jeudi 12 février 2009

La Boussole de Sidinna / 20 Le palmier d'Oued El Bey

Mon année sur les ailes du récit (50/53) La Boussole de Sidinna (20/23) – 13 février 2009


Chemin troisième :

Pleine, ma lune

Orientation seconde :

Le palmier d'Oued El Bey

" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur



Voici, rédigés sous forme de journal, des extraits d'un carnet de notes de Maître Ch. B. M., avocate de l'accusé Mohamed Lamjed Brikcha.


Gafsa – Mercredi, début d'après midi :

Je suis à Gafsa, où je me suis rendue, comme plusieurs confrères, pour assister au procès du bassin minier. J'ai saisi l'opportunité de mon séjour ici pour entrer en contact avec Monsieur Sofiène Jeridi, professeur de langue arabe et ancien responsable de la section de l'union des étudiants, dont le nom a été cité par mon client, Mohamed Lamjed Brikcha, dans ses déclarations. Je me suis adressée à lui après qu'un confrère m'ait indiqué l'endroit où je pouvais le trouver. Et, sans l'avoir contacté au préalable, j'ai frappé à la porte de son bureau au service administratif où il travaille en tant que détaché de l'enseignement. Et comme l'objet de ma visite n'avait pas de rapport avec son travail, nous avons convenu d'un rendez-vous et il y est venu, comme prévu.
J'ai tout de suite remarqué la ponctualité de monsieur Jeridi. Qualité rare par les temps qui courent ! Il m'a semblé, de plus, être un homme de bien, bien élevé, réaliste et direct. Il m'a franchement dit qu'il s'était fait son propre point de vue sur le procès, pour lequel mes confrères et moi avons effectué le déplacement depuis Tunis, mais qu'il gardait son opinion pour lui-même, ajoutant, en toute clarté, qu'il était et qu'il demeurait un homme fidèle au régime et un militant discipliné. Faisant de la politique, il sait qu'il y a toujours quelqu'un pour l'attendre au tournant, guettant la moindre erreur qu'il commettrait et tient à ce que sa carrière ne subisse pas de revers à cause d'un geste humanitaire qu'il avait accompli au cours des événements.
C'est ainsi que monsieur Jéridi a expliqué son refus catégorique de venir formellement témoigner au procès de mon client. Mais je lui ai expliqué l'état psychologique critique dans lequel se trouvait Mohamed Lamjed Brikcha et l'urgence, pour moi, d'obtenir des informations sur une étape de son périple qu'il avait complètement occultée de sa mémoire ; peut être y trouverais-je la preuve irréfutable de son innocence. Réalisant ma détermination à défendre mon client jusqu'au bout, quoi qu'il m'en coûte, il s'est montré compréhensif et m'a demandé s'il pouvait réellement me faire confiance.
Je lui ai promis de garder le secret de nos entretiens, de ne jamais dévoiler mes sources et de n'utiliser les informations qu'il me fournirait que pour défendre les intérêts de mon client. Il m'a alors confié avoir effectivement rencontré Mohamed Lamjed Brikcha par hasard à Rédayef, au début du mois de juin. Mais, pressés par le temps nous avons dû prendre rendez-vous pour un second entretien afin qu'il me parle des circonstances exactes dans lesquelles s'était déroulée cette rencontre.


*****

Gafsa – jeudi, midi:

Monsieur Jéridi affirme avoir, tout de suite, reconnu mon client, en dépit du fait qu'il ne le connaissait que superficiellement et malgré la longue période pendant laquelle il ne l'avait plus revu.


"J'étais chez ma sœur, me dit-il, lorsque j'ai entendu un vacarme qui m'a attiré vers la fenêtre du premier étage. J'ai tout de suite reconnu Brikcha qui criait, alors que deux forcenés le frappaient avec de gros bâtons, tentant de le convaincre qu'ils agissaient ainsi pour chasser de son corps un démon qui l'habitait. Quant à lui, il tentait de se relever en titubant, pour chanter "El Ward Jamil".
"Aussi bizarre que puisse paraître la scène, ajoute monsieur Jéridi, c'est exactement ce que j'ai vu et entendu. Autrement, je ne serais jamais intervenu ! Loin de moi de prétendre que c'est mon intervention qui l'a délivré de l'emprise de ces deux forcenés qui - soit dit pour être clair - n'avaient rien à voir avec des agents de police en civil. Le temps de descendre les escaliers et de sortir de la maison, je les ai vus prendre inexplicablement la fuite. Au loin, une foule monstre de jeunes et d'adolescents arrivait en s'agitant et en criant. J'ai dû simplement attirer Brikcha à l'intérieur de la maison, le temps que la foule passe et s'éloigne.
"Il m'a dit qu'il souffrait, qu'il était étranger à la ville, qu'il s'y trouvait par pur hasard et qu'il cherchait simplement un automobiliste se dirigeant vers le Nord pour avec lui en autostop. Nous sommes sortis. Heureusement, ma voiture était intacte comme je l'avais laissée. J'ai emprunté quelques ruelles pour éviter les grandes places et nous avons pris la direction de Gafsa.
"Brikcha avait reçu un coup sur la tête, poursuit-il. Sa blessure paraissait plutôt superficielle, mais il souffrait de vertiges. Aussi, un peu de sang humidifiait ses cheveux et coulait sur son col de chemise. Je lui ai donné quelques mouchoirs en papier afin qu'il comprime sa blessure, le temps de sortir vite de la ville et de trouver une pharmacie au premier village sur notre chemin. Lorsque nous nous sommes arrêtés, la blessure avait beaucoup enflé. Nous l'avons montrée au pharmacien et il s'était contenté de la nettoyer, la couvrant d'un pansement en nous conseillant d'aller d'urgence consulter un médecin.
"Tout le long du trajet, Brikcha tentait d'engager avec moi une discussion, poursuit monsieur Jéridi. Il voulait savoir si je travaillais et ce que je faisais, mais moi je le laissais parler et évitais de répondre. Il tenait des propos parfois clairs et balbutiait parfois, par bribes, des mots ambigus. Il m'a parlé d'une boussole, d'un marin et d'un voyage vers le Nord. Il parlait comme dans un rêve avec un style décomposé et des mots entrecroisés. C'était comme une sorte de film surréaliste. Il criait de douleur pour se remettre tout de suite à chanter "El ward Jamil" d'une voix, par ailleurs, mélodieuse ; et je sentais l'immensité de son drame. Cependant, aussi convaincu que j'étais de la noblesse de mon geste humanitaire, j'ai soudain eu peur de l'emmener à l'hôpital. Qui savait, en effet?

"Plus on s'approchait de Gafsa, ajoute mon interlocuteur, et plus je regrettais d'avoir cherché à le secourir et hésitais à entrer en ville. Quant à Brikcha, il s'assoupissait un instant, puis se réveillait brusquement, secoué par la douleur, pour me parler avec la voix de quelqu'un sur le point de perdre conscience. Il me demandait de l'aide et me suppliait de recevoir de lui la boussole si j'en étais le propriétaire. Il s'assoupissait de nouveau un peu. Puis me disait :"emmène-moi au Nord".
"A quelques kilomètres de Gafsa, j'ai senti qu'il sombrait et craint qu'il ne tombât dans le coma. Alors je l'ai fait descendre de la voiture pour le secouer et lui faire prendre l'air un moment. Je lui ai demandé si sa destination était Kairouan et il a secoué la tête pour dire non. "Alors Kasserine" ? Il s'est tu. J'ai réalisé à cet instant qu'il s'était complètement évanoui. Alors je l'ai fait remonter dans la voiture et, pris de panique, je me suis empressé à prendre un raccourci vers Kasserine.


En y arrivant, poursuit-il, j'ai pensé le laisser dans un café et m'en aller. Je me suis, effectivement, arrêté au premier café. C'était une sorte de local modeste où il n'y avait pas plus de trois clients, tous des jeunes. Ils se sont, tout de suite, joint à moi. Nous l'avons installé sur une chaise et lui avons mouillé le visage à l'eau fraiche. Mais il était toujours inconscient. Je leur ai expliqué que j'étais pressé et que je devais repartir tout de suite. A propos de Brikcha, je leur ai dit que c'était un inconnu que j'avais trouvé à terre sur la route, à la sortie de la ville et que je le leur avais ramené pour qu'ils l'aident à retrouver sa famille.
Avant de repartir, conclue mon interlocuteur, un jeune est arrivé tout à fait par hasard. Il l'a reconnu et s'est porté volontaire pour s'en occuper, me promettant de se débrouiller pour le conduire chez un médecin. Alors je le lui ai laissé et suis rentré chez moi, ne sachant s'il fallait être satisfait d'avoir échappé à une catastrophe ou si je devais me sentir coupable d'avoir projeté de faire du bien sans avoir eu l'audace d'aller au bout de mon action.
J'ai demandé à monsieur Jeridi, pour terminer, s'il se rappelait le nom de l'un de ces jeunes auxquels il avait laissé Mohamed Lamjed Brikcha à Kasserine. Il a répondu qu'il ne se souvenait pas des noms, mais qu'il avait compris que celui qui s'était porté volontaire pour s'en occuper était un poète, et qu'il le faisait par reconnaissance pour Brikcha qui l'aurait soutenu alors qu'il était étudiant et aurait publié ses poèmes dans la revue éditée par le club de littérature de la faculté des lettres.

*****

Gafsa – Café du palmier d'Oued El Bey – Vendredi soir :

………………….
… Puis, je ne sais comment, nous avons à nouveau évoqué le souvenir de Mohamed Lamjed Brikcha. Et Sofiène de me confier qu'au début, il n'avait remarqué chez lui aucun problème de mémoire. C'est qu'il s'était souvenu de lui à son tour, en dépit de son malaise. Il s'était même rappelé une anecdote qui leur était arrivée lors de leur première rencontre à la buvette de la faculté des lettres de la Manouba, il y a plus d'une dizaine d'années.
Sofiène terminait sa dernière année d'études à la faculté lorsqu'il fit la connaissance de Mohamed Lamjed Brikcha, alors en première. Sur mon insistance, Sofiène m'a raconté cette anecdote qui l'avait tellement marqué et qui a fait qu'il n'a plus jamais oublié mon client.
"Brikcha, m'a-t-il dit, était à la buvette avec un groupe d'amis, lorsque je me suis adressé à eux, leur proposant de nous rejoindre dans les rangs des étudiants du parti. Sa réponse avait été d'une extrême originalité. Il m'a dit : "Nous sommes tous inscrits au parti des "Khobzistes". Mais j'ai une proposition à te faire : Tu es supposé être plus cultivé que nous, puisque tu es en terminale. Les gens de Gafsa, que je connais bien d'ailleurs, sont connus pour leur amour du cinéma et leurs connaissances solides en ce domaine. Je te pose donc une question sur le cinéma. Si tu réponds juste, alors je m'inscris immédiatement et sans conditions ; peut-être même que mes amis aussi s'inscriront aussi. Mais si tu réponds faux, alors je ne te demande que de nous foutre la paix et de ne plus faire cette proposition à aucun de nous. Sinon je jure que je vais former une liste sous les couleurs du parti de Sidi Belhassen Echchedli, mener une campagne Bendir battant et vous allez voir comment nous allons rafler tous les sièges de votre conseil scientifique."
Et Sofiène d'ajouter en riant, tentant d'imiter la voix et les gestes de Mohamed Lamjed Brikcha :


"Je devais suivre son raisonnement jusqu'au bout, pour voir où il allait en venir. Alors il a regardé sa montre et dit : "il est maintenant huit heures vingt. Sais-tu s'il existe un film dont le titre serait "Huit et demi" ? Et si oui qui en serait le réalisateur ?" Tous se sont mis à rire et ça se voyait qu'ils ne connaissaient pas plus que moi la réponse. Alors il a ajouté en donnant le titre en français "8,5 ça fait une moyenne qui ne donne pas droit au rachat en fin d'année!" Jugeant que c'était une blague de sa part, j'ai donc répondu que ce genre de film était un pur produit de ses plaisanteries et lui ai promis, s'il avait des connaissances réelles dans le domaine du cinéma, de le proposer pour animer le cinéclub à créer à la faculté.
"Mais ma réponse était fausse, poursuit Sofiène, et Brikcha m'avait fourni, de mémoire, toutes les informations concernant ce film, m'invitant à m'assurer de son existence, le soir même, en suivant le programme de la série consacrée au cinéma italien, par une chaine satellitaire spécialisée dans la diffusion de films culturels.
Je n'ai retrouvé le sommeil, a conclu Sofiène, qu'après avoir vu "Otto e mezzo", ce film produit treize ans avant ma naissance et qui était diffusé en hommage au réalisateur Federico Fellini et à son comédien fétiche Marcello Mastroianni. Et c'est ainsi que je me suis retrouvé, suite à une plaisanterie de Mohamed Lamjed Brikcha, contaminé par la cinéphilie. J'ai, bien sûr, tenu ma promesse de ne plus l'inviter à s'inscrire à l'organisation estudiantine. Et, malgré mon soutien à sa candidature pour l'animation du club de cinéma, ni lui ni ses amis n'ont voté pour l'élection des représentants des étudiants au conseil scientifique.

*****

Gafsa – samedi – six heures du matin :


Aujourd'hui je me suis réveillée tôt. Je me suis sentie attachée à Sofiène, en admiration devant sa maturité politique, peut-être même convaincue de sa stratégie et de sa façon de voir les choses ! D'un geste machinal, je l'ai appelé pour lui dire au revoir avant de repartir pour Tunis. Mais il a tenu à ce que nous buvions notre café ensemble. Avant de nous quitter, il a demandé mon adresse personnelle ainsi que celle du bureau où je travaille. Il a dit qu'il voulait un jour me faire la surprise de se trouver sur mon chemin alors que je me rends au bureau ou que je rentre à la maison…
Qui sait ? Mektoub…

Le Haïkuteur …/… à suivre

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