jeudi 22 janvier 2009

La Boussole de Sidinna / 17 Le ravin de l'oubli, bis

Mon année sur les ailes du récit (47/53) La Boussole de Sidinna (17/23) – 23 janvier 2009


Chemin second :

Des silex sur les dunes

Orientation sixième 2 :

Le ravin de l'oubli, bis

" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur

Suite de la rencontre ….
………………
- Malheureusement, Il a été décidé que le délai qui nous a été accordé prenne fin aujourd'hui. Alors je dois, immédiatement, savoir ce que vous avez décidé.
………
Je suis désolée, Si Lamjed, mais je dois vous avertir que personne n'a plus la possibilité d'attendre, comme nous l'avons fait jusqu'ici. Moi-même, je suis désormais convaincue qu'il n'y a plus aucune raison de poursuivre ces rencontres au delà de la séance d'aujourd'hui. Si vous ne me répondez pas tout de suite, je serai obligée de me retirer définitivement. Et vous savez ce que cela signifierait que j'annonce mon échec. Ce sera à eux d'en déduire ce qu'ils voudront. Ils auront toute latitude de vous traiter comme bon leur semblera.
- Je voudrais comprendre comment…
- Je n'ai plus le temps de vous expliquer quoi que ce soit, Si Lamjed. Vous ne semblez pas bien comprendre ce que je vous ai dit. Répondez-moi, si vous voulez, dans les limites de ma question, ni plus ni moins : où avez-vous rencontré Nadia Belâissaouiya la première fois ? Donnez votre réponse en un seul mot, ou je sortirai d'ici et vous ne me reverrez plus.

- …………..
… A Slouguia … A Slouguia, Madame, plus exactement à la sortie du village, sur le pont de la Medjerda.
- Pourquoi, alors, m'avez-vous menti ?
- Pas au Kef, en tout cas !
- Pourquoi avez-vous dit que c'était à Zaghouan, sachant que vous n'y avez jamais mis les pieds ? Pourquoi me mentir à moi alors que vous savez que je veux sincèrement vous aider ? A cause de ce mensonge, ils ne croiront même plus que vous avez perdu la mémoire. Quant à prétendre que vous avez vécu dans un état d'éveil inconscient, le moins qu'ils puissent en penser, c'est que c'est de la pure invention. Vous tenez des propos que la raison ne peut admettre, Si Lamjed. Je veux bien vous comprendre, moi, suivre votre raisonnement, vous aider. Mais eux, ils savent que vous êtes très intelligent. Ils disent même que vous êtes, en plus, bon comédien et que vous faites tout pour couvrir vos associés et gagner du temps au profit de vos complices.
…….
Répondez-moi ! Qu'est ce qui vous pousse à mentir ?
- Personne ne croira la vérité, madame. Et puis j'ai peur !
- De qui ?
- De Nadia, de la mère de Nadia, pour Nadia, du mari de Nadia. J'ai peur de moi-même, de mon incapacité à affronter la vérité. Je ne sais pas moi ! J'ai peur de vous, de tout ! Qui va croire que j'ai passé deux jours entiers, dans une maison fermée, avec une femme qui fuit son mari et qu'il n'y a eu entre nous que des discussions et rien d'autre ?

*****

Suite de la rencontre ….
………………
… Deux pains, trois berlingots de lait et autant de boites de biscuits, une boule de fromage rouge, six bouteilles d'eau minérale et bien d'autres choses dont, bien sûr, une cartouche de cigarettes. Un tas de produits ramenés dans des sachets en plastique et disposés n'importe comment au milieu du salon, par terre et sur la table basse en verre.
Nadia Belâissaouiya allongée sur le divan. Elle n'arrête pas de fumer. Et moi, allongé non loin d'elle, à même le tapis. Tantôt je tousse, tantôt je combats ma toux en buvant de l'eau. Je lui ai raconté mon histoire avec le CAPES et comment j'ai réprimandé maman parce qu'elle avait hypothéqué ses bijoux pour donner tout ce qu'elle possédait à une bonne dame, qui prétendait pouvoir intervenir pour assurer mon succès à l'examen. Je lui ai raconté comment j'ai bafoué les sacrosaintes règles de bonne conduite à l'égard des parents, élevant la voix en présence de Khadouja Jaïed, la menaçant même de quitter la maison pour ne plus y revenir.
… Nadia m'a raconté, quant à elle, comment, aussitôt sortie de la fac, elle a été désignée par son oncle maternel comme enseignante d'histoire dans un collège non loin de Testour, où elle est allée habiter après son mariage avec un riche homme d'affaires, divorcé et ami de la famille. Son mari lui ayant assuré, au moment des fiançailles, qu'il allait l'aider à poursuivre des études de troisième cycle pour devenir professeur universitaire, elle s’est trouvée contrainte de se réveiller de son beau rêve pour constater qu'avec le temps, tout était parti en fumée.
… Elle parle et fume. Quant à la nourriture, elle demeurait intacte. Nadia n'y touche pas et moi, je n'ose même pas m'en approcher. Lorsque le sommeil l’envahit, Nadia se laisse aller à dormir. Mais à peine ai-je à mon tour les yeux fermé, qu'elle allume une nouvelle cigarette. Et lorsqu'elle remarque que je me suis réveillé, elle commence par me demander des nouvelles de Yassine Bellaghnej et Fares Khmiri, me posant aussi des questions à propos des matinées cinématographiques de la maison de la culture Ibn Khaldoun. Je me tais un moment pour me concentrer et me préparer à lui répondre. Mais elle poursuit aussitôt la narration de son histoire personnelle comme si elle ne m'avait posé aucune question.
… Le drame de Nadia Belâissaouiya, comme elle me l'a expliqué, est qu'elle s'était définie, depuis son enfance, un objectif bien déterminé. Elle l'avait fait connaître à tout le monde et avait commencé à œuvrer pour l'atteindre par tous les moyens. Or, elle s'était retrouvée accablée par une situation qu'elle avait acceptée et qu'elle croyait être la voie la plus courte pour atteindre ses objectifs. Ce qu'elle voulait, c'est jouer un rôle actif de premier plan dans la société. La recette lui semblait évidente : militer au sein du parti au pouvoir et travailler afin de gravir les échelons et prouver au monde entier la capacité des femmes à occuper les plus hauts postes de commandement et à assumer les plus hautes fonctions, sur un pied d'égalité avec les hommes.
Nadia avait toutes les conditions pour réaliser son rêve. Le seul hic, à ce qu'elle dit, est qu'elle n'avait pas pris en compte la capacité de manœuvre de son mari ; un véritable manipulateur qui menait contre ses objectifs un travail de sape systématique dans les coulisses, tout en déclarant être son soutien et l'encourager à les réaliser. Aussi ne s'était-elle aperçue du piège qu'une fois devenue, en moins de six ans, une véritable femme au foyer.


Elle avait d'abord accepté de quitter son travail dans l'enseignement pour pouvoir accompagner son mari dans ses fréquents voyages d'affaires. Puis, sa belle mère tombée malade, elle avait dû faire la concession de lui tenir compagnie supervisant le travail de femme de ménage à la maison, d'autant plus que les affaires de son mari demandaient de moins en moins de déplacements. Et, pour finir, se furent les occupations ménagères qui ne lui laissèrent même plus le temps d'assister aux réunions de la cellule locale. Tout cela sans compter le temps qu'elle consacrait désormais à espionner les aventures de son mari avec les employées de sa société.
…Elle m'expliquait le lien qui existait entre l'échec de son parcours politique et celui de son couple. Puis se remettait à déclarer sa détermination à tromper, tôt ou tard et quel qu'en soit le prix à payer, ce mari qui ne se contentait plus de la manipuler comme une marionnette, mais qui la trompait, maintenant, à tout bout de champ.
Quant à moi, j'écoutais, réfléchissais à la question et trouvais, très sérieusement, que si ce qu'elle racontait était vrai, elle aurait toutes les raisons de lui rendre exactement la pareille. Mais voilà que les crises de fou-rires involontaires, que j'avais crues finies à jamais depuis le jour de l'Aïd El-Adha, m'étaient, soudain, revenues. J'ai eu alors honte de moi-même. J'ai tourné le dos à Nadia, faisant mine de tousser et j'ai ri à en perdre haleine. Quant à elle, elle n'avait ni ri, ni arrêté de fumer.
… Ce n'est que deux jours plus tard, peu avant le coucher, que sa mère, madame Neila, était arrivée venant de Zaghouan. Une femme tranchante. Elle a beaucoup reproché à sa fille cette action qu'elle a qualifiée littéralement d'action abjecte. Elle a réfléchi posément puis décidé que nous devions tous dire, au cas où quelqu'un viendrait, que la maman et sa fille m'auraient rencontré, toutes les deux, l'après-midi même, à Zaghouan et pas du tout à Slouguia.
Madame Neila a déclaré qu'en tant qu'alibi, elle appréciait bien l'idée de l'éclatement de pneu. Ce qui voulait dire qu'elle ne l'a prise que pour un prétexte avancé par Nadia pour cacher une vieille relation, que la maman imaginait entre nous et qui daterait de bien avant le mariage de sa fille. Aussi ordonne-t-elle le transfert dudit éclatement, de la sortie de Slouguia à celle de Zaghouan, renonçant par là même à me renvoyer de sa maison, à cette heure tardive de la nuit.
Le soir, la maman et sa fille avaient dormi dans l'une des chambres à coucher. Elles avaient fermé leur porte me laissant dormir à même le tapis du salon. Le matin, elles s'étaient réveillées tôt décidées à partir pour Testour. Nadia s'était totalement calmée. Elle avait complètement oublié tout ce qu'elle m'avait dit avant l'arrivée de sa mère. Sa révolte contre son mari s'était transformée en une soif de réconciliation et son désespoir en une foi inébranlable en sa capacité à faire redémarrer sa carrière politique grâce, justement, à cette alliance avec son mari, qu'elle allait mettre à profit, sans états d'âme, pour arriver à ses fins.
… Deux pains, trois berlingots de lait et autant de boites de biscuit, une boule de fromage Gauda et bien d'autres choses... Un tas de produits ramenés dans des sachets et disposés n'importe comment par terre et sur la table basse en verre. Même madame Neila n'a pas touché à la nourriture. Nous n'avons consommé, tous les trois, que de l'eau minérale. Nadia a, bien entendu, consommé également un nombre affolant de cigarettes. Sa maman aussi avait beaucoup fumé. C'est elle qui prend maintenant le reste de la cartouche. Quant aux autres sachets, elle me les met dans un couffin en paille qu'elle m'offre, me demandant avec insistance d'oublier que j'avais rencontré sa fille et, au cas où je devrais apporter un témoignage, de dire que je les ai rencontrées ensemble avec un pneu éclaté, que je les ai aidées à changer la roue et que je les ai, ensuite, priées de m'emmener avec elles jusqu'à Tazoghrane. Alors, elles m'auraient déposé à Menzel Bou Zelfa et seraient parties vers une destination inconnue.
Avant de les saluer, je leur ai demandé de me montrer réellement la route vers Tazoghrane. Elles m'ont indiqué une direction et se sont engagées avec leur voiture dans la direction opposée. Quant à moi, je suis parti, trainant les pieds et chantant à tous ceux que je rencontrais "El Ward Jamil". Et comme je ne savais pas encore très bien pourquoi je me dirigeais vers Tazoghrane, ni pourquoi je chantais cette chanson en particulier, mes crises de fou-rires involontaires reprenaient de plus belle. Aussi tous les passants se mettaient-ils à me dévisager avec des yeux interrogateurs. Je leur chantais la même chanson. Mes fou-rires s'intensifiaient. Certains riaient un peu. Certains autres se tordaient carrément de rire. Et puis chacun s'en allait son chemin.

*****

Suite de la rencontre ….
………………

… Si, si madame, je le connais. Je n'ai jamais dit que je ne connaissais pas le Kef. Je le connais et j'y étais à plusieurs reprises. J'ai vécu une longue période chez El-Hajja Héniya, mais pas dans sa vieille maison à l'entrée du Kef. Je n'ai pas travaillé, non plus, dans le chantier de sa villa à la nouvelle cité de la ville. J'ai plutôt vécu dans la pièce en terre séchée, à la ferme d'El-Hajja, à proximité du village de Slouguia. C'est elle qui venait régulièrement à la ferme. Je me souviens d'une seule fois où elle m'avait pris avec elle au Kef. C'était pour assister à une Zerda qu'elle avait donnée au mausolée Sidi Bou Makhlouf et lors de laquelle elle avait fait égorger un mouton que nous avions ramené de la ferme après l'avoir choisi dans le troupeau de Boujomâ.
Ce soir là, j'avais mangé le couscous et passé la nuit dans la villa en chantier, où il n'y avait aucun des ouvriers. Et le lendemain, dès l'aube, El-Hajja Héniya m'avait ramené à slouguia, à bord de la même camionnette. A part cela, je n'ai aucun autre souvenir du Kef. Ou plutôt si : quelques images embrumées, dont aucun souvenir d'une photo qui aurait été prise de moi avec les ouvriers d'El-Hajja. A moins que ce soit avant que je ne reprenne partiellement conscience. Et, pour vous rassurer quant à l'affaire de l'assassinat, le jour où j'ai rencontré Nadia Belâissaouiya, je n'avais pas été au Kef depuis un bon bout de temps…

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Suite de la rencontre ….
………………
… Debout devant la mosquée El-Qadiriya. Soudain, je me surprends en train de rire, mais d'un rire involontaire qui pour, la première fois, me parait relever d'un comportement anormal. Sans arrêter de rire, je m'observe en compagnie des autres mendiants, tendant la main aux prieurs qui sortent de la mosquée. J'ai très honte…
… Un éclat de lumière aveuglant me traverse. Il jaillit des yeux d'une vieille dame chez laquelle je reconnais le même éclat des yeux de ma grand-mère, Doraïa Jaïda, et de ceux de la vieille pucelle Oumm Ezzine. La main d'El-Hajja Héniya se tend vers moi avec une pièce de monnaie. Ses yeux me transpercent en profondeur. N'arrivant pas à soutenir son regard, je baisse soudain la tête, retire la main et m'enfuis, m'éloignant de la queue des mendiants…
… Debout au coin d'une autre ruelle, attendant qu'El-Hajja Héniya me rattrape. Je mets la main à la poche. Les six petits cailloux de silex y sont encore. Ma mémoire remonte, en un clin d'œil, à l'image d'une dune en plein Sahara, sur laquelle je roulais avant de tomber dans les paumes. Brusquement une question traverse mon esprit : Mais où suis-je ? Et qu'est ce que je fais ici ? Avant de trouver une réponse, une autre crise de fou-rire involontaire m'envahit et l'image de la dune disparaît dans la profondeur de l'oubli…
… Je marche regardant mes pieds. J'observe le parterre de pierres blanches. La rue étroite grimpe, serpentant entre les habitations contiguës, jusqu'à atteindre une place surplombant des montagnes vertes qu'envahissent des nuages à perte de vue. Je me rends compte pour la première fois que je suis dans une ville que je ne connais pas et que je n'ai pas le souvenir d'avoir jamais visitée. Et pourtant, j'ai l'impression de me souvenir parfaitement de ces ruelles en particulier, comme si j'y avais longtemps vécu …
… Place Cheikh Ali. El-Hajja Héniya me dépasse. Je la rattrape, marchant derrière elle comme attiré par un aimant. Le gardien du musée sort d'une porte cochère et la salue :
- "Comment ça va Omma Hniya ?"
Puis il s'adresse à moi menaçant :
- "Allez vas t'en "L'As" !"
Mais El-Hajja Héniya lui répond :
- "Laisse-le tranquille ! laisse la miséricorde de Dieu descendre sur la terre."
Puis, se retournant vers moi, elle ajoute :
- "Allez viens "L'As", ne t'en fais pas !"
Ainsi donc je suis "L'As". Le gardien du musée me connais ainsi que cette femme qui n'est ni Doraïa Jaïda ni La vierge Oum Ezzine.

*****

Suite de la rencontre ….
………………
… Je vous ai dit depuis le début, madame, que c'étaient des images embrumées. Je ne m'en souviens que parce qu'El-Hajja Héniya m'avait raconté l'histoire de notre rencontre à maintes reprises. C'est elle qui m'a raconté comment elle m'avait emmené au mausolée de Sidi Bou Makhlouf et comment elle avait proposé à ses gardiens de m'y loger comme le faisaient, jadis, tous les bienfaiteurs qui rencontraient des étrangers dans la ville. C'est elle qui m'a décrit sa colère quand le gardien du mausolée avait refusé sa requête, me rappelant comment elle m'avait fait monter à l'arrière de sa camionnette avec trois sacs d'engrais blanc. Cette nuit là était la première que je passais dans la ferme de Slouguia sous la protection de Boujomâa.
… Croyez-moi, madame, je n'ai aucun autre souvenir que ces images embrumées. Même mon nom, personne ne me l'a demandé et je ne l'ai dit à personne. J'ai accepté le nom de "L'As" ne sachant même pas dans quelles circonstances il m'avait été donné. El-Hajja Héniya m'appelait "L'As", ainsi que ses ouvrières qui arrivaient à la ferme chaque matin pour s'en aller au coucher du soleil. Quant à Boujomâa, il m'appelait "Ya'lkhou"(1).
… J'ai aimé la vie avec les plantes, les haies de figues de barbarie, les cognassiers et les grenadiers. J'ai apprécié la vie avec les animaux. Je me suis intégré à eux en n'ayant de relations avec eux, que dans les limites que me traçait Boujomâa ou sur ordre de celui-ci. Car je n'étais pas, à proprement parler, un ouvrier d'El-Hajja, mais une sorte de réfugié chez elle. Je faisais ce que je pouvais quand j'en avais envie. Je travaillais ainsi en contre partie d'un repas que m'apportait Boujomâa après le coucher du soleil ou que m'offraient les ouvrières, à midi, lorsqu'elles s'asseyaient en rondes sous les arbres pour manger.

Deux jours avant l'Aïd Al-Adha, El-Hajja Héniya a rendu visite à la ferme de Slouguia. Elle a fait avec Boujomâa les comptes des ventes de moutons, pris l'argent chez lui et payé les ouvrières en leur accordant des générosités. Quant à moi, elle m'a emmené à Testour, m'a acheté des vêtements chez le fripier et m'a ramené à la ferme. En fin de journée, elle a choisi le plus beau mouton du troupeau, un cornu que Boujomâa n'emmenait pas avec lui lorsqu'il allait au souk. Une fois ligoté, nous nous sommes mis à deux, Boujomâa et moi, pour l'embarquer à l'arrière de la camionnette. Avant qu'elle ne démarre pour le Kef, El-Hajja Héniya m'a confié à l'attention de Boujomâa :
- "L'As" est ton frère, Boujomâa, et c'est l'Aîd de l'Islam ! Alors fais attention à ton frère!
C'était la dernière fois que j'ai vu El-Hajja Héniya. C'était aussi la dernière fois que j'étais pris par un fou-rire involontaire, juste en imaginant que Boujomâa et moi étions de vrais frères et qu'El-Hajja Héniya était notre maman. Les dernières paroles que j'avais entendues d'elle étaient des vœux dont l'écho continue à résonner en moi, comme une invitation à partir de Slouguia. En Actionnant le volant de sa camionnette, elle me jette un dernier regard à travers sa vitre baissée et me dit:
- Allez, bonne fête "L'As". Dieu ait pitié de toi et mette fin à ta détresse !
… A l'aube du jour de l'Aïd, j'ai allumé un feu, chauffé de l'eau, me suis lavé et ai mis mes nouveaux vêtements, comme convenu avec Boujomâa. Son fils ainé, Wa'el, est venu m'appeler et nous sommes partis, tous les trois, à travers les jardins, dans le noir, en écoutant Boujomâa nous expliquer, à son fils et à moi, comment nous devions nous comporter au cours de la prière de l'Aïd.
… A la mosquée du village, je me laisse entrainer loin par le Dhikr et pleure. Boujomâa voit mes larmes couler et gronde son fils qui m'en demandait la raison. Mes larmes silencieuse n'ont pu cesser ni lors de l'échange de vœux de l'Aïd avec les prieurs, ni alors que j'aidais Boujomâa à égorger son mouton, ni encore lorsque, par égard pour sa femme et pour ses enfants, je me forçais à manger du méchoui :
- Désolé Boujomâa, j'ai rendu triste votre Aïd.
… J'e me suis isolé deux jours durant dans la pièce en terre séchée, n'ayant envie ni de boire ni de manger. Quelque chose à l'intérieur de moi commençait à me rappeler vaguement que j'étais Mohamed Lamjed Brikcha et qu'il me fallait faire quelque chose tout de suite pour ne pas me complaire dans le personnage de "L'As", à l'identité inconnue. Deux jours entiers avec l'écho des vœux d'El-Hajja Héniya qui priait pour moi : "Dieu ait pitié de toi et mette fin à ta détresse !".
… Deux jours, seul avec le sentiment que Khaddouja Jaïed me manque, qu'Aïchoucha Laajel me manque, elle aussi, ainsi que Bbé Sabriya et l'impasse Brikcha. Mais, m'est-il encore permis de rentrer à Beb-Tounes comme si je n'en étais jamais sorti ?
… Au troisième jour de l'Aïd je sors de bon matin, avant que Boujomâa ne m'apporte à manger. Marchant d'un pas de promeneur égaré le long de l'Oued Medjerda, je me laisse bercer par le crissement des feuilles jaunes sous mes pieds et ne regarde pas derrière moi. Je marche un moment, puis m'assois pour me reposer, réfléchir et me souvenir. Pourquoi suis-je égaré ainsi ? N'avais-je pas une destination bien déterminée ? Pourquoi n'ai-je plus rêvé depuis longtemps, ni aucours de mon sommeil, ni en état d'éveil ?
… Le soleil se cache totalement derrière les nuages. Soudain, Tazoghrane, un nom de village à la consonance berbère, me saute à l'esprit avec insistance, sans que je n'en devine la raison. Dois-je me rappeler un temps passé à Tazoghrane ? Dois-je plutôt allez à Tazoghrane pour une quelconque raison?
… Une pluie fine commence à tomber. Les nuages commencent à s'accumuler, couvrant toutes les collines qui m'entourent. Le froid commence à me glacer les pieds et les mains. Il faut rentrer à la ferme. Soudain, sautent à nouveau à mon esprit des images de dunes qui se relaient, alternant la chaleur brulante du soleil durant la journée et les flammes des feux de bois s'élevant dans le noir durant la nuit.
Dieu, quel contraste je vis ? J'ai à l'esprit du feu, de la sècheresse et une voute du ciel, bleu et dégagé, et j'ai autour de moi la pluie, la verdure qui couvre toutes les collines s'enchainant jusqu'à l'horizon et le ciel qui manque de peu de me caresser les cheveux avec ses touffes de nuages gris.

… Un nouveau pan de ma conscience me revient. Moi, Mohamed Lamjed Brikcha, je recommence à me poser des questions sur mon existence et à distinguer les choses autour de moi. Moi, Mohamed Lamjed Brikcha, je commence à sentir une envie persistante d'allez à Tazoghrane, ou d'y retourner pour rafistoler ma mémoire. Alors je ne dormirai plus dans la pièce en terre séchée après ce soir !

*****

Suite de la rencontre ….
………………
- Pour la dernière fois, Si Lamjed : dans quelles circonstances avez-vous rencontré Bochra Toukebri au Kef ? Reconnaissez-vous, au moins, l'avoir rencontrée ? Répondez-moi, par oui ou par non !
- De la brume, madame, de la brume et rien que de la brume. Je crois pouvoir affirmer l'avoir rencontrée depuis un moment, pas très long. Il se peut que ce soit au Kef, comme vous le dites. Mais il se peut que ce soit à Gafsa, à Kasserine ou même ici dans les couloirs de cette prison. Est-elle venue me rendre visite, la semaine dernière, avec ma sœur Rachida? Aidez-moi, madame ! Accordez-moi un peu de temps et je m'en souviendrai. Le nom de Bochra Toukebri me revient à la mémoire associé à ceux de Karim Awled Belâaïfi, le poète, et Sofiène Jéridi, l'ex responsable de la section de l'union des étudiants. Mais je me sens fatigué. La brume est très dense. Ma tête va éclater. Je crois que je commence à m'évanouir…

Le Haïkuteur …/… à suivre
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(1) "Ya'lkhou" : Frère, prononcée à l'algérienne.

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