jeudi 4 septembre 2008

Le dernier dossier

Mon année sur les ailes du récit / texte 29/ 05 septembre 2008

Le dernier dossier

On frappa à ma porte, avant l'appel à la prière de l'aube. J'entendis des frappes légères, comme si l'arrivant ne voulait réveiller personne. J'allai ouvrir, juste pour vérifier qu'il y avait bien quelqu'un à la porte et que je n'hallucinais pas, en raison de la grande fatigue dont je souffrais depuis quelques jours. A la porte se tenait un homme sans âge, la peau blanche, mais vraiment blanche ; on aurait dit un mur badigeonné à la chaux. Il avait aussi les cheveux blancs, les moustaches blanches et portait des vêtements blancs. Aussi, avait-il à la main un dossier blanc qui portait l'inscription "Dernier dossier" et qu'il ouvrit avant d'esquisser un sourire docile et de me dire d'une voix soyeuse comme s'il m'apportait une information tendre et joyeuse :


"Ô, fils d'Adam ! Tu as assez œuvré sur cette terre, il est enfin temps que tu te reposes. Le départ est pour aujourd'hui !"
Propos simples, diction claire ! Personne ne pouvait comprendre que ce que j'avais compris moi-même. Je ne sais si se ce sourire docile acheva de me convaincre que la mort était une affaire banale. Car je ne ressentis aucune peur et ne pensai ni à la douleur que ce voyage pouvait me causer ni à la peine qui pouvait affecter ceux que je laisserais derrière moi. J'eus l'impression que j'avais attendu cette annonce impatiemment, même si jamais je n'avais pensé à la mort comme un événement qui pouvait m'atteindre, moi qui étais en pleine forme et qui ne souffrais d'aucune sorte de maladie.
Une seule question: pourquoi mon dossier qui était entre ses mains, avait-il pour titre "Dernier dossier" ?
Quand l'homme vit que je baissais la tête et ne réagissais pas, il me dit toujours avec le même sourire: "difficile est l'abandon de "la périssable", surtout à ton âge ! Je te laisse quelques heures. Tu te prépareras à ta convenance. Seulement, personne ne doit le savoir, pas même les plus proches."
Et l'homme tout blanc de se s'en aller sans entendre de moi le moindre mot, ni me préciser le nombre d'heures de grâce qu'il m'accordait avant de revenir me raccompagner ; même si le mot "aujourd'hui" ne me laissait guère d'espoir de vivre encore au-delà de ce soir. Je le suivis de mes yeux, comptant un à un ses pas sûrs, jusqu'à ce qu'il ait tourné à droite et quitté mon champ de vision. Je frottai mes yeux avec mes doigts et me donnai quelques tapes sur les joues comme pour m'assurer que je ne rêvais pas. Je priai Dieu de me protéger de Satan le maudit, retournai à ma chambre à coucher, me rhabillai sans réveiller personne, puis sortis sur les pointes des pieds.

*****


En m'approchant de la mosquée du quartier, je vis quelques prieurs presser le pas pour être à l'heure à la prière du Sobh. Je m'adressai alors, dans mon for intérieur, à mon Créateur: "Mon Dieu, tu sais mieux que moi combien est sincère ma foi!". Et, comme j'avais l'habitude de le faire, je traversai juste devant la mosquée pour atteindre la grande rue. Mais arrivé devant le marchand de beignets, je me demandai : "depuis quand n'ai-je pas mangé un beignet en ville?".
Il n'y avait pas encore de clients dans la petite boutique. J'y entrai pour manger, pour la première fois, un beignet sans en acheter à mes enfants ; juste pour découvrir quel goût pouvait avoir un dernier beignet avant les adieux à la vie. Trouvant que ce goût ne différait en rien de celui de tous les beignets que j'avais mangés auparavant, je décidai de boire aussi un café au même gout que celui d'hier, mais cette fois-ci, au café du port où je n'avais pas remis les pieds depuis des mois.
En quittant mon impasse pour effectuer, au centre ville, ma dernière tournée, je m'attendais à ce que les murs, les ruelles, les avenues, les gens, les immeubles, la mer et le ciel qui était au dessus de tout, prennent tous d'autres formes, tous des couleurs différentes. Je croyais que ma vision des choses allait être, elle-même, différente. Mais je constatai que je me comportais de la même manière et que tout était exactement comme je l'avais connu avant. M'apercevant aussi que j'étais assis à la même table que j'avais occupée dans ce même café, voici des mois, je faillis regretter d'avoir accepté ce sursis que j'avais apprécié sans l'avoir sollicité.
J'allais certainement regretter, n'eut été cette main qui se posa sur mon épaule, m'arrachant à mes méditations. C'était Si Khaled, mon supérieur au travail. Il m'expliqua que le soleil allait arriver au Zénith, m'appela à arrêter de regarder les vagues et me proposa de monter avec lui dans sa voiture pour arriver à l'heure au travail. Là, je réalisai que quelque chose en moi avait effectivement changé ! Je relevai mes yeux vers lui avec un sang froid que personne ne m'avait connu auparavant et lui dis, en toute simplicité, que je n'allais pas au travail.
Je ne savais pas que mes propos allaient le déranger à ce point. Son visage, soudain, rougit, ses veines jugulaires s'enflèrent et il se mit à crier devant tous les clients du café. Il m'accusa de lâcher délibérément pied, participant ainsi à une conspiration qui le visait afin qu'il ne parvienne pas à terminer, à temps, le travail demandé à son service. Ainsi il n'obtiendrait pas le poste de sous-directeur qui était vacant depuis des mois, que lui disputait un autre chef de service, dont il venait de découvrir, dit-il, un lien familial m'unissant à lui.
Je le regardais, avec le même sang froid, comprenant tout à fait sa position. Nous formions dans l'administration une équipe de travail dynamique et homogène et travaillions sous sa direction sur un dossier sensible. Si Khaled comptait sur moi plus qu'il ne comptait sur aucun autre membre de l'équipe. Il ne cessait de me promettre de proposer mon nom pour lui succéder à la tête du service une fois qu'on l'aurait nommé, lui, au poste vacant. Et le temps pressait. Il nous était demandé de terminer le travail sur ce dossier dans les deux jours qui nous séparaient du délai fixé par le ministère.


J'invitai Si Khaled à s'asseoir une minute pour parler dans l'intimité de choses qui ne concernaient que nous. Je lui dis que si j'avais été à sa place j'aurais réagi exactement de la même manière. Puis j'expliquai que j'étais obligé de m'absenter pour un rendez-vous décisif pour mon avenir. Un rendez-vous que je ne pouvais ajourner et dont je ne pouvais lui dévoiler maintenant la nature. Je l'appelai à passer chez moi le soir, au cas où il voudrait le vérifier, et lui promis, "si Dieu nous prêtait vie", de travailler avec lui toute la nuit s'il le fallait.
Il ne me parut pas tout à fait convaincu. Mais il regretta d'avoir dévoilé toutes ses cartes devant tout le monde et quitta le café en tentant d'étouffer son énervement. Moi aussi, je me sentis obligé de me lever pour faire semblant d'aller à mon rendez-vous urgent qui m'avait empêché d'aller au travail. Je pressai le pas longeant la corniche et, dès que la voiture de Si Khaled me dépassa et prit le tournant en direction de l'administration, je m'arrêtai net pour réfléchir à ce qui venait de se passer et à ce qui allait s'en suivre.
Je me dis dans mon for intérieur que j'allais me présenter devant mon Dieu après avoir menti, au cours même du sursis qu'il m'avait accordé. Pire, je venais de commettre le grave péché de faire à Si Khaled une promesse tout en étant certain de mon incapacité absolue de la tenir. Qu'est ce qui l'empêcherait maintenant, comptant sur moi, d'ajourner une partie du travail d'aujourd'hui qu'il serait incapable de terminer sans que je ne lui apporte mon aide ce soir ?
Il était de mon devoir de lui dire franchement que je n'allais plus jamais revenir au travail et que l'obtention du poste de chef de service ne m’incitait plus à fournir dorénavant le moindre effort. Je devais lui avouer que le travail en tant que valeur était devenu pour moi objet de doute et de remise en question, même si le sursis venait à être commué en dispense de voyager aujourd'hui et que ma mort en était ajournée sine die. Je devais lui dire que, pour moi, la seule vérité irréfutable, la seule valeur à laquelle croire, était la mort et que, ce matin, j'étais sorti pour passer chaque instant de ces heures qui me restaient à vivre, à jouir de tous les plaisirs de la vie qui se présenteraient à moi.
Je faillis m'empoisonner les derniers instants de mon sursis en descendant aux tréfonds du sentiment de culpabilité à l'égard de Si Khaled. Mais en me remémorant ce que je venais de lui dire mot pour mot je trouvai que je ne lui avais pas menti, pas plus que je ne lui avais fait de promesse ferme. La mort est, en effet, un rendez-vous vraiment décisif pour mon avenir, le plus décisif de tous les rendez-vous, et ma promesse d'aide était conditionnée par notre vie jusqu'à ce soir, même si l'usage dominant de la formule "si Dieu nous prête vie", n'était rien de plus qu'une fioriture de langage!
Ouf ! Du coup, je récupérai toute la quiétude qui me remplissait et arrêtai de penser à autre chose qu'aux plaisirs que j'attendais encore de la vie avant mon départ définitif. J'y pensai longuement et trouvai que mes envies étaient d'une simplicité déconcertante. Je ne désirais rien de plus, en fait, que marcher quelques pas sur le sable, sentir mes pieds s'y enfoncer puis se couvrir par les vagues. Aussi pensai-je à me délecter d'un plat de piments et de sardines frites, œuvre "des délicieux doigts" de maman, comme elle nous en préparait tout au long de l'été quand j'étais enfant. C'était là un vœu formé par souci de lui laisser ce souvenir en particulier, après notre séparation ; ce qui la remplirait de bonheur du fait qu'elle se sentirait l'objet de mes dernières pensées avant mon départ.
Je descendis aussitôt à la plage, marchant à même l'eau jusqu'au vieux port. Ensuite je me rendis au marché pour acheter deux livres de sardines, des piments et des tomates et pris, enfin, le chemin de la maison. Et me voici, m'attardant à en ouvrir la porte, prenant tout mon temps à lancer un regard d'adieu aux murs de l'impasse et aux portes de ses maisons. Une fois la porte enfin ouverte, la surprise me terrassa ! L'homme tout blanc était dans le vestibule à m'attendre, avec son "dernier dossier" et son sourire docile. En me voyant surpris il me dit sur un ton sans équivoque : "c'est maintenant et ici".
J'allai lui crier de toutes les forces de ma voix, qu'il était là en train de me priver de mon vœu le plus cher et de l'envie la plus importante que je voulais réaliser avant de partir avec lui. Mais ma voix s'étouffa dans ma gorge et je sentis une main, tendre et décidée à la fois, me tirer si fort par l'épaule, que la voix de ma femme parvint à mon ouïe, apeurée, me chuchotant des dizaines de fois le nom de Dieu et m'appelant à me réveiller, à boire un verre d'eau et à prier Dieu de me protéger de Satan le maudit.

*****

J'ouvris les yeux et me retrouvai dans mon lit, ma femme tentant de me calmer après que mon agitation et mes cries l'aient réveillée. J'allais commencer à lui raconter ce que je venais de voir dans mon rêve, mais je renonçai. Je tentai de reprendre mon souffle et de réfléchir en silence à ce que voulait bien dire ce beau cauchemar, mais aussi à ce qui pourrait se retourner contre moi si j’en dévoilais la teneur à ma femme.
C'était la première fois de ma vie que je me rappelais la mort, la voyant ainsi de si près, sans en avoir peur, sauf à la dernière minute. Quand ma femme me vit ouvrir les yeux et les fixer au plafond, elle commença à caresser tendrement mes cheveux, m'engageant à parler avec elle de sujets que nous avions ajournés depuis de longues semaines, en raison de ma concentration sur mon travail administratif urgent.
J'étais là, silencieux, à écouter ma femme, lui donnant parfaitement raison sans le lui déclarer. Et elle était allongée à coté de moi, à me rappeler tous les dossiers urgents de l'administration dont le traitement ne demandait pas plus de quelques jours de travail intensif, mais dont le nombre s'était mis à se multiplier au fil des semaines, vraisemblablement, à n'en plus finir. A chaque fois qu'un nouveau dossier urgent arrivait au service, on nous assurait que ce serait le dernier. Et, de mon côté, je jurais, à chaque fois, à ma femme, que j'acceptais de m'associer à l'effort exceptionnel de l’équipe, mais que ce serait le dernier dossier sur lequel je m'engagerais autant, avant de me consacrer entièrement à la satisfaction de ses demandes à elle.
Elle avait raison d'attirer mon attention, pour la millième fois, sur l'état de grande fatigue dont je commençais à souffrir et dont les répercussions sur ma santé commençaient à devenir évidentes. Elle avait aussi raison en décrivant l'état inacceptable de saleté et d'humidité des murs qui nous abritaient et du toit que je continuais à fixer en faisant mine de l'écouter. Alors que je ne cessais de lui promettre, depuis un an déjà, de m'en occuper, "au plus tard dans la semaine". Et elle avait toujours raison en énumérant tous les travaux domestiques qui nécessitaient l'intervention "de l'homme de la maison", de son "pilier", mais que je ne cessais d'atermoyer en attendant de terminer mon travail sur le dernier dossier.
Je continuai à l'écouter en silence, tout à fait convaincu qu'elle avait raison en tout. Encouragée par mon attitude détendue, due à la fatigue qui alourdissait tous mes membres en dépit de toute une nuit de sommeil, et qu'elle devinait favorable à toute sorte de concessions, elle faillit évoquer notre éternel sujet de désaccord, celui là même qui nous empoisonne l'existence, dès que l'un de nous ose l'aborder en cherchant à tirer profit de la faiblesse de l'autre. Mais, heureusement pour nous deux, la sonnerie du réveil matin retentit, annonçant sept heure pile. Alors, je sautai du lit, décidé comme jamais je ne l'avais été.


Enfin je parlai, je parlai comme "l'homme de la maison", comme son "pilier". Et c'était pour lui dire que tout ce qu'elle venait de dire était juste, que toutes ses demandes étaient recevables mais qu'aujourd'hui, j'étais malheureusement décidé à envoyer au diable tous les engagements et en enfer tous les rendez-vous pour concentrer toute mon attention sur un seul sujet : le dernier dossier… celui de l'administration, évidemment !

Le Haikuteur - Tunis

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