jeudi 1 janvier 2009

La Boussole de Sidinna / 14 Des ailes pour un papillon en feu, bis

Mon année sur les ailes du récit (44/53) La Boussole de Sidinna (14/23) – 02 janvier 2009

Chemin second :

Des silex sur les dunes

Orientation cinquième 2 :

Des ailes pour un papillon en feu, bis


" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur

Un miroir ! Qui peut bien m'offrir un miroir ? J'ai besoin de voir mon visage. Suis-je moi-même ou suis-je quelqu'un d'autre ?


Je me laisse ici tout seul, gisant sur les cailloux et le sable. Je me relève de moi-même et cours chercher un miroir, comme si ce paysage désertique pouvait en être plein. La grande route est à un jet de pierre de moi. Le bus est à l'arrêt sur le bas-côté. Je cours vers le bus, juste pour demander un miroir. Il se peut que c'est pour tout à fait autre chose que j'ai fait signe au conducteur de s'arrêter ; mais, en courant maintenant vers le bus à l'arrêt, je n'ai d'autre désir que me regarder dans un miroir.
Je dis cela au conducteur, lorsqu'enfin j'arrive près de son bus. Il sourit. J'ajoute à voix basse, comme pour le soudoyer:
"J'ai de l'argent, vous savez. Je peux vous en donner autant que vous soulez. Laissez-moi seulement voir mon visage dans votre rétroviseur."
Le conducteur me regarde du haut de son poste de commande. Sans dire un mot, il arrange la position du rétroviseur se trouvant à sa gauche. Il l'incline vers le sol de façon à ce que je puisse m'y voir. Je lui dis :
"Merci, c'est assez comme ça. Ainsi je suis certain que je suis moi-même. Combien voulez-vous en contre partie de votre service ?"
Il sourit à nouveau, demeurant silencieux. Une vague de ricanements s'entend parmi les voyageurs. Le bus démarre. Le conducteur n'a reçu de moi aucun millime. Quelques curieux se mettent à me regarder à travers les vitres. Je les entends qui ricanent. En quoi leurs ricanements me dérangeraient-ils ? Maintenant, je suis rassuré et c'est le plus important. Je ne me sentais pas tout à fait moi-même, mais ce n'était qu'une illusion. Je suis encore bien moi-même. L'image est mienne, même si les sentiments sont différents. C'est toujours le miroir qui a raison, pas les sentiments.
Ainsi donc je suis encore moi-même, même si je me suis permis de m'arracher, de force, la liasse de billets que je tenais à la main ! Ainsi donc je suis encore moi-même, même si je me suis laissé là bas, couché à plat ventre sur les cailloux et le sable, n'ayant pas plus de cinquante dinars en poche ! En quoi m'intéresserais-je, maintenant ? S'il faut que l'un de moi meure, il vaut mieux que ce soit Mohamed Lamjed Brikcha. Je commence à me sentir plus actif que lui, plus fort encore. Ne suis-je pas le plus riche ?
Mais où est-il ? Il était là, étalé sur la petite dune de sable, mais il n'y est plus. Une bergère fait les cent pas autour de la dune. Elle est accompagnée par quelques chèvres et une chienne blanche de race arabe. Je lui demande si elle avait vu un homme couché sur cette dune, ou si elle savait si on l'avait kidnappé, s'il avait été élevé aux cieux ou s'il s'était enfui. Quelle bergère ! Elle a un visage rayonnant et un sourire vraiment beau, mais sa réponse est intrigante. Oui, Intrigante ! Mais pas au point de me faire perdre confiance ou d'altérer ma conviction que je ne suis pas quelqu'un d'autre. Elle me dit :
"Voici une heure que je fais les cent pas autour de cette dune. Je n'ai vu aucune autre personne couchée là-dessus. Si j'en avais vu un, je me le serais approprié avant qu'une autre ne me le prenne."
"Et le bus qui vient de partir", lui dis-je ?
"Aucun bus ne passe par ici", répond-elle.
Souriant d'une façon équivoque, elle me demande:
"Et toi, qui es-tu ? Et pourquoi es-tu couché ainsi sur cette dune ?"
Je lui dis, en tentant de m'asseoir :
"Je ne sais pas si c'est moi qui suis couché sur la dune ou si c'est le sable qui s'est glissée sous moi. Tout ce que je sais c'est que je suis issu d'une branche d'arbre, d'un rocher de la montagne ou d'un caillou de silex. A présent, je suis un homme sans nom et sans mémoire. A l'instant même, une personne du nom de Mohamed Lamjed Brikcha était là, devant moi, couchée à plat ventre sur le sable et serrant dans la main gauche trois cailloux de silex de très belles couleurs. Cette personne serait morte ou portée aux cieux par les anges. Mais maintenant, elle ne m'importe plus. Je l'ai oubliée. J'ai oublié comment je l'ai connue. Et, pour tout te dire franchement, sans hypocrisie ni détours, je suis maintenant issu des rochers de cette montagne lointaine. J'ai de l'argent et rien ne m'intéresse plus que cela. Je suis libéré de toute ma mémoire et je veux semer le plaisir autour de moi. A mon âge, je n'ai encore pas commencé à vivre dans ce monde. Je veux donc me gaver de vie, comme les autres."
Elle me fixe des yeux et me dit audacieusement :
"C'est très clair. Il n'y a qu'à regarder ce que je vois raidir sous ton pantalon, rien qu'à ma vue. Tu es un vrai étalon et c'est ce que je cherche. Alors lève-toi et suis-moi si tu veux de moi."
Elle s'en va aussitôt suivie de ses chèvres et traverse la route principale. Quant à la chienne blanche, elle reste immobile à me regarder avec des yeux tout rouges, me fixant d'un regard douteux. J'en ai peur, ou peut-être ai-je plutôt peur de sa maitresse, de cette femme belle mais étrange, qui tient des propos dont je n'arrive pas à saisir le sens caché.
Je la suis du regard alors qu'elle s'éloigne. Mais je reste hésitant n'ayant pas l'audace de me lever pour la rattraper. Soudain, je commence à douter que je rêve. La route n'est plus route. Elle est ligne d'horizon. Elle ouvre sur une voute plus limpide que tout miroir, plus bleue que tous les cieux.
Oui ! Je suis maintenant ici, à tenter de me relever. Sous mes pieds un sol mi-sable mi-cailloux et devant moi la chienne blanche qui continue à me regarder avec des yeux en feu, ouvrant sa bouche comme pour bien me montrer ses canines. De l'autre côté de l'horizon, la jolie bergère et ses chèvres voguent dans la voute céleste parmi les nuages.


Je crois que je commence à comprendre. Je ne rêve certainement pas. Je suis, sans doute, mort. La ligne d'horizon serait plutôt le pont au dessus des abîmes et cette jolie bergère vient me montrer comment traverser. Ce sont donc des instructions claires. Je crois devoir les suivre.

*****

Des heures aussi longues que l'éternité se sont écoulées. Je suis toujours là, debout, à hésiter ; alors que la jolie bergère continue de me faire signe pour que je la suive, et vite. Je manque de peu lui dire "chère madame si je te fatigue, alors porte-moi ZAQAFOUNA" (1), mais je m'en abstiens, de peur que le contexte de la vraie résurrection ne se prête pas à une citation d'El Ma'arry, ou que la jolie bergère soit offensée si jamais elle n'avait pas lu "L'Epitre du Pardon", alors qu'elle était dans le monde périssable.
Je prends mon courage à deux mains et j'avance d'un pas en direction de l'horizon. Soudain, la chienne aboie. Ses aboiements me parviennent comme un violent échange de tirs dans une guerre qui remue le ciel et ses alentours. Mon cœur faillit sortir de ma poitrine. Je tremble, donc j'ai peur. C'est la logique même. C'est "Apocalypse Now" et je suis lâche. Je dois vaincre ma peur si je veux réaliser mes désirs enfouis.
Je lève la voix et crie à la chienne:
"Va-t'en de mon chemin, fille de chien!"
Oh, super ! Je n'avais besoin que de ce cri pour m'imposer et soumettre totalement à mon autorité la race canine. La chienne baisse la tête. Elle s'approche de moi, mesquine, agitant sa queue. Des sons émanent d'elle qui ne sont pas aboiement. Ils sont aussi expressifs et aussi clairs que des paroles. Elle me dit :
"Que t'arrive-t-il Mejda ? Comment ne me reconnais-tu pas ? Et pourquoi m'insultes-tu ? Je ne voulais que te conseiller de ne pas suivre cette femme. La suivre c'est se jeter entre les mâchoires d'un crocodile."
Crocodile ! C'est vraiment étrange. Je ne sais où ni quand j'ai vu des mâchoires de crocodile bien ouvertes. Mais comment se fait-il que les chiens parlent ? Comment cette chienne veut-elle que je la reconnaisse alors que je ne l'ai jamais vue auparavant ? Je dis à la chienne :
"Moi je ne connais pas de chiens. Et puis j'ai envie de suivre cette femme et je ne comprends pas pourquoi je m'en abstiendrais. Je ne comprends pas non plus pourquoi tu mets le museau dans cette affaire qui ne concerne que moi."
La chienne me répond:
"L'étrange est que tu me vois comme une chienne, Mejda! Je suis Sawana, ton amie Sawana, Mejda. Et si je te dis que suivre cette femme est un danger, c'est que c'est un danger. Et si j'interviens dans tes affaires, c'est pour te protéger de ce genre de dangers. C'est mon rôle. Je suis là pour ça !"
Je lui dis:
"Je te prends pour une chienne, tout simplement parce que je dois croire mes yeux qui me disent que tu es une chienne, et donc pas du tout mon amie. Et puis tu te trompes, je ne suis pas Mejda ! Je n'ai jamais connu ce Mejda dont tu parles, ni entendu parler de Sawana. Je ne suis, quand même, pas un mineur pour avoir besoin qu'une chienne me montre ce qui est dangereux et ce qui ne l'est pas. Alors ôte-toi de là et laisse-moi choisir tout seul mon chemin comme je le veux. Que savent les chiens à propos de la mort et de la résurrection ? En ce moment, je suis au paradis ! Qu'en sais-tu du paradis, toi, petite chienne? Je suis au paradis et, la preuve, c'est cette liasse de billets que j'ai entre les mains. Cela veut dire que les portes du paradis s'ouvrent pour moi. Je ne laisserai donc personne les refermer. Alors disparais de ma vue."
Brusquement la chienne pousse un hurlement semblable au cri de douleur d'une femme qui vient de perdre son enfant. Elle se retourne et disparaît comme disparaît en fondu une image de film. Avec elle disparaissent les cailloux, le sable et la terre ferme. Je regarde sous mes pieds. Je me vois sur un nuage, tout content d'avoir réussi à braver une chienne. Je vois la jolie bergère me sourire de loin. Elle parait contente de moi et, maintenant, son sourire se veut délibérément séducteur. Je vois qu'elle m'ouvre dans son nuage une porte. Je cours. Je pousse la porte et entre. Waaawou ! Quel bonheur !


*****

Voici une heure ou plus que je suis dans ce salon céleste aménagé à la manière d'un bar d'hôtel touristique de grand luxe. Je suis assis tout seul sur un haut siège pivotant, accoudé à un comptoir tout en marbre rose. Je bois et attends la belle bergère qui m'a laissé ici, pour aller vaquer à une occupation urgente et revenir me chercher.
Je bois et attend. La belle bergère ne vient pas encore. Tous les clients, ici, sont des gens très respectables. Depuis que je suis entré, ils sont là à discuter d'une affaire très importante. Ils discutent et lèvent leurs verres, buvant à un paradis qu'ils auraient, parait-il, perdu à jamais. Et moi je suis là à superviser leurs cercles du haut de mon comptoir, buvant tout seul et écoutant leurs débats de loin, tout en regardant des images de destruction massive et d'incendies défiler sur un écran de télévision.
Je les vois versant leurs boissons dans des vers de luxe avant de les boire. Je remarque que je suis le seul dans ce salon à laisser propre mon chope de cristal doré pour boire directement de la bouteille. Peut-être est-ce parce que je suis émerveillé par la beauté et la propreté de ce verre, ou parce que le garçon n'ose tout simplement pas m'en faire la remarque. Alors je continue à boire directement de ma bouteille verte.
Je commence à trouver long ce silence dans lequel je suis plongé. J'entends toujours ce brouhaha des clients, mais je ne distingue plus de toutes leurs discussions que le mot "Irak". Je lève les yeux vers la télévision. Je réalise que Canal Al Jazeera du Qatar continue, lui aussi, à diffuser une émission spéciale sur l'Irak, animée par un speaker tunisien qui était anonyme dans son pays avant de devenir une star dans le pays des autres.
L'effet de la bière commence à me monter à la tête. Il était nécessaire que je parle d'Irak, moi aussi. Que me manque-t-il pour prendre la parole ? Ne suis-je pas, moi-même, anonyme à Beb-Tounes ? Je pourrais bien devenir star dans ce bar ! Mais il me faudra avoir suffisamment de courage pour participer à l'enrichissement de ce copieux vacarme.
Je descends du haut de mon siège pivotant. Je claque deux bouteilles entre elles jusqu'à ce que tous les clients me prêtent attention. C'est alors que j'avance au centre du salon et m'adresse à l'assistance, levant ma bouteille pour boire à leur santé :
"Mes frères… il faut un début à tout. Mais avant de commencer, je voudrais boire cette gorgée à votre santé et à celle de l'Irak."
Ô, quel fracassant succès ! Ils lèvent tous leurs verres et nous buvons ensemble à notre santé et, surtout, à celle de l'Irak. Ainsi je peux poursuivre mon discours tranquillement et en toute clarté:
"Mes frères… Vous ne me connaissez naturellement pas. Mais je jure par Dieu le tout puissant que, depuis que j'ai bu ma seconde ou ma troisième bouteille, je me sens devenu un de vous. Je vous aime et j'aime l'Irak autant que vous, sinon un peu plus.
"J'étais en train d'écouter très attentivement, vos discussions. Et maintenant, je sens l'envie de m'associer à votre fructueux dialogue sur cette question de l'Irak. N'ayez crainte, mes frères, je ne serai pas long. Il me vient à ce sujet, quelques vers de poésie que j'ai envie tout simplement d'improviser en votre présence. Et ce sera là toute ma modeste participation. Alors veuillez bien m'écouter et si le poème vous plait, alors applaudissez-moi et je serais devenu poète.
"Je voudrais dire, honorables messieurs, fascinantes dames :


"J'aime l'Irak, comme personne n'aime l'Irak!"

"Bien sûr, ceci est, comme vous le voyez, un authentique pastiche de notre poète Awled Ahmed, dont j'entends parler mais que je ne connais pas encore. Peut-être serait-il ici parmi vous, alors on ferait connaissance et je bénéficierais de ses encouragements. Mais tout ça n'est pas très urgent. Je disais donc:

"J'aime l'Irak, comme personne n'aime l'Irak!"
Mais "aujourd'hui c'est un jour de vin"

"Ceci aussi est un emprunt de quelques paroles d'Imry'Ul Qayss, comme vous l'avez certainement remarqué. Je disais donc, et je ne commenterai pas plus que cela :

"J'aime l'Irak, comme personne n'aime l'Irak!"
Mais "aujourd'hui c'est un jour de vin"
Et, en attendant que vienne demain
– et mon demain à moi ne viendra jamais-
Je verrais si j'y aurais un ordre à donner.
Sinon… Je ne peux décider de rien …
A part poursuivre ma beuverie !
Je bois avant l'arrivée du matin,
Je bois dans l'après midi
Et le samedi soir, je bois jusqu'à…
Ce que pointe Dimanche matin.
Et ce maudit matin
Mes bobos lui interdisent de se lever
Ainsi que toutes les tragédies de ma vie
Et c'est pourquoi jamais, de boire, je ne prendrai congé.
Pour que personne ne partage avec moi l'amour de ce vin.
Pardon, peut-être ai-je voulu dire plutôt :
" Pour que personne ne partage avec moi l'amour de cet Irak."
Mais comme il s'agit simplement de troquer une parole contre une autre,
Alors verse-moi à boire, garçon !
Donne à boire à tous les présents et mets ça sur mon compte."


A peine ai-je terminé l'improvisation de mon poème et me suis-je courbé pour saluer l'assistance que, de la dense fumée des cigarettes, s'élèvent des sons de claquement de verres et d'applaudissements nourris et fort signifiants.
Je reviens à ma place. Peu à peu, le vacarme se calme et tous reprennent leurs débats intimes sur l'Irak, indifférents de moi, oubliant complètement que j'existe. Tous sauf Canal Al Jazeera du Qatar qui continue à s'adresser à moi en personne, pour me parler, sans se lasser, d'Irak.
Le garçon du comptoir est un jeune d'une grande bonté. Il a vite eu le même sentiment que moi. Aussi a-t-il tout de suite exprimé, sans détour, ce que je me suis forcé de dissimuler. A chaque fois qu'il en a l'occasion, il s'approche de moi et me souffle à l'oreille :
"…Vous êtes un homme bon et généreux, monsieur. Mais eux, ce sont des gens qui ne comprennent rien à rien. Ils ne respectent surtout pas les gens douées… Je vous dis franchement qu'ils n'ont peut-être pas accordé la moindre attention à votre poème. Ils n'ont pas applaudi votre poésie, mais plutôt l'ordre que vous m'avez donné de leur servir un verre sur votre compte...
"…De toute façon, mon frère, ne vous tracassez pas pour cela. Moi, j'ai bien fait attention à votre poème et il m'a vraiment plu… Ne vous méprenez pas sur mon compte, frère, et ne me jugez pas à travers ce travail de serveur que je fais...
"…Je suis, en vérité, un connaisseur en matière de poésie. J'ai une maitrise d'art dramatique et des essais d'écriture théâtrale et même poétique… Mais ça c'est une autre histoire dont je vous parlerai une autre fois. Bref ! Lorsque je reconnais, moi, que vous êtes poète, alors croyez-moi, vous l'êtes vraiment. Vous en êtes même un des plus racés…
"… je ne vous laisserai pas dépenser votre argent pour des gens qui ne se soucient pas de vous… Ils sont tous saouls et ils oublieront que vous leur aviez commandé des boissons...
"…Vous aussi, vous avez assez bu, mon frère... Et, si vous me permettez un conseil fraternel, vous ferez mieux d'arrêter définitivement de boire. D'abord c'est un pêché. Ensuite, votre devoir de grand poète envers votre poésie ne vous y autorise pas…
"… Ah, qu'est ce que je vous envie ! Si j'avais votre don, votre courage et la sincérité de votre adhésion à la cause, je me serais, tout de suite, repenti et me serais tourné vers Dieu.. C'est que vous, vous avez de quoi ambitionner de jouer un rôle déterminant dans la défense de l'Irak...


"… Il n'est pas encore trop tard… Réfléchis y bien et ne dis rien à personne… Nous nous rencontrerons très bientôt et je vous présenterai, si vous le voulez bien, à une personne qui vous ouvrira les portes de la postérité."
Je ne sais pas si j'ai bien saisi ses propos. Mais, il me parait avoir des sentiments sincères envers moi et je ne sais ce qu'il faut répondre. Heureusement qu'à cet instant précis, la jolie bergère arrive. Elle s'était préparée à notre rendez-vous de la meilleure façon qui soit. Elle était debout à la porte entrouverte. Lorsque ses yeux rencontrent les miens, elle me fait signe de la suivre et s'en va.
Je fais mine de suivre le conseil du garçon. J'arrête de boire. Je paye ce que j'ai consommé moi-même, mais rien de ce que j'ai promis à l'assistance. Je lui propose un bon pourboire pour le récompenser de sa gentillesse et de son service. Mais il refuse net, demandant pardon à Dieu. Il insiste, par contre, pour que je me souvienne bien de lui et me promet de prier pour moi, afin que Dieu me pardonne et me guide vers le droit chemin.
"Je sais, me dit-il, que vous ne ressemblez en rien à tous ces gens. Vous êtes un grand et ils sont des minables. Vous êtes unique. Mais je sens que quelque chose en vous vous fait très mal. Et ce mal là ne cessera qu'en évoquant Dieu. Alors, frère, je prierai Dieu ce soir pour qu'il vous montre le droit chemin."

*****

"Lors de l'examen…", l'ivresse s'en va et viennent les larmes. Lors de l'examen, moi, Mohamed Lamjed Brikcha, je me tiens là, debout, les larmes aux yeux, incapable de prononcer un mot.
L'examen ? Une jolie bergère qui se déshabille devant moi, me déshabille et attend de moi que je lui prouve… ma virilité. Et moi, Mohamed Lamjed Brikcha, je me tiens là, debout devant mon examen, devant cette jolie bergère qui exprime toute sa déception de moi. Elle reconnait être une prostituée professionnelle, mais m'avoue franchement ne m'avoir pas seulement dragué pour l'argent que je déclarais posséder. C'est qu'elle avait attendu impatiemment l'instant de me retrouver au lit après s'être préparée comme elle ne l'avait jamais fait pour retrouver un autre client avant moi.
Mais quelle ne fut sa surprise lorsqu'après m'avoir finalement ôté tous mes vêtements, elle a découvert que ce qu'elle avait pris pour une virilité en constante érection, n'était que la boussole de Sidinna qui pendait de ma ceinture entre mes jambes. Quant à mon organe, il était resté, en dépit de tous ses efforts, désespérément mou. Et me voici, pleurant comme un impuissant, ne sachant ni comment m'excuser, ni où trouver un prétexte qui expliquerait mon incapacité.
Je lui dis entre deux sanglots :
"En vérité je ne suis pas sexuellement impuissant. Mais j'ai juré, pour la vie, fidélité à Aïchoucha. Et c'est certainement ce qui m'a rendu physiquement incapable de la tromper, même si j'ai prémédité l'adultère, même si j'ai tenté de le consommer."
Lors de l'examen, moi, Mohamed Lamjed Brikcha, je me tiens là, debout, minable, la tête baissée. J'ai, en plus, succombé au bavardage. Ah, que j'aurais du ne jamais ouvrir la bouche ! Je croyais être en présence d'une jolie bergère sensible, foncièrement humaine. Elle s'était permise de se laisser aller à son désir et d'attendre de moi que je le satisfasse. Alors j'ai cru qu'elle allait me regarder avec des yeux humains et compréhensifs, qu'elle allait même me plaindre. Mais c'est la putain professionnelle qui s'est réveillée en elle, l'incitant à pousser ces éclats de rire vulgaires, à me lancer ce regard insolent et à me dire à haute voix, sans se soucier que ses propos parviennent aux occupants de la chambre à côté :
"Ecoutez cette explication débile ! Seul est plus débile ton comportement au bar, lorsque tu lisais ton soit disant poème sur l'Irak à des clients que tu ne connaissais pas et qui n'ont rien à cirer de ta poésie. Pourquoi te permets-tu de boire alors que tu n'es pas digne du vin ? Pourquoi as-tu recours aux services des femmes alors que tu n'as pas de quoi les satisfaire ? Puisque tu es incapable de jouir des plaisirs de la nuit, donne-moi vite mes honoraires pour que je déguerpisse, vite fait. Et toi, va cacher ta honte sous cet oreiller jusqu'au matin."
Lors de l'examen, moi, Mohamed Lamjed Brikcha, je me tiens là, debout, minable, la tête baissée, ma mémoire revenue à moi, totalement et d'un seul jet. C'est en raison du choc, je crois. Je revois en toute clarté tout ce qui m'est arrivé jusque là.
Et donc ?
Et donc, moi, Mohamed Lamjed Brikcha, je suis toujours vivant, mais d'une vie à laquelle la mort est préférable, car au moins plus honorable. Lors de l'examen, moi, Mohamed Lamjed Brikcha, je me tiens là, debout, minable, la tête baissée. Et cela veut dire que je ne me suis pas scindé en deux comme je l'avais cru. Cela veut dire que je suis tombé très bas sans pouvoir me libérer de ce que j'avais emmagasiné dans ma mémoire. Cela veut dire que je n'ai pu ni semer le plaisir autour de moi, ni me gaver de vie, comme les autres.
Lors de l'examen, moi, Mohamed Lamjed Brikcha, je me tiens là, debout, minable, la tête baissée. J'ai échoué à m'approcher du bord du terrain dont Yassine Bellaghnej a réussi à dompter tous les reliefs. J'ai échoué à préserver l'innocence de Mohamed Lamjed Brikcha, échoué à protéger sa pureté des immondices de Tarhouni.
Mais où es-tu Sidinna ? Et qui peut bien me réveiller de cet horrible cauchemar ? Où es-tu Sidinna ? Je suis indigne de ta confiance, indigne de la mission que tu m'as confiée. Mon voyage a trop duré, Sidinna. Je suis égaré. Je ne trouve pas ma route. J'ai été incapable de résister et c'est comme çà que J'ai trahi ta boussole, que je t'ai trahi. Je suis tombé si bas, Sidinna, et je n'ai récolté que le regret étouffant.

Et comme une catastrophe n'arrive jamais seule, mais se fait toujours suivre par des catastrophes en série, trois civils investissent notre chambre d'hôtel et nous prennent en flagrant délit… Lors de l'examen, moi, Mohamed Lamjed Brikcha, je me tiens là, debout, nu, minable, la tête baissée. Les assaillants me couvrent d'un drap blanc. Ils me font traverser les couloirs de l'hôtel les yeux bandés. Je ne vois pas où mettre les pieds. Est-ce Sawana qui prend sa revanche ?

Le Haïkuteur …/… à suivre
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(1) (Abul Ala Al Ma'arry – L'épitre du pardon). "Sitty In A'ayeki Amri F'ahmilini Zaqafouna" est la fameuse tirade d'Ibn Al Qarih qui pour traverser le pont sur les abîmes vers le Paradis demande que sa belle guide le porte sur son dos.

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