jeudi 29 janvier 2009

La Boussole de Sidinna / 18 La cache de la lune

Mon année sur les ailes du récit (48/53) La Boussole de Sidinna (18/23) – 30 janvier 2009


Chemin second :

Des silex sur les dunes

Orientation septième :

La cache de la lune

" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur



Où peut bien se cacher la lune des nuits sombres ? C'est là le vrai problème ! Si je connaissais la cache, peut être comprendrais-je le secret de toute cette obscurité qui aveugle ma conscience, m'enveloppe la mémoire et m'empêche d'arriver au bout de mon chemin. Même dans mes rêves, la scène subitement s'assombrit, la lune disparaît soudain dans sa cache inconnue et je baigne dans les ténèbres, ne sachant pas si je vais me réveiller ou si, avec l'avènement d'une nouvelle lune, je vais être cueilli à chaud par un autre cauchemar.


… Habitué à l'obscurité. A nouveau seul, allongé sur une civière, un bandeau noir sur les yeux. La salle d'écoute baigne dans le noir et l'infirmier de la prison, un dur sans cœur, applique à la lettre les directives de ses supérieurs, ne voulant même pas écouter mon point de vue. Je lui crie que je reconnais la paternité de Mayara sans que cela nécessite une analyse génétique. Mais il m'enfonce, quand même, dans la veine une aiguille de la taille d'une lance, pour remplir de mon sang toute un flacon, et puis s'en va en riant de moi. Et moi, je n'ai aucune envie de rire.

*****
… Une grotte punique taillée dans la pierre à même l'eau. Oh ! Enfin l'île de Ghédamssi ! Mais comment y suis-je arrivé, du Cap Bon, en un simple sprint ? C'est certainement ce que Khaddouja Jaïed appelle la chaleur de l'expulsion de l'âme. Depuis combien de temps mes rêves ne m'ont-ils pas offert un événement aussi heureux ? Enfin rentré au Bled, enfin débarrassé du propriétaire de l'âne et de sa bande ! Mais il me semble sentir comme une honte de moi-même qui me fait redouter le retour à la maison. Alors je me convaincs de rester sur l'île. Peut-être manquerais-je un peu à Aïchoucha qui viendrait à ma rencontre, ou un passant s'apercevrait-il de ma présence. L'information parviendrait jusqu'à Beb-Tounes et tout le monde viendrait, alors, me ramener au bercail, comme on ramenait jadis les femmes boudeuses au foyer conjugal… Tiens ! Une image qui provoque une nouvelle crise de fou-rire involontaire et interminable...
… Une grotte punique taillée dans la pierre à même l'eau. Mais tout y est sur le point de s'écrouler. Des fissures qui s'élargissent petit à petit, au point qu'il me semble entendre les craquements des pierres qui se déchirent en se séparant les unes des autres. Le rêve va-t-il se transformer en cauchemar et la crise de rires en crise de larmes ? Mais où est donc la Marina ? L'a-t-on déplacée ? Tiens ! Une autre image qui provoque une autre crise de fou-rire. Mais pourquoi ne pas poser la question au gardien enveloppé dans sa couverture, pour se protéger du froid ?
- Il n'y a aucune Marina à El-Haouariya ! Mais d'abord comment êtes-vous arrivé ici ? Il est strictement interdit d'accéder à ce site, surtout de nuit. Ne savez-vous pas lire ?
… Mohamed Lamjed Brikcha ne sait pas lire ! Une autre blague, une autre crise de fou-rire. Le gardien enveloppé dans sa couverture pour se protéger du froid, se fâche de mes ricanements et m'ordonne de quitter tout de suite les lieux pour m'éviter les tracasseries, ainsi qu'à lui-même. Mais où pourrais-je aller ? Si j'étais encore à El-Haouariya, la bande du propriétaire de l'âne serait, sans nul doute, encore là, sur la colline, à me guetter. Je trompe la vigilance du gardien et me faufile dans une autre grotte menaçant ruine. J'en fais mon abri et qu'elle s'écroule complètement sur ma tête si son vœu est de s'écrouler !
… Une grotte punique taillée dans la pierre à même l'eau. Et la nuit ne tarde pas à s'assombrir. La lune disparaît du ciel. Ses reflets argent sur la surface de l'eau s'éteignent. Et je plonge dans un noir total, une obscurité dans laquelle je ne me suis jamais trouvé de ma vie. N'eut été le bruit de l'eau chuchotant son écoulement aux pierres saillantes, au flux et au reflux, la vie m'aurait parue brusquement interrompue. Le silence est ici plus sombre que l'obscurité elle même. Mais où se cache donc la lune des nuits sombres ?

*****
… Habitué à l'obscurité. La salle d'écoute baigne dans le noir. Enfin, mon avocate arrive à la prison. Elle m'ôte le bandeau noir qui me couvre les yeux et ouvre la fenêtre pour laisser entrer la lumière du jour :
- Nous allons immédiatement réclamer un examen psychologique en vue d'obtenir un délai, avant votre soumission aux interrogatoires officiels! Je ne veux pas que votre transfert chez le psychiatre se fasse sur la demande de l'instruction. Car la mission du médecin serait alors de déterminer si vous êtes effectivement malade ou si vous simulez. Mais lorsque c'est nous qui réclamons l'examen, sa mission sera de vérifier s'il n'est pas injuste, à la base, de vous soumettre à l'interrogatoire en vous infligeant des questions de nature à aggraver votre état psychologique. Il y a une nuance dans l'exposé juridique, Si Lamjed, mais une nuance de taille.
- Comprenez-moi maître, je ne veux pas voir de médecin. Je veux simplement savoir où se cache la lune des nuits sombres. C'est là le vrai problème. Si je connaissais l'endroit où elle se cachait, peut être comprendrai-je le secret de toute cette obscurité qui aveugle ma conscience, enveloppe ma mémoire et m'empêche de leur donner des réponses claires à toutes leurs questions.
- Ah bon ! Possible ! Mais il y a, en attendant votre examen médical, une autre question importante sur laquelle je dois attirer votre attention. Elle concerne Mayara, la fille d'Aïchoucha Laâjel. Ne dites plus à personne que vous reconnaissez, ni que vous niez sa paternité. C'est une question qui n'intéresse que nous. Toute déclaration que vous faites ici est enregistrée dans votre dossier. Néji Laâjel vient de retirer sa plainte contre vous. Voici une information importante sur laquelle nous allons nous baser. Je vais en profiter pour retirer de votre dossier les analyses effectuées. Nous aurons tout notre temps, une fois l'affaire principale résolue, de traiter le problème de Mayara à votre convenance.

*****
… Habitué à l'obscurité. Le monde s'assombrit devant mes yeux, même en plein jour. Tous les yeux du monde voient parfaitement, sauf les miens qui deviennent aveugles dès que j'en ai besoin pour apercevoir ce que je cherche. Tazoghrane, par exemple, oui ! Je vois tout ce qui m'entoure, sauf Tazoghrane. Je tourne en rond sans jamais pouvoir y arriver. La mémoire revient puis s'en va. La conscience s'en va puis revient. Et moi, j'en suis toujours à chercher Tazoghrane ou à me reposer d'avoir, en vain, cherché Tazoghrane. Je ne sais pourquoi, mais quelque chose me pousse à monter à dos de cet âne et à chercher, inlassablement, Tazoghrane, en particulier. Et comme je tiens absolument à y arriver, Tazoghrane, elle, de jour comme de nuit, se tient exprès du côté sombre de mon champ de vision.
Je demande à toutes les personnes que je rencontre sur mon chemin de m'indiquer la route. Mais dès que je pose la question, on rit de moi et on m'assure que la route est claire et que rien n'est plus facile que d'arriver à Tazoghrane :
- Ah, Tazoghrane, Tazoghrane… Iciii ? Oh j'chais pas trop Ya'lkou, Moi j'chuis touriste ici. Mais moi, j'ai un ami qui est Tamazigh. Alors je crois savoir que Tazoghrane c'est, comme tu dirais, la rouge ou le rouge, la couleur rouge de toute façon. Mais un village, alors là, J'chais pas trop. Ici, en Tunisie ? C'est difficile de trouver ça, ya'lkhou. Car il n'y a plus de berbères ici. Par contre, chez nous, en Algérie c'est fort possible que…

*****


Si je ne connaissais pas bien les enfants et la femme de Boujomâa, je dirais que c'est bien lui qui s'est débarrassé de sa Kachabiya, qui s'est rasé le crâne, qui s'est enfui de la ferme de Slouguiya avec les siens, abandonnant le troupeau d'El-Hajja Héniya à son sort et qui a pris une voiture immatriculée en Algérie pour faire du tourisme à Korbous comme les riches de son pays d'origine. Voici une autre image très rigolote ! Mais je retiens mon fou-rire, par politesse, jusqu'à ce que la voiture s'éloigne ; puis je le laisse exploser. Et les échos de mes éclats de rire de retentir entre les collines environnantes, faisant trembler les membres de l'âne qui trébuche. Soudain, la lune disparaît et je me vois perdre le contrôle de la bête et tomber, aveugle, ne voyant plus rien autour de moi.
*****
… Une grotte punique taillée dans la pierre à même l'eau. Au large, des rochers saillants et des vagues se heurtant et gagnant en hauteur et pas de lune pour éclairer la voie. Des rumeurs sur un zodiaque qui aurait heurté un rocher, sur un trou par lequel l'eau se serait infiltrée et sur une trentaine, tous de moins de la trentaine. Ils auraient tenté de "brûler" au pays des italiens. Certains d'entre eux se seraient noyés et les agents de secours seraient encore en train de chercher les autres.
… Au large, des rochers saillants et des vagues se heurtant et gagnant en hauteur et pas de lune pour éclairer la voie. A la recherche de survivants, les agents de la protection civile braquent les projecteurs de leurs vedettes et de leurs hélicoptères. Ils s'affairent à repêcher les cadavres. Sur la terre ferme, les ambulances s'en vont et s'en viennent. Portières arrières ouvertes, elles accueillent les cadavres inanimés des brûleurs, ou leurs corps flasques conservant encore quelques restes de vie.
… Les agents de la protection civile tentent de retrouver des survivants. La plage est sur-animée, surexcitée. A même le sable, des cris de douleurs et des cercles de lamentation. Et, sur la corniche, des maisons qui s'ouvrent en signe de solidarité avec les mères endeuillées. Ici et là, des centaines de parents veillent, dans l'attente de la miséricorde divine, à l'affût de quelques bribes d'information sur leurs progénitures.
… La plage est sur-animée, surexcitée. Et moi, alors ? Quel rapport aurais-je avec tout cela, pour me trouver ici, allant et venant avec ceux qui attendent ou assis à la ronde avec ceux et celles qui se lamentent ? Soudain, j’ai comme l’impression qu’une femme de l'âge de Khadouja Jaïed m'attaque. Elle me tient par le col de la chemise comme si elle attrapait un criminel et crie :
- Enfin je t'attrape, fils de chien ! N'es tu pas le fils de Khadouja ? N'es-tu pas celui qui était venu à Kasserine, dans la voiture du professeur gafsien et qui avait rencontré mon fils Karim, au café de la gare?
- Oui je suis bien le fils de Khadouja Jaïed. Mais qui vous dit, madame, que Karim a "brûlé" ? Ce n'est qu'un mensonge, madame ! Tous les tunisiens "brûleraient"-ils jusqu'au dernier, que Karim Awled Belâaïfi s'en empêcherait, de lui même. Je me souviens de plusieurs poèmes d'amour qu'il avait dédiés à la Tunisie et qui m'avaient fait pleurer, tellement était émouvante sa façon de chanter l'impossibilité de vivre loin de cette terre. Non madame ne croyez jamais qu'il ait "brûlé" ni qu'il se soit noyé.
- Tu ne vas pas réussir à me rouler avec tes propos simulant la compassion, fils de cochonne. Tu es de ceux qui tuent la victime et marchent dans son cortège funèbre ! N'es-tu pas le propriétaire du zodiaque ?
- Non!
- Mon cœur a failli s'arrêter de battre, le jour où Karim m'a appris qu'il partait et que tu lui avais téléphoné pour l'inviter à travailler avec toi dans la cueillette des oranges à Menzel Bou Zelfa…
- Mais j'ai bien dit à Bochra Toukabri que cette accusation était sans fondement. Je n'ai jamais appelé Karim Awled Belâaïfi. Jamais ! Je n'ai d'ailleurs pas de téléphone et je ne connaissais même pas son numéro. Et puis je suis de Beb-Tounes, moi ! Pas de Menzel Bou Zelfa, pour y posséder des oranges à cueillir.
- Pourquoi me fais-tu cela, fils de Brikcha ? Et toi mon Dieu, pourquoi me prends-tu mon fils unique ? Je l’avais contraint à jurer sur le Coran qu'il ne "brûlerait" pas au pays des italiens comme le font les aventuriers. Il avait juré mais voilà qu'il n’a pas tenu promesse. Il vivait avec le seul espoir de partir à l'étranger. J'ai tenu à confisquer son passeport et à ne le laisser monter dans le bus qu'après avoir juré. Mais c'est toi qui l'as dupé, fils de Khadouja, et c'est à toi de me le rendre, vivant. Autrement je te crèverai les yeux avec mes ongles.
… Au large, des rochers saillants et des vagues qui continuent à se heurter, gagnant en hauteur et pas de lune pour éclairer la voie. Et, sur la plage, les agents de la protection civile sortent un corps inanimé qu'ils allongent sur une civière et emportent vers leur voiture. Et moi, avec les curieux, je me penche sur le noyé :
- Ah… Ah… Karim… Ah Awled Belâaïfi… Ô poète de demain, qu'as-tu fais de toi-même ? Pourquoi succomber au mirage du Nord ? pourquoi descendre des hauteurs du Châambi, pour périr ainsi sur cette plage ? Qu'avez-vous tous à "brûler" ? Aaaaah … Si nous savions où s'en va la lune des nuits sombres, peut-être, comprendrions-nous le secret de toute cette obscurité qui aveugle les consciences et enveloppe les mémoires, qui nous prive d'arriver là où nous voulons, qui nous empêche même de penser à nous ancrer sur la terre ferme pour n'être pas engloutis par la mer. C'est là, le vrai problème …
… Au large, des rochers saillants et des vagues se heurtant et gagnant en hauteur et pas de lune pour éclairer la voie. Et, sur la plage, une maman endeuillée jure de venger son fils étendu sur la civière. La voici qui s'attaque au fils de Khadouja Jaïed, croupissant maintenant dans sa cellule, tout en sachant pertinemment qu'il est innocent. La voici qui enfonce ses ongles dans mes yeux, qui me les arrache, me plongeant à nouveau dans l'obscurité.
*****
… Habitué à l'obscurité. La salle d'écoute baigne dans le noir. A nouveau seul, allongé sur une civière, un bandeau noir sur les yeux. Je crie :
- Innocent, je le jure au nom de Dieu ! Je n'ai ni tenté de "brûler" ni organisé de voyages clandestins. C'est vrai que je suis issu d'une famille de pêcheurs, mais le zodiaque n'est pas à moi et je n'y ai jamais travaillé pour le compte de qui que ce soit. C'est vrai aussi que j'ai rencontré Karim Awled Belâaïfi à Kasserine dans des circonstances dont je n'ai encore aucun souvenir. Mais jamais je ne l'ai invité à Menzel Bou Zelfa ni ne l'y ai rencontré ni n'ai été au courant de son intention de brûler.
… Habitué à l'obscurité. La salle d'écoute baigne dans le noir. Le bruit des pas de Bochra Toukabri qui vient me rendre visite en prison. Pince-moi petite maman, pince-moi vite. Je m'en souviens maintenant. Réveille-moi que je leur dise toute la vérité. Mais où es-tu Di Jay ?
- Te souviens-tu de moi maintenant, Si Lamjed ?
- Bochra… Que Dieu ne t'accorde pas de baraka ! Que fais-tu ici, en prison en cette nuit sombre, alors que la lune se cache dans un endroit inconnu ? Et pourquoi t'introduis-tu dans mon rêve accompagnant mon nom de ce "Si" ridicule et tentant de me faire rire alors que je n'en ai aucune envie ? Hé dis, Bochra, pourquoi t'es-tu séparée de mon copain Farès Khemiri?
- N'as-tu pas honte de toi, Si Lamjed ? Je tente de te sauver et toi tu t'accroches à ta perte. Pourquoi dis-tu que tu ne te souviens pas ?
- et toi, pourquoi cries-tu ainsi ? Si j'ai dit que je ne me souvenais pas c'est que je ne me souvenais effectivement pas. La dernière image que je gardais de toi remontait à l'époque de ta liaison avec Farès Khmiri. Je te vois encore couper ton gâteau d'anniversaire et jurer, au nom des vingt-quatre bougies allumées, que tu lui resterais fidèle toute la vie. Et puis, brusquement, une information me parvient qui est aussi diffamante qu'une injure envers les dieux de l'amour : Vous êtes séparés ! Et, pour s'en remettre, Farès coupe tout contact avec nous tous, quitte le pays et s'en va enterrer son chagrin dans les bras d'une vieille belge. Brusquement je n'ai plus de nouvelles ni de lui ni de toi. Le monde s'assombrit à mes yeux, Bochra. Vous deux, séparés ! C'est la faute à la lune, Toukebri. C'est la faute à la lune. Je ne sais pas où elle va lorsqu'elle se cache. Alors je tombe inévitablement dans la zône des ténèbres et ne me rappelles plus rien.
- Et maintenant ?
- Maintenant je me souviens. Je me rappelle le café Bou Makhlouf au Kef. Je t'y ai vue assise sur la Doukkana avec ton appareil photo au cou et autour de toi des jeunes dont je ne connaissais personne. Je n'ai pas compris ce jour là pourquoi tu m'avais repoussé comme si tu n'avais jamais été mon amie, ou comme si ta rupture avec Farès Khmiri devait gommer toute la sympathie que nous avions l'un pour l'autre.
- Et Nawfel El Wachem ? Sais-tu pourquoi il s'était brusquement évaporé, au moment où tu étais venu me parler ? Sais-tu où il était allé ?
- Ah oui, c'est vrai ! Nawfek El Wachem, je me souviens de ce nom ! Je me rappelle maintenant ! ça aussi, Bochra, je n'y avais rien compris. Ce n'était pourtant pas dans sa nature de me mettre dans un tel embarras. Je n'ai pas cru un instant, ce jour là, qu'il avait l'intention de se débarrasser de moi. Je le connaissais comme un homme de bien. Il m'avait hébergé des mois durant et m'avait nourri par amour pour Dieu.
- Dis plutôt que c'est un criminel, Si Lamjed ! Et saches que le fait de le couvrir va te coûter très cher. Ne savais-tu pas que c'était le chef d'un réseau de contrebande opérant à travers les frontières avec l'Algérie ? Comment en étais-tu arrivé à fréquenter ces énergumènes ? Que faisais-tu avec eux ? Les indicateurs t'ont vu dans la voiture de Nawfel El Wachem, traversant les frontières dans les deux sens. Te souviens-tu de cela, au moins ?
- De la brume… Rien que de la brume, Bochra. Et la faute est à la lune qui s'absente sans que je ne sache où elle va.
- Ecoute-moi bien, Si Lamjed, tu ne vas pas recourir à ces expressions ambigües pour esquiver la question et ne rien dire de la vérité. Maintenant que tu t'es souvenu de notre rencontre au Kef, tu n'as plus qu'à te rappeler aussi tout ce que tu sais sur Nawfel El Wachem. Tu dois nous donner toutes les indications sur lui.
- Et qu'est-ce que tu as à voir, toi, avec Nawfel El Wachem ? Es-tu venue me rendre visite ou bien comploterais-tu contre moi en connivence avec la police ?
- Tu comprendras tout en temps opportun. Ici, il n'y a que moi qui suis convaincue de ta sincérité. J'étais certaine, depuis que tu as été arrêté, que tes nerfs étaient touchés. C'est moi qui suis intervenue pour charger de ton cas la chef de service en personne. Elle a tout fait pour t'aider à retrouver la mémoire, mais tu ne lui as pas facilité la tâche. C'est moi qui ai parlé de toi, par hasard, à Nadia Belâissaouiya. J'étais au courant de ses problèmes et elle m'a tout raconté. J'ai réussi à la convaincre d'apporter son témoignage concernant votre rencontre à Menzel Bou Zelfa, pour te sauver de l'accusation de complicité dans l'assassinat d'El-Hajja Héniya. Et c'est moi enfin qui t'ai pris en photo au Kef avec les ouvriers des chantiers.
- Veux-tu me dire par là que tu es… ?
- Pas la peine de remuer le couteau dans la plaie ouverte, Si Lamjed. Oui, je suis bien officier de police ! J'y travaillais déjà depuis que j'étais étudiante. Et c'est en le découvrant que Farès m'a plaquée ! Le jour où tu m'as vue au salon de thé Bou Makhlouf, j'étais avec quelques jeunes collègues attendant l'arrivée de renforts pour nous aider à mettre la main sur Nawfel El Wachem. Mais voici que tu t'amènes pour tout bousiller. Tu avais attiré son attention sur nous et créé, volontairement ou non, la diversion qui lui a permis de nous échapper. C'est toi, Si Lamjed, qui a saboté notre plan pour l'arrêter. Tu as été à l'origine de l'échec de ma mission et tu dois, maintenant, rafistoler ta mémoire pour tout nous dire sur lui et nous permettre à nouveau de mettre la main dessus. Sinon, tu vas être considéré comme son complice. Et je n'y pourrai plus rien !



*****
… Habitué à l'obscurité. La salle d'écoute baigne dans le noir. Et Bochra Toukabri n'était, depuis toujours, qu'un agent de police. Qui aurait pu prévoir tout ça ? Et comment ne serais-je pas atteint de cécité pour le restant de ma vie ? Pourquoi mon Dieu fais-tu disparaître la lune sans me guider à l'endroit où tu l'as cachée ? Pourquoi, mon Dieu, m'arraches-tu du paradis de l'oubli pour me jeter dans le feu de mes désillusions ? Pourquoi me rappelles-tu tous ces souvenirs sans me doter de la clairvoyance à même de me réconforter?
… La salle d'écoute baigne dans le noir. Seul, allongé sur une civière, comme toujours, lacéré par la fièvre et les questions. Yassine Bellaghnej, le bédouin modèle, toujours à cheval sur la morale, travaille dans la prostitution et meurt dans un règlement de comptes. Abdel-Hafidh Bettaleb Rabâaoui, le vicieux fils du vicieux, Haffa le gigolo, devient leader islamiste, tente de me recruter et de me faire passer les frontières, puis donne des ordres pour m'asséner un coup sur le crâne et me laisser mourir dans le Sahara. Karim Awled Belâaïfi, le poète amoureux du pays, se trouve obligé de "brûler" et se noie en pleine mer pour que je sois accusé de l'avoir incité à la "Harga" qui a causé sa mort. Et, enfin, Bochra toukabri… Bochra, la petite fille de Lénine… Bochra, la descendante du Ché Guevara… Bochra, qui nous assurait avoir la nausée rien qu'à entendre le mot police, était, elle-même, officier de police…
… La salle d'écoute baigne dans le noir. Et toute cette pression sur mes nerfs dépasse de loin ma capacité d'encaissement. La faute en revient à la lune, Farès ! La faute en revient à la lune, ô Khémiri le débile! La faute en revient à la lune, madame le chef de service ! La lune se cache brusquement, me laissant incapable de deviner où elle va.
Mais raison en serait bien que vous m'aviez pris la boussole de Sidinna… Rendez-moi la boussole de Sidinna, madame ! Rendez-moi vite ma boussole!
- Qu'est ce que c'est que cette affaire de boussole, Si Lamjed ? Votre sœur Rachida est venue nous la réclamer. Nous lui avons dit que vous n'aviez aucune boussole au moment de votre arrestation.
- Mais si, j'en avais une ! C'est vous qui me l'avez prise et qui l'avez égarée. Alors rendez-moi ma boussole.

*****

… Une grotte punique taillée dans la pierre à même l'eau. Tout y est sur le point de s'écrouler. Des fissures qui s'élargissent encore et encore. Et moi, je suis transféré, ligoté, d'une pièce fissurée à une autre encore plus fissurée. Me voici mains, pieds, ventre, thorax et cou ligotés. Allongé sur la civière dans l'obscurité, alors que dehors, les vagues se heurtent toujours, gagnant en hauteur et le vent siffle à travers les fissures les airs d'une symphonie de la terreur. Des fils électriques attachés à ma peau tout le long de mon corps. L'appareil de détection de mensonge, de l'hypocrisie, du jeu de comédie et des maladies mentales incurables. Un médecin Robot pose des questions d'une manière automatique et n'attend même pas mes réponses :
- Test de vérité… Test de vérité… L'accusé Mohamed Lamjed ben Habib ben Bahri Brikcha. Exprimez des sentiments sincères et vous aurez la paix. Si vous vous agitez, vous vous mettez sous tension, vous exprimez des sentiments simulés, des pensées fausses, vous vous forcez d'avoir du sang froid etc. etc…, nous vous injecterons le "catalyseur-dénudeur", injection après injection, jusqu'à vous mettre totalement à nu. Et la ficelle blanche se distinguera, alors, d'elle-même, de la ficelle noire. Compris ? Commençons !
Et les questions de pleuvoir comme une averse qui ne s'arrête pas : Qui êtes vous ? Quel rapport avez-vous avec le propriétaire du zodiaque ? Combien touchez-vous pour chaque "brûleur" que vous recrutez ? Pourquoi avez-vous tué Karim Awled Belâaïfi ? Qui vous a présenté à Naoufel El Wachem ? Combien de fois avez-vous traversé les frontières algériennes ? Avez-vous participé à l'assassinat de Yassine Bellaghnej ? Quel rôle avez-vous joué dans les événements du bassin minier ? Combien touchez-vous pour chaque prostituée que vous amenez aux clients ? Est-ce bien vous qui avez défloré Aïchoucha Laâjel ?
- Ah non ! Tout sauf Aïchoucha… Ne touchez pas à ma Aîchoucha …
- Injection….
- AAAAAAAAh …
Après chaque nouvelle injection, une nouvelle série de questions :
Pour qui vous prenez-vous pour refuser de travailler chez Ameur El Bintou ? Où avez-vous caché la boussole ? Quel secret y a-t-il dans votre recherche acharnée de Tazoghrane ? Quel rapport avez-vous avec Haffa le Gigolo ? Où étiez-vous entre le jour où vous avez reçu le coup sur le crâne et le jour où vous avez été repéré avec Nawfel El Wachem au Kef ? Qui vous a soufflé l'idée de simuler la perte de mémoire ? Qui vous a présenté Sofiène Jeridi ? Etait-il aussi associé à votre commerce de la Harga ? Qui sont les membres de la bande ? Nous avons trouvé votre portefeuille et vos papiers d'identité dans une voiture volée. Où l'avez-vous volée ? Qui de vous se charge de falsifier les papiers? Qu'est-ce qui prouve que Mayara est de vous et non d'Ameur El Bintou ?
- Ah non ! Tout sauf Aïchoucha ! Tout sauf Mayara ! Touchez-pas à ma Aïchoucha ! Touchez-pas à Notre Mayara !
- Injection …
- AAAAAAAAAAh…
Les questions se suivent et se ressemblent. Les injections aussi se suivent et se ressemblent. Le tout pour donner lieu enfin à un rapport d'expertise :
- Oyez, oyez ! Le dernier mot, le dernier mot ! Nous, Robot fils du Robot, chargé de l'exécution des expertises des maladies mentales incurables, annonçons que les nerfs de l'accusé Mohamed Lamjed Brikcha sont intacts. Nous attestons plutôt, après des tests minutieux, qu'il fait preuve d'une intelligence, de loin, supérieure à la moyenne ainsi que d'une capacité extraordinaire à l'affabulation. Il a le don de formuler les mensonges de façon à ce qu'ils paraissent vraisemblables. Nous affirmons que sa mémoire est intacte et sa conscience totale. Quant à ses délires, ils sont d'une logique et d'une organisation telle qu'ils ne peuvent être considérés comme maladifs. En conséquence, nous Robot fils du Robot, déclarons l'accusé apte à subir une instruction dans les normes, jugeons que ses déclarations peuvent être retenues contre lui et ordonnons son transfert immédiat de l'hôpital psychiatrique à sa cellule de prison.


… Une grotte punique taillée dans la pierre à même l'eau. Tout ce qui s'y trouve s'écroule sur ma tête. Les infirmiers ôtent leurs blouses blanches et mettent des uniformes de policiers. Ils débranchent les fils électriques de mon corps et me déconnectent de l'appareil de détection de mensonge et vices assimilés. Les voici qui retirent mon cadavre des débris et me conduisent à nouveau en prison. A moi Di Jay ! Pince-moi petite maman avant que le cauchemar ne s'installe définitivement. Pince-moi petite maman avant qu'il ne soit trop tard…



Le Haikuteur …/… à suivre

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