la douleur, et vous n'êtes triste qu'à cause de la disparition sous les décombres d'un petit morceau de tableau de mosaïque ! Mais, frère, toute Ruspina a disparue. Les Romains qui l'avaient construite ont disparus. Après eux, ce fut le tour des Vandales et des Bizantins de disparaître. Puis vint le tour des musulmans conquérants et de leurs petits enfants bâtisseurs des Ribats. Les occupants français qui étaient là et que, hier encore, vous combattiez, comme vous venez de me le dire, s'en sont allés eux aussi ! Qui d'autre, que le créateur, pourrait demeurer dans ce monde ?"
Et lui de me répondre, avec toujours aux coins des lèvres son sourire amer et plein de regrets:
"Il n'y a de dieux que Dieu, nul autre n'est éternel… C'est plutôt de ma sottise que je me plains, frère ! Le danger était là à se dévoiler devant mes yeux, plus d'une heure avant l'arrivée de la catastrophe, comme s'il voulait me prévenir. Je le regardais mais sans le voir. J'étais aveugle de conscience et n'y avais prêté aucune attention. Tout mon souci était que ma mosaïque demeurât intacte jusqu'à la fin. Je n'étais concentré que sur ce défi que je devais relever et qui aurait été la preuve que je servais encore vraiment à quelque chose dans cette vie."
"A quelques cinquante centimètres de la limite du tableau, un piquet en fer plié à l'extrémité était enfoncé dans le mur. Un gros fil de fer doublé y était attaché. Le piquet tremblait à chaque coup de marteau que je donnais sur la pointe. Et, le plus étrange était que je l'avais bien vu alors qu'il commençait à s'extraire petit à petit du mur, mais je ne lui avais accordé aucune importance. Quand j'entendis frapper à la porte du jardin, j'étais en train de me demander, voyant plus de la moitié du piquet déjà sortie du mur, lequel allait s'extraire le premier, lui ou mon tableau."
"Je descendis de la chaise que j'utilisais pour atteindre le tableau, j'y plaçai mes outils et m'en allai ouvrir la porte, m'attendant à essuyer ce petit regard désapprobateur de mon neveu qui, en fait, avait peur qu'il ne m'arrive malheur si jamais le mur venait à s'écrouler. Mais il me salua machinalement et entra en trottant dans la villa. Il ne s’était même pas rendu compte que j'étais en train d'extraire le tableau de mosaïque malgré ses mises en garde. Il ne s’était même pas aperçu que je portais son bleu de travail qu'il mettait à chaque fois qu'il avait à faire dans le jardin. Il était furieux contre son fils ainé qui avait fait une bêtise à l'école et était décidé à le punir comme il ne l'avait jamais puni auparavant."

*****

Encore une fois, le fil de l'histoire se coupa et je me surpris à planer, très occupé par une question que le vieil homme venait de poser et que je pris à mon compte sans m'en rendre compte: Et si mon objectif à moi aussi n'était autre que de relever le défi, rien que pour prouver que je servais encore à quelque chose dans cette vie ?
Je rattrapai le récit au moment où le vieillard parlait de récupérer ses outils pour s'en aller dans l'attente d'une autre occasion dont il profiterait pour revenir à la charge.
"…Mon pied droit entamait un dernier pas sur le tas de gravas à même le mur, dit-il, et ma main droite s'appuyait sur le dernier pan qui me parut trembler un peu. Tous les autres évènements eurent lieu, m'avait-il semblé, en un clin d'œil, ou beaucoup moins encore ! Je vis mon petit fils ainé qui arrivait en courant de la porte arrière de la villa. Il s'aventura dans le Borj et le traversa en pleurant pour s'agripper à mes vêtements et se barricader derrière moi. Nous perdîmes alors notre équilibre et je tombai sur lui, mon dos manquant de l'écraser. Son père qui courait derrière lui, brandissant sa ceinture en cuir pour le corriger, nous lança à tous les deux, un cri strident dont j'avais vaguement compris qu'il nous avertissait d'un danger de mort imminent."
"Deux images simultanées s’étaient imprégnées à mes yeux avant que je ne m'évanouisse totalement: Le visage de mon neveu qui s'apprêtait à traverser le Borj, tentant de nous sauver la vie et ce maudit piquet qui s'ôta définitivement de sa place et fusa du mur comme un projectile de canon. Et le pan du mur sur lequel je m'appuyais de s'écrouler sur ma jambe gauche que vous voyez emplâtrée. Une brume couvrit mes yeux pour occulter dans ma mémoire toute une tranche de temps, comme si elle n'avait jamais fait partie de ma vie.

*****

Le vieil homme me lança un regard interrogatif comme pour vérifier si je compatissais avec lui et mesurais la gravité de ce qui lui était arrivé. Ou peut-être bien qu'il voulait simplement s'assurer que je suivais encore attentivement son récit. Car, sans attendre ma réaction, il poursuivit :
" Comme j'aurais souhaité ne jamais me réveiller de mon évanouissement ! Quand j'ouvris mes yeux, je me trouvai sur un brancard porté par des agents de la protection civile se dirigeant vers leur voiture. Ma petite fille et mon dernier petit fils étaient dans les bras de la voisine qui les serrait contre elle tentant de les calmer. Quand à mon petit fils ainé, il se tenait, dieu merci, sain et sauf derrière sa maman qui était à genoux. Il lui tenait les épaules et pleurait avec elle en criant douloureusement "Papa, Papa!" Lançant un regard embrouillé en direction du Borj. Je vis d'autres agents qui retiraient des décombres le corps de mon neveu sur lequel s'était abattu tout ce qui restait du toit."
"Je suis resté à l'hôpital comptant les jours et attendant l'heure de la délivrance. Je priais Dieu le tout puissant qui avait rendu la conscience au vieillard décrépit que j'étais, et dont la survie ne représentait plus qu'un fardeau pour autrui, de me prendre et de faire revenir mon neveu de son coma, par pitié pour ses trois enfants et pour sa femme qui avaient besoin de lui pour sauvegarder la stabilité de leur vie."
Le vieil homme se tut un instant pendant lequel je ne savais quoi dire pour le consoler. Puis, sans réussir à verser une larme, il poussa enfin un gros soupir enflammé et dit :
"Si mes calculs avaient la moindre importance, ou si Dieu voulait exaucer mes prières, je me serais rendu compte, depuis le début, que le piquet était lié à quelques grosses planches soutenant la toiture et qu'une fois ce piquet extrait du mur, se seraient ces planches qui se détacheraient laissant s'écrouler aussi bien la toiture que le mur. Mais seuls s'avéreront toujours justes les calculs du destin, qui sont gravés sur la table divine. Que Dieu garde mon neveu dans sa miséricorde ! Comment aurais-je pu comprendre que mes tentatives de prolonger devant mes petits enfants la vue d'une petite trace du passé de notre famille, allait entrainer la perte du vrai homme de la maison, le veuvage de ma fille et l'orphelinat de mes petits enfants, avec en prime leur grand père comme fardeau et un choc psychologique ravageur dont ils souffriront, leur vie durant ? "
Le vieil homme se tut encore un instant comme s'il insistait pour connaître ma réponse à sa question. Mais l'atrocité de ce qui lui était arrivé me rendit muet. Ce qui le poussa à reposer sa question sous un autre angle :
-" Et mon neveu, dit il, celui même qui tenait tant à sauver ma vie des retombées de ma propre impétuosité, savait-il qu'il ne faisait ainsi que courir vers son inéluctable perte ?"
Cette fois-ci, le vieil homme me lança un regard qui attendait explicitement une réponse à sa question, ou du moins un avis sur ce que j'avais entendu de lui. Mais la voiture du benjamin de mes enfants arriva, enfin, et je devais partir avec lui. Je saluai, donc, silencieusement le vieil homme et fis deux pas en direction de la voiture. Puis, estimant qu'ainsi je lui laisserais le souvenir d'une déception, je retournai vers lui et lui chuchotai ceci à l'oreille :

"Il y a dans ton histoire, frère, une véritable leçon. Et il m'était venu à l'esprit, tout à l'heure, que le destin vous avait envoyé, à moi en particulier, pour éclairer ma lanterne. Mais, à l'intérieur de moi-même, il y a maintenant une voix qui m'incite, avec encore plus d'insistance, à tenter quand même de relever mon propre défi, d'une manière qui n'intéresse que moi. Il se pourrait qu'il m'arrive exactement ce qui vous est arrivé et que je vous retrouve un jour mes béquilles sous les aisselles. Il se pourrait même que je périsse pour ne jamais vous retrouver. Mais qui sait ! Il ya aussi un pour Cent de chance pour que je réussisse à prouver que, dans cette vie, je sers effectivement encore à quelque chose. Et, tant que demeurera ne serait ce que cet infime espoir de réussite, l'enjeu aura toujours de quoi me tenter d'essayer…"

Le Haikuteur - Monastir

1 commentaire:

Anonyme a dit…

les photos 1 et 3 sont très bien .

La 2 est plus "illustrative" .

mais le photographe en moi trouve dommage d'avoir coupé un morceau de la canne à pêche ce qui enlève un peu de vie au geste qui lui est bien saisi ... Toujours cadrer un peu plus large ... on est toujours à temps de recadrer ensuite ...

c'est tout l'avantage du numérique (surtout que sur les petits écrans on ne visualise pas très bien les détails à la prise de vue !)

J'aime vraiment bien ces deux images !!!