jeudi 13 novembre 2008

La Boussole de Sidinna / 7 Le serviteur de la Hadhra

Mon année sur les ailes du récit (37/53) La Boussole de Sidinna (7/23) – 14 novembre 2008
Chemin second
Des silex sur les dunes


Orientation seconde 1
Le serviteur de la Hadhra

" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur

Voici des extraits de documents puisés dans le dossier de l'accusé Mohamed Lamjed Ben Habib Ben Bahri Brikcha. Les documents originaux sont des comptes rendus de missions effectuées par l'agent M. N. 16, dans le cadre de l'enquête, pour recueillir des informations sur les rapports de l'accusé avec les deux suspects, Ameur Ben Mohamed Salah Ben Othman Mansoura, dit "El Bintou", propriétaire d'un restaurant flottant à la Marina de la ville et gérant d'un chalutier appartenant à sa femme Carla Piccolo, enregistré au port de pêche de la ville et Sahraoui Ben Rejeb Ben Marzouk Arkane, conducteur de voiture de "Louage - toute la république", résident aux alentours de Matmata et traversant régulièrement la ville.
Extraits choisis par H. S. L (hsl).

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…Attendu que les investigations ont démontré que le suspect Ameur "El Bintou" avait immigré en Italie où il avait vécu pendant plus de dix ans, qu'il avait un dossier chargé, avant et pendant son séjour italien, et qu'il a montré des signes de repentir à la suite de son mariage et de son retour définitif au pays… Attendu que le dossier de Sahraoui Arkane est, en revanche, considéré comme vierge, n'eut été cette tentative, il y a six ans, de franchissement clandestin des frontières vers l'Italie, au cours d'une opération dont les organisateurs sont encore inconnus… Attendu qu'à chacun de ses voyages entre Matmata et la capitale, Sahraoui Arkane observe un arrêt systématique dans la ville, au cours duquel il débarque les voyageurs pour une heure de repos, les laisse à l'arrêt et s'en va, seul, avec sa voiture… Attendu que nos sources font aussi état de visites irrégulières que Arkane effectue à la Marina de la ville, sans apporter la preuve qu'il ait jamais accédé au restaurant flottant ou rencontré Ameur "El Bintou". A noter toutefois qu'il gare, à chaque fois, sa voiture près du Ribat et descend à pieds à la Marina, alors qu'il y existe bien un parking. Ce qui alimente, à raison, les doutes de nos indicateurs…
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…Attendu que nous avons contacté Ameur El Bintou dans son restaurant flottant et qu'il a confirmé les liens familiaux qui l'unissent à l'accusé, reconnaissant leurs rapports anciens qui, au début, étaient quotidiens et étroits, mais qui ont abouti à un éloignement total qu'El Bintou qualifie "d'inexplicable et sans fondement"… Attendu que nous l'avons interrogé sur l'identité de Sawana, à propos de laquelle l'accusé refuse de donner la moindre indication, cependant qu'il n'arrête pas de la citer, à chaque fois qu'il commence à simuler l'amnésie, El Bintou nous a confié ce qui suit :
"A mon avis, monsieur l'agent, cette Sawana n'existe pas. Et quand bien même elle existerait, je n'aurais jamais cru que mon cousin aurait eu avec elle la relation qu'il prétendait avoir. Mais maintenant qu'il s'avère qu'il est bien vivant et que vous l'aviez bien arrêté et mis en prison, je n'ai plus de doute qu'il est un véritable chat à sept vies. Et je commence à craindre que Sawana serait bien une réalité et non une invention et qu'il serait possible qu'elle soit sa protectrice merveilleuse, celle qui l'aurait rendu à la vie après la mort. Dieu soit loué, il rend la vie aux os vermoulus!"
"Que puis-je vous dire, monsieur l'agent ? C'est un "Possédé", Mohamed Lamjed Brikcha! Eh oui, je le jure, que c'est un cas à mourir de rire! Je n'arrive pas à comprendre comment un débile, un possédé comme lui est arrivé à entrer à l'université, à décrocher le grand diplôme et à devenir maitrisard !"
"Je reconnais, monsieur l'agent, avoir été, à un moment de ma vie, "Bezness" de touristes, masseur de femmes dans le Hammam de l'hôtel des vieillards ou encore vendeur de Came à Mazara del Vallo. Tout cela vous le savez et Dieu saura me le pardonner ! Je suis au courant aussi de ce dont font état les rumeurs de la ville qui prétendent que j'aurais épousé l'une des putains que j'avais la charge de protéger à Palerme. Mais indépendamment du bienfondé de ces propos, tout ce que j'ai fait est mille fois plus viril que de jouer du Bendir dans la Hadhra des femmes et de "passer les paroles" aux bonnes dames, par-dessus le marché … Eh oui, monsieur l'agent, jusqu'à dix ans passés, Mohamed Lamjed, fils de tante Khadouja, a été un "possédé". C'est-à-dire qu'il était un corps au service des âmes des saints et des marabouts. Et il y avait bien des bonnes dames qui croyaient vraiment qu'il était en rapport avec les Djinns ou, plus précisément, qu'il était "passeur de leurs paroles" aux humains. A chacune de ses "Noubas", elles faisaient la ronde autour de lui et il répondait à leurs questions obscures par des propos qu'elles étaient seules à comprendre."
"Tante Khadouja tombait souvent malade, se faisant hospitaliser et se trouvant dans l'obligation de laisser à maman la garde de sa fille Rachida. Quant à Mohamed Lamjed, elle le confiait à Grand-mère. A cette époque, Doraïa Jaïda, ma grand-mère, était à la tête de la "Hadhra Madanya". Aussi se trouvait-elle parfois obligée d'emmener Mohamed Lamjed avec elle, aux cercles d'évocation féminines qui se tenaient à l'occasion de circoncisions, d'accouchements ou de simples fêtes organisées pour chasser le mauvais sort et la malchance. Et il faut, pour la vérité, reconnaître à Mohamed Lamjed son don de percussionniste virtuose du Bendir et son aptitude, exceptionnelle chez les enfants de son âge, à apprendre par cœur autant de chants et d'évocations soufies qu'il chantait mieux que toutes les femmes de chœur de la Hadhra. C'est ainsi qu'il s'était fait, parmi elles, une place de titulaire, qu'il avait gardée jusqu'au moment où il devait passer son examen de sixième."


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Attendu que nous avons demandé à Ameur El Bintou de nous éclairer brièvement sur les conditions de l'apparition de Sawana dans la vie de l'accusé, il est remonté à son enfance pour nous dire :
"Les signes de "la possession" s'étaient manifestés chez Mohamed Lamjed depuis ces vacances d'été que nous avions passées tous les deux, ensemble, dans la Sénya de Grand-mère. Doraïa Jaïda s'était alors mise à nous raconter, chaque nuit, l'histoire de "La belle Sawana, fille du noir de la nuit et de la pleine lune", nous la répétant sans répit jusqu'à ce qu'un jour, Mohamed Lamjed est venu lui dire qu'il voyait Sawana, à chaque fois qu'il se réveillait tôt le matin, qu'il lui parlait et qu'elle lui répondait. A mon étonnement, Grand-mère l'avait cru, lui demandant de la lui décrire et l'encourageant à devenir son ami intime. C'est elle, lui promettait Grand-mère, qui lui était destinée afin de le protéger de tous les dangers et de lui éviter de tomber dans les pièges des gens du mal ! Et c'est ainsi que Mohamed Lamjed s'était mis à inventer, à chaque fois, des histoires de rencontres qu'il aurait eues avec Sawana et Grand-mère à le croire lorsqu'il prétendait lui avoir parlé, lorsqu'il affirmait qu'elle l'avait empêché de sortir du Borj à l'heure de la sieste, pour qu'il ne soit pas dévoré par "la Vieille de la sieste" ou kidnappé par "l'Arracheur des cœurs" et lorsqu'il lui assurait qu'avant de s'endormir, elle se montrait à lui pour l'inciter à prononcer les deux témoignages du musulman avant que ses yeux ne se ferment."
"Quant à moi, monsieur l'agent, je savais pertinemment, malgré mon jeune âge, que cette Sawana n'existait pas du tout. Je sortais du Borj à l'immense jardin alors que le soleil était en plein zénith, n'ayant peur ni de "la Vieille de la sieste" ni de "l'Arracheur des cœurs". Je disais à Mohamed Lamjed : " moi, lorsque je sors seul, c'est la "Vieille de la sieste" qui a peur de moi et qui se sauve. C'est alors moi qui lui cours après jusqu'à ce qu'elle sorte de la Sénya. Si tu es réellement l'ami de Sawana, comme tu le prétends, sors donc comme moi et commence par vérifier si elle est capable de te protéger de "l'Arracheur des cœurs". Mais il me répondait que Sawana ne se montrait que lorsqu'il s'apprêtait à faire une bêtise pour laquelle les grands punissaient et qu'elle le prévenait de ne pas tomber dans le piège pour n'être pas puni. Il prétendait aussi que si elle le prévenait et qu'il ne suivait pas son conseil, elle s'énerverait et ne reviendrait plus lui parler ni le protéger de quoi que ce soit. Alors il se mettrait à tomber dans tous les pièges, jusqu'à ce qu'elle lui pardonne et revienne à nouveau lui tenir compagnie."


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Attendu que ce qui précède est assez suffisant pour démontrer que cette Sawana n'existe que dans l'imagination de l'accusé ... Attendu que nous ne nous intéressons pas aux informations marginales, celles, par exemple, qui racontaient qu'à chaque fois qu'un secret est confié à Mohamed Lamjed Brikcha, il finissait par le divulguer, soit disant parce que Sawana lui conseillait de dire toujours toute la vérité … Attendu que nous ne nous intéressons pas, non plus, aux histoires des bêtises enfantines, celle où il est raconté qu'Ameur El Bintou prenait son cousin avec lui à travers la haie de cactus et lui faisait descendre la falaise qui menaçait de s'effondrer, juste pour tremper leurs pieds dans l'eau de mer jusqu'aux genoux, sans se baigner, et rentrer par la même voie. Et qu'il trouvait à la Sénya quelqu'un qui les attendait pour ne punir que lui...
Attendu que nous avons demandé à Ameur El Bintou d'arrêter l'évocation de ces souvenirs futiles pour nous parler de la nature de son différend avec l'accusé et de la cause de ces désaccords, il nous a déclaré ce qui suit :
"Je n'ai aucun désaccord avec lui. Je le jure monsieur l'agent. Tout ce qu'il y a c'est que je lui ai proposé de travailler avec moi sur mon chalutier et qu'il a refusé. C'est parfaitement son droit. Il est "Maitrisard", comme il dit! Mais c'est la faute à Sidinna ! Le jour du jugement dernier, il récoltera le juste fruit de ce qu'il avait semé! Il aimait Mohamed Lamjed plus que moi. Pire, il ne me supportait pas. Moi, il me punissait à chaque fois qu'on faisait une bêtise tous les deux. Et lui, il ne le touchait pas. Parce que j'étais, soit disant, l'ainé et que c'était moi qui l'incitais à faire avec moi ce que nous faisions. Je me souviens qu'il avait failli me tuer, une fois, alors que j'étais parfaitement innocent et que Mohamed Lamjed était le vrai fautif. Cette fois-là non plus il ne lui avait même pas donné une petite tape."
Attendu que nous avons arrêté Ameur El Bintou afin qu'il nous éclaire sur l'identité de celui qu'il vient d'appeler "Sidinna", il a expliqué que les traditions de la ville veulent que les neveux appellent leurs oncles maternels "Sidi", ajoutant que "NNa" est le diminutif de Nasser, ce qui fait qu'il avait désigné par ce nom feu son oncle, Raies Nasser Ben Mezri Jaïed qui, de son vivant, était connu par le nom de "Sidinna" auprès de tous les habitants du Rbat, y compris les grandes personnes. Et Elbintou de poursuivre :


"Une fois, vous ai-je donc dit, Sidinna avait failli me tuer. N'étais-je pas son neveu moi aussi? Qmira n'était-elle pas la fille de Mezri Jaëd, elle aussi ? N'était-elle pas la sœur de Raïes Nasser, tout autant que Khadouja? Ou bien le fils de Khadouja aurait-il un galon de plus que celui de Qmira? Fallait-il que je vive orphelin de père, comme Mohamed Lamjed, pour faire honneur à Sidinna et me faire traiter par lui sur le même pied d'égalité que son autre neveu? Qu'est-ce qui fait qu'un oncle n'est pas équitable avec les enfants de ses sœurs ? Sauriez-vous me répondre, monsieur l'agent ?"
"Il le préférait parce que, soit disant, il n'avait redoublé aucune classe à l'école, alors que moi, j'étais un cancre. A chaque domaine les gens qui lui sont destinés, monsieur l'agent. Moi, je n'étais pas du tout destiné aux livres, cahiers et autres stylos. J'étais beaucoup trop intelligent pour m'intéresser à ces futilités. Je savais que j'allais réussir dans la vie sans me fatiguer à apprendre des leçons. Alors pourquoi perdre mon temps ? Je n'aimais pas les études, ni les gens studieux d'ailleurs, monsieur l'agent. J'ai calé et recalé au primaire jusqu'à me faire rattraper par Mohamed Lamjed en cinquième. Et, enfin, j'ai été renvoyé de l'école pour avoir déserté deux années de suite les examens de sixième."
"Qu'y a-t-il de si bizarre à cela, monsieur l'agent ? Où voient-ils le drame dans tout çà ? Qu'est-il arrivé au monde ? Voici que la terre tourne toujours. Voici qu'elle est toujours aussi vaste, avec toujours une place pour moi et pour les autres. Mieux : avec une place pour moi beaucoup plus confortable que celle de certains autres ; et comprendra qui le voudra. N'est-ce pas là la stricte réalité ? Dites aux gens la vérité. Regardez-moi ! Je maitrise trois langues étrangères alors que Mohamed Lamjed n'en connait qu'une seule. Je parle couramment italien, anglais et français, alors qu'il trouve des difficultés à tenir une longue conversation en français. Et puis, puisque mon père et ma mère étaient fiers de moi, sans diplômes, qu'y avait-il en cela de si dérangeant pour mon oncle? Et en quoi cela l'intéressait-il à la base ? Lui avais-je jamais demandé de subvenir à mes besoins comme il le faisait pour Mohamed Lamjed? "
"J'avais trois ans de plus que mon cousin. Et, malgré cela, Sidinna m'humiliait en nous appelant tous les deux devant lui et en me disant : "Majda est ton maître, tête de mule, voleur, bourricot!" Oui ! C'est ainsi qu'il me disait et il m'obligeait à lui demander pardon et à lui baiser le revers de la main. Et je baisais bien la main de Mohamed Lamjed, oui monsieur l'agent. J'obéissais pour éviter que Sidinna me punisse. Mais, pour te dire la vérité, dès que nous sortions dans la rue, j'attirais mon cousin au delà des remparts et lui assénais la bastonnade des profanateurs de tombeaux. Et, lorsque nous avons grandi un peu, j'ai fait de Mohamed Lamjed mon souffre douleur. Je le corrigeais pour un oui, pour un non. Et, lorsqu'un enfant plus âgé que moi m'agressait, que je ne pouvais pas l'empêcher de me faire ce qu'il faisait et que j'avais honte de le dénoncer à qui pouvait me venger, alors je ne trouvais pas proie plus accessible que Mohamed Lamjed Brikcha. Je pouvais toujours inventer une raison pour le mettre en pièces, afin de me défouler. Ensuite, l'ayant injustement frappé, je le serrais fort dans mes bras, un peu par pitié et un peu par remord ; et nous pleurions ensemble. Dans pareilles circonstances, il ne me dénonçait que rarement. Non seulement parce qu'il avait bon cœur, ce que je lui reconnais, mais parce qu'il savait à quoi il devait s'attendre avec moi."
"Bref, c'était toujours lui le perdant. Même maintenant que nous entamons la quatrième décade de notre vie, regardez-nous bien, monsieur l'agent ! Qui de nous est le gagnant et qui est le perdant, dans la vie ? C'est toujours lui le perdant! Regardez, où il se trouve en ce moment, et où, moi, je me trouve ? Comment je vis, moi, et comment, lui, il vit ? Qu'est ce que je possède et qu'est ce qu'il possède ? C'est vrai que le chalutier et l'immeuble sont inscrits au nom de Carla Piccolo. Mais moi j'ai en mon nom la voiture et le restaurant flottant ainsi qu'une procuration illimitée pour gérer le chalutier. Alors que lui, il a passé toute sa vie entre école, lycée et faculté, jusqu'à ce qu'il ait décroché la maitrise. Regardez ce qu'il a réussi à en faire, de cette maitrise ! Elle lui a seulement servi à en faire des photocopies qu'il distribuait aux employeurs comme moi pour chercher un emploi."
"Je ne l'accuse pas à tort, moi. Posez-lui la question et s'il est sincère, il reconnaîtra que, durant six ans, il avait passé l'examen du CAPES et cherché du boulot sans jamais rien obtenir. Voici tout ce que Mohamed Lamjed Brikcha a gagné de s'être esquinté dans les études, monsieur l'agent."
"Moi, au moins, j'ai vécu ma vie à la "profite de ton temps avant qu'il ne s'en aille!", comme le dit la chanson et comme vous le savez bien. Je l'ai vécue en long et en large, buvant des vins des plus grands cru, mangeant dans des restaurants des plus côtés, voyageant dans les pays les plus lointains, résidant dans les plus grands hôtels et rentrant au pays, chaque été, avec une voiture neuve. Et me voici, après mon retour définitif, installé dans ma ville natale en tant qu'homme d'affaires et propriétaire."


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… Attendu qu'il a été rapporté qu'Ameur El Bintou n'avait pas cru l'information faisant état de l'arrestation de l'accusé et qu'il s'était mis, depuis qu'il avait appris la nouvelle, à l'évoquer à tort et à travers, exagérant, à chaque occasion l'expression de ses doutes quant aux intentions de sa cousine Rachida qui avait informé les habitants de Beb-Tounes que son frère avait été retrouvé vivant… Attendu que ce comportement qu'il a adopté, a participé à alimenter les doutes à propos de sa responsabilité dans la création et la propagation, à dessein, de la rumeur qui avait fait état de la noyade de Mohamed Lamjed Brikcha avec les victimes du bateau des "brûleurs" au large de La Chebba… Attendu qu'il a été prouvé que Ameur El Bintou avait déclaré, qu'indépendamment du fait que Mohamed Lamjed Brikcha aurait tenté de "brûler", mais aurait péri en mer, ou qu'il se serait éclipsé un long moment pour ensuite tenter, à nouveau, la "Harga" et se faire arrêter, cela ne voulait dire pour lui qu'une seule chose : à savoir que son cousin n'avait finalement trouvé pour sa vie aucune autre solution que "le chemin des Italiens", comme il dit… Et attendu qu'El Bintou n'a pas caché s'être réjoui des malheurs de son cousin, lors d'une cuite dans son restaurant flottant en présence de sources sures qui nous ont rapporté ses propos textuellement, comme suit :
"Le chemin des Italiens est mon chemin à moi! Je m'y suis engagé bien avant lui, avec cette différence de taille : c'est que j'y suis allé avec les honneurs avant d'en revenir Homme ; alors que Mohamed Lamjed Brikcha n'a même pas réussi à respirer l'air de leurs plages ! Il est vrai que certains prétendent que ma femme, Carla Piccolo, serait une ancienne prostituée. Mais à supposer qu'ils aient raison, quelle importance y aurait-il à ce genre de détails ? J'ai de tout temps "dévoré" les femmes comme on avalerait des spaghettis et je continue toujours d'en "dévorer" des putes, des mariées et des pucelles… Celle qui n'écarte pas les jambes contre de l'argent le fait après avoir mangé et bu ici, ou en contre partie d'un flacon de parfum voire, quand elles sont des bourgeons tendres, en contre partie d'une simple rose rouge et d'un faux soupir. Quant à Carla Piccolo, elle connait lucidement sa juste place sachant ouvrir un œil pour en fermer un autre, consciente que c'est un grand honneur pour toute femme de se faire monter par Ameur El Bintou."
…Attendu qu'il a été rapporté aussi que, le soir où on avait eu la certitude que Mohamed Lamjed Brikcha était bien en vie, Ameur El Bintou serait resté seul à bord de son restaurant flottant, après le départ de ses clients et qu'il se serait mis à boire immodérément jusqu'à la fin de la nuit, finissant par croire qu'il était seul dans la Marina et tenant, sans se contrôler, des propos que nous rapportons ici comme ils nous sont parvenus, en raison de l'importance qu'ils auraient dans l'éclairages de certains côtés encore non élucidés de l'affaire de l'accusé. C'est qu'El Bintou serait entré en transe criant à l'adresse de son oncle Raies Nasser :
"Majda est ton maitre" qu'il me disait… Et maintenant, Sidi Nasser Jaïed, peux-tu jeter un regard sur la vie et me répondre ? Qui de nous est le maitre de qui ? Tu étais un tyran, Sidinna ! Tu me détestais sans raison. Comme ça, pour de simples soupçons. A supposer même que ce qu'on t'avait dit de moi était vrai. Je n'étais qu'un enfant et les grands étaient sans pitié. Qui est amené à faire quelque chose sous la contrainte est considéré comme ne l'ayant jamais faite. Je te pardonne mon cher oncle, et pour te prouver que j'ai un cœur plus tendre que le tien, voici que je récite la Fatiha sur ton âme depuis la Marina… Je ne sais pas si Dieu va entendre la prière d'un ivrogne comme moi, mais Dieu t'aie dans sa miséricorde, Sidinna !"
"Miséricorde, bien sûr, mais à la mesure de ton action, Sidinna ! Et ton action, moi, je la connais bien. Repose en paix dans ta tombe, car je ne dirai à personne que tu étais, depuis tout petit, promis à Radhia Bent Kahla. Je ne dirai pas non plus qu'elle avait accepté de se marier à Néji Laajel pour te punir d'avoir manqué de zèle dans l'épargne en vue de réunir l'argent de sa dot et de remplir les conditions exigées par son père pour t'accepter comme gendre. Je ne dirai pas qu'elle avait regretté, ensuite, là où les regrets ne servaient plus à rien, ni que tu étais resté toute ta vie célibataire à cause d'elle, jusqu'à ce que le cancer ait eu raison de toi. Et tu vois que je n'accorde aucun crédit aux rumeurs faisant état de ton empoisonnement."
"Dieu aie pitié de ton âme, Sidinna, à la mesure de ton action bien sûr ! Car personne n'est préservé du péché. Et ton action, j'en ai entendu parler de mes propres oreilles, chez nous, lors d'une dispute entre maman et Radhia Bent Kahla. Maman avait qualifié de honteuses les fréquentes visites de Radhia chez tante Khadouja. Tout le monde savait que tante Khaddouja était l'amie intime de Radhia Bent Kahla. Quelle honte y aurait-il, alors, Sidinna, à ce que cette dernière se rende souvent à la maison des Brikcha ? Ou bien fallait-il croire ta sœur Qmira qui expliquait ton déménagement de la maison des Jaïed à celle des Brikcha par ta volonté de bien exploiter les amitiés de ta sœur au profit de tes sentiments?"
"Dieu aie pitié de ton âme, Sidinna, mais était-ce vrai que la raison des visites de Radhia, la femme de Laajel, à la maison de son amie, était en vérité de t'y retrouver dans ta chambre ? Etait-ce par hazard que Radhia Bent Kahla n'était tombée enceinte qu'à sa troisième année de mariage, soit tout juste quelques mois après ton déménagement dans la maison des Brikcha? Ou bien est-ce aussi le hasard qui a fait que Radhia Bent Kahla n'aie eu aucun autre enfant après Aïchoucha ?"
"Evidemment que je ne dévoilerai rien, de tout ceci. Mais qui me garantit que Mohamed Lamjed n'était pas au courant? N'était-ce pas dans sa chambre que tout se passait ? Etait-il débile au point de n'en avoir rien remarqué ? Ou bien était-ce possible que, profitant de la venue d'Aïchoucha chez les Brikcha pour prendre des cours supplémentaires d'arabe, Mohamed Lamjed se soit avisé de vérifier l'authenticité de ce fameux dicton qui dit "renverse la casserole…" et, trouvant que "toute fille prend, effectivement, le chemin de sa maman", il ait conduit son élève là où tu avais conduit sa mère, à cette même chambre qui fut le théâtre de semailles dont la moisson allait avoir lieu dans la maison des Laajel ?


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Attendu qu'il a été rapporté qu'Ameur El Bintou fréquente assidument la maison de Néji Laajel, en compagnie de sa femme Carla Piccolo ; tout comme Néji Laajel fréquente la maison de Ameur El Bintou, en compagnie de sa femme Radhia Bent Kahla et, parfois, tout seul… Attendu qu'il a été prouvé qu'une demande de retrait du recours en reconnaissance de paternité, présenté par Néji Laajel pour faire valoir les droits de sa petite fille Mayara, avait été déposée. Et ce après l'arrestation de Mohamed Lamjed Brikcha et le message que ce dernier aurait envoyé, par l'intermédiaire de sa sœur Rachida, à Aïchoucha Bent Laajel… Attendu aussi que des rumeurs se sont répandues concernant une relation douteuse entre Carla Piccolo et Néji Laajel, relation qui serait encouragée par Ameur El Bintou, lui-même… Et attendu que les vérifications ont prouvé la résidence d'Ameur El bintou et de sa femme, à trois reprises, dans un hôtel, simultanément au séjour de Néji Laajel, seul, dans ce même hôtel… Et attendu que d'autres rumeurs commencent à faire état d'un arrangement par lequel Ameur El Bintou reconnaîtrait la paternité de la petite Mayara, avant de divorcer de Carla Piccolo pour épouser Aïchoucha, quitte à ce que Néji Laajel oblige sa fille à accepter ce mariage arrangé… Attendu qu'à la fin de ces investigations préliminaires, nous avons fait part à Ameur El Bintou des doutes que nous avions sur lui, depuis l'arrestation de l'accusé… Attendu que nous lui avons demandé de se tenir à la disposition de l'enquête afin de lui poser, la prochaine fois, des questions précises sur un zodiaque pneumatique qui manquerait aux équipements de son chalutier, sur une éventuelle relation professionnelle illégale qui le lierait à son cousin, l'accusé Mohamed Lamjed Brikcha, et qu'il nous aurait cachée lors de ce premier contact avec lui, ainsi que sur ses réactions aux différentes rumeurs qui circulent à Beb-Tounes. El Bintou a insisté pour conclure cet entretien en ajoutant textuellement ce qui suit:
"Je voudrais vous prévenir, monsieur l'agent, contre les effets déroutants des bavardages de Beb-Tounes. Si vous ouvrez les oreilles à tout ce qui s'y dit, vous allez vous fatiguer. Personnellement, je suis entièrement disposé à vous accueillir quand vous le voulez et à répondre à toute invitation que vous m'adresseriez pour m'interroger là où vous le voulez. Je répondrai à toutes vos questions, en toute franchise. Mais vous allez aboutir à un seul résultat : constater que ma conscience est tout ce qu'il y a de plus tranquille."
"Quant à ma réaction au brouhaha des ruelles, je vous avoue, dès maintenant, que je ne regarde pas trop les feuilletons mexicains, ni les turcs d'ailleurs. Et je ne pense pas que regarder de tels feuilletons, en croyant tout ce qui s'y raconte, puisse servir des enquêtes aussi sérieuses que celle que vous menez ici."


"Je voudrais seulement vous dire, avant de vous saluer, que les rapprochements et l'échange de visites entre familles amies, n'implique pas toujours l'échange des épouses au lit, que la réalisation d'affaires commerciales en commun, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de la ville, et la résidence dans un même hôtel, ne sont pas des actes interdits par la loi. Et, pour vous soulager à propos d'une question que vous n'avez ni soulevée ni déclaré votre intention de le faire, la prochaine fois, sachez que le recours à la signature d'un document par lequel je reconnaîtrais la paternité de la petite Mayara, fille d'Aïchoucha, était une idée de Carla Piccolo. Elle l'avait soumise à Radhia Bent Kahla, alors qu'Aîchoucha était encore enceinte. Il était question que je divorce, que je fasse un mariage blanc avec Aïchoucha afin de pouvoir reconnaître son enfant et que j'en divorce ensuite pour revenir à ma femme. Tout cela pour que la Petite Mayara ait un nom de famille, sans qu'il soit question du moindre recours en justice. Mais c'est Aïchoucha qui avait refusé l'idée à la base.


Le Haïkuteur …/… à suivre

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