jeudi 14 février 2008

Transversale

Mon année sur les ailes du récit / texte 02 sur 53/ 15 février 2008

Transversale
Bonjour monsieur le policier ! Voici que je t'amène, enfin, comme un poussin dans ma poigne de fer, le criminel. Je te le laisserai quand j'aurai terminé ce que j'ai à dire. Mais fais gaffe : faut pas lui laisser l'occasion de s'enfuir !

Je sais que tu m'as demandé de te faire seulement un signe discret, si je rencontre un criminel, rien de plus ; et que tu m'as interdit d'arrêter qui que ce soit. Mais en avais-je, cette fois-ci, le choix ? Je le pris, de très bon matin, en flagrant délit de fuite.

Regarde, monsieur l'agent, comme, d'une seule main, je le lève à ma guise et le remets comme il me plait par terre. Et, bien qu'il soit connu pour la solidité de ses muscles, sa frappe en boulet de canon et la vitesse de sa course, c'est moi, monsieur l'agent, qui l'ai attrapé, plus rapidement que le souffle du vent, et seulement grâce à ma ruse footballistique.

" Transversale, voici la dernière fois, que tu vois un stade", me suis-je dit, quand j'ai atteint le sommet de mon ivresse

C'est vrai qu'il est petit de taille alors que je suis, grâce à dieu, un colosse. Mais son arrestation n'a pas moins de valeur qu'un but marqué en coupe d'Afrique des Nations. Je veux dire : si ce monde était monde, je n'aurais pas passé mon enfance en maison de correction et ma réputation sur les terrains aurait été, alors, plus grande que la sienne.

Si, si monsieur l'agent, faut pas me sous estimer. Et puis dis à ton collègue de se tenir plus loin, à sa place, jusqu'à ce que j'aie fini de parler, si, bien évidemment, vous tenez à ce que je vous remette ce poulet saint et sauf. Sinon, tu me connais bien monsieur l'agent, quand je m'affole sur quelqu'un, même s'il est âgé, à part ma vielle maman, bien sûr ! Mais ma vieille a maintenant disparu. Et vous n'avez plus personne qui puisse me calmer, ni par la douceur ni, encore moins, par la force.

Alors ne méprise pas les créatures de dieu, monsieur l'agent. Et ne te méprends pas sur moi à cause de ma pauvreté, de mon chômage ou de la modestie de mon gourbi à la cité des citernes. En football, je suis un maitre incontesté. Et quand je dis que, moi, je connais le football mieux qu'un super coach, ne me réponds-pas que la Tunisie compte dix millions d'entraineurs. C'est archifaux ! Il n'y a personne comme moi, je te le dis en toute modestie. Et si le monde était monde, j'aurais été désigné dans le staff technique de l'équipe nationale, et on serait maintenant encore au Ghana, avec nos gars, à jouer la finale.

Je reconnais à monsieur Lemerre(1), aussi, d'être un grand Maître de foot. Mais je suis fils du pays et lui, sans discrimination aucune, étranger. Et puis que peut faire le coach en cours de match ? Eh bien rien du tout, à part s'asseoir sur le banc des remplaçants ! Mais moi, je suis le numéro douze. Et le douzième joueur de la formation, monsieur l'agent, il faut l'intégrer dans le staff technique. Voici ma tactique à moi, pour sortir toujours victorieux. Car le numéro douze est le seul à pouvoir remporter une partie, rien que par ses encouragements continus. Et nul autre que moi n'a, pour enflammer les virages, tout mon savoir et toute ma technique. Mais, maintenant que nous sommes rentrés humiliés, ce n'est pas le bon moment pour se lamenter sur le passé. L'essentiel, monsieur l'agent, c'est de resserrer les rangs pour reconstruire sur des bases solides. Et, pour cela, commençons par fêter, ensemble, l'arrestation de ce chat.

Je n'ai usé, avec lui ni de force ni de menace. Je l'ai arrêté grâce à ma seule maturité tactique. J'ai eu vent de l'information depuis hier soir. J'en ai reçus un véritable choc et ai passé une nuit très agitée. Même que ma femme s'aperçut que je pleurais. "Non, ce n'est rien", lui répondis-je. Mais je continuais à chialer comme une nana. C'est que, moi, je n'aime pas l'ingratitude.

Je montai la garde, dès l'aube, au coin de la ruelle donnant sur le dépotoir. Et, quand je vis sa voiture s'apprêter à démarrer, je lui fis signe de m'emmener avec lui en ville. Il me sembla deviner le piège. "Mais Transversale, me demanda-t-il en cafouillant, pourquoi, tu n'y vas pas à bicyclette, comme d'habitude" ? Je répondis simplement que celle-ci était en panne. Et il avala la couleuvre, cette hyène. Pourtant la bicyclette était là, devant lui, saine et sauve.

C'est ça qu'on appelle feinte technique en football, monsieur l'agent. Tu te diriges fermement vers la droite et te prépares à frapper la balle du pied droit. Et puis tu changes brusquement de direction. Le défenseur tombe tout seul. Et toi, tu trouves l'espace grand ouvert pour frapper du pied gauche. Et c'eeeest… but.

Eh bien c'est exactement ce que je fis. Je montai à côté de lui et lui demandai de démarrer. Je commençai à lui raconter des salades sur la panne de ma bicyclette. Et, quand il se rassura complètement, de ma main gauche, je tirai, vite fait, un poignard que j'avais caché dans le manche droit de mon manteau. Il ne s'en rendit compte qu'une fois sa lame bien enfouie sous son aisselle. "Alors maintenant, chaton, tu vas bien écouter ce que je vais te dire et ne penser qu'à préserver ta vie" ! C'est ce que je lui ai dit. Et puis j'ai commencé à lui dicter mes directives : tourne à droite… tourne à gauche… arrête toi ici un moment … Reprends maintenant ta route etc., jusqu'à ce que je l'aie ramené ici. Et le voici devant toi.

Ce Chaton sait parfaitement, monsieur l'agent, que je ne plaisante pas avec l'amour de l'équipe. C'est vrai qu'à la cité des citernes, nous n'avons pas d'argent. Mais nous avons un entraineur tout sucre tout miel. Un homme modeste qui s'assoit avec nous au café. Et, le soir de chaque match, il me convoque personnellement, pour m'expliquer son plan tactique. Il m'en convainc avant de l'appliquer à la lettre le lendemain. Nous avons aussi des gars merveilleux, comme ce Chaton. C'est moi qui l'avais surnommé Chaton, en souvenir d'un grand joueur de la belle époque, quand tout le monde jouait pour le maillot. Il sait que je l'aime bien. Pas du tout parce qu'il est le fils des voisins ; mais parce qu'il est un vrai joueur, un artiste. C'est d'ailleurs le joker de l'équipe. Sans lui on serait relégué, sans discussion, à la quatrième division.

Et celui à qui il reste un peu d'argent, il va se souler de l'autre côté du dépotoir et offre à boire aux potes de la cité

Et puis c'est moi qui l'avais conduit, pour la première fois, aux entrainements de l'équipe. Lui-même me reconnait çà. J'ai conseillé à mon ami l'entraineur de le prendre. Et il l'a tout de suite envoyé s'entrainer avec les gosses. Car moi, monsieur l'agent, j'ai une intuition qui ne trompe jamais. Cette course, par laquelle il devient aujourd'hui réputé, était exactement la même, alors qu'il n'était encore qu'un bambin. Même qu'enfant, il était employé par "Chapaty" qui le chargeait d'arracher les sacs des femmes. Et c'est moi qui ai menacé "Chapaty" : "tu laisses mon gars tranquille, tu le laisses s'entrainer régulièrement avec l'équipe et arrêtes de t'en servir dans ton diabolique commerce, ou bien je te balance". "Chapaty" s'exécuta de suite. Et, depuis, le Chaton se comporte comme un homme. Alors je l'ai prévenu, depuis qu'il n'était que cadet : "Chaton, lui avais-je dit, joue pour le maillot et ne fais pas comme les autres".

C'est que les autres courent derrière l'argent, monsieur l'agent. Ils ne vouent aucun amour à leurs équipes, ni à leurs cités, ni à leurs proches, ni même à leur pays. Mais nous, à la cité des citernes, nous sommes tous patriotes. Nous aimons le pays. Nous croyons au foyer, pas aux billets. Il y en a, parmi nous, qui volent. C'est vrai ! Il y en a même qui travaillent au moyen de leurs femmes. Et c'est encore vrai. Mais c'est juste pour combattre la faim, monsieur l'agent. Et celui à qui il reste un peu d'argent, il va se souler de l'autre côté du dépotoir et offre à boire aux potes de la cité. Ils cassent la baraque tous ensemble. Mais, le lendemain, tu les retrouves tous réconciliés, tout sucre, tout miel. Personne de nous n'amasse de l'argent pour le principe de s'enrichir. Nous sommes des gens pour qui l'honneur est sacré. Nous ne grimpons pas aux cordes pour atteindre des lunes plus lointaines que notre imagination, et n'aimons pas du tout l'injustice.

C'est la raison pour laquelle je lui ai demandé, avant d'agir, si ce que j'avais appris était bien vrai. Il l'a reconnu sans détour. Mais comment est-ce possible, alors que la saison bat encore son plein ? Comment oserait-il, alors qu'il savait que nous n'avions personne pour le remplacer ? Veux-tu qu'on fasse une expérience, monsieur l'agent ? Allez, je lui casse immédiatement un pied et on parie. Un arrêt de seulement deux, trois matchs et l'équipe dégringolera, encore une fois, en quatrième division. Je le jure sur la tête du bon dieu. Allez-vous enfin nous croire ?

"Ce n'est pas moi qui veux de ce transfert à l'équipe de seconde, qu'il me dit, ce sont les directives du président de l'équipe" ! Pourquoi je ne le vois jamais, moi, ce président de l'équipe ? Qu'il vienne me voir et qu'on en discute ! Pourquoi la Mohqranya ? Qu'est ce qui serait le mieux ? Qu'on conserve notre Chaton et qu'on accède, nous, en seconde division, ou que l'on vende notre Chaton contre deux sous qui ne nous avanceraient à rien et qu'on revienne de suite à la case départ ? C'est un crime çà ! Allez-vous comprendre enfin ? Un vrai crime, et le vrai coupable, c'est le Chaton. Voilà ! Je ne cherche plus à comprendre, moi ! Car c'est lui qui a signé le contrat.

Mille fois qu'il s'arrêta sur le bas côté pour me jurer : "Je suis innocent, Transversale, je le jure au nom du bon dieu. Je n'ai jamais couché avec ta femme, même quand tu étais en prison".

Je ne demande qu'à le croire, monsieur l'agent. Tu sais que je leur avais pardonné, parce que je les avais crus. Elle m'avait demandé qui de nous deux était le plus grand ; et j'ai répondu "moi" ! Qui était le plus fort; et j'ai répondu "naturellement moi" ! "Comment croirais-tu alors, cria-t-elle en tapant du poing sur la table, qu'une femme puisse laisser le plus fort pour suivre le plus faible" ? Elle me convainquit.

Je leur avais pardonné, malgré leurs aveux, en ta présence, de s'être intimement fréquentés. Elle avait juré que c'étaient des aveux faits sous l'effet de la peur. Et ça, monsieur l'agent, je le crois. Car la peur de la police, moi, je connais !

Je lui ai pardonné, même le jour où je suis rentré chez moi à l'improviste et que je l'ai trouvé dans mes toilettes. Elle n'était pas à la maison. Autrement je les aurais pris en flagrant délit. Si j'avais quelque chose qui pouvait être volé, j'aurais dit qu'il était descendu chez moi pour s'en emparer. Mais il m'avait juré qu'il avait besoin de pisser. Mais, qu'ayant trouvé sa maman dans leurs toilettes, il avait sauté, par les toits, pour atteindre les miennes à la dernière seconde.

Je l'y avais enfermé et me suis rendu aussitôt chez eux. Et … sa mère n'y était pas, monsieur l'agent ! Son père, Hamadi El Comba, qui était allongé sur la natte de la sqifa, m'apprit qu'il n'avait plus revu sa femme depuis qu'elle était sortie le matin. J'avais honte d'entrer vérifier s'il y avait quelqu'un dans leurs toilettes. Qu'aurait dit de moi El Comba ? Que je viole les domiciles des invalides en l'absence de leurs femmes ?

J'avais alors rouvert les toilettes, mis la main sur sa tête et lui avais demandé de jurer une seconde fois, devant Si Anis. Et il Jura qu'il n'avait jamais couché avec elle. J'avais alors pardonné, le laissant sortir librement de chez moi, comme un oiseau qui sortait de la cage.

Si ce n'était que pour le simple usage de mes toilettes pour se soulager d'une pisse, eh bien ce n'était pas trop cher payé. Et puis si j'ai appelé Si Anis, ce jour là, pour être témoin de la présence du Chaton dans mes toilettes, ce que je voulais le plus, c'est qu'il soit témoin de son serment. Peut-être mes voisins cesseraient-ils, alors, de radoter sur le compte de ma femme. Car les enfants parlent, entre eux, de tout, sans distinction, monsieur l'agent. Et, ma fille commence déjà à grandir et à tout comprendre.

J'e me suis aperçu, en faisant le bilan de ma vie, que je n'ai jamais fait de prison pour un crime respectable

Ce sont les femmes qui parlent devant leurs enfants de l'amour de ma femme pour le Chaton. Elles n'arrêtent pas de l'incriminer, même après qu'elle ait arrêté de m'accompagner au stade et décidé de porter le voile, ne ratant plus aucune prière, ni le vendredi, à la mosquée, ni à la maison tout au long de la journée.

Même que c'est moi qui suis devenu la principale victime de ses prières. Qu'y a-t-il monsieur l'agent ? Dois-je te faire un dessin ? Elle ne me permet plus de l'approcher qu'une seule fois par semaine, rapidement, avant sa douche pour la prière du vendredi, et comme si je lui mendiais ça ! Tu comprends maintenant ?

Un homme respectable, Si Anis ! J'étais certain qu'il allait raconter à sa vielle maman ce qu'il avait vu de ses propres yeux et entendu de ses propres oreilles ; qu'il allait lui dire que le Chaton sautait des toits, juste pour pisser dans mes toilettes, ni plus, ni moins ; et qu'il allait lui ordonner de cesser de lyncher, avec ses voisines, l'honneur des gens. Un homme vraiment très respectable, Si Anis. C'est d'ailleurs le seul, parmi tous les habitants de la cité des citernes, qui a terminé ses études à l'école supérieure du tourisme. Sa voiture est une vraie voiture populaire, toute neuve.

Celle du Chaton, par contre, est une carcasse rouillée. Quand il l'amena, pour la première fois à la cité, il me jura qu'il n'y avait dépensé aucun millime et que c'était le président du club qui la lui avait prêtée. Je ne l'avais pas cru et avais appelé Oueld Rzsouga afin qu'il me lise la carte grise. Elle était effectivement au nom du président du club. Je ne savais pas que cette carcasse était l'appât que le Chaton allait avaler pour se trouver contraint de signer un contrat par lequel il allait se vendre lui-même et nous vendre, nous aussi, supporters du club qui l'a enfanté.

Ce traitre aurait pu partir pour entamer, dès aujourd'hui, ses entrainements avec le club de seconde. Je ne m'en serais aperçu, qu'une fois avérée son absence lors des entrainements de nos gars. Mais c'est ma femme qui, pour son malheur, m'a vendu la mèche. Je l'ai surprise, hier soir, sortant de la maison d'El Comba, malgré l'interdiction, que je lui avais opposée, de s'y rendre. Elle m'expliqua qu'elle y était pour consoler sa voisine, la femme d'El Comba, affectée par le départ de cet ingrat de chaton qui s'en allait vivre dans une écurie réservée à l'hébergement des mercenaires par son nouveau club.

Voilà tout, monsieur l'agent. Voici mon devoir accompli ! Voici que je le lâche pour te le confier. C'est à toi maintenant de l'écrouer. Mais je suis prêt, encore une fois, à lui pardonner. A condition : il doit revenir sur sa signature du contrat et s'engager formellement, devant toi, à rester avec nous, au moins, jusqu'à notre accession en seconde division. Sinon, monsieur l'agent, sinon …

Sinon, je ne sais pas, je ne sais vraiment pas ! Prends-moi ce poignard et met-moi les menottes. Ecroue-moi en prison. Ecroue-moi pour la vie.

Crois moi, monsieur l'agent, je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. J'e me suis aperçu, en faisant le bilan de ma vie, que je n'ai jamais fait de prison pour un crime respectable. J'y ai toujours été pour des querelles au stade, ou pour avoir participé au lancement de projectiles sur l'arbitre, juste comme ça, pour faire plaisir à mes potes et en visant bien pour ne jamais l'atteindre, malgré l'injustice criarde dont nous sommes toujours victimes de la part de l'arbitrage.

Si le Chaton s'en allait, un jour jouer dans une autre équipe, je ne pourrais m'empêcher, alors, de commettre un vrai crime, pour entrer en prison à la façon des vrais hommes. Crois moi, monsieur l'agent, j'ai bien pensé à enfoncer ce poignard entre ses côtes. Mais je ne sais comment j'ai réussi à m'en retenir.

Je lui ai ordonné de me conduire à Radès voir la perle de la méditerranée, même de l'extérieur. J'étais certain que ça allait être la première et la dernière fois que je m'y rendrais. Tu sais, monsieur l'agent ? C'est vrai que c'est toute une ville immense et où il y a plein de stades, tout superbes. L'espace y était encore plus immense que ne nous le montrait la télévision. Alors je lui recommandai de conduire sa voiture à toute vitesse. Comme il aimait naturellement la vitesse, il obéît. Et la voiture de rouler à une allure dont je ne pouvais soupçonner cette carcasse encore capable. On tournait autour de toute la cité, avec tous ses stades et tous ses parkings. On tournait et ça m'enivrait. " Transversale, voici la dernière fois, que tu vois un stade", me suis-je dit, quand j'ai atteint le sommet de mon ivresse, à proximité du stade de foot ! Et, n'eut été cette éclaircie qui me fit espérer que le Chaton changeât d'avis sous la pression de la police, j'aurais brusquement tiré à moi le volant d'une main, et poignardé de l'autre cet ingrat. On aurait été, maintenant, un cocktail de joueur en ascension et de supporter endurci, en confiture dans une carcasse en ferraille, à quelques mètres du plus grand stade de foot.

Je suis fatigué, maintenant, monsieur l'agent. N'aie pas peur et avance-toi pour me prendre ce poignard, je t'en supplie. Et puis fais vite de me mettre en prison. Met-moi définitivement en prison. Seulement, crois-moi quand je te dis que ce n'est pas du tout par vengeance que j'amène ici le Chaton, ni par peur. Mais bien pour le protéger d'une faiblesse qui aurait pu s'emparer de moi. Et c'est ainsi que je comprends la bravoure, moi ! Je suis capable de pétrifier des milliers comme lui entre les paumes de mes deux mains. Mais je me retiens de le faire. Parce que c'est seulement ainsi que je me sens encore homme.

Mais de grâce, monsieur l'agent, enferme-moi de suite. Ainsi, et seulement ainsi, ma fille unique ne se trouvera pas orpheline. Elle conservera, au moins, une mère de libre, pour veiller sur elle. Ainsi, et seulement ainsi, notre club gagnera, de son côté, quelques sous pour continuer d'exister. Car je suis tout à fait conscient, monsieur l'agent, que les temps ont complètement changé et que notre vocation est de rebrousser, à chaque fois, notre chemin vers la quatrième division.

Si je voulais tuer le chaton, rien ne pouvait m'empêcher de le faire pendant la nuit, tu sais ! Ce que je ne t'ai pas dit, c'est que j'étais sur mon toit et que j'avais tout vu !

Dans le patio de la maison d'El Comba, ma femme hésitait à chaque fois à sortir puis revenait pour foncer sur le Chaton qui l'embrassait sur la bouche. Des baisers d'une force telle que je ne pouvais jamais imaginer cette pauvre femme capable d'en supporter la violence. Quant à la femme d'El Comba, je la voyais, depuis mon toit. Fidèle à son habitude à une heure pareille, elle était dans l'épicerie de son amie El Machta. Elle y était toujours, quand, dix longues minutes plus tard, ma femme sortit de chez elle en pressant le pas, avec son chapelet qui pendait à sa main droite, comme si elle sortait d'une mosquée.

Je te laisse imaginer, monsieur l'agent, combien il faut de nerfs, à un colosse comme moi, pour se contrôler et faire mine de la rencontrer par pur hasard.

Le Haïkuteur - Grand Tunis

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(1) Il s'agit de Roger Lemerre, entraineur français de l'équipe nationale tunisienne de football qui participait, au moment de la rédaction de ce texte, à la coupe d'Afrique des Nations au Ghana. Jamais l'autorité d'un entraineur national n'a été autant contestée par tous et n'importe qui, sur un fond de xénophobie qui n'a rien à voir avec la bonté légendaire du tunisien authentique. En modeste ancien footballeur, je tiens, par cette nouvelle, à rendre hommage à ce grand technicien. Qu'il y trouve quelques excuses, au nom de tunisiens, amateurs du ballon rond, mais qui demeurent sensés. (L'auteur)

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