jeudi 25 décembre 2008

La Boussole de Sidinna / 13 Des ailes pour un papillon en feu

Mon année sur les ailes du récit (43/53) La Boussole de Sidinna (13/23) – 26 décembre 2008



Chemin second :


Des silex sur les dunes



Orientation cinquième 1 :



Des ailes pour un papillon en feu


" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur


Qu'est ce que la mort et qu'est ce que la résurrection ?
Qu'est ce que mourir, sinon se muer d'un état en un autre ?
Et qu'est ce que la résurrection, sinon un oubli et une nouvelle naissance ?
Et donc ?
Et donc, Yassine est mort ! Yassine Bellaghnej n'est plus. Il n'est plus en tant que mon ami. Celui-là qui est resté en vie – si tant est qu'il est encore resté quelqu'un – c'est Tarhouni. Un type que je ne connais pas et avec lequel je n'ai aucun rapport. Un type que je ne connais pas et auquel je ne dois rien du tout. Si, si ! Je ne le connais pas ! Ce n'est pas lui qui m'a sauvé la vie, pas lui qui m'a protégé lors de mon interminable fièvre. Ce qui m'a sauvé, ce sont les reliquats de Yassine demeurés en lui. Ces reliquats-là sont en moi. J'en suis issu et, maintenant que Yassine est mort, c'est à moi et à moi seul de m'en charger, car ils sont miens. Si je réussis, ce sera grâce à ces reliquats. Et si j'échoue, ils n'y seront pour rien. Mais tant que je suis ainsi perdu, ils le demeureront avec moi. Et ce, jusqu'à ce que je retrouve ma voie, jusqu'à ce que la boussole de Sidinna parvienne à sa destination promise.


Yassine Bellaghnej, mon ange miséricordieux, mon sauveur, n'est donc plus. Et celui-là qui est resté – si tant est qu'il est encore resté quelqu'un – c'est le diable en personne, une brute qui ne ressemble en rien à Yassine ni à moi. C'est une malédiction qui s'abat sur la terre et personne ne sait comment y échapper.

*****

Et donc ?
Et donc, Yassine est mort ! Yassine Bellaghnej n'est plus. Fini l'homme que sa pauvreté ne pouvait empêcher de s'élever au dessus de toute tentation déshonorante. Fini l'homme habité par les valeurs et à qui fait honte tout ce qui enfreint les principes. Avec la mort de Yassine, c'est Tarhouni qui sort de son repaire. Il se libère des repères de Yassine et commence à se multiplier. Et nous voici face à mille et un Tarhouni devant lesquels la malice de mon cousin Ameur El Bintou fait pâle figure.
Tarhouni sort de son repaire, tournant le dos à notre passé commun. Un passé qui pèse maintenant lourd sur mes seules épaules. Et c'est à moi de trouver seul mon chemin et de porter la boussole de Sidinna à sa destination. Si, bien sûr, je veux avoir accès à un quelconque avenir. Lourde est la mission que tu m'as confiée, Sidinna ! Et moi, je suis faible. Comment trouver mon chemin entre ces rochers avant que mon dos ne soit totalement brisé ?

*****

Et donc ?
Et donc, Yassine est mort ! Yassine Bellaghnej n'est plus. Disparues toutes les ressemblances qui nous réunissaient, malgré la distance séparant ses montagnes sahariennes et mes collines côtières, ou "les falaises de mon enfance", comme il se plaisait à les appeler. Yassine m'a écrit, à la suite des quelques jours qu'il avait passés parmi nous à Beb-Tounes : "Je t'aime Ghailane. J'adore les falaises de ton enfance". Et il m'a écrit : "La ressemblance est immense entre l'âme de l'impasse Brikcha et celle de nos maisons taillées dans la montagne." Aussi m'a-t-il écrit : "Votre morale est nôtre, vos traditions sont nôtres et vous une partie de nous. C'est comme si la vie dans ton quartier était celle d'une authentique campagne protégée par des remparts de ville."
Aujourd'hui, l'oubli a effacé toutes ces lignes que Yasssine m'avait écrites et toute ressemblance entre nous est morte. Tout notre passé commun disparu et, avec sa disparition, c'est Yassine Bellaghnej qui s'en va, cédant tout le terrain à Tarhouni afin qu'il s'y alimente du vide, comme le désirent les virtuoses du vide. Mais où es-tu Sidinna ? Cette mission m'esquinte. Ce voyage me harasse. La fièvre se remet à me dévorer et, malgré ce semblant de carte que j'ai entre les mains, je ne sais comment trouver le chemin de Tazoghrane.

*****

Et donc ?
Et donc, Yassine est mort ! Yassine Bellaghnej n'est plus. Sa mort est une mue en un état, pour la description duquel je ne trouve pas de mots. Mais tu peux être fier de moi, Sidinna, c'est moi qui lui ai porté le coup de la miséricorde. En lui disant "adieu Yassine, tu étais mon ami," c'est moi qui lui ai fait prendre conscience de sa mort. Ce "tu étais" était le fusil à partir duquel j'ai tiré sur lui la dernière balle, celle grâce à laquelle j'ai réussi à sauver Yassine des filets de Tarhouni. Et Tarhouni de s'en aller, après que je l'aie vidé de tout ce qui le liait à Yassine Bellaghnej. Ainsi il n'a plus rien à voir avec moi non plus.
Dans le rêve, je me suis vu, me baignant nu dans un bassin d'eau douce. Et toi, Sidinna, je t'ai vu arriver apeuré, me criant : "pourquoi abandonnes-tu la boussole à la portée des pirates?" J'ai voulu te répondre que l'endroit était sécurisé et que j'étais sous la protection de mon meilleur ami. Mais tu t'étais vite éclipsé. Alors, tremblant de peur, je suis sorti de l'eau. J'ai accroché la boussole à la ceinture que j'ai serrée autour de ma taille et ai pris vite mes affaires. Il m'a semblé voir comme un haut rocher surplombant le bassin. J'y ai grimpé et m'y suis trouvé un refuge. Et soudain, Yassine Bellaghnej arrive à la tête de mille et un homme qui attaquent le bassin et se mettent à me chercher afin de m'extorquer la boussole. Content qu'ils ne m'aient pas trouvé, je les vois alors se disperser. Et Yassine de rester tout seul, au bord du bassin.


C'est alors qu'une chose étrange est arrivée. J'ai vu de mes propres yeux Yassine Bellaghnej se scinder en deux ! Oui, exactement comme se multiplient les microbes. Et voici devant moi deux hommes : un premier, faible, totalement nu, qui voulait se jeter à l'eau afin de se purifier et un second, costaud, abruti, vêtu et se mettant à son travers pour l'empêcher d'arriver à l'eau. La bagarre éclate entre les deux hommes. En toute logique, elle se termine par la défaite de l'homme nu qui est envoyé à terre.
C'est alors que le vêtu ouvre deux immenses mâchoires, avec des dents comparables à celles du crocodile. Il écarte les jambes de l'homme nu et mord, à lui arracher le bas ventre. Puis il sort de sa bouche la verge et les testicules ensanglantés. Il les tient à la main et commence à brandir victorieusement la chair arrachée, dansant et ricanant d'une voix semblable au rugissement du lion. Le sang se répand de sa bouche, ruisselle sur son cou et sa poitrine et tâche ses vêtements. A mon étonnement, Sidinna, je vois ta boussole se muer en un fusil de chasse tout à fait indépendant de ma volonté. Une balle en sort sans que je ne touche à la gâchette. Elle atteint l'homme habillé qui tombe dans le bassin. Et l'eau de prendre une couleur rouge sang.

*****

Et donc ?
Et donc, Yassine n'est plus. Je lui dit :" adieu Yassine, tu étais mon ami." Et je me tais. Yassine Bellaghnej est mort. Et c'est en vain que vous cherchez son assassin, en vain que vous posez des questions. Tout le monde l'ignore autant que vous. Même Bahiya qui connait la réponse se tait. Pourquoi, Bahiya, ne dis-tu rien ? Yassine est mort, Bahiya. Viens chanter, avec moi, une complainte pour Yassine :


- Peux-tu me renseigner, Bahiya,
Sur l'assassin d'Yassine ?
Je meurs, mais de détresse, mon amie,
Ni balle, ni coup de couteau
***
Du haut de sa muraille, elle dit :
- Où se trouve ton pays ?
- Mon pays c'est ma poche, mon amie,
Mais ma poche est trouée !
Si tu descends au club, mon amie,
Et qu'on voit d'où vient l'vent,
Je me ferai tapis, mon amie,
Et tiendrai la chandelle
Tes poches comme les miennes, mon amie,
Se rempliront de sous
Et nous, comme les autres, mon amie
Nous serons vite nantis.
***
Du haut de sa muraille, elle dit :
- Où puis-je me joindre à vous ?
- Mais dans la rue qui grouille, mon amie
D'amateurs de ton charme.
Et nombreux les nantis, mon amie,
Qui jetteraient leurs armes
Entre tes pieds, dans les hôtels
Et les maisons fermées.
Pognon amène pognon, mon amie,
Et nous serons heureux.
***
Les oiseaux de plein air leur disent :
- Voler n'est pas aisé,
Sans ailes, ni avion, mes amis !
Pourquoi êtes-vous pressés ?
Gare ! Au premier souffle du vent,
Vos os seront broyés.
- Mais en ce temps volent, amis,
Tous ceux qui sont sans ailes
Et les oiseaux ailés, amis,
Sont souvent déplumés.
***
Et puis, dit-on, l'enfant du conte,
Ca grandit bien et vite
Et tous les entêtés qui le veulent
En un clin d'œil arrivent.
Du haut de sa muraille, la belle
Descend et, au taudis,
Elle se donne aux clochards, la belle,
Et aux truands maudits
Et lui, les lui emmène, nombreux
Sans jamais s'arrêter
Tout en disant qu'ils sont trop pauv'
Pour, tous, la bien payer.
***
Alors elle dit :
- Ca va, maintenant, je veux me repentir !
- Mais repentir, jamais, mon amie,
Tu ne dois y penser.
Car une fois au club, mon amie,
On ne peut qu'y rester.
Tu es mon capital, mon amie,
Tu ne dois l'oublier
Et de ma chose, jamais, mon p'tit,
Tu n'peux me séparer.
***
Un mois ou deux, plus tard, la môme
Qui semblait résignée
Comme elle l'avait connu, la môme
Elle en a connu mieux
Venus en bon clients, les gars
Ils étaient généreux
Ils l'ont gavé de vin, ce soir
Mais pour mieux l'égorger.
Car dès le lendemain, il y avait
Un Yassine de moins.

*****


Qu'est ce que la mort, Bahiya, et qu'est ce que la résurrection ?
Qu'est ce que mourir, sinon se muer d'un état en un autre ?
Et qu'est ce que la résurrection, sinon un oubli et une nouvelle naissance ?
Et donc ?
Et donc, Bahiya, il se peut que j'aie raconté des faits totalement faux. J'ai peut-être besoin d'un moment de répit, pour comprendre exactement ce qui m'arrive. Lorsque j'étais concentré sur Yassine Bellaghnej, j'étais dans l'état d'éveil le plus limpide. Et, brusquement, la scène s'est de nouveau totalement embrumée. L'étrange c'est qu'en regardant au dessus du sable blanc immaculé, je vois ma mémoire s'éloigner de moi à une vitesse vertigineuse. Je la vois comme si elle était quelque chose de palpable ou comme si elle était un être vivant totalement indépendant de moi et qui avait le pouvoir de venir quant il le voulait et de partir quand sil le désirait.
Et maintenant, voilà que ma mémoire décide de partir pour rattraper le bus et me laisser ici à plat ventre sur cette petite dune de sable, esseulé au milieu des cailloux infertiles. Serait-ce moi qui suis mort par une balle de Tarhouni et non l'inverse ? Mes rêves sont-ils maintenant faits d'images inversées, de données inversées et de sentiments inversés ? Le mort y est-il vivant et le vivant mort ? Le tué y est-il tueur et l'assassin assassiné ? La tristesse y est-elle joie et la joie mélancolie ? L'imaginaire y est-il réel, le réel fable et la vérité mirage, après lequel je cours toujours sans jamais le rattraper ?
Le plus étrange, Bahiya, est que je vois ma mémoire s'en aller, mais pas en entier. La scène s'embrume quasi totalement, sauf cet espace de conscience que j'ai vécu depuis ma sortie de la grotte avec Yassine Bellaghnej, et jusqu'à l'instant où j'ai attrapé dans ma main gauche les trois petits cailloux de silex. Toute la scène s'est embrumée, sauf ces événements qui me reviennent maintenant tel un film parfaitement mis au point.
Me voici à nouveau tenant entre les mains un feuillet de carnet de notes. Des lignes dessinées par Yassine Bellaghnej comme une carte. Des flèches longeant une source qui coule entre les rochers et d'autres qui en partent en direction d'une longue ligne droite. Me voici tournant la page pour trouver au verso, la lettre. Et voici que je commence à la lire. Brusquement, quelque chose me dit que je suis en danger. Depuis le départ de Tarhouni, qui avait mis son argent et la lettre de Yassine sous la boussole de Sidinna, je ne me sens plus en sécurité. Tout est désormais possible et rien ne m'autorise plus à me considérer à l'abri de sa trahison. Alors me voici sautillant d'une pierre à une autre, cherchant à m'éloigner rapidement de cette source et de son eau qui ruisselle.

Voici que j'essaye, tant bien que mal, de suivre la flèche menant à la grande route. La route est désormais à un jet de pierre de moi. Je cours sur le gravas tentant de rattraper un bus que je vois arriver de loin. Serait-ce le bus à destination de Toujane ? Ou bien serait-ce celui-là qui va directement à Gabès ? Je suis, en tout cas, décidé à le prendre et, une fois à Gabès, j'irai directement à la gare et prendrai le train en direction du Nord.
Me voici tenant en main la liasse de billets laissée par Tarhouni. Mais moi, je ne veux pas de cet argent sale. Alors j'en prendrai juste la somme restée dans mon portefeuille, qu'il a gardé chez lui. Combien m'a donné ma sœur Rachida le jour où j'avais décidé de voyager ? Cinquante dinars ? Cent ? Je garderai seulement cinquante dinars et le reste je le donnerai au premier passant.
Voici la route principale qui est toujours à un jet de pierre de moi. Je peux parfaitement rattraper le bus. Mais il me faut d'abord me rhabiller. Je mets mon pantalon. Je glisse dans ma poche cinq billets de dix dinars. Je mets aussi ma chemise et, sans me soucier d'en attacher les boutons, je reprends ma course. Je commence à agiter mes autres vêtements et mes chaussures pour faire signe au bus de s'arrêter. Il est bon, ce conducteur. Il se gare sur le bas-côté pour m'attendre, pendant que moi, je continue à courir et à tousser.
Et, brusquement, quelque chose comme un battement d'ailes d'oiseau me ventile la tête. C'est comme si l'oiseau s'amusait à me caresser l'arrière du crâne, une, deux, trois fois...
Brusquement, je ressens quelque chose qui me transporte à mi-chemin entre le vertige et le sommet de la joie. Et me voici trébuchant dans une petite dune pas plus haute que mon genou. Tombé à plat ventre je vois toute la scène s'embrumer. Ne me restent plus parfaitement visibles que ces trois petits cailloux de silex aux couleurs merveilleuses, qui, tel des diamants, scintillent sur le sable blanc sous le soleil. Voici des cailloux que je connais parfaitement. Ce sont trois des ces sept silex polis que Moqaddam Abdel-Hafidh m'avait extrait du cerveau. Il me les avait mis dans la main gauche. Je les ai lancés au ciel en faisant attention à ne pas prononcer le nom de Dieu. Et puis, avec Oumm Ezzine, la vieille vierge, nous les avions recherchés sans jamais en retrouver une seule trace.
Mais alors, qu'est-ce que la mort, sinon une mue qui nous transporte d'un état en un autre ? Et qu'est-ce que la résurrection, sinon celle-là qui, soudain, pour mieux m'accueillir, embrume maintenant cette scène devant mes yeux?

Tout ce que je ressens maintenant c'est que ma main gauche, qui vient de ramasser les trois cailloux de silex, est en train de les serrer très fort. Et comme dans un rêve, je vois une main, indépendante de moi, ramasser mes affaires et mes chaussures éparpillés sur le sable. Une autre main, qui n'est surement pas mienne non plus, tire de ma main droite la liasse de billets. Entendant, toujours comme dans un rêve, une voix qui me crie dans mon for intérieur : "protège la boussole!", je sens ma main droite lâcher l'argent pour aller se coller à la boussole de Sidinna, bien enfouie sous mon pantalon entre mes jambes.
A moi Sidinna ! Est-ce moi qui me scinde en deux, comme se multiplient les microbes ?


Le Haikuteur …/ à suivre

Aucun commentaire: