jeudi 15 mai 2008

Tu vivras et prieras pour les morts

Mon année sur les ailes du récit / texte 15 sur 53/ 16 mai 2008

Tu vivras et prieras pour les morts

Il y a deuil dans le quartier ce matin ! Voici un autre mauvais joueur qui s'en va à la rencontre du Miséricordieux ! Oh vivants, dites du bien de vos morts. Que dieu l'accueille dans sa miséricorde et lui pardonne son entêtement !

Je leur avais lancé le défi depuis qu'on était encore sept retraités. Pleins de vie, nous priions ensemble, jouions aux cartes ensembles, faisions ensemble le tour de la ville, des ruelles de la Médina comme des nouvelles cités qui poussent toujours comme des champignons à l'extérieur des remparts. Ensemble, nous présentions nos condoléances à ceux qui restaient encore en vie avec nous, mangions le couscous à la viande en guise de participation aux prières pour les morts et rentrions au Rbat attendre nos tours.
J'avais parié avec eux que je serais le dernier à partir, que je les enterrerais l'un après l'autre et que je mangerais du couscous de leurs deuils, pour ne les rejoindre au cimetière qu'une fois tous les six endormis là bas.
Quatre avaient déjà perdu le pari et le cinquième les a rattrapés. De toute la bande Il ne me reste plus qu'un seul copain. Mais qui est alors le partant d'aujourd'hui ? Néji El féni ou bien Othman Echcherch ? Et qui de nous deux gagnera le pari et rira le dernier aux dépends de tous ?
Certains me demanderont comment je pouvais le savoir, alors que ma chambre encore fermée beigne dans le noir et que personne n'y est entré pour m'informer. D'autres répondront que rien n'est plus facile : l'odeur du couscous du deuil s'était déjà répandue dans toute l'impasse, si c'était un couscous de fête tout le quartier l'aurait su depuis des semaines. Seule la mort s'abat soudainement sur quelqu'un. Et l'on ne s'aperçoit du fait accompli que lorsque nos oreilles entendent des cris de douleurs, ou que nous montent aux narines les odeurs du couscous du deuil avec les senteurs incomparables de ses épices.
Partout dans le pays, le principe de base des rites du deuil est qu'il n'est cuisiné aucun repas dans la maison du défunt, jusqu'au jour du Farq*. Et c'est tout le contraire dans cette ville rebelle où les coutumes imposent à la famille du mort de se concentrer totalement sur la préparation du couscous du deuil, sur l'organisation de "banquets" pour le dîner de tous ceux qui viennent présenter leurs condoléances ou montrer leur compassion. Et ce, pendant trois jours, à compter de celui de l'enterrement. C'est alors aux voisins et aux proches qu’il revient d'exécuter les tâches en rapport avec le "Ghusl"*, le linceul et la préparation de la cérémonie d'accompagnement du défunt à sa dernière demeure.
On pourrait dire qu'ainsi, l'odeur du couscous m'aurait effectivement aidé à découvrir ce qui était arrivé. Mais, croyez-le ou pas, je suis un homme d'une sensibilité très aiguisée à détecter la présence de la mort. Dès qu'elle rode autour du quartier, mon cœur se crispe et je suis comme incapable de respirer. J'en arrive parfois, quand le défunt m'est très cher, jusqu'à sentir mon sang se coaguler dans mes veines et mes mains se refroidir au point que mes doigts se glacent même en saison estivale. Et c'est exactement ce que je ressens ce matin. Alors, sans polémique, il y a deuil dans le quartier et le mort est l'un des vieillards que j'aime le plus, sinon celui que j'ai de plus cher.
*****

Nos fins sont, bien évidemment, entre les mains de dieu. Le mort pourrait même être un jeune dont il serait impensable d'imaginer maintenant la fin, ne serait-ce que comme une hypothèse. Mais deux signes permettent d'affirmer que le mort ne peut être que Neji Elfani.
La Première est que Neji n'est même plus autorisé à ce qu’on le sorte de chez lui. Et c'est pourquoi il m'avait explicitement appelé à lui rendre une visite d'adieu, "sait-on jamais avec la mort". Quand ma fille m'emmena chez lui, dans mon fauteuil roulant, voici une semaine et qu'elle nous laissa seuls dans sa chambre comme nous le lui avions demandé, il me dit :
- "Je crois, fils de chien, que tu vas m'enterrer, moi aussi".
Et je lui répondis en me moquant de lui:
- N'aie pas peur, fils de cochon ! Evidemment que je le ferai, grâce à dieu. Rendez-vous derrière le mausolée de Sidi Mezri, avec ces mains-là, je t'enfouirai sous terre."

Et nos larmes tombèrent de nos yeux comme une pluie, et nous riions, nous riions comme jamais nous n'avions ri auparavant. Et il toussa jusqu'à faillir mourir étouffé !
Quant au second signe, c'est que maintenant je suis certain que midi est passé, alors que ma fille n'est pas encore venue m'apporter à manger comme d'habitude. Qu'elle soit occupée à aider la femme d'El Feni à préparer le couscous du deuil, cela n'est qu'une évidence. Mais cela ne l'aurait absolument pas empêchée de me nourrir. Cette omission est, donc, volontaire. Car, sachant à quel point Neji m'est cher, elle a peur que sa mort ne m'affecte. Elle appréhenderait mon insistance à accompagner son cercueil et, peut-être, qu'il m'arrive quelque chose en route, voire que je décède au cimetière, ce qui constituerait le scandale du siècle.
Mais quel qu'en puisse être le prétexte, je ne lui pardonnerais jamais si elle ne me permettait pas, au moins, de voir le défunt et de déposer sur son front le baiser du pardon, avant qu'on ne nous prenne sa dépouille.
******
Je ne veux pas me mettre en colère contre ma fille, de peur de la maudire ou de la priver de ma bénédiction, alors qu'elle est la seule à tout sacrifier pour mon repos, et à me soigner dans ma maladie dernière - Oh mon Dieu préserve là et pardonne moi ce qui pourrait résulter de mon énervement, car le seul soutien que j'ai trouvé dans ces jours sombres de ma vie, c'est elle - mais je crains que, par peur pour moi, elle n’ait déjà décidé de me priver de faire mes adieux à mon copain d'enfance, préférant me laisser avoir faim, ce que je ne ressens d'ailleurs plus du tout, au lieu de m'informer de sa mort, avec les conséquences que cela pourrait avoir sur moi.
Mais non ! Les choses ne se passeront pas aussi simplement ! Elle ne sait pas ce que je peux accomplir comme miracles, moi, quand je tiens à réaliser quelque chose. Et voici que je ferme mes yeux et prie Dieu de toutes mes forces, de réaliser mon vœu d'accompagner mon copain à sa dernière demeure. Et je crois que Dieu commence déjà à exaucer mon vœu. Car voici que je m'élève au dessus de tous et que je vois Néji étendu dans son cercueil. Voici que je m'abaisse sur lui pour le baiser du pardon. Mais je sens curieusement mon front chaud effleurer ses lèvres froides comme de la glace. Et puis je sens comme si je voyais le cercueil mis dans le fourgon mortuaire de la municipalité, comme si j'étais assis parmi les lecteurs du Coran qui l'entourent, et comme si je commençais à m'éloigner du quartier avec la foule des accompagnateurs.
Croyez-moi, l'odeur du couscous du deuil commence à s'éloigner de moi jusqu'à disparaitre définitivement. Et, à sa place, je commence à sentir le pain de l'enterrement, comme si, à mon côté se tenait Hassine Weld Jarty portant ses petits pains ronds dans le sac qu'il a l'habitude de porter lors de tous les enterrements pour en distribuer aux pauvres comme aux riches, comme l'exige la tradition.
Me voici donc avec les marcheurs du cortège qui quitte le Rbat, contourne les remparts, arrive au cimetière, le laisse à sa gauche et se dirige vers la Mosquée Bourguiba. Nous voici dans le vaste patio de la mosquée où nous rencontrons la foule des priants qui sortent de la salle des prières pour se rassembler debout en longues lignes droites derrière le cercueil et accomplir, dans le recueillement, la prière de la Janaza*.

Et puis, de retour au cimetière, me voici laissant la grande foule derrière moi, près de la coupole des condoléances, pour accompagner un groupe restreint d'hommes, portant le cercueil sur leurs épaules. Ils contournent le mausolée de Sidi El Mezri et se dirigent finalement vers cette fosse creusée à l'avance.
Mais que se passe-t-il ? Le groupe me semble trotter en direction de la fosse. Je crois manquer de courage pour assister au reste du cérémonial de l'enterrement. Ne distinguant plus rien de rien, je me sens malmené par tous ces gens qui se hâtent à prendre la dépouille du cercueil pour la déposer au fond du trou.
Je sens mon cœur brusquement se serrer plus qu'il ne l'avait fait ce matin. Pire, voici que je me sens encore plus incapable de respirer que je ne l'étais ce matin, avec mon sang encore plus coagulé dans mes veines qu'il ne l'était ce matin. Et voici le grand froid qui envahit enfin mes mains pour totalement me glacer.
*****

Ma fille avait-elle raison de redouter l'effet de la nouvelle de la mort de mon ami sur moi? Mais pourquoi ai-je brusquement arrêté dans mon imagination ma participation à l'enterrement et suis-je rentré tremblant à ma chambre ? La mort m'effraye-t-elle à ce point ? Et pourquoi fait-il, dans ma chambre, encore plus noir que d'habitude, alors que dehors, il fait encore jour ?
Je ne crois pas que tout ceci soit le résultat d'une lâcheté qui a atteint ses limites. Mais il semblerait plutôt que ce serait finalement moi, Othman Echcherch, le mauvais joueur qui s'en est allé, ce matin, à la rencontre du Miséricordieux. Ce serait moi qui aurais, donc, perdu le dernier pari. Et ce noir qui m'enveloppe ici ne serait point celui de ma chambre mais bien celui de ma tombe.

Je vais certainement découvrir tout de suite ma nouvelle demeure et retrouver les autres membres de ma bande qui m'ont précédé. Mais où vais-je me cacher de Néji El Feni, qui échappe pour un moment, à la mort ? Bientôt, il va nous rejoindre ici. Que lui dirais-je, moi qui lui avais promis, mais qui, pour la première fois, ne tenais pas ma promesse ? L’abandonnant dans la périssable, après moi, il finira par mourir de solitude!

Le Haïkuteur – Nouvelle Ariana/Monastir

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*"Farq" : cérémonie organisée le troisième jour après la mort en guise de fin du deuil
*"Ghusl": rite, à caractère religieux, du bain dernier avant l'enterrement du mort.
*Prière de la Janaza : prière musulmane imposée à tous les habitants d'une cité à l'occasion d'une mort. Il suffit qu'un groupe la fasse pour que le reste des habitants en soit affranchi.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Le récit est bien mené pour nous emmener vers le dénouement , qui pour autant n'est pas tout à fait une surprise . On s'y attend .

Mais certaines de tes photos penchent beaucoup (la 2 et la 4) .... est-ce un effet voulu ?
Bonne fin de semaine !

olfa youssef a dit…

très beau récit...On ne peut y être insensible tant c'est bien structuré ou est-ce peut être la grande faucheuse très gentille, pour une fois, qui nous captive.