jeudi 11 décembre 2008

La Boussole de Sidinna / 11 Nouba de la pierre et de la fièvre, ter

Mon année sur les ailes du récit (41/53) La Boussole de Sidinna (11/23) – 12 décembre 2008

Chemin second :

Des silex sur les dunes

Orientation troisième 3 :


Nouba de la pierre et de la fièvre, ter


" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur


Où suis-je ?
Salle de cinéma sombre. Film ambigu. Blanc et marron. Une heure. Arrivée du troupeau de chèvres. "Un Chien Andalou". Jus de pommes noires. Aboiements. Journal mural. Nouvelle très courte. Vieillesse précoce. Deux heures. Louis Bunuel. Camionnette 404 bâchée Tu 30. Cadavres exquis. Poésie des anciens. Cœur de Chou. La butte de Ras Tabia est trop raide. Trois heures. Poésie du genre terre-terre, marchant avec les humains dans la caillasse. Les paroles se saouleraient si elles en avaient les moyens. Arrêt, enfin, de l'écoulement menstruel. "Jehfa" (litière à dos de chameau) de mariée détournée. Maison de la culture "Ibn Khaldoun". Une demi-journée et une nuit. Endormi avec les moutons. La mémoire aussi s'endort.

*****

… Ghailane… Je suis Yassine Bellaghnej. Yassine Bellaghnej, Gailane. Je t'ai trouvé gisant sur le bas côté de la grande route. Ouvre bien les yeux et tu me verras. Comment ne te souviens-tu pas de moi? N'es-tu pas Mohamed Lamjed Brikcha ? Dis-moi ton nom alors ! Parle. Dis n'importe quoi ! Ne t'abandonnes-pas à la mort, Ghailane !
…Je te sauverai malgré toi Ghailane. Je crache sur cette chienne de vie. Comment peux-tu me regarder sans me reconnaître ? Je suis Yassine Belleghnej, Majda. J'ai mangé des mets préparés par ta maman Khadouja. J'ai dormi à côté de toi sur la Doukkana de ta grand-mère Manana, sous le portrait de ton grand-père Bahri. Souviens-toi, Ghailane. En cette année là, Ta sœur Rachida avait arrêté ses études. Mais ouvre les yeux fils de chien. Ouvre-les, sinon je te giflerai encore plus fort. Souviens-toi de ton slogan Mejda. Ne laisse pas le temps violer le vierge espoir…

*****

Ciel peu voilé. Hôtel cinq étoiles. Nouveau métro de la Manouba. Déclarations d'amoureux. Diner aux chandelles. Juste un baiser. Paiement avant d'arpenter la montagne. Peinture sur soie. Sergei Eisenstein. Le bandage des yeux fait partie des règles du jeu. Nécessité du non nécessaire. Je travaille dans la libre entreprise. Aubergines frites. Youyous. "Warda baidha fil alali" ("Rose blanche dans ses hauteurs" chanson algérienne). Lac salé. Odeur de transpiration. Le restaurant universitaire est loin. Dégringolade. Que veux-tu ? Du pain et des olives ou de la Bsissa aux dates séchées ? Les escaliers du "Cuirassé Potemkine" mènent à la caverne. Première bouteille de bière. L'entrée de la caverne sous la voute. Une idée diabolique. Les fils de diable.

*****

… Ghailane… Ghailane… qu'est-ce qui t'a amené dans ce désert, Ghailane ? Es-tu venu seul ou … avec qui es-tu venu ? Voulais-tu te suicider ? Dis-moi : as-tu été piqué par un scorpion ? Ouvre les yeux et regarde-moi, bon sang ! Comment ne te souviens-tu pas de moi alors qu'on habitait ensemble dans le même foyer, dans la même chambre ? Comment ne te rappelles-tu pas : "la butte de Ras Tabia est trop raide". "La poésie se saoulerait si elle en avait les moyens". Te rappelles-tu maintenant ? Te rappelles-tu cette après-midi de samedi ? La pluie n'arrêtait pas de tomber. Te souviens-tu de la première bouteille de bière de ta vie et de la mienne ? "La butte de Ras Tabia est trop raide". Nous buvions notre bouteille ensemble. Nous la cachions sous le manteau et nous en buvions à la mode de l'irrigation goutte à goutte, tout en arpentant la colline sous la pluie et en faisant du tapage en pleine rue comme si nous avions bu un tonneau d'alcool ! "La butte de Ras Tabia est trop raide"! C'était un de tes poèmes dans le genre terre-terre. Tu l'avais mis en musique et tu t'étais mis à le chanter. As-tu toujours ta belle voix Ghailane ? Te rappelles-tu comment on parlait comme des ivrognes sans être vraiment saouls ? Réveilles-toi Ghailane ! Je te sauverai et je te donnerai à boire du Qichem (1) jusqu'à ce que tu réalises que c'est du Qichem. Avec moi, tu te saouleras pour de bon et tu guériras de tous tes maux. Juste, tiens bon et ne t'abandonnes-pas à la mort.

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Les funérailles de Sidinna. Eau stagnante. Coucher infect. Un âne. Saisons de vieillissement du Qichem. Navet de film. Massages thérapeutiques. Niveau d'amateurs. Mouton de l'Aïd. Ghailane hôte d'Eisenstein. Départ du troupeau de chèvres. Le droit chemin. Union des étudiants Khobsistes (partisans du pain). Appel à la prière d'Al Asr, à l'heure locale. La bande arrive. Il n'ya de Dieux que Dieu. Bien, par où aller ?

*****

... Ghailane… Ghailane… Je vais m'absenter une heure ou deux. Je reviendrai avec quelqu'un pour rester ici avec toi et t'accompagner jusqu'à ta guérison. Je verrai si je trouve un médecin qui veuille bien venir ici. Je t'amènerai du lait de chèvre et tu en boiras. Juste, tiens bon pendant une heure ou deux et tu seras sauvé. Ne meurs-pas fils de chien ! Tu m'entends ? Si jamais je te trouve mort, je te tue…

*****

Des lunettes de vue en cul de bouteille. Peu avant le coucher. Construction menaçant de s'écrouler. Arrivée du troupeau de chèvres. Une voute sans Bendirs. Une journée. Un clin d'œil. Tout sauf les baisers. Tu entres et tu sors et c'est tout. Un billet de vingt. De longues moustaches blanches. Deux journées. Un billet de trente. Du lait de chèvre. A deux cents la pucelle. Un médecin incapable de rien faire. Une cage où tu entres sans pouvoir en sortir. Soleil tapant. Trois journées. Ta bouche pue. Tisane de camomille. Bus très spécial. Saison de la cueillette des dattes. Bananes de Costa Rica. Chien méchant, pur sang arabe. Boite de nuit au fond de la terre. Secteur des services divers.

*****

… Voici mon ami, Houriya. Il s'appelle Ghailane. Tu le sers en silence et tu ne lui poses aucune question. Il est malade maintenant. Mais il guérira et sera mon bras droit. S'il accepte, nous élargirons le projet et envahirons tout Chott-El-Jerid. Il était mon meilleur ami à l'université. J'étais étudiant en philo au 9 avril et lui étudiant en langue Arabe à la Manouba. Nous habitions ensemble dans la même chambre. Nous avions obtenu nos diplômes la même année. J'avais obtenu la mention "passable" et lui la mention "assez bien". Tu ne sais pas, Houriya, ce que la mention "assez bien" veut dire en maitrise d'arabe à la faculté de La Manouba! C'est l'équivalent de l'excellence ! Alors n'oublie pas que tu es là pour le servir et lui obéir en tout. Tu seras payée double à partir de maintenant. Tu fais tout ce qu'il te demande. Tu comprends ? …

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Intoxication alimentaire. La poésie autre que le Amoudi et le libre. Je te prêterai un mulet. Club culturel Tahar Haddad. Hôtel cinq étoiles. Quatre nuits, puis arrêt de l'écoulement menstruel. Voici mon frère monsieur l'agent. Route dégagée. Une bougie. Akira Kurosawa. Sauve ta peau. Trois bouteilles de Chivas-Régal. Où es-tu Abou Righal? Deux bougies. Union sportive monastirienne. "Rashômon". Les glaçons ne suffisent pas à éteindre un incendie. "Nahna We Hadha" (tout dépend de ce match). Une recette pour préparer le Qichem. Premier rendez-vous devant le théâtre municipal. Encore du lait de chèvre. C'est ça le Qichem mon cher. Whiskey tunisien de grand luxe made in Degèche. Une source d'eau pure. Pas de solution pour cette saleté.

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… Ghailane, Voici Houriya. Ghailane, tu m'entends ? Le médecin m'a rassuré. Tu ne mourras pas. Tu l'as échappée belle, fils de chien. Les chiens ont longue vie. Je la laisserai en ta compagnie ici. Elle est à ta disposition durant toute la journée. Ne lui empoisonne pas la vie pour prendre tes médicaments. Elle a un téléphone portable. Tu peux lui demander de m'appeler si tu as besoin de quoi que ce soit. N'hésite pas à lui donner des ordres ou à lui demander toute sorte de services. Le soir, je ramène Houriya pour ses autres occupations. Je viens la prendre lorsque s'en va le troupeau de chèvres. Et, dans la journée, je la ramène ici juste après le retour du troupeau de chèvres. Ce sont des choses dont je te parlerai plus en détails lorsque tu auras repris conscience. Nous allons nous entendre sur tout, lorsque nous nous seront mis d'accord. L'essentiel maintenant est que tu ne sortes pas d'ici.

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"L'homme de cendre". La mort avant la naissance. Sidinna Imam de la mosquée de Beb-El-Gharbi. Nouri Bouzid. Chich-kebab. Pas de honte au paradis. Laisse-moi monter et voici ton dû. Le dernier mot. L'appendice. Ghailane est un chien et fils de chien. Yeux ne s'ouvrant pas et cerveau ne dormant pas. Départ du troupeau de chèvres. Toute une semaine. C'est mille-quatre-cents. Secrétariat général. Chèque sans provision. Le feu de Dieu est allumé. Ouvre la bouche et avale. Où est donc le Nord et où est le Sud ?
Rêves croisés. Film en accéléré. Arrêt, à nouveau, de l'écoulement menstruel. Je n'aime pas le lait. Monte jusqu'au sommet de la montagne. Reviens demain et tu en trouveras une plus belle. Ecran géant. Des cages sur mesure. "Les ambassadeurs". Escalade la montagne à pieds. Les yeux nécessairement bandés. Sidi-Bou-Saïd. Cartes de crédit non acceptées. Naçeur Ketari. Arrivée du troupeau de chèvres. Charlie Chaplin. Marabout malgré toi. Le corps, robot programmé. Ô temps des retrouvailles à El Manar 2. Le lait ou la mort. Guerre d'usure. "Les temps modernes". Un intégriste nu sur scène. Départ du train de Gabès.

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Comment va-t-il maintenant ? A-t-il bu son lait? A-t-il été à la "chambre du désert" (toilettes de plein air) ? Tu verras lorsqu'il sera guéri. Tu découvriras en lui une personne très sympathique. Tu aimeras son chant. T'a-t-il parlée ? T'a-t-il dit quoi que ce soit ? Il te charmerait s'il parlait. Je l'ai connu dans le train. Nous avons beaucoup ri puis nous nous étions séparés. Lorsque je suis allé réceptionner ma chambre au foyer, je l'y ai trouvé et nous avons ri comme des fous. C'était mon binôme. T'avais-je dit que lors de ma vie estudiantine, je flirtais avec plusieurs composantes de la gauche ? Et bien ce n'était pas très original pour un étudiant en philo. Quant à lui, il était le leader. Pas le leader d'une des fractions de la gauche. Mais celui de l'union des étudiants "Khobsistes". N'est-ce pas Ghailane ? C'était lui le président de cette union, Houriya, et son unique adhérent qui n'accepte personne avec lui. Et il était resté fidèle à son engagement, jusqu'à sa sortie de l'université...

*****


Non, je ne suis pas son frère. Chute de pierres. Massage japonais, les mains cagoulées. Famine sexuelle. Danse très orientale. Chemise en carton jaune. Un mois. Ciseaux noirs. Dépassement interdit. Festin de sécheresse sentimentale. Devises faciles à écouler. Pluies éparses. Deux mois. Je viendrai spécialement de Sfax. Calendrier 2001. Une cigarette pour deux. Heureuse année. "Le Moineau". Deux mois et demi. Youssef Chahine. Potage de légumes. Sawana s'excuse. Eau minérale. La maison de la culture Ibn Rachiq toujours fermée. La guérison vient peu à peu.

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… "Ni gauche ni droite. La butte de Ras Tabia est trop raide. Nulle vérité que celle-ci dans ce monde." Te souviens-tu de ce slogan politique qui était le tien, Ghailane ? Quant à moi, je m'étais retourné de tous côtés. Mon engagement était toujours un engagement de passage. Alors que ton engagement à toi était la recherche du vierge espoir. Tu le poursuivais dans le chant, dans les lectures littéraires et dans la cinéphilie. Ce que j'ai aimé en toi, c'est que tu respectais toujours mes opinions aussi contradictoires qu'elles aient été. La fièvre s'est arrêtée, Ghailane. Il faut que tu sortes à l'air libre. Demain je viendrai tôt te chercher. La route est dégagée ces jours-ci. Alors je te sortirai de là. Quant à toi, Houriya, tu peux rentrez chez tes parents jusqu'à la fin de tes "règles".

*****

Sur la montagne. Rien, au dessus de moi, que la voute céleste bleue. Je regarde en dessous et ne vois que des montagnes à perte de vue. Des couleurs verdâtres, de rougeâtres foncé à noires. Des rêves et des rêves dont je ne retiens aucun détail. Des événements bizarres. Si j'avais, dans mon sommeil, papier et crayon, j'aurais consigné ces faits en vingt-milles pages. La mémoire se réveille un instant. La conscience revient puis s'en va rapidement. J'ai sans doute une maladie plus étrange qu'on ne l'imagine. La fièvre a-t-elle vraiment duré trois mois, ni plus ni moins, Bellaghnej ?
Des montagnes, des montagnes jusqu'à l'horizon. Des pierres, des pierres et pas de végétation… Où suis-je ? Epluchures d'oranges. Voiture 4x4. "La Terre". Puits artésien. Shéhérazade a dit. "Le voleur de bicyclette". Fruits de la nouvelle saison. Casse-croute aux merguez, maître. Toutes les bougies se sont consumées. Youssef Chahine et Vittorio De Sica. Le retour du royaume de l'inconscient. Départ du troupeau de chèvres. Retour du troupeau de chèvres. La poésie Amoudi (verticale) est une trahison littéraire. Jus de carottes. "Le Virage". Appel à la prière du Sobh à l'heure locale de Beb-Tounes et alentours. Le matin est succès, le matin est réussite. Mustapha Fersi. Vas-tu me dire, enfin, où est le Sud et où est le coucher ?

*****

…Que t'arrive-t-il brusquement Ghailane? Pourquoi reviens-tu ainsi à ton délire, alors que tu n'as plus de fièvre? Est-ce l'effet de l'air pur qui t'envahit les poumons ? Réveille-toi Ghailane ! Pourrais-tu poursuivre la marche ou bien faudra-il qu'on revienne ? Où vas-tu comme ça ? Laisse-moi te soutenir pour ne pas tomber sur les rochers. Nous marcherons cinq minutes, tout au plus, et nous serons arrivés à un endroit merveilleux…

*****

C'est vraiment étrange. La mémoire s'en va et puis revient. Et toi, je te vois une fois en Yassine Bellaghnej, mon ami de l'université et, une autre fois, me vient de toi une image dans une posture douteuse et écœurante, me demandant de t'appeler Tarhouni. Parfois, Yassine, le rêve et la réalité s'enchevêtrent en moi. Et il me semble alors qu'il y a une sorte de caverne dédiée à la délectation et à la débauche, où il y a de la danse orientale simplifiée, du Qichem et de la viande de gazelle, ainsi que de la chair féminine en chaleur. Je vais en devenir fou, Yassine.
Qui es-tu en réalité, Yassine ? Suis-je en train de vivre un cauchemar ? Ou bien est-ce possible que je sois devenu pourri au point d'avoir de mon meilleur ami cette image exécrable ?
Et puis où suis-je ? Epluchure de melon. Je n'ai pas de passeport. "Mawlid Annisyan" (la genèse de l'oubli). Journaux des passants. Dessins animés. Crayons noirs non taillés. Electricité coupée. Mahmoud El Messaadi. Chakchouka piquante. Jardin d'enfants. Café des jeunes. Il était une fois :

Deux pigeons(2)
Ah s'il pouvait ne pas la voir !
Et si elle pouvait ne pas le voir !
Elle a volé,
s'en est allée
Seul dans le nid,
Elle l'a laissé !

*****

…Oui… Oui… Je vois que tu commences à tout comprendre, Ghailane. Tes paroles sont pleines de sens. Ton chant descend comme un couperet. Chante alors ! Chante ! Parle, dis tout ce qui te passe par la tête. Je saurai bien te comprendre. Dis ce qui sied et ce qui ne sied pas, jusqu'à ce qu'arrive la parole adéquate.
En t'écoutant chanter, je me suis rappelé ces jours sombres. Ces jours où j'avais vomi la gauche, toutes factions confondues. J'étais perdu. Je me suis trouvé à deux doigts de la folie. Et c'est toi, Ghailane, qui m'a soigné. Te souviens-tu ? Tu m'avais accueilli chez toi à Beb-Tounes. Tu m'avais soigné par la marche, à l'aube, sur la plage de la Qarraia. Nous sortions de la maison alors que tout le monde dormait. Nous longions les remparts de la chicane de Beb-Tounes jusqu'au tribunal. Puis nous traversions le cimetière dans le noir, nous arrêtant pour réciter la Fatiha sur la tombe de ton oncle Sidinna, avant de sortir de l'autre côté sur la plage.


Nous marchions sur le sable jusqu'à Sidi Mansour et puis nous restions sur le monticule surplombant la Kahlya, à attendre le lever du soleil. Pendant tout ce temps je bavardais presque en délire, alors que toi, tu ne disais rien. L'après-midi, tu m'emmenais sur d'autres monticules surplombant la mer d'un autre côté, où nous admirions le coucher du soleil sur l'eau bleue et chantions jusqu'à la tombée de la nuit…

*****

Ô que je me souviens maintenant, Bellaghnej. Je revois l'image : toi dans un hôtel cinq étoiles, entouré de cinq belles filles. A côté de toi, un vieillard libyen. Il me semble t'entendre maintenant lui chuchoter "C'est deux cents, la pucelle". Tu reçois de lui trois bouteilles de "Chivas Régal". Mais où es-tu Abou Righal ? Des épluchures de banane. Patinage sur glace. La veille de la chute de Bagdad. Une chaise aux pieds cassés. Une prison amicale. Une chaîne rouillée. Des feux amis. Bergers ou geôliers. Des trippes une tête et quatre pattes. La Palestine est arabe. Le T. G. M. (train Tunis- La Goulette- La Marsa). Et il était une fois :

J'avais un rossignol(1)
Dans une cage en or
Il avait une belle forme
De belles plumes
Et une longue queue


*****

…D'accord, dis ce que tu veux. Chante et je t'écouterai. J'ai compris et tu as tout compris. Je ne fais que m'acclimater à mon environnement en toute conscience, Ghailane. Mais là, je voudrais que tu continues toujours à respecter mes choix, même si tu n'es pas d'accord avec moi.
Lorsque j'ai échoué au CAPES, Le choc était grand. Car, sachant exactement ce que j'avais fait, j'étais certain de réussir. En dépit de ma déception, je t'avais téléphoné avec l'intention de te féliciter pour ton succès. Pour toi, Ghailane, j'étais plus que certain du succès. Tout le monde savait que tu étais le plus méritant parmi tous ceux qui avaient passé le CAPES d'arabe. Or, les résultats annoncés n'ont fait que doubler mon choc. Et, depuis, je ne crois plus en rien. Mon échec dans la section philo était déjà assez suffisant pour éveiller les soupçons, mais que Mohamed Lamjed Brikcha échoue au CAPES d'arabe, et bien cela voulait dire qu'il y avait anguille sous roche, et beaucoup plus encore !
Alors c'est contre toute la société que j'étais furieux. D'ailleurs je le suis encore et je ne pense qu'à me venger, mais avec sang froid. Ce que je fais n'est que ma façon à moi de prendre ma revanche. Et, crois-moi Majda, j'en vis très bien. L'argent coule à flot. Que me faut-il de plus ?
J'avais, d'abord, été saisi d'une vague de spiritualité. Alors je m'étais laissé pousser la barbe et avais répondu à l'invitation d'un voisin. J'avais essayé la prière, ne tardant pas à y accourir comme un affamé. A la mosquée, j'ai fait la connaissance d'un groupe d'engagés. J'ai failli m'engager avec eux. Plus, j'ai failli franchir les frontières pour l'Algérie. Mais je me suis repris à la dernière minute. Je me suis rendu compte que seuls seraient perdants, dans tout cela, mon père qui avait déjà perdu la vue, ma pauvre mère et mes cinq frères. Quant à moi, perdant en restant ici et perdant en me rendant là bas, j'aurais tout gagné dans ma vie si je n'entrainais pas les miens vers leur perte totale. Aussi, le soir même où on devait franchir les frontières, j'ai faussé compagnie au groupe et me suis enfui à dos de mulet. Je me suis retrouvé à Sfax où j'ai connu Houriya. Et c'est là que mes affaires ont pris forme et que la roue a commencé à tourner…

*****

Tout est devenu clair maintenant, Bellaghnej. Le Nord est Nord et le Sud est Sud et ils ne sont pas faits pour se rencontrer. Voici plus d'une heure que nous tournons en rond à travers les reliefs de cette merveilleuse montagne. Rassure-toi, Yassine ; maintenant, il me serait impossible de retrouver le chemin du retour au mausolée. Tu sais que je n'ai jamais opposé à tes choix que mon respect. Mais là, je me contenterais de comprendre que le destin de nos chemins est fait de séparation. Car je dois absolument me rendre à Tazoghrane, mon ami. J'y ai une mission urgente. Je suis porteur de la boussole de Sidinna. Et je dois faire tout mon possible pour qu'elle arrive à destination. Montre-moi juste le chemin qui mène à la grande route et va t'occuper de tes affaires.
Bellaghnej…
Merci beaucoup de m'avoir sauvé la vie. Quant à moi, Yassine, je suis incapable de te sauver. Car, mon ami, tu as laissé le temps violer le vierge espoir….

*****

La conscience est totalement revenue. Une conscience limpide comme l'eau de cette source qui coule à nos côtés. Cette conscience qui se réveille m'emplit de tristesse. Et ce silence qui se dresse entre Yassine Bellaghnej et moi, me semble encore plus lourd que tous ces grands rochers qui nous entourent.
Entre les rochers, la source coule pour se jeter dans une flaque qui semble profonde. Et moi, je ne peux pas voir l'eau et me contenter de la regarder. Tout ce froid glacial ne peut m'empêcher d'ôter mes vêtements :
- Belle est cette source ruisselant entre les montagnes, Bellaghnej. J'ai une envie folle de m'y baigner. Je laisse devant toi la boussole de Sidina. Tu peux la surveiller pour moi un moment si tu veux, comme tu peux t'en emparer et partir avec. Mais quand je serai sorti de l'eau, je voudrais ne pas te trouver ici. Adieu Bellaghnej. Tu étais mon ami.

*****

Je plonge et je flotte. Je replonge et je flotte à nouveau. Yassine Bellaghnej ne dit mot. Serait-il atteint de mutité ? Je plonge et je flotte. Yassine Bellaghnej écrit dans son carnet de notes. Il doit être en train de tirer les leçons de notre dernière discussion. Mes propos sont-ils en train d'aider l'espoir à reprendre la route de sa virginité ? Je plonge et je flotte et ne trouve personne. Je sors de l'eau les veines glacées. Sur mes vêtements, sous la boussole de Sidinna, un papier de bloc-notes. Des lignes dessinées comme une carte. Des flèches longeant une source qui coule entre les rochers et d'autres qui en partent en direction d'une longue ligne droite. Au verso, une lettre pour moi.

*****

Ghailane, mon ami,
Le Nord est Nord et le Sud est Sud. Et c'est vrai qu'ils ne sont pas faits pour se rencontrer. Tu es un homme attaché à des principes que j'ai réussi, à mon cœur défendant, à dépasser. C'était un choix. Bon ou mauvais ? C'est tout à fait secondaire. C'est mon choix, je l'assume et c'est tout.


Lorsque je traversais mes jours les plus sombres, c'est toi qui m'a accueilli chez toi pendant plus d'une semaine et qui m'a sorti de mon sale pétrin. Le sort t'a conduit jusqu'à moi et tu ne peux pas dire que je n'étais pas à la hauteur de notre amitié. Aujourd'hui, copain, j'allais te proposer de rester avec moi. Mais j'ai compris que le Nord est Nord, que le Sud est Sud et qu'il nous fallait nous séparer.
Suis ce plan de fortune et tu arriveras à la route principale. Là, il ne te restera plus que quelques kilomètres pour arriver à Toujane. Une fois au village, renseigne-toi sur le bus en direction de Gabès. Il doit y en avoir un vers midi.
Accepte cette petite somme en guise de cadeau qui te permettra de faire face aux dépenses du voyage. Je garde ton sac à dos en souvenir. Car je ne suis pas bête pour te permettre de revenir encore une fois à mon mausolée cachette.
Ton ami Tarhouni qui n'a plus de Bellaghnej que le cadavre qu'il traine sur terre.

Le Haikuteur …/… à suivre

(1) Qichem : vin à base de Legmi (suc puisé dans le cœur du palmier).
(2) Zouz Hmamet (les deux pigeons) traduction des paroles d'une chanson connue interprétée par Sadok Thraya.
(3) Traduction d'un chant d'enfant appris à l'école primaire.

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