jeudi 15 janvier 2009

La Boussole de Sidinna / 16 Le ravin de l'oubli

Mon année sur les ailes du récit (46/53) La Boussole de Sidinna (16/23) – 16 janvier 2009


Chemin second :

Des silex sur les dunes

Orientation sixième 1 :

Le ravin de l'oubli

" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur

Il a été exceptionnellement recommandé, pour des raisons purement littéraires, n'ayant rien à voir avec la censure, de citer ici la source, dans ces termes :
"Voici encore des extraits d'un document puisé dans le dossier de l'accusé Mohamed Lamjed Ben Habib Ben Bahri Brikcha. Le document original est la transcription de l'enregistrement de la rencontre N°…………. entre l'accusé et Mme…………, chef du service……….. et ce, le matin du……….. à la salle d'écoute N°…..…… Transcription sur ordinateur par : R. B. T. Extraits choisis par : H.S.L.

…………………
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- Vous voici enfin décidé à reprendre la parole ! Avez-vous bien dormi?
- Oui.
- Sentez-vous, au moins, une amélioration ?
- Oui, un peu.
- Au cours de ta cure de sommeil, votre sœur Rachida et son mari, ainsi que votre cousin et une voisine ont demandé des autorisations de visites qui leur ont été refusées pour vous laisser vous reposer.
- C'est mieux ainsi. Je n'aime pas voir Ameur El Bintou !
- Après ces longues journées de silence, je crois que nous allons, enfin, fournir quelques efforts supplémentaires.
- Depuis notre dernière rencontre, Plusieurs événements me sont revenus. Mais des événements n'ayant aucun rapport avec mon affaire. Ceux qu'il m'est demandé de me rappeler, eux, me font toujours mal à la tête dès que j'essaye de me concentrer pour m'en souvenir. Et, à chaque fois, le mal s'intensifie et je me laisse emporter par le sommeil, perdant à nouveau la mémoire.
- Nous allons, si vous le voulez bien, travailler d'une façon un peu différente. Détendez-vous bien et essayez, cette fois-ci, de vous contenter de répondre à mes questions. Ceci pourrait vous permettre, plus tard, de vous souvenir plus facilement d'autres faits sans aucune aide de ma part. Dites-moi, vous souvenez-vous d'avoir connu, lors de votre vie universitaire, un étudiant du nom de Abdel Hafidh Bettaleb ?
- Haffa Rabâaoui ? Bien sûr que je m'en souviens. Nous étions amis, à un certain moment. Il étudiait l'art dramatique. Et, avant de déménager à Ras-Tabia, J'occupais avec lui la même chambre à la cité universitaire de Ben-Arous. A l'époque, il était en troisième année et moi en première. Puis nous sommes restés en contact, jusqu'à la fin de mes études. C'était un acteur génial, brun foncé mais vraiment beau gosse. J'ai assisté à son projet de fin d'études. C'était super. Seulement, Haffa n'avait pas de chance. Après la maîtrise, il est resté au chômage quelques années. S'accrochant à son rêve comme il pouvait, il était resté dans la capitale, malgré la cherté de la vie. Il espérait décrocher un contrat avec une troupe théâtrale ou être distribué dans un film ou un feuilleton télévisé. Mais il a dû plier sous la pression de sa famille et rentrer dans le sud, abandonnant définitivement ses ambitions théâtrales pour se consacrer au travail du palmier.
- Bien, tout ça c'est bien ! Essayez maintenant de bien vous souvenir et répondez, si possible, par oui ou par non ! Lors de notre dernière rencontre, vous m'aviez dit avoir traversé le Sahara, avec un groupe qui tentait de passer les frontières algériennes. Vous rappelez-vous avoir vu cet ami parmi les membres du groupe ?
- Qui ? Haffa ? Vous rigolez, madame ! C'est une situation impossible à imaginer. Je vous ai dit que tous les membres de ce groupe étaient des dévots. Alors que Haffa Rabâaoui avait pour seule religion le théâtre et les plaisirs de la vie. On lui connaît d'ailleurs cette boutade par laquelle il répondait à ceux qui prétendaient que les arts sont prohibés par la religion. Il disait: "la religion est prohibée dans le théâtre".
- Oui, bien sûr Si Lamjed, ce sont des détails très importants. D'ailleurs tout ceci m'a été communiqué dans le dossier. On m'a même fait savoir que certains étudiants l'appelaient, passez-moi l'expression, "Haffa le gigolo!"
- Ah oui, c'est vrai. D'ailleurs il avait, à ce propos, l'art de se tourner lui-même en dérision en se faisant appeler ainsi. En fait, il jouait à l'amoureux avec quelques vieilles filles riches de la banlieue Nord de Tunis et n'avait aucune gène à déclarer qu'il se faisait entretenir par elles.
- Et pourtant, Si Lamjed, il est spécifié dans ce dossier que c'est bien lui qu'on avait arrêté avec le groupe des frontières algériennes. Moi, Si Lamjed, je dirais sans aucune intention de vous influencer, que si vous parveniez à vous assurer que c'est bien lui qui vous avait poussé à traverser, alors vous trouveriez certainement celui qui vous a frappé sur la tête dans le Sahara. Il reconnaîtrait qu'il l'avait fait parce qu'il vous considérait comme mécréant. Et cela vous aiderait beaucoup à rejeter la plus grave de toutes les accusations portées contre vous.
……………


…..Encore une fois, je ne veux pas vous faire peur, mais je vous rappelle que vous leur aviez avoué, de votre propre gré, avoir tenté de passer clandestinement les frontières. Ils n'ont d'ailleurs de preuve contre vous que vos propres déclarations.
- Que voulez vous insinuer, madame ? Voulez-vous suggérer qu'il m'est permis, pour repousser l'accusation portée contre moi, d'accuser mon ami ? Voulez-vous dire que Haffa Rabâaoui serait celui qui aurait ordonné qu'on me donne un coup de pierre sur la tête et qu'on me laisse mourir dans le Sahara ?
- Ne vous énervez-pas, Si Lamjed. Calmez-vous et ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Je vous ai dit "si vous parveniez à vous assurer". Cela ne veut pas dire que je vous suggère un quelconque comportement. Je tente seulement de vous aider à être logique. Souvenez-vous que c'est vous qui aviez dit que votre sélection pour la traversée était due à une intervention d'une vieille connaissance de l'université ou d'un fils du pays. Qui était cet intervenant ? Voici la question à laquelle vous n'avez pas réussi à donner de réponse…………..
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… Calmez-vous, s'il vous plait et parlez-moi, au lieu de vous triturer nerveusement les doigts. Je comprends parfaitement ce que vous ressentez. Mais ce silence ne peut aucunement m'aider à vous sortir de cette situation délicate. Lorsque l'affaire de ce groupe a été publiée, j'ai vu que l'arrestation de ses membres avait eu lieu à la même période et dans les mêmes circonstances que vous m'aviez décrites. Alors j'avais toutes les raisons de supposer que ce serait le même groupe au sein duquel vous aviez évolué dans le Sahara. J'ai demandé des renseignements. Et j'ai trouvé qu'aucun membre du groupe n'était originaire de votre ville. Par contre la présence d'Abdel Hafidh Bettaleb Rabâaoui a attiré mon attention. Il était le seul membre du groupe à avoir fait des études universitaires et, en plus, il avait à peu près votre âge.
………..
…..Si je vous ai posé la question, Si Lamjed, ce n'est pas pour vous pousser à faire une déduction erronée, mais parce qu'il m'importe que vous connaissiez cette vérité, vous aussi. Et, maintenant que vous vous êtes souvenu d'avoir eu des relations avec Abdel Hafidh Rabaaoui, je n'imagine pas que vous puissiez considérer cette ressemblance et cette simultanéité comme un simple fait du hasard. Si nous revenons à votre déclaration, dans laquelle vous disiez que, lors de la traversée, certains membres du groupe étaient cagoulés, alors il serait légitime de supposer que votre vieil ami était bien celui qui vous a convaincu de traverser, même si vous ne l'avez pas rencontré directement, même si vous ne l'avez pas reconnu au cours de votre marche dans le Sahara.
- S'il vous plait, madame ! Ne dites pas qu'il m'a convaincu. Je vous ai dit que j'ai vécu ces événements, comme entrainé dans un rêve…
- D'accord, d'accord ! Je ne suis pas ici pour vous juger de quelque façon que ce soit. Je n'ai aucune objection sur le rêve, en tant que forme de discours. L'essentiel, Si Lamjed, est de dire, de parler, de ne pas sombrer dans le silence. Et je suis là pour vous écouter. Alors racontez de la façon qui vous convient le mieux, par le discours direct, par le symbole ou comme vous le dictent vos rêves. L'essentiel, maintenant, est que vous recouvriez tout votre calme. Relaxez-vous et essayiez d'organiser vos idées. Mais, surtout, soyez sincère avec vous-même.
……………..
… Bien, laissons de côté, si vous le voulez bien, l'affaire de la traversée, jusqu'au moment où vous vous souviendrez spontanément de quelques nouveaux détails. Oublions aussi, provisoirement, ce trou noir dans votre mémoire dont l'évocation vous fatigue et qui, je vous le fait remarquer, se rétrécit de plus en plus grâce à notre travail. Son étendue ne couvre plus que la distance entre la traversée du Sahara et l'arrivée à Menzel-Bou-Zelfa.
Pouvons-nous, si vous le permettez, revenir précisément à cette étape de Menzel Bou Zelfa, au cours de laquelle vous jugez avoir repris conscience ?
- J'ai dit tout ce que j'avais à dire sur Menzel Bou Zelfa !

- Pardonnez-moi, Si Lamjed, mais faites comme si je n'en avais rien entendu. Auriez-vous une objection à reprendre tout depuis le début ?
… Non ? D'accord ! Seulement, souvenez-vous que si vous voulez que je sois de votre côté, il faut nécessairement me faire confiance et me dire toute la vérité sans essayer de couvrir qui que ce soit, même pas par grandeur d'âme. Je ne sais pas si vous voyez bien ce que je veux dire ! Je vous ai promis que ce que vous me direz ici ne servira jamais à porter préjudice à qui que ce soit, sans votre consentement, même si, de son côté, l'intéressé vous porte préjudice.
…………………….
- Je vous ai déjà dit que je n'avais rien de nouveau à ajouter.
- D'accord, d'accord ! Et si je vous disais que moi, j'ai du nouveau ?
… Par exemple concernant le nombre de jours que vous avez passés chez les Belâissaouiya à Menzel Bou Zelfa ! Je sais maintenant, j'en suis certaine, que vous y avez été pendant trois jours entiers et non pas seulement un jour et une nuit, comme vous l'avez affirmé lors de notre dernière rencontre.
………..
….Etablir cette vérité, Si Lamjed, vous disculpera dans l'affaire de l'assassinat de votre employeuse pour voler ses bijoux.
- Je vous ai dit que je n'avais rien à voir avec cette affaire.
- Je le sais. J'en suis même convaincue. Mais évoquer votre perte de mémoire pour nier tout en bloc, même le fait d'avoir passé quelques semaines ou quelques mois au Kef, ne peut aucunement éloigner de vous les soupçons.
…………..
… Il nous suffirait, par contre, d'apporter la preuve que vous êtes arrivés à Menzel Bou Zelfa avant le meurtre et que vous-vous y trouviez le jour où il a été commis, au Kef, par quelqu'un d'autre, pour que la photo qui se trouve dans votre dossier et qui vous montre en compagnie des ouvriers de Hajja Haniya au café, devienne un document tout ce qu'il y a de plus ordinaire et qui ne peut être utilisé contre vous.

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… Bon, vous tenez encore à votre silence?
……………..
… Et si je vous disais que j'ai pu entrer en contact avec Nadia Belâissaouiya et que j'ai réussi à savoir exactement l'endroit et surtout la date et l'heure de votre rencontre avec elle ? Allez-vous continuer à dire que vous l'aviez rencontrée à Zaghouan ?
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Voulez-vous me dire la vérité maintenant ou bien préférez-vous avoir un délai de réflexion ?
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… Bien, me parleriez-vous si je changeais de sujet ? Ou dois-je me retirer jusqu'à ce que vous ayez réfléchi à ce que je viens de vous dire ?
……………
….Comme vous voulez, je m'en vais, mais avant d'oublier, j'ai aussi des informations sur Bochra Toukabri. Des informations qui vont vous étonner ! Ne me dites pas que vous-vous rappelez Abdel Hafidh Rabâaoui et pas Bochra Toukabri.
- Au contraire, madame, je m'en souviens très bien.
- Ah, vous voulez donc que je reste encore un peu !
- Je ne sais pas, l'évocation de Bochra m'a un peu remué. Son ancien fiancé Fares Khmiri était mon ami. Il constituait le troisième pilier du trio de la Manouba, composé de lui, de Yassine Bellaghnej et de moi-même.
- Vous souvenez-vous de la dernière fois où vous l'aviez vue ?
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- ….. De la brume, rien que de la brume. Il commence à me sembler que je viens de la voir depuis peu. Mais quand ? où ? Avec qui ? Croyez-moi, cette fois-ci, madame. Je sens comme une brume dense qui enveloppe ma mémoire de façon à ce que je ne perçoive plus que les traits flous de Bochra Toukabri.
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….Mais, soudain, voici que le nom de Karim Awled Belâaïfi me revient à l'esprit.
- Qui est-ce ?
- Un étudiant que j'avais connu au cours de ma dernière année de fac. J'avais reconnu en lui un futur poète hors pair. J'avais publié plusieurs de ses textes dans la brochure de notre club de littérature. Avais-je vu Bochra en sa compagnie à Kasserine ? Mais je n'ai aucun souvenir d'être allé à Kasserine…
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… Mais peut-être est-ce plutôt Sofiène Jeridi, l'ex responsable de la section de l'Union des étudiants, qui me l'aurait présentée, au café Oued-El-Bey ? Mais suis-je jamais allé à Gafsa? Et quand ? Je ne le sais.
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….De la brume, encore de la brume et rien que de la brume. Croyez-moi, madame, je ne veux couvrir personne qui ait commis un acte criminel. Mais je sens que ma tête va éclater. J'ai très mal à l'endroit de mon ancienne blessure. C'est comme si je venais juste de recevoir le coup de pierre sur la tête et, comble de l'ironie, comme si Haffa Rabâaoui lui-même venait de me l'asséner… L'image commence à s'embrumer devant mes yeux. Je crois que je vais m'évanouir …….

Le Haïkuteur …/… à suivre

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