jeudi 7 février 2008

1/53 -sous le signe du béton

Mon année sur les ailes du récit / texte 01 sur 53 / 8 février 2008




Sous le signe du béton





" Née sous le signe du béton, que peux-tu pour ta vie, ma fille …? " Ainsi lui répondait sa mère à chaque fois qu'elle se plaignait de sa misère.
Dans la case "profession" de la carte d'identité de la maman, il y avait écrit "néant". Quant au père c'était un excellent forçat de chantier, comme seul pouvait l'être un homme sans qualification. Ainsi hérita-t-elle légitimement des gènes de la servitude et de l'obéissance au plus bas de l'échelle d'exécution.
Il était dit que la fille du forçat délaissât les bancs de l'école pour aller faire la bonniche en ville. C'est que son signe n'était point celui du lion, comme les enfants de sa patronne le lui apprirent, en tentant de lui faire déchiffrer la rubrique horoscope de leurs journaux. Mais c'était bien celui du béton. Et comme ce signe imposait l'exécution des ordres sans discussion, elle apprit à ne jamais dire non.
Même son premier baiser, elle le donna en vertu d'un ordre auquel elle n'eut aucun moyen de se soustraire. Sa maman, elle, ne put donner d'autre réponse à sa plainte que le fameux "que peux-tu faire pour ta vie …" jusqu'à la fin du verset du béton ! Il lui était donc indispensable d'user de ses baisers spoliés comme d'un écu pour protéger tout le reste de son corps, jusqu'au jour où viendrait son lot. Et, signe du béton oblige, il était tout naturel que son lot se présentât, soudainement, dans un… chantier.
*****
On construisait un hangar dans l'immense ferme de son patron. Le Maître maçon qui en avait la charge avait pour assistant un jeune ouvrier reconnu pour être un authentique forçat de chantier. A chaque fois qu'elle allait servir le thé, elle sentait le regard discret de ce dernier transpercer son dos lui exprimant son irrésistible désir.
Avant la fin des travaux, son cœur se mit à battre pour lui. Et, de toute sa faim, de toute sa volonté de s'en sortir, elle s'empara de lui.
- "Je te protègerai de tout ordre que tu ne pourras exécuter" lui dira-t-il.
Et sa joie fut indescriptible quand elle le dispensera, en retour, du payement de toute dot. Aucun d'eux ne croyait au caractère héréditaire du signe du béton. Aussi décidèrent-ils d'appeler leur fille Amira, ce qui dans leur langue voulait dire princesse, et se promirent-ils d'extraire de ses gènes toute trace de béton.
- "Je serai maçon qualifié afin de lui réunir les conditions de sa principauté" lui promit-il.
- "Je serai ton alliée indéfectible contre les jours ; je t'en donne ma parole " lui répondit-elle.
A peine perça-t-il les premiers secrets de la maçonnerie, que les jours percèrent celui de leur coalition. "Celui dont le signe est le béton meurt dans une bétonnière" était-il dit dans les paroles des anciens.
Et ainsi en fut-il, lors d'un chantier à l'échafaudage très élevé.
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Le deuil, elle n'en avait pas le temps. Les condoléances Finies, elle s'agenouilla devant la tombe du défunt et lui réitéra son serment :
"Je ne rentrerai point au village, ni ne reviendrai à ceux dont je ne supporte les ordres. Fidèle à ma promesse, je garantirai à notre Amira les attributs de sa principauté, quel qu'en sera le prix. Amen !".
Portant sur son dos un carton contenant bonbons, baguettes de kaki, graines de tournesol et cigarettes, elle s'en alla sillonner, avec son petit commerce, les avenues de la capitale. Elle n'arrêtait de trimer ni matin ni après midi, ni même dimanche.
Ne se ménageant ni par temps de canicule ni par temps de tempête, Elle entrainait avec elle sa petite Amira au jardin public. Bientôt, elle la verra grandir, apprendra d'elle ses chants d'enfants et ses versets de coran et lui apprendra, en retour, à rendre leur monnaie à ses petits clients. Ensemble, elles compteront le moindre millime et rêveront de la façon de le dépenser.
Mais leurs calculs ne tenaient pas toujours la route. Elle faillit retirer Amira du jardin d'enfant faute d'en pouvoir payer les frais, n'eut été cette ouvrière qui lui assura le soutien d'un bienfaiteur anonyme qui paierait pour elle jusqu'à la fin de l'année. Mais ses gains ne lui permettaient point de faire taire leur faim et d'acheter, en même temps, le peu de fourniture nécessaire à la fréquentation par Amira de la classe préparatoire.
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"Qu'en serait-il, se demanda-t-elle, quand j'aurais à faire face, dès l'année prochaine, aux frais de l'école primaire ?" Elle se rappela la fameuse tirade de sa mère : " que peux-tu faire pour ta vie …" jusqu'à la fin du verset du béton ! Et, sans plus hésiter, elle gomma le signe du lion de sa carte du zodiaque et se résigna au signe du béton. Mais ce sera pour elle toute seule, jamais pour Amira !
C'est ainsi qu'elle réussit à se convaincre d'accepter l'offre de l'étranger. Elle était veuve et n'avait rien promis d'autre que la préservation de la principauté de son enfant. Et, pour tenir parole, elle était prête à tout sacrifier. Laissant son carton près des sacs plein de ciment, elle se glissa là où ce sont les sacs vides qui servaient de tapis. Quand elle revint à sa marchandise, les ouvriers lui firent la faveur d'acheter toutes ses cigarettes à un prix très généreux.


"accès interdit"

Cela se poursuivra jusqu'à cet après midi de dimanche. L'étranger se présenta devant son étal, acheta toutes ses cigarettes et en réclama d'autres.
- "La gosse est encore trop petite pour surveiller seule la marchandise" lui expliqua-t-elle.
Mais son sourire lui signifia sèchement que le temps de leur travail au chantier était trop exigu. Ainsi devait-elle se rappeler son devoir d'obéissance et s'abstenir définitivement de dire "Non". Sauf pour sa fille qui ne devait rien soupçonner de son nouveau commerce.
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Et la petite Amira de s'asseoir pour la première fois sur le trône de sa maman. Combien de temps se passa-t-il ? Avait-elle vendu quelque chose de la marchandise dont elle avait la charge ? Tout ce qu'elle savait c'est qu'elle fut saisie de frayeur quand, soudain, il se mit à pleuvoir à torrents et que tous ceux qui étaient dans le jardin se ruèrent vers les plus proches bâtiments pour s'y abriter.
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Son cœur faillit sortir de sa poitrine quand l'endroit fut encerclé de toute part. Tout son bas était nu quand les agents de police envahirent la baraque du chantier, à l'autre bout de la ville.
Vainement pria-t-elle les agents qui l'emmenaient avec son étranger et leurs clients au poste de police. Ils n'avaient pas le droit de passer par là où elle avait laissé sa petite Amira. Le jardin public ne faisait pas partie de leur secteur d'activité, lui expliquèrent-ils.
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Plus d'un mois après, quand le Omda* conduira, enfin, la petite Amira à ce village perché sur la montagne, celle-ci ne s'attendra pas à trouver un grand-père cachant au Omda ses larmes, ni une grand-mère dont elle ne comprendra pas la question : "Serais-tu née, toi aussi, lui demandera-t-elle, sous le signe du béton ?"

Le Haikuteur - Tunis

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* le Omda est un foctionnaire de proximité auprès de l'autorité locale, pour un cartier ou un patelin éloigné

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1 commentaire:

Anonyme a dit…

Hé bien voilà ça marche ! je serai donc la première à apposer un commentaire sur ce blog !
Binvenu dans la blogosphère Salem !