jeudi 22 mai 2008

L'argument de l'absent

Mon année sur les ailes du récit / texte 16 sur 53/ 23 mai 2008

L'argument de l'absent

Comme d'habitude, il explosa comme une bombe, rien que pour un petit mot que je lui avais dit. Il cria : AAAAAH ! Et puis se réfugia dans son silence. Il boucha ses oreilles, comme d'habitude, me laissant expliquer ce que je pensais de lui aux meubles du salon.
Il était là à bouillonner de l'intérieur. On pouvait voir, à ses oreilles toutes rouges et à son visage en sueur, que je lui disais certaines de ses vérités qui touchaient le vieil abcès qui puait au fond de lui. La vérité est toujours ainsi, blessante, surtout quand elle est clairement dévoilée et qu'il est impossible de la nier. Je lui dis toujours ce que je pense de lui en toute franchise, parce que je l'aime vraiment. Si c'était quelqu'un d'autre qui avait ses défauts, je l'aurais parfaitement ignoré, parce qu'il ne m'intéresserait aucunement. Mais lui, c'est mon mari, c'est mon amour et je ne peux accepter qu'il soit inconscient de sa vérité.

L'homme est indéniablement bon, affectueux, intelligent, mais sa nature est abrupte et ses opinions sont tranchantes. Toute la société en arrive à lui tourner le dos. Et moi je voudrais qu'il s'améliore, qu'il soit parfait, ou le plus proche possible de la perfection. C'est ainsi que je veux mon mari et c'est ainsi qu'il aurait pu être, s'il m'avait écoutée et avait révisé radicalement ses positions. C'est seulement pour cela que je suis parfois un peu dure avec lui. Mais chassez le naturel il revient au galop. Voici plus d'un quart de siècle que j'essaye sans pouvoir le changer d'un iota !
S'il avait reconnu la pertinence de mon opinion sur lui, s'il avait reconnu que je lui étais supérieure, tant dans la compréhension de la psychologie des hommes, que dans l'acclimatation avec l'environnement où nous vivons, s'il m'avait simplement promis d'essayer de changer, la querelle aurait pris fin en quelques minutes. Mais il savait que son silence me mettait hors de moi et m'incitait à dire davantage d'amères vérités. Ce qui attisait sa colère et son bouillonnement intérieur pour nous entrainer dans un cercle vicieux de surenchères qui ne s'achevait que lorsque l'un de nous sortait. Et c'est la raison pour laquelle il avait préféré s'en aller, comme d'habitude, faisant l'économie de propos à même de provoquer l'effondrement de notre relation, voire de toute notre famille.
Ma colère ne dura pas plus que le temps qu'il avait mis pour se rendre du salon à la porte arrière du jardin. Car je connais bien mon mari. Je connais sa bonté, son attachement à la vie familiale qu'il tient pour sacrée. Je sais que sa colère ne se prolonge que rarement. Et quand bien même elle se prolongerait, il ne la laisserait jamais dépasser les limites de la maison. Que de fois avait-il menacé de s'en aller définitivement ? Mais jamais il n'était sorti de la maison que pour y revenir.
Comme d'habitude, il allait s'absenter une heure, voire moins, et allait revenir calme et conciliant. Avec la routine de la vie conjugale, l'amour qui, depuis longtemps, nous réunit, s'était probablement étiolé, voire quelque peu rouillé ! Mais de ses décombres était née cette accoutumance en or pur que jamais la rouille ne pourrait atteindre. Ainsi, s'il ne revenait pas par amour il reviendrait pour cette compagnie dont il savait pertinemment que je ne pouvais me passer et qui faisait qu'il a plus peur pour moi que pour ses enfants, voire plus que pour lui-même.
Un quart d'heure après son départ, j'ouvris une fenêtre donnant sur le jardin arrière, et donc sur le garage. Il ne devait pas être bien loin. Car il était sorti à pieds laissant sa camionnette à sa place. Il avait certainement dû se rendre chez son collègue et ami si Adel. Il allait veiller avec lui jusqu'à dix heures et demie du soir – c'est l'heure à laquelle il se couche toujours– et, pour me vexer, il allait boire avec lui quelques verres de vin. Quant à moi, je simulerais la colère, comme d'habitude. Je lui dirais que je déteste l'odeur infecte de sa bouche et lui tournerais le dos au lit. Je feindrais même de refuser son approche afin de l'exciter davantage. Et, comme d'habitude, il m'enlacerait par derrière, malgré moi, au nom de son droit légitime de disposer de mon corps. Alors je déclencherais une nouvelle confrontation qui ne se terminerait qu'une fois tous les deux enlacés, endormis dans le sucre et dans le miel.
Aucun des enfants n'était rentré ce samedi là. Alors si son excellence se permettait de sortir quand il le voulait, moi aussi je sortirais quand je le désirerais ! Ma voiture était garée devant la porte de la maison. Notre garage ne pouvant accueillir plus d'une voiture à la fois, celui de nous qui rentrait le premier s'empressait d'y garer sa voiture. Et, comme je ne pouvais sortir de mon travail avant l'heure, il faisait toujours tout pour rentrer le premier et garer sa carcasse de camionnette dans notre garage laissant ma voiture neuve en proie à tous les dangers de la voie publique. Mais ce sujet était un point de discorde qu'aucun de nous n'osait aborder ni mettre sur le tapis afin d'en chercher la solution.

*****

Je montai en voiture et m'engageai en direction de la ville. Comme d'habitude, en pareilles circonstances, je me rendis dans la maison de Neila, mon amie d'enfance. Neila me demanda, comme d'habitude, des nouvelles des enfants et j'expliquai que les examens étant imminents, ils avaient préféré rester dans leurs cités universitaires pour réviser dans les meilleures conditions. Puis elle m'interrogea sur la santé de mon mari et je répondis qu'il était plus robuste qu'un chameau. Et comme elle me connaissait plus que je ne me connaissais moi-même, elle me lança crûment une question sur la santé de ma vie de couple. Là, je me tus autant que je le pouvais pendant qu'elle me regardait en attendant la réponse et je finis par dire : "de goudron, comme d'habitude" ! Puis je me mis à tout déballer sans omettre le moindre détail de notre querelle.
Neila ne me permit de quitter sa maison qu'après lui avoir avoué que, cette fois-ci, c'était moi la fautive. Mais je m'obstinais, comme d'habitude, à ne jamais vouloir l'avouer à mon mari et décidais de ne me réconcilier avec lui que s'il s'excusait de sa colère exagérée et du silence blessant avec lequel il avait appris à m'affronter à chaque fois que j'abordais un sujet qui ne lui plaisait pas ou quand j'exprimais franchement une opinion sur lui.
Comme d'habitude, j'avais, de mon coté, bien calculé mon coup ! J'atais rentrée à temps pour diner rapidement, toute seule, et me mettre au lit juste avant l'heure où il avait l'habitude de rentrer de chez son ami, à chaque fois qu'il passait la soirée à boire avec lui. Je feignis de dormir et ne me rendis compte que le sommeil m'emportait réellement qu'au chant du coq des voisins. Je me retournai, mai sa place demeurait vide dans le lit.
Ainsi donc, il voulait mettre le feu aux poudres ! Son Excellence avait, sans doute, passé la nuit chez son frère. Chedia, mon honorable belle sœur, avait donc dû bien comprendre la raison pour laquelle il se s'était attardé à veiller chez eux et c'était elle qui avait dû proposer à son mari de le retenir à dormir. Qu'est ce qu'elle devait être contente de le voir accepter cette proposition !
Je jugeai qu'il allait revenir tôt ou tard à la maison et que je saurais le punir de cette occasion qu'il venait d'offrir à ma rivale de se réjouir de mon malheur. Et je commençai, de suite, à exécuter mes menaces. Il aimait le couscous au déjeuner du dimanche. D'ailleurs nous avions acheté ensemble, avant que n'éclate la dispute, tout ce qu'il fallait pour le préparer. Eh bien il n'en serait rien, c'est juré ! Serait-ce au prix de notre rupture définitive. Il venait de donner à "Chédia, Charbon mal au point", l'occasion de bien ficeler ses mauvais tours contre moi. J'allais lui montrer de quoi était capable une femme Et il n'avait encore rien vu de tel en un quart de siècle de vie commune.


Je passai donc toute la matinée au lit à lire un magazine en me préparant à lui déclarer la guerre dès son retour. Mais il ne revint pas. Ainsi donc, Il s'était décidé à prolonger, cette fois-ci, sa bouderie. Je mangeai du pain et du fromage et revins au lit pour réfléchir à ce qu'il faudrait faire s'il avait pu effectivement m'en vouloir au point de quitter la maison comme il avait menacé de le faire à maintes reprises.
Je passai en revue nos programmes urgents et me souvins que nous avions rendez-vous, lundi matin, avec un ami à lui, employé de banque, pour faciliter à mon amie Neila l'obtention d'une rallonge de crédit afin de terminer la construction de sa maison. Et comme je ne devais pas permettre à mes différends conjugaux de perturber l'exécution des plans de mon amie, je commençai à réviser ma stratégie et à me convaincre que le mieux serait que je prenne, moi-même, l'initiative de la réconciliation.
Je pris un bain, me maquillais, me parfumai, mis ma chemise de nuit rose et attendis son retour jusqu'au coucher. Et quand je réalisai qu'il était décidé à s'absenter encore, je décidai de l'appeler sur son téléphone portable pour lancer, à distance, l'offensive de la réconciliation. Mais par deux fois, la sonnerie s''était tue sans que j'obtienne la moindre réponse. Il venait de me blesser en ne daignant pas décrocher pour répondre, mais ma peur de le voir poursuivre longtemps sa réaction de cette manière grandissait. Car c'est un homme extrémiste en tout, extrémiste dans sa bonté, extrémiste dans la vitesse avec laquelle disparaît généralement sa colère, mais encore plus extrémiste quand il décide d'opter pour une réaction radicale.
Assi avais-je jugé que je devais maintenant battre le fer tant qu'il était encore chaud, reconnaître tout mon tort et même faire toutes les concessions d'un seul coup, pour prévenir ce que nous dissimulait l'inconnu. J'appelais alors son frère, mais le téléphone portable de ce dernier était fermé. Mon affolement s'accentua et je jugeai que supporter le cynisme de " Chadia, charbon mal au point", était moins pénible que de laisser mon mari tomber dans le piège de la première femme venue qui, le rencontrant dans cet état, pourrait facilement me le chiper.

*****

Je m'habillai de suite et me rendis chez Chadia. Elle aussi était seule à la maison. Les deux frères se seraient-ils mis d'accord pour se disputer avec leurs femmes en même temps ? Comme d'habitude, elle répondit à ma voix intérieure en me disant que tout chez elle allait très bien. Et elle expliqua l'absence de son mari par sa participation à un colloque dans le sud, d'où il n'allait rentrer que tard dans la nuit.
Si mon mari avait passé la nuit chez elle, elle m'aurait énuméré tout ce qu'elle lui avait servi à boire et à manger depuis son arrivée et jusqu'à son départ. Mais elle demeura muette. Ce qui voulait dire que son excellence voulait m'effrayer en se cachant là où je ne pouvais pas le retrouver. Je l'appelai encore une fois sur son téléphone portable. Et, encore une fois, la sonnerie prit fin sans qu'il ne daigne décrocher. C'est alors que je devins furieuse et décidai de me rendre chez ma mère pour y rester jusqu'à ce qu'il vienne, lui-même, me réconcilier et présenter des excuses.
Là, devant la maison de mon enfance, je vis mon frère discuter avec le propriétaire de la librairie avoisinante pendant que je garais ma voiture. Il me faisait signe de sa main alors que je serrais mon frein à main, ouvrais la portière et m'apprêtais à descendre. Mais une idée me traversa soudain l'esprit. Elle me serra le cœur. Je refermai la portière, remis le contact et redémarrai à la vitesse d'un oiseau qu'aucune barrière ne pouvait arrêter.
Je ne sais comment je conduisis ma voiture, ni qui me prit en filature, ni encore comment j'étais arrivée chez moi. Je ne sais même pas depuis quand je réside, pieds et poings liés dans la salle de réanimation de cet hôpital, ne me réveillant que pour recevoir à nouveau cette injection de drogue.

Tout ce dont je me souviens, et je ne sais si c'était dans la réalité ou dans un cauchemar, c'est que j'étais dans le jardin en train de courir, contournant, dans le noir, la maison. Arrivée au garage, j'ouvris la portière de la camionnette. Et son corps rigide de tomber dans mes bras. Je tombai sur lui évanouie, emplissant mes poumons de l'odeur de la mort glacée qui s'en dégageait et qui remplit, encore aujourd'hui, mes narines.

Le Haikuteur - Hamamet

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Et voila ce qui arrive à force de vouloir tout régenter ... Elle se prend à son propre piège en quelque sorte et finit internée ...
Joli nid de cigognes !