jeudi 8 mai 2008

La Grappe de Raisin

Mon année sur les ailes du récit / texte 14 sur 53/ 09 mai 2008

La Grappe de Raisin

Le cri de la femme affligée qui retentit sur la plage de Rafraf déstabilisa tout mon être. La plage était presque déserte. Le printemps n'était pas encore fini et les foules des estivants n'avaient pas encore envahi notre village en grand nombre. J'étais allongé sur le sable et, soudain, le cœur arraché, je me dressai comme si j'étais électrocuté. Je laissai ma femme qui était allongée à mes cotés semblant n'avoir rien entendu, et me ruai en vitesse vers l'eau ne sachant si je devais courir ou nager.


Il était clair que la femme qui appelait au secours était étrangère au village et ne savait pas nager. L'eau lui arrivait au niveau du nombril. Elle criait et s'apprêtait à se jeter derrière sa petite fille que les vagues venaient de lui arracher l'emportant vers le large. Quant à moi, je me précipitai en leur direction criant à la femme de s'arrêter sur place et de ne plus avancer pour n'être pas à son tour emportée par le courant. Heureusement pour elle et pour la fillette, elle obtempéra. Autrement l'une d'elles au moins aurait succombé noyée.

*****

Je sortis la fillette à la plage. Sa maman me suivait ne cessant de se lamenter. Je renversai la noyée sur la tête pour la vider au tant que possible de l'eau de mer qu'elle avait avalée. Elle était presque inconsciente. Je me mis à la presser contre ma poitrine et l'eau coula de sa bouche. Puis je la redressai tentant de la mettre sur pieds. Elle arrivait à peine à tenir debout. Je commençai alors à lui donner des tapes sur les joues et sur le dos jusqu'à ce qu'elle inspirât enfin et se mit à tousser. Alors seulement, je repris espoir et acquis la certitude qu'elle était sauvée. Mais ce fut en vain que je tentai de rassurer une maman dont les cris manquaient de me crever les tympans. Ne pouvant se contrôler, elle continuait à hurler et à taper violemment des mains sur ses jambes.
J'envoyai Appeler la protection civile, allongeai la fillette sur le sable et commençai à presser régulièrement sa poitrine de mes deux mains pour l'aider à reprendre sa respiration. Mais la femme qui s'approchait trop de sa fille, au point de gêner mon action, m'obligea à relever la tête pour lui crier de s'éloigner et de se calmer pour le bien de sa fille.


Elle était accroupie derrière la tête de sa fille et il était inéluctable que mon regard se posât sur une partie intime de son corps. Et, à l'intérieur de sa cuisse gauche, juste à deux doigts du bord de son caleçon, se trouvait une tâche noire, de la taille de mon pouce, qui m'emporta en un clin d'œil de la plage de Rafraf à l'un des Hôtels du sud où j'avais travaillé, voici quelques cinq ou six ans.

******

Dieu soit loué, il crée quarante semblables et j'en suis convaincu. Dans ce visage, Je ne reconnaissais aucun détail et ne pouvais donc confirmer aucune identité entre cette femme ci et celle-là. De plus, une expression de frayeur défigurait le visage de cette maman sans rien ôter à sa jeunesse ni à son éclatante beauté. Mais comment se pouvait-il que deux femmes différentes aient exactement au même endroit de l'intérieur de la même cuisse, et sur la même surface, cette même tâche qu'il m'est impossible d'oublier ?
La saison touristique au sud touchait à sa fin. J'avais laissé ma femme à Rafraf, juste après notre mariage et quatre mois passèrent sans que je ne prenne le moindre jour de congé. Quant à cette femme, elle était dans sa chambre, sans compagnie et ne l'avait pas quittée depuis deux jours. Depuis qu'elle était arrivée, elle demandait qu'on lui serve à manger dans sa chambre.
J'étais chargé d'assurer ce service et, à chaque fois que j'entrais, je la trouvais en train de verser de chaudes larmes. Je la regardais discrètement et elle m'adressait des regards dont je ne comprenais pas bien le sens. Mais sur ses lèvres pendaient des paroles qui hésitaient à sortir, comme si la cliente voulait obtenir de moi un service qu'elle n'osait pas demander. Le troisième jour, je la trouvai dans son lit, comme d'habitude. Je mis le plateau du petit déjeuner sur la table et me tournai pour sortir, mais sa voix m'arrêta :
- Voudriez-vous m'accorder une aumône pour laquelle je n'arrêterais pas de prier pour vous pendant toute ma vie et même après ma mort ?
Je me tournai étonné de cette femme d'apparence riche et qui se permettait de demander l'aumône à un pauvre comme moi qui était à son service et je répondis :
- Je suis un homme pauvre, madame. Je ne possède que ma force physique.

- Et moi je n'ai besoin que de vos efforts … Donnez moi juste un peu de joie et couvrez-moi. Et Dieu vous en gratifiera des plus larges récompenses…
Ainsi exprima-t-elle son besoin, les yeux en larmes. Et, quand elle vit que je n'avais pas clairement compris le sens de ces propos, elle tourna la tête vers l'autre côté, couvrit ses yeux de son bras pour ne plus me voir, puis ôta toute la couverture, la laissant tomber à côté du lit, et ouvrit enfin ses jambes. Elle avait mon âge, était toute nue et d'une beauté terrifiante. S'il y avait à ma place un ascète qui avait aussi faim qu'elle et que moi, il aurait changé de religion sur le champ pour lui procurer cette joie dont toute sa vie dépendait.
Peu importent les détails. Ce qui l'est c'est cette plaque noire à l'intérieur de sa cuisse gauche qui avait tout de suite attiré mon attention. Je lui posai la question et elle répondit sans se tourner pour me montrer son visage :
- Une grappe de raisin, une envie de ma mère quand elle était enceinte de moi.
Je me mis à masser la tâche avec le pouce et l'index. Elle prit aussitôt du relief, rougit et s'emplit une enivrante transparence jusqu'à devenir une véritable grappe de raisin avec des feuilles noires et des graines transparentes d'un rose de vin. Quant à la femme, plus je massais la grappe, plus elle se relâchait ; jusqu'à faillir crier d'ivresse, n'eut été ma large main qui se précipita pour la bâillonner.
Quand je finis de me remettre en état pour sortir, elle avait déjà repris ses esprits. Elle s'enfouit entièrement sous la couverture et se mit à prier Dieu pour moi à voix audible et pleine de pieuse émotion, comme si elle ne baignait pas avec moi dans le péché. Puis, me cachant toujours son visage, elle m'arrêta en disant :
- Il me reste à vous prier de me rendre encore un seul service : promettez-moi de refuser le mariage de votre fils ou votre fille avec quiconque se nommerait Nader ou Nadra.
Sans cacher mon étonnement d'une telle demande, je le lui promis. Et je sortis pour ne plus la revoir depuis.

*****

Quand arrivèrent les agents de la protection civile, la fillette avait déjà repris conscience. Je lui avais vidé le ventre de l'eau de mer, lui avais massé la poitrine et l'avais incitée à tousser, jusqu'à ce que sa respiration ait retrouvé un rythme normal. Ce faisant, j'étais tout le temps en train de lever la tête pour demander à sa maman plus de calme, même après qu'elle s'était bien calmée. Mon objectif était plutôt de jeter un regard furtif sur cette tâche d'envie à l'intérieur de sa cuisse, avant de reprendre consciencieusement mon travail en scrutant le visage de la fillette.
Elle n'avait pas plus de quatre ou cinq ans et c'était déjà une enfant d'une grande beauté. D'une beauté effectivement rare, ce qui donnerait à son nom, Nadra*, une justification convaincante. Sa peau avait la netteté et le teint brun de celle de sa mère. Quant à ses yeux, ils étaient bleus. Et si j'avais à croire mon sixième sens et ce cœur qui battait si fort, je dirais qu'ils avaient le bleu des yeux authentiquement Rafrafis, voire le bleu de mes yeux à moi.
Quelque chose de plus fort que moi m'attachait à cette fillette et même à sa mère. Cela se voyait sur mon comportement alors que j'accompagnais les agents de la protection civile à leur voiture, tentant de les dissuader d'emmener la noyée à l'hôpital pour des examens plus poussés. Il paraitrait même que lorsque la maman me serra la main pour me remercier de nouveau, je lui aurais serré longuement les mains au point de l'indisposer. Je suis certain qu'elle ne m'avait pas reconnu. "Dieu crée quarante semblables", comme le dit le dicton.
Quant à ce vieillard qui s'était joint à nous, je ne m'était aperçu de sa présence et du fait qu'il était son mari, et donc la papa de la fillette, que quand son embarras lui fit mettre sa main à son portefeuilles pour en sortir une liasse de billets qu'il me tendit en me renouvelant ses remerciements. C'est alors que mon visage rougit de honte. Mais je feignis une colère fièrement maitrisée pour lui dire :
- Désolé monsieur, mais je crois qu'ainsi vous m'humiliez. Il parait que vous ne m'avez pas bien compris. Nous sommes de ceux qui font le bien pour l'amour de dieu et qui n'attendent pour toute récompense que les prières de ceux qui le reçoivent. Tout le problème est que j'hésite à poser une question si vous me le permettez.
Et, sans attendre qu'ils me le permettent, je leur demandai si la fillette portait le nom de Nadra. Une lueur traversa alors les yeux de la jeune épouse qui se précipita de répondre que oui, mais qui me posa, en me regardant fixement dans les yeux, la question de savoir comment je l'avais deviné.
Esquissant un sourire dans lequel elle pouvait lire un mélange d'affection, de tristesse et de sincère renoncement, je lui répondis :
- Non rien, madame ! Peut-être vous aurais-je entendu l'appeler ainsi. Dieu protège de tous les maux votre fille ! Mais je me souvins en la tenant dans mes bras que j'avais, moi aussi, une petite fille de son âge que j'avais égarée dans le sud depuis des années et ne lui avais plus retrouvé de trace. Et, pour une bonne cause dont il a seul le secret, Dieu ne m'a plus donné d'enfants, après elle.

*****

Sentant des larmes me monter aux yeux, je me tournai pour que le couple n'en voie rien. Mais ma femme qui vint à ma rencontre et qui venait d'entendre ce que j'avais dit, s'empara nerveusement de mon bras comme si elle venait de reprendre un bien à un étranger, m'emmena loin d'eux et commença à s'en prendre à moi presque en chuchotant :
- Ainsi donc nous avons une fillette que nous avons perdue ! Espèce de traitre au regard égaré, espèce de coureur de jupons… Rentrons de suite à la maison et tu verras… Si j'étais à la place de l'homme je t'aurais égorgé sur le champ. Crois-tu que les gens sont des idiots ? Crois-tu que personne n'avait remarqué que tu t'agrippais aux mains de la femme et que tes yeux manquaient d'avaler ses seins ? Je noircirais ta vie… Tu fais le bien pour tomber tout de suite dans le péché ? Si tu avais accepté l'argent, c'aurait été moins grave …
J'entendais bien le bavardage de ma femme qui tempêtait contre moi mais n'en percevais presque rien. J'étais loin, très loin, comme totalement absent. Le cœur serré, je suivais des yeux la Mercedes qui, emportant le vieillard et sa jeune épouse, nous dépassait pour se lancer à la poursuite de la voiture de la protection civile.

Comment faire le deuil d'une enfant de mes entrailles qui à peine retrouvée et sauvée d'une mort certaine, venait de m'être enlevée par une ambulance qui l'emportait là où je n'avais plus que le choix de l'oublier à nouveau ?

Le Haikuteur – Rafraf

Nadra : nom propre qu'on pourrait traduire par l'adjectif "rare".

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