jeudi 1 mai 2008

A très bientôt !

Mon année sur les ailes du récit / texte 13 sur 53/ 02 mai 2008

A très bientôt !

"Je suis épuisé de l'attendre, avait-il dit." Et puis il se tut.
Enfin il avait parlé … Son visage s'illumina. Il me parut serein et d'une beauté certaine. Ce qui m'encouragea à lui tenir compagnie pendant une partie de la nuit, l'incitant à dire ; et Il me parla d'elle, entre un long silence et un autre, plus long encore. Voici le résumé approximatif de ce qu'il m'en dit :

*****

Mon grand père - dit-il - avait un petit verger que nous appelions "verger de la pêche". Il était loin de la vielle Médina et avançait dans la plage rocheuse tel un bras où presque rien ne poussait, sauf à l'entrée où se dressaient un mûrier, un très haut caroubier et deux figuiers. Les branches de tous ces arbres sans âge s'interpénétraient dans un terrain exigu formant une autre clôture après les haies de cactus et d'aloès, qui dissuadaient les plus durs des hommes étrangers de penser à simplement traverser le verger pour accéder à la plage.
Il y avait encore, la fameuse baraque d'Azizi*, une caverne d'Ali Baba avec plein de filets, de gargoulettes, de divers outils de pêche et autres ustensiles. A même l'eau, se trouvait sa petite barque abandonnée depuis sa mort, cela devait faire quatre ans ou plus. Mon oncle maternel ayant fui la mer et l'agriculture pour travailler dans la maçonnerie. Quant à moi, ayant lamentablement échoué dans ma première amourette, je détestai la vie et m'isolai dans "le verger de la pêche" résolu à me suicider par noyade.


Ce fut à l'heure du coucher. J'étais assis sur un rocher à la pointe du cap, d'où je pouvais voir toute la côte des Souanis* avec ses deux baies. Je tournais le dos à la baraque d'Azizi, feignant de surveiller le disque du soleil qui s'éteignait dans l'eau salée et guettant discrètement les mouvements des pêcheurs pour m'assurer de la sortie de toutes leurs embarcations et de leur retour chez eux, avant de foncer vers mon destin et de réaliser mon projet, certain que personne ne pourrait alors me porter secours.
Mais voici que j'entendis derrière moi la porte de la baraque claquer et des pas s'approcher de moi, trainant une Chelaka*. Je ne me retournai point pour en savoir plus, ne croyant presque pas mes oreilles. Une femme me dépassa tenant à la main un Qirbech* en roseau avec lequel elle descendit la falaise sans m'accorder le moindre intérêt. Comme si j'étais, moi, l'étranger dans le verger de mon grand père et elle la propriétaire des lieux.
Ayant perdu tout désir de garder avec ce qui m'entourait le moindre contact, J'ignorai, donc, à mon tour, la passante. Mais je ne nie pas qu'elle avait suscité en moi quelque curiosité pour voir ce qu'elle allait faire du Qirbech.
atteignant l'eau, elle s'y avança jusqu'aux genoux, coinça le Qirbech entre ses jambes et releva la tête scrutant à ma place le coucher du soleil. Mes yeux étant maintenant braqués sur elle et sur ce Qirbech avec lequel j'avais plein d'histoires qui remontaient à ma tendre enfance.
Que de fois, en été, mon grand père me l'avait-il rempli de figues ou de mûres ; et que de fois, debout au bord de la route goudronnée en compagnie de mon oncle, avions nous attendu les voituriers qui s'arrêtaient pour nous en acheter le contenu. Grand-père nous restituait alors la moitié de la recette comme argent de poche et nous la partagions à égalité.


Avant que le soleil ne se noie complètement dans les vagues d'or carbonisé, la femme était debout devant moi me tendant sa main avec mon Qirbech et ne prononçant pas un mot. J'avais repris l'admiration du coucher du soleil depuis que je la vis rebrousser chemin tournant le dos à la mer. Je fis mine de l'ignorer totalement et, avec une curiosité grandissante, je la regardai du coin de l'œil jusqu'à garder d'elle une image dans ma mémoire, mais je ne bronchai point.
Elle était une femme de taille moyenne, de féminité moyenne, sans âge et dont le visage n'exprimait rien de particulier. Je ne sais pourquoi ses lèvres esquissèrent un sourire chargé de moquerie, de défi et de tendresse à la fois. Mais, toujours aussi calme, elle s'abaissa pour déposer le Qirbech à côté du rocher sur lequel j'étais assis et s'en alla, marchant d'un pas décidé sans se retourner vers moi. Je laissai l'horizon avaler la dernière lueur du soleil et me tournai pour la suivre des yeux. Ses deux petits pieds étaient perdus dans une Chelaka en plastic que je connaissais parfaitement. Ce fut celle de mon grand père. Il la portait pour descendre à la mer. Sans s'arrêter, elle lança de ses pieds la paire de Chelaka devant la baraque et disparut dans le noir entre les branches des arbres et la haie de cactus.
Je me retournai vers mon Qirbech et vis qu'il contenait un gros loup de mer, pesant au moins trois livres, qui s'agitait encore tentant désespérément de revenir à la vie. Je n'avais jamais vu, ni entendu parler qu'un autre que cette femme là aurait attrapé une telle pièce considérable, simplement en coinçant un Qirbech entre ses jambes, dans une eau n'atteignant presque pas la hauteur de ses genoux. Mon étonnement grandit, ma curiosité s'accentua et je commençais à douter qu'il y avait un secret derrière tout ce qui se passait. J'eus comme une certitude que quelqu'un aurait découvert les détails de ce que j'avais planifié et qu'il serait en train de me surveiller je ne savais d'où. Alors je me décidai à feindre de n'être venu au "verger de la pêche" que pour rester un peu seul avec moi-même.

*****

Je descendis de mon rocher et pris le Qirbech avec moi à la baraque pensant faire croire à mon surveillant que j'allais préparer mon dîner. Effectivement, il y avait dans la baraque des ustensiles de cuisine et de la vaisselle. C'est que mon oncle avait pris l'habitude, depuis que son père ne venait plus à la pêche, d'organiser, de temps à autre, dans le verger, des soirées arrosées auxquelles il invitait certains de ces amis. La différence d'âge entre lui et moi ne dépassant pas une année et quelques mois, je m'étais, moi-même, rendu quelques fois, à ces soirées.
Après m'être absenté du verger pendant un quart d'heure pour acheter quelques besoins chez l'épicier le plus proche, j'allumai une lampe à pétrole et je préparai, sur le "Primus" à pétrole*, du poisson frit et une Chakchouka* piquante. Ce faisant, je ne cessais d'aller et venir entre la baraque et le rocher, tentant de découvrir un éventuel mouvement de surveillance.
Il me sembla que la femme allait inévitablement revenir. Alors je partageai mon repas sur deux assiettes, arrangeai une petite table de fortune et me mis à attendre qu'elle se pointât d'un moment à l'autre. Mais elle tarda à venir, et je dus commencer à manger tout seul avant que ne refroidisse le poisson. La nourriture avait le goût d'un vrai dernier repas. Je m'efforçai de m'en délecter.
Je fus rassasié et elle ne vint pas. Fatigué de marcher et de surveiller, désespéré de sa venue, je m'allongeai sur une natte et, soutenant ma tête avec mon bras je m'allongeai me laissant bercer par la musique des vagues et des cigales jusqu'à ce que je fusse emporté par le sommeil.
Je ne me souviens pas d'avoir couvert les restes du repas, ni même que j'avais trouvé dans la baraque une serviette qui pouvait servir à cet effet. Mais quand les rayons du soleil m'envahirent m'obligeant à ouvrir mes yeux, je trouvai toute la table couverte d'une serviette brodée, à la main, de fils de toutes les couleurs. Je retirai la serviette et constatai que l'assiette que j'avais laissée à la femme ne contenait plus de poisson. Toutes les tranches avaient été consommées, même la tête que je lui avais laissée par courtoisie avait été soigneusement mangée, expertement suçotée par une véritable enfant de lamer, une artiste au gout raffiné. Je recouvris la table et découvris, après observation, que la décoration sur la serviette représentait un message en calligraphie brodée et que ce message m'était adressé. J'y lus cette promesse : "A très bientôt, Hayet" !

*****

C'est ainsi que je connus son nom. Mais comment parvint-elle à entrer, de nuit, au verger à travers les haies puis les branches, à manger juste à côté de moi en suçotant les arêtes et la tête du poisson et à s'en aller comme elle arriva, sans me réveiller, moi qui avais toujours été de sommeil léger?
Et mon étonnement de décupler. La curiosité s'accapara de moi et je jugeai qu'il s'agissait là d'un profond secret qu'il m'était indispensable de découvrir, serait-ce au prix de l'ajournement, pour un moment, de mon projet de suicide.
Pendant toute la journée, j'attendis le retour de Hayet qui ne vint pas. J'attendis pendant des journées entières, pendant des semaines, mais sans résultat. Je décidai alors de mettre fin à mon travail dans l'enseignement pour réhabiliter l'héritage professionnel de mon grand père, me consacrant, à plein temps, à l'attente du retour de Hayet au "verger de la pêche". Je réparai la petite barque, retroussai mes manches et pris la mer pour en gagner exclusivement ma vie. J'en arrivai à déserter la vielle Médina pour m'installer, été comme hiver, dans la baraque d'Azizi. Je parvins même à convaincre ma mère d'accepter "le verger de la pêche" dans sa part de l'héritage de son père, sachant bien qu'il allait éminemment faire l'objet d'une décision d'expropriation pour cause d'utilité publique.
Et puis les années passèrent. Le "verger de la pêche" me fut retiré par la municipalité. Mes conditions m'imposèrent de déserter les Souanis et la ville toute entière pour réintégrer l'enseignement dans un village où je ne pouvais plus manger de poisson frais. De ma plume jaillirent, soudain, des textes en poésie et en prose. Et, dans l'oubli total de ma première amourette, je me trouvai en train de n'écrire que sur Hayet et pour Hayet. Pendant mes heures libres, je me perdais dans les cités à la chercher et à attendre qu'elle m'arrête à n'importe quel endroit et n'importe quel moment. J'étais prêt à la reconnaître dans n'importe quelle posture qu'elle choisirait pour se révéler à moi.
Mais Hayet ne tint jamais sa promesse et ne vint pas. Elle m'aurait totalement oublié. Quant à moi, fatigué d'une vie qui s'est prolongée pendant des années que je ne sais plus compter, je suis ennuyé de courir derrière le mirage de son retour pour me rencontrer. Il ne me reste plus dans ce corps de quoi supporter toutes ces douleurs qui me rongent.

*****

Il se tut pendant un long moment puis se mit à tousser n'arrivant à inspirer que péniblement. Les veines de son cou s'enflèrent, se tendirent et, s'agrippant à ma blouse de toute la force qui lui restait dans ses mains tremblantes, il me regarda avec des yeux écarquillés et tout en prières et me dit d'une voix saccadée :
- Je vous prie … ma fille … je vous conjure … aidez moi à réaliser mon projet…
Je le fixai des yeux en lui tenant les mains, lui demandant des explications sur le projet pour lequel il sollicitait mon aide. Mais il n'arriva à ajouter aucun mot. Il continua à tousser au point que le souffle en arriva à lui manquer totalement. Ses mais lâchèrent brusquement ma blouse pour s'agripper violemment à la couverture de son lit. Et c'est alors que je me rendis compte qu'il fallait lui remettre le masque à oxygène sur la bouche. Je ne sais comment je fus troublé au point de n'arriver à faire fonctionner l'appareil qu'après des efforts surhumains.



Je courus à la salle de contrôle et cherchai le numéro du médecin de garde, n'arrivant à le trouver qu'après avoir fouillé dans tous les registres. Comme le standardiste ne décrochait pas et que le médecin, lui-même, était sans doute endormi, je dus appeler de mon téléphone portable une dizaine de fois avant de l'avoir au bout du fil. Il n'arriva finalement que pour trouver son malade déjà mort.
Dieu accorde sa miséricorde à Am Ayache*. Il mourut célibataire sans avoir réalisé son projet.

Le Haikuteur – Monastir

Azizi : grand père – Les souanis : des vergers longeant la falaise de Monastir, loin de la vielle médina – Chlaka : sorte de sandales légers en matière plastique ou en cuir – Qirbech : sorte de corbeille en roseau pour porter les fruits – Chakchouka : plat populaire, une sorte de sauce aux tomates et au piment.
NB : Les noms "Hayet" et "Ayache" veulent littéralement dire "vie" et "vivant".

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