jeudi 20 novembre 2008

La Boussole de Sidinna / 8 Le serviteur de la Hadhra, bis

Mon année sur les ailes du récit (38/53) La Boussole de Sidinna (8/23) – 21 novembre 2008



Chemin second




Des silex sur les dunes



Orientation seconde 2



Le serviteur de la Hadhra, bis



" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur




Voici des restes d'extraits de documents puisés dans le dossier de l'accusé Mohamed Lamjed Ben Habib Ben Bahri Brikcha. Les documents originaux sont des comptes rendus de missions effectuées par l'agent M. N. 16, dans le cadre de l'enquête, pour recueillir des informations sur les rapports de l'accusé avec les deux suspects, Ameur Ben Mohamed Salah Ben Othman Mansoura, dit "El Bintou", propriétaire d'un restaurant flottant à la Marina de la ville et gérant d'un chalutier appartenant à sa femme Carla Piccolo, enregistré au port de pêche de la ville et Sahraoui Ben Rejeb Ben Marzouk Arkane, conducteur de voiture de "Louage - toute la république", résident aux alentours de Matmata et traversant régulièrement la ville.
Extraits choisis par H. S. L (hsl).

….


Attendu que nous nous sommes rendus près du Ribat de la ville, là où Sahraoui Arkane devait garer sa voiture, la nuit… Attendu que nous lui avons présenté les photos de sept personnes dont Ameur El Bintou et Mohamed Lamjed Brikcha et qu'il a nié avoir connues, excepté Mohamed Lamjed Brikcha, dont il ne connaissait pas le nom, mais dont il a dit :

- J'oublierai tous mes clients. J'oublierai même que je suis Sahraoui Arkane, mais je n'oublierai jamais cet homme là !



… Attendu qu'il a été prouvé que Sahraoui Arkane ne connaissait Ameur El Bintou, ni de nom ni de vue, exactement comme El Bintou ne connaissait Saharaoui Arkane, ni de vue ni de nom… Attendu que nous avons interrogé ce dernier sur les causes de ses fréquentes visites à la Marina de la ville... Il nous a informés qu'il y rendait visite à un certain Al Aid Chibani, originaire de son village, exerçant la fonction de gardien des maisons de la mer… Attendu qu'Al Aid Chibani fait partie de nos connaissances et que nous comptons beaucoup sur lui… Attendu aussi que nous avons accompagné le suspect aux maisons de la mer, où nous avons trouvé Al Aid Chibani qui l'attendait, comme toujours à pareille heure du début de la nuit… Attendu encore qu'Al Aid Chibani nous a confirmé les rapports étroits qui le liaient à Sahraoui Arkhane, ainsi que les alliances qui liaient leurs familles… Et Attendu, enfin, qu'il était impossible qu'Arkane ait, dans cette ville, le moindre rapport avec Ameur El Bintou ou avec quiconque, autre qu'Al Aid Chibani. Nous l'avons interrogé sur les raisons pour les quelles il garait toujours sa voiture hors du parking de la Marina, ce qui a éveillé autour de lui les soupçons. Et il a dit :

- "Vous ne me croiriez pas, monsieur l'agent, si je vous disais que je crains tout simplement d'amorcer en voiture cette descente de la Marina. Et ce en raison de ce qui m'est arrivé avec le monsieur de la photo que vous venez de me montrer…"

…..

… Attendu que Sahraoui Arkane avait envers ses clients, qui l'attendaient encore en ville, l'obligation d'assurer la suite de leur voyage… Attendu que ce chauffeur cultivé, diplômé de la faculté Zeitounienne de théologie, nous a proposé de lui dicter nos questions afin qu'il réponde par écrit et nous remette un rapport, au premier voyage qui le conduirait à passer par la ville… Attendu que nous lui avons dévoilé que la cause principale qui a éveillé nos soupçons le concernant était des informations fournies par nos indicateurs, selon lesquelles il aurait été vu à Sfax en compagnie d'une femme du nom de Hourya… Attendu qu'Al Aid Chibani a pris sur lui de récupérer le rapport et de nous le transmettre… Attendu, enfin, que le rapport nous est parvenu dans les délais fixés... Nous le joignons ici comme il nous a été remis, écrit de la main de son auteur et accompagné d'une attestation signée par Hajja Fatma Bent Lamine El Aafi…

……

Au nom de Dieu le clément, le miséricordieux
Matmata le ….
A l'attention de monsieur l'inspecteur général

Je soussigné, Sahraoui Ben Rejeb Ben Marzouk Arkane, né le 23 mars 1975, à quelque distance de la vieille Matmata, titulaire de la maitrise de la faculté de de théologie de Tunis, session de septembre 2001, déclare sur l'honneur travailler régulièrement, depuis début octobre 2006, en tant que chauffeur de la voiture de louage appartenant à Hajja Fatma El Aafi, titulaire de l'autorisation "toute la république" numéro (…), datée du (…) et propriétaire de la voiture numéro (…), comme en témoigne l'attestation de travail ci-jointe, portant sa signature légalisée à la municipalité de Matmata en date du (…) et attestant de mon assiduité, de ma droiture et de ma bonne conduite.

Monsieur l'inspecteur général,
Il est vrai que la pauvreté, le chômage et l'échec à deux reprises aux examens du CAPES, m'ont poussé aux limites du désespoir et que j'ai alors tenté la "Harga" à bord du bateau qui a été arraisonné par les gardes-côtes, comme il est certainement notifié dans mon dossier conservé par vos services. Mais je jure devant Dieu le tout puissant que je ne me rappelle d'aucun des organisateurs de cette opération clandestine, à part la femme qui se faisait appeler Zakia et qui avait reçu de moi les mille dinars. Ladite femme s'était évaporée et je ne l'ai plus revue ni n'ai pu la reconnaitre sur les photos que vos services m'avaient montrées.
Je jure aussi, devant Dieu le tout puissant, que je n'ai jamais vu l'homme de la photo, dont le nom serait Ameur El Bintou et qui serait marin de profession. Même son nom, je ne l'ai entendu pour la première fois que lorsque monsieur l'agent me l'a dicté. C'est que, depuis que j''ai été gracié, que j'ai signé l'engagement et quitté la prison, j'ai définitivement laissé tomber le projet de quitter le territoire tunisien. Je suis, aujourd'hui, plus convaincu que jamais que les gens sont classés en strates sociales inégales, que les diplômes ne sont aucunement un moyen d'accéder légitimement aux classes supérieures et que je dois me contenter de la situation que Dieu m'a réservée. Tout acquis vient de lui et je dois accepter n'importe quel travail, à n'importe quel niveau. Pourvu qu'il m'assure le minimum vital.



Aussi suis-je redevable à Am Al Aid Chibani, gardien des maisons de la mer de la Marina de Monastir, que vos services connaissent bien. C'est lui qui m'a aidé à trouver un emploi saisonnier dans l'hôtel (…) en tant qu'aide animateur, pendant trois mois, en pension complète. C'est aussi lui qui m'a conseillé de saisir l'occasion pour payer l'auto école avec mon salaire. Et c'est ainsi que j'ai appris à conduire et obtenu mon permis. La Hajja Fatma a eu, ensuite, pitié de moi et m'a engagé dès la fin de ma période de stage, à conduire sa voiture de louage.

Vous m'avez interrogé à propos de Mohamed Lamjed Brikcha. Je réaffirme que je n'avais jamais connu son nom avant de l'écrire sous la dictée de monsieur l'agent qui me posait les questions auxquelles je devais répondre par le présent rapport. Quant à son visage, je m'en souviens parfaitement. Car c'est un visage qui ne peut être oublié. Je l'ai vu une seule fois dans ma vie. Il a pris une seule fois, depuis plus d'un an, ma voiture de louage, pour un voyage au départ de Beb Tounes. Je m'en souviens encore aujourd'hui. Et, à chaque fois que je passe près de cette porte chicane, je me retourne pour voir s'il ne croise pas une nouvelle fois mon chemin, ou s'il n'y aurait pas à cet endroit un voyageur qui embarquerait, à qui je poserais la question et qui me renseignerait sur ce qui lui serait arrivé.

Reste Hourya ou, de son vrai nom selon monsieur l'agent, Hadda bent Abidi que vos indicateur m'auraient vu accompagner à son appartement à Sfax. Je ne nie pas que c'est une femme que je connais effectivement, mais d'une connaissance superficielle, comme la connaissent tous les jeunes qui ont besoin de ses services. Je suis, comme vous le savez, célibataire. Et, dans mon entourage, il n'y a aucune possibilité de subvenir à ce genre de besoins. C'est la raison pour laquelle je l'ai rencontrée, depuis environ six mois, lorsqu'elle a été amenée par quelques jeunes dans un oasis du Djerid. J'ai passé quelques temps avec elle pour me distraire. Ensuite elle m'a rencontré dans les rues de Sfax. Elle m'a reconnu et m'a invité à deux ou trois reprises dans cet appartement où je l'ai accompagnée et je lui ai payé, à chaque fois, ses émoluments. Quant à m'attarder avec elle pour qu'elle me parle de ses relations ou des gens pour lesquels elle travaillait, cela n'est jamais arrivé. C'est pourquoi il m'est impossible de vous éclairer sur le fait qu'elle ait, ou pas, des relations professionnelles avec Mohamed Lamjed Brikcha.
Monsieur l'inspecteur général

Si j'avais à émettre un avis au sujet de cette supposée relation entre cette femme et cet homme, je vous dirais franchement que je n'y crois pas un instant. Car, le jour où je l'ai rencontré, Mohamed Lamjed Brikcha m'est apparu, plutôt, comme qui dirait un "possédé", pour ne pas dire plus. Et c'est quelque chose de radicalement contradictoire avec la nature du travail dans le domaine d'activité de Hourya.

Lors du voyage de cette nuit-là, j'ai vu des choses d'une étrangeté jamais rencontrée au cours de toute ma vie. J'avais débarqué à Monastir un voyageur dont la place est demeurée vide à l'arrière de la voiture. Il était donc naturel que je fasse le tour de la ville à la recherche d'un nouveau voyageur allant dans ma direction. Je savais que Beb Tounes n'était pas un endroit où l'on pouvait trouver des voyageurs. La route était presque vide à cette heure là de la nuit et je roulais, relativement, vite. Soudain, cet homme me fait signe avec insistance de m'arrêter. Je freine et vire soudainement à gauche pour m'arrêter à coté du trottoir. N'eut été la protection divine, j'aurais reçu de plein fouet la voiture qui était derrière moi et qui tentait de me dépasser.


Il me dit : "alors frère, tu vas sur le chemin de Dieu?"
Je lui réponds : "Bien sûr, nul ne va nulle part ailleurs!"
Il me dit : " tu m'es destiné!"
Alors je ris et l'interroge : "Vous allez où, homme de bien?"
Il me dit : "à Tazograt ,ou zomrat".
Je le corrige : "tu veux dire Tamozrat ?"
Et il me répond avec un large sourire : "prononce comme tu veux. L'essentiel est que je sais que tu as, dans ta voiture, une seule place de libre. Je sais qu'elle est pour moi. Je sais que tu es un homme bien élevé, que tu vas m'accueillir chaleureusement et que tu vas m'emmener à ma destination dans les meilleures conditions."




A vrai dire, j'ai bien aimé son apparence toute de bonté ainsi que son discours. Il se peut que ce soit en raison de son âge qui était proche du mien et du sentiment que j'avais eu qu'il était, comme moi, un homme d'une certaine culture. C'est pourquoi je lui ai trouvé, à première vue, la mine du client exemplaire, de bonne moralité.

Je descend, lui prend son petit sac à dos que je mets dans le coffre et, avant de lui ouvrir la portière arrière, j'attire son attention sur le fait que je n'allais pas, en particulier, à Tamozrat, mais que je ferais un effort, une fois arrivé, pour lui trouver une voiture qui l'acheminerait jusque là. Et, s'il n'y en avait pas, alors il devrait attendre que je dorme une petite heure avant de l'y emmener moi-même. Et lui, sans arrêter de sourire, de se mettre à chantonner le fameux air "El Ward Gamil". Il avait effectivement une belle voix. Alors j'ai ri et il a ri avec moi. Mais il a dit à voix basse : "dommage, j'avais cru un instant que celui que je cherchais serait venu jusqu'à moi." Je lui demande ce qu'il veut dire. Et il s'est remis à rire en me disant : "Mais non ce n'est rien, je plaisante". Il monte en voiture. Et nous démarrons.

A peine avons-nous laissé derrière nous les lumières de la ville que l'homme commence à dévoiler une personnalité d'une originalité un peu excessive, pour ne pas dire un brin perturbée ; ce qui m'amène à le surveiller de près dans mon rétroviseur. Il y avait à côté de lui une vieille femme qui avait au moins soixante-dix ans. Elle dormait dans son coin et lui ne cessait de la regarder avec grand intérêt, comme s'il voulait la draguer. Et soudain il se met à l'appeler "ma bienaimée" et à lui dire "je veux t'embrasser".

"Tu n'as pas honte de toi, lui dit la vieille dame, tu ne vois pas que j'ai l'âge de ta grand-mère ?". Mais il se met à lui expliquer qu'elle était effectivement sa grand-mère, avec juste des tatouages en plus, sur le front et les joues, précisant que dans son dictionnaire à lui le mot "bienaimée" était synonyme de "Grand-mère". Il était même convaincu que le vrai nom de la vieille dame, serait Doraïa Jaïda et que tous les autres noms qu'elle aurait seraient des faux. Il la pressait de se rappeler de lui quand, enfant, il venait passer la nuit chez elle dans sa Sénya de Sawana.

Elle a beau lui expliquer qu'il ne s'agissait là que d'une ressemblance, qu'elle n'avait aucune connaissance de la Sénya de Sawana et qu'elle n'avait jamais enfanté pour pouvoir avoir des petits enfants. Mais il se met à l'interroger le plus sérieusement du monde : "Est-ce donc toi, bien-aimée, qui es revenue à la vie, ou est-ce moi qui ai déménagé auprès de toi ?". Puis il se met à rire comme s'il était en train d'interpréter pour nous un rôle comique. Et, d'un coup, il s'est endormi.

Avant cela, nous lui avions demandé de se calmer, de se taire et d'essayer de s'endormir. Mais il nous accusait de conspirer contre lui, pour faire échouer sa mission. Il disait avoir une boussole qui pointait vers le sud et qui représentait une découverte unique en son genre. Il répétait : "Vous voulez tous que j'échoue" et ajoutait : "j'ai peur d'échouer dans cette mission, ô "Bbaya" (père) ô Sabrya."

Dès qu'il s'est réveillé, il s'est remis à chantonner des bribes de "Ya Gamret ellil Edhoui Alaya" (oh lune de la nuit éclaire-moi!) en s'adressant à la vieille femme pour lui dire : "C'est toi ma grand-mère, c'est toi Doraïa!". Et il l'appelait à chanter avec lui, comme elle le faisait, selon lui, du temps de son enfance. Au point que l'un des voyageurs m'a demandé de le débarquer tout de suite alors qu'un autre l'a carrément menacé de le frapper, si jamais il se remettrait à déranger la vieille femme. Mais il est tout de suite revenu à la charge "il faut que je t'embrasse", lui dit-il. Alors j'ai appuié sur la pédale du frein pour arrêter la voiture.

Monsieur l'inspecteur général,
Bien sûr que vous pouvez ne rien croire de ce que je vais vous raconter. Mais c'est la stricte vérité, sans le moindre ajout. La voiture dévalait, en ce moment, une pente dangereuse. Les lueurs de l'aube étaient clairement visibles au-delà des montagnes de l'Est. Mais, dès que mon pied a touché la pédale de frein, l'horizon s'est assombri brusquement et la route devant moi ressemblait à un ravin sans fond. Et je n'avais plus le moindre contrôle sur la voiture. Même ma tentative d'arrêter le moteur a échoué. J'ai tourné la clé de contact, je l'ai retirée, même. Mais le moteur continuait à tourner et la voiture à rouler en roue libre.

Nous nous dirigions vers une mort certaine, à une vitesse illimitée quand, soudain, l'espoir de survie revient. C'est que Mohamed Lamjed Brikcha s'était mis à crier "SawaaaaaaNaaa". L'écho de son cri a retentit alors dans les montagnes environnantes. Et le frein, soudain, de se remettre à fonctionner. Mais je n'ai pu arrêter la voiture qu'au prix d'efforts surhumains. Toutefois, l'horizon est demeuré sombre.

Lorsque la voiture s'est, enfin, arrêtée, nous étions tous dans un état lamentable d'étourdissement. Mohamed Lamjed Brikcha ordonne alors à tout le monde de descendre. Il l'a fait d'une voix autoritaire, comme si nous étions dans sa propre voiture. Il a nous dit : "N'ayez pas peur, vous êtes maintenant dans mon rêve". Si, si je vous le jure : "Vous êtes maintenant dans mon rêve" c'est exactement ce qu'il a dit ! Et il a ajouté : "laissez-moi maintenant me reposer un peu dans la voiture et allez vous détendre dans ce café".

Je n'ai jamais connu, à cet endroit là, le moindre café ni même une quelconque épicerie. Mais nous sommes descendus. A quelques deux cents mètres de là, des lumières scintillaient dans la montagne. Nous nous sommes dirigés vers ces lumières. Et, à l'arrivée, il y avait bien… un café! Nous avions tous besoin d'eau, de toilettes et de café chaud.

Alors que nous étions de retour, la voix de Mohamed Lamjed Brikcha nous parvenait, de loin, chantant haut "Ya Gamret ellil edhoui alaya". Il chantait et une douleur jaillissait de sa voix comme des larmes jailliraient d'une source abondante. L'écho de la montagne autour de nous lui répondait :

"Ô Gamret Ellil, ils ont trahi mon chemin.
J'ai le cœur embrumé et la bouche asséchée".

Je n'ai jamais entendu une chanson qui inspirait à ses auditeurs autant de mélancolie et de recueillement. Lorsque nous sommes arrivés, Mohamed Lamjed Brikcha en était à scander le refrain. Il était complètement essoufflé. Sa poitrine était toute mouillée par ses larmes. Et il avait l'air à moitié endormi. Quant à la voiture, elle sentait bon l'odeur de l'encens.



Avant d'arriver à la voiture, nous cachions, les uns aux autres, notre peur de ce phénomène d'assombrissement brusque de l'horizon et du fait que l'obscurité se prolonge encore jusque là. Chacun de nous dissimulait son malaise derrière des commentaires sur la beauté de cette chanson soufie et sur l'effet qu'elle pouvait avoir sur nos sentiments. Nous nous demandions si ce jeune homme ne vivait pas une véritable tragédie qui transparaissait clairement dans le timbre de sa voix et qui devait sûrement être à l'origine de son comportement anarchique. Globalement, nous étions maintenant unanimes à l'admirer ; notre gène vis à vis de son comportement s'étant transformée en compassion envers lui et en peur pour lui.

Nous sommes montés en voiture sans qu'il n'ait émis la moindre objection. Nous avons constaté qu'il tenait des propos étranges. Nous ne croyions pas qu'il dormait. Aussi, certains de nous ont-ils voulu lui parler pour lui présenter des excuses en notre nom à tous. Mais il nous intima l'ordre de nous taire pour lui faciliter, disait-il, de bien comprendre son rêve.

J'ai mis le contact. Le moteur tournait normalement, et nous sommes repartis, tous silencieux. Lui continuait à parler de temps à autre. Il disait "c'est une idée merveilleuse qu'il y ait une boussole qui pointe vers le Sud au lieu du Nord" et aussi "S'il te plait maman ne me pince pas, je veux terminer mon rêve", ou encore "tu m'as beaucoup manqué Sawana, voici des années que je ne t'ai vue!"

Jusque là, l'horizon était demeuré sombre. La voiture continuait à rouler, les phares allumés. Arrivés à un endroit situé au beau milieu des montagnes, à une dizaine de kilomètres du mausolée de Sidi Touati, la vieille femme a demandé à descendre. Et Mohamed Lamjed Brikcha de se réveiller, tout décidé à descendre, lui aussi, avec elle, malgré notre insistance pour qu'il reste.

J'ai eu beau le rassurer et lui dire que j'allais le conduire moi-même à Tamozrat. Il m'a jeté un regard perçant et est descendu en silence en même temps que la vieille dame. Il a pris son sac à dos et s'est éloigné un peu de la voiture. Je n'ai pas osé lui demander de l'argent et lui ne s'est pas rappelé de m'en donner. Il n'a même pas ouvert la bouche pour nous dire au revoir.

Monsieur l'inspecteur général
Ce qui est étrange, dans tout cela, c'est que dès l'instant où je me suis éloigné de l'endroit où j'avais débarqué la vieille dame et Mohamed Lamjed Brikcha, le soleil s'est brusquement levé. Il était tout brillant et presque au zénith, comme si tout ce qui venait de nous arriver avant son nouveau lever, n'était qu'un rêve.



Mais ce qui est encore plus étrange, c'est qu'en retournant à Monastir, après cet incident, et dès que j'ai amorcé la descente entre le Ribat et le cimetière pour aller à la Marina, j'ai vu, soudain, l'horizon s'assombrir alors qu'il était à peine quatre heures de l'après midi. Et J'étais pris du même sentiment de panique que j'avais ressenti la nuit où nous dévalions la descente des montagnes de Matmata. Et c'est là la raison pour laquelle je me suis mis à garer ma voiture à côté du Ribat, pour descendre désormais à pieds, la pente menant à la Marina.

Voici, monsieur l'inspecteur général, tout ce que j'avais à vous dire en réponse à vos questions. Mohamed Lamjed Brikcha a embarqué avec moi à Beb Tounes. Il est descendu à une dizaine de kilomètres de Sidi Touati, dans un endroit désertique des montagnes de Matmata. Je l'ai vu, de mes propres yeux, qui tentait de prendre son élan pour une course. Puis, à son jour lumière est revenue et je fus aveuglé ne pouvant plus le voir. Je crois que c'est à cet instant là qu'il s'est perdu dans la montagne où des animaux sauvages auraient pu le dévorer…


Le Haikuteur…/…à suivre.......

Aucun commentaire: