jeudi 5 février 2009

La Boussole de Sidinna / 19 Impasse du silence, N°3

Mon année sur les ailes du récit (49/53) La Boussole de Sidinna (19/23) – 06 février 2009

Chemin troisième :

Pleine, ma lune

Orientation première :

Impasse du silence, N°3


" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur


Beb-Tounes est unique. Comme passage de courant d'air, cette porte de la Médina n'a pas son pareil.
Bien connus, les vents de Beb-Tounes. Ils soufflent toujours … et patati et patata... jusqu'à la fin de ce qui a déjà été dit :


Sens unique...
Entrée sans sortie...
Traversée…
Rupture…
Descente de la rue…
Echos ne parvenant jamais…
Ecrasement contre la muraille muette…
Déviation...
"Chut… silence… ferme… colmate"… et "si ta porte t'amène du vent, alors condamne-la!" et… vous connaissez toute l'histoire. Inutile alors de la ressasser à nouveau. Mais cette fois-ci c'est différent ! Car, comprenant que le fil de son histoire lui a définitivement échappé, l'intéressé s'est complètement tu.
*****
Mohamed Lamjed Brikcha s'est définitivement tu. N'ayant pas supporté la pression, il est tombé, dit-on, dans une mutité totale. Mais certains disent, au contraire, qu'il s'agirait plutôt de résistance que de mutité et qu'il refuse plutôt de parler, tant que les enquêteurs chercheraient à l'impliquer dans des crimes qu'il n'a pas commis. On dit encore que, désespérés de lui arracher le moindre aveu, ils auraient lâché prise, finissant par l'interner avec les malades mentaux incurables. On prétend même, dans une autre version, que toute une résidence-laboratoire aurait été conçue spécialement pour Mohamed Lamjed Brikcha. Il y serait en ce moment sous contrôle, comme un cobaye, en vue d'analyses approfondies et d'expériences compliquées dans le cadre d'une étude pluridisciplinaire dont l'objectif serait de trouver des solutions radicales aux problèmes de toute une génération.
Paroles que tout cela ! Paroles semées à tout vent lointain. Mais ce qui est certain, dans tous les cas, c'est que Mohamed Lamjed Brikcha, qu'il ait refusé de parler, qu'il ait été poussé au silence ou qu'il ait été effectivement atteint de mutité, a définitivement cessé d'avoir une voix audible. Ce qui est certain, dans tous les cas, c'est que l'impasse Brikcha compte désormais, à elle seule, trois muets. Dieu merci, je ne suis pas forte en calcul, autrement je me serais lancée dans des opérations compliquées, comptant les impasses de la médina et mesurant le mouvement de son invasion par le silence, à la lumière du taux d'invasion de notre impasse.
Je te confie à Dieu, Mohamed Lamjed, fils de ma voisine ! Je te confie à Dieu dans ton épreuve qui ne concerne plus que toi. Plus de soutien, plus de support qu'une avocate stagiaire qui ne cesse de courir entre les couloirs de la prison et la maison des Brikcha. Plus qu'elle, après que ta sœur unique ait levé les bras, annonçant son incapacité à s'occuper davantage de toi. Plus qu'elle à combattre pour toi, sillonnant le pays à la recherche de preuves de ton innocence et de gens qui t'auraient vu passer ou résider et qui seraient prêts, pour la seule vérité, à apporter un témoignage. Plus qu'elle, enfin, à croire à l'existence de cette boussole, à toi léguée par Sidinna, que tu aurais égarée ou qu'on t'aurait volé en cours de route.

*****


Ce qui est certain, dans tous les cas, c'est que l'intéressé s'est tu. Pourquoi alors demander aux vents de Beb-Tounes de continuer à souffler dans la même direction ? Nul besoin de devin pour démontrer que les vents ne sont plus les mêmes, que la porte-chicane n'est plus la même et que les temps ne sont plus les mêmes. Les vents de Beb-Tounes ne soufflent plus comme nous attendrions qu'il soufflent. Ils ne se dirigent plus du côté que nous souhaitons, ni même comme le leur dicte leurs envols spontanés. Le canal de la porte-chicane n'est plus le seul à changer leur direction. A notre insu, d'autres circuits, d'autres canaux, d'autres fréquences ont été créés, les chargeant à chaque fois du prévisible, du moins prévisible et, surtout, de l'inattendu. Et malheur à celui qui prend l'habitude de les voir toujours souffler en sa faveur. Malheur à qui n'en attend que du bien. Il ne ferait que construire sur du vide. Et que celui qui n'a pas encore côtoyé le vide, vienne écouter ce que "Bbé" Sabriya a à en dire !
Ce qui est certain, dans tous les cas, c'est que l'intéressé s'est tu. Que peut alors celle de nous dont les poumons s'emplissent de vacarme et dont la voix ne trouve pas les cordes auxquelles les cris peuvent s'accrocher pour sortir ?
Je te confie à Dieu, Khadouja, femme de Brikcha ! Tu as porté, accouché, éduqué… Tu as patienté attendant de voir grandir. Et, pour t'en récompenser, le destin ne se contente pas de te priver de ton enfant tout en le laissant en vie ! Il t'accable de paralysie et de mutité et te confisque, en plus, la liberté de mouvement et le droit de décider de ton propre sort. Et te voici, voisine de ma vie, sous tutelle ! Te voici forcée à signer sur papier blanc au gré de la volonté de ta fille et à partir de chez toi, la mort dans l'âme.
Je te confie à Dieu, voisine de ma vie, là où tu as déménagé. Quant à moi, il me reste, après toi, Dieu le seul, Dieu l'unique ! Il me reste le Clément, le Miséricordieux, mais aussi tout ce vide que tu me lègue et que ne peut contenir cette impasse avec ses trois maisons à jamais sans âmes.

*****

Lorsque les vents se sont mis à souffler à Beb-Tounes, diffusant la nouvelle de la main mise de Sawana sur la maison des Brikcha, l'avocate n'avait encore pas informé Rachida des résultats des tests psychologiques qu'on avait fait subir à son frère. Rachida était encore au huitième mois de sa grossesse. Une nuit, elle a fait un cauchemar qui l'a sortie de son lit en chemise de nuit. Elle a fui sa chambre en criant, traversant le patio vers la chicane, puis la chicane vers l'impasse. Elle a manqué de peu de réveiller tous les habitants de Beb-Tounes. Sans l'aide de Dieu, son mari, Ayadi Touhami, n'aurait pas réussi à la faire taire, ni à maîtriser son agitation pour la ramener difficilement à son lit.
Et, comme à chaque fois que les vents de Beb-Tounes soufflent dans le sens contraire de celui que nous désirons, nous nous sommes réveillés, le lendemain, sur la rumeur de cette Djennya dont les engins auraient démoli le foyer aux Swanys et qui aurait décidé de se venger des propriétaires du terrain en s'appropriant leur maison à Beb-Tounes. De là à dire que la Djennya s'était implantée à la maison des Brikcha en raison des travaux engagés à la Sénya de Sawana, il n'y avait qu'un pas que Rachida a vite franchi, finissant par être convaincue que cette Djennya s'était installée dans sa propre chambre, perturbant son sommeil et venant chaque nuit l'avertir qu'elle ne la laisserait pas accoucher dans ce local qu'elle considérait désormais comme sien et que personne n'avait plus le droit de partager avec elle, à part, évidemment, Mohamed Lamjed. Aussi, selon ses dires, la Djenniya aurait-elle fini par lui interdire de dormir, la menaçant si jamais elle fermait les yeux, que sa punition serait la mort de son bébé dans son ventre.


Et la crise de Rachida de s'aggraver sans raison apparente. Elle a développé une allergie à la simple prononciation du nom de son frère dont l'affaire avait trop trainé, commençant à lui peser plus qu'elle n'en pouvait supporter. Elle a fini par juger que personne d'autre que Mejda n'était responsable de ce qui lui arrivait et que c'était lui qui aurait chargé Sawana, sa Djennya, de lui empoisonner la vie pour la punir de n'avoir pas cru qu'il avait une relation sérieuse avec elle, ou de s'être permise de se marier avec Ayadi Touhami, sans attendre qu'il soit rentré.
La crise de Rachida s'étant aggravée, Ayadi Touhami s'est trouvé contraint de l'emmener chez un devin de son pays, dont les journaux publient encore chaque jour les photos ne cessant d'en vanter les prouesses. Et le Devin de se montrer tout à fait d'accord avec elle, confirmant exactement l'interprétation qu'elle faisait de ses cauchemars et lui affirmant qu'elle ne pouvait accoucher qu'une fois coupé tout lien qu'elle avait avec la maison des Brikcha. Aussi lui a-t-il conseillé de déménager définitivement hors des remparts, lui permettant de prendre sa mère avec elle, à condition que celle-ci n'ait plus aucune sorte de lien avec la maison à abandonner.
Ainsi, les vents de Beb-Tounes commencent-ils à souffler à une vitesse vertigineuse, laissant à l'impasse Brikcha un vide dont je ne peux pas encore mesurer l'immensité. Depuis des années déjà, notre impasse comptait une maison abandonnée: celle des Zinouba. Toute la chaux de sa façade s'était épluchée, découvrant profondément les pierres en dessous. La porte s'était fissurée et sa peinture qui, si mes souvenirs sont bons, était bleue, s'était complètement éteinte. Il n'est resté de clairement visible que le numéro "Un" inscrit en blanc sur une plaque métallique, à l'origine bleue marine, encore vissée tout en haut du battant droit. Il ne m'était jamais venu à l'esprit que ce numéro cachait en lui, depuis l'éternité, la signification terrifiante qu'il revêt aujourd'hui, ni que l'abandon de la maison des Zinouba n'était qu'un simple commencement d'une fin qui devait nécessairement arriver.
Après avoir réussi à cacher tous mes sentiments en serrant longuement Khaddouja contre moi, après l'avoir portée avec Rachida pour l'aider à monter en voiture, après avoir suivi du regard la dernière camionnette de déménagement, jusqu'à ce qu'elle ait emprunté le tournant vers l'extérieur des remparts, j'ai longuement regardé le numéro "deux" sur la porte définitivement fermée des Brikcha. Puis, tournant le regard vers la porte à côté, portant le numéro "trois", je n'ai plus pu m'empêcher de pleurer. La troisième maison était la nôtre. C'est la dernière à demeurer occupée dans l'impasse, tout comme je suis la dernière de toute notre famille à demeurer en vie.
Toute une impasse pour "Bbé" Sabriya, pour une femme muette, isolée même de ses plus proches voisins et à laquelle le souffle du vent n'apporte plus que l'angoisse et la peur de ce dont le lendemain sera fait.
Quelle autre issue que toi ai-je, impasse du silence ?
Quelle autre Houma que toi ai-je, Beb-Tounes ?
Quel endroit accepterait d'accueillir "Bbé" Sabriya, si jamais j'osais m'en aller ?

*****

Quels vents peuvent bien avoir amené Ameur El-Binou à Beb-Tounes?
Est-ce vrai qu'il n'est pas au courant ?
Qu'est-il venu chercher exactement à la maison de sa tante ?
Plus d'un mois après le départ de ma voisine et alors que je commençais à m'habituer à ma solitude dans l'impasse du silence, Ameur El-Bintou s'est présenté, sans raison aucune. Il a stationné sa voiture devant l'impasse et s'est mis à klaxonner à tue tête jusqu'à me sortir de ma cuisine, alors que ma casserole était sur le feu. Il m'a dit qu'il était venu exprimer sa sympathie à sa tante après que Mejda ait sombré dans la folie. "Folie qui t'emporte la tête, espèce de vicieux, ai-je pensé !"
Il s'est mis alors à insulter Rachida et son mari pour avoir laissé fermée la maison de sa tante et m'a intimé, en criant, l'ordre de lui ouvrir la porte, comme je l'avais fait la dernière fois. Dieu merci, je suis muette ! Je lui ai expliqué par les gestes que la porte était définitivement fermée et que les habitants de la maison s'étaient sauvés de la Djennya, déménageant dans un quartier lointain. Mais j'ai fait exprès d'esquisser des gestes incompréhensibles, faisant semblant de lui indiquer l'adresse. Ainsi, il ne pourrait trouver l'endroit où ils avaient déménagé.


C'est que Rachida déteste à mort Ameur El-Bintou. Je sais qu'elle ne veut pas qu'il lui rende visite dans sa nouvelle demeure qui, de toute façon, n'est plus celle de sa tante. Moi aussi je déteste ce chien, ce cochon qu'est Ameur El-Bintou ! Ayant désespéré de comprendre mes gestes, il m'a insultée, est monté en voiture et s'en est allé en klaxonnant. C'est ainsi qu'il est : il te demande un service sur un ton impératif et, une fois obtenu ce qu'il veut, il t'insulte. Franchement, je suis contente pour Carla Piccolo qui s'est séparée de lui. Elle s'en est affranchie, la pauvre.
Si ce qu'on dit est vrai, Carla Piccolo l'aurait poussé à vendre tout ce qu'il possédait, y compris la maison de son père au Rbat. Puis elle aurait soldé toutes ses possessions ici, et serait rentrée définitivement à Palerme, le laissant sans la moindre ressource, réfugié chez les Laâjel. C'est au moins ce que l'on dit. Et ce ne sont, bien sûr, que les vents de Beb-Tounes qui soufflent dans les mots à leur manière. C'est pour cela que certains autres disent qu'El-Bintou continue, au contraire, à vivre heureux avec son italienne de femme.
Mais il y en a qui croient qu'ils se sont bien séparés, qu'ils l'auraient même fait à l'amiable et que c'est Ameur El-Bintou qui en serait sorti seul gagnant, car il aurait tout partagé de moitié avec Carla Piccolo. Quant à la maison du Rbat et au restaurant flottant, il ne les aurait vendus que pour rassembler toute sa fortune dans un même compte, afin de s'associer à Néji Laâjel pour construire un complexe de loisir sur le terrain de la Sénya de Sawana, comprenant, à ce qu'on dit, cinq immeubles avec toutes les commodités : appartements d'habitation, locaux commerciaux ainsi que restaurants et autres cafés.
Tout ceci est paroles, bien sûr ! Mais la rumeur la plus répandue affirme que le divorce a bien eu lieu. Mais que c'est Radhia Bent Kahla qui en serait la principale instigatrice. Ce que je sais, moi, c'est qu'elle est effectivement du genre à détourner les hommes. On dit que c'est elle qui a soufflé à Ameur El-Bintou l'idée de laisser tomber sa vieille étrangère pour épouser une jeune, à l'âge des roses. Ainsi aurait-elle réussi à se jouer de lui, le poussant à reconnaître la paternité de Mayara, sa bâtarde de petite fille.
Ce que je sais, moi, et j'étais présente, c'est que Radhia était venue à Khadouja lorsque s'est répandue la rumeur de la noyade de Mejda. Elle avait alors choqué tout le monde en prétendant que sa fille était enceinte du noyé, jurant ses grands Dieux que personne d'autre que Mohamed Lamjed Brikcha n'aurait touché à sa fille et qu'Aïchoucha elle-même, Dieu ait son âme maintenant, aurait revendiqué cette liaison et tenu à garder le bébé, par fidélité au supposé défunt. On se souvient même que certaines jeunes filles de l'extérieur des remparts avaient pris la défense d'Aïchoucha la considérant comme un modèle de courage et un symbole de la défense de la liberté de concevoir. Car, après l'accouchement, elle aurait décidé de vivre avec sa fille pour l'éduquer et assumer toute seule la responsabilité de son choix.
Je sais que tout ceci fait qu'il est difficile de croire qu'Ameur El-Bintou ait pu avoir quelque chose à voir avec Mayara. Mais je connais aussi le pouvoir de manipulation de Radhiya Bent Kahla et sa capacité à changer sa stratégie d’un extrême à l'autre. Etant donné qu'elle n'avait pas trouvé d'issue pour filer la bâtarde à Mohamed Lamjed Brikcha et comme son objectif était d'imposer à sa fille un mari à tout prix, quelle gêne aurait-elle éprouvée à chercher un père à sa petite fille en créant une toute autre histoire avec un tout autre homme que Mejda ? Sinon comment expliquer la rumeur faisant état de la mort d'Aïchoucha, non pas par arrêt cardiaque comme on l'avait dit à tout le monde, mais par suicide ? Contrainte de signer son contrat de mariage, Aïchoucha aurait mis fin à ses jours afin que jamais Ameur El-Bintou ne se trouve seul avec elle dans une chambre fermée !
On dit même – Dieu nous en préserve – qu'à peine Radhia Bent Kahla aurait-elle enterré sa fille, qu'elle aurait invité Ameur El-Bintou à habiter la chambre de la défunte et à dormir dans le même lit sur lequel elle s'était donnée la mort. Tout ceci, avait-ton prétendu, pour permettre à la gamine de s'habituer à son père. Quant à ce qui se passe dans la maison de Néji Laâjel, en son absence, c'est Dieu seul qui en sait quelque chose…


*****

…Heureusement que tu es muette, "Bbé" Sabriya ! Autrement, qu'est-ce qu'il y aurait comme histoires à colporter par les vents de Beb-Tounes !

Le Haïkuteur …/… à suivre

1 commentaire:

Anonyme a dit…

j'aime bien les photos 3, 9 et 10 plus originales par leur thème et l'angle de prise de vue (9) . Petit manque de contraste et de saturation en général que tu pourrais reprendre facilement en post-traitement ;