jeudi 16 octobre 2008

La Boussole de Sidinna 3 / La Sania de Sawana

Mon année sur les ailes du récit (33/53) La Boussole de Sidinna (3/23) – 17 octobre 2008


Chemin premier :


Mon étoile au nord


Orientation troisième :


La Sania de Sawana


" Le rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur



Oh mon Dieu…Oh mon Dieu! Un chat à sept âmes, Mohamed Lamjed, fils de Tante Khaddouja. Je le jure au nom de Dieu l'unique ! C'est au-delà de la logique ! C'est un vrai chat aux sept âmes, Mohamed Lamjed Brikcha. Oh mon Dieu !
Comment se peut-il qu'on l'ait retrouvé après une si longue absence ? Comment ? Après que ma tante ait fait son deuil et qu'elle se soit fait délivrer un certificat de décès, comment se peut-il que son fils soit vivant ? Evidemment que je suis content pour ma tante. La pauvre, elle peut, au moins, reprendre des forces et se remettre, de nouveau, sur pieds. Et, si son fils est en prison, comme le prétend sa sœur Rachida, qu'à cela ne tienne. La prison est pour les hommes et tant qu'il y a vie il y a retour. Mais comment ? Comment ?



Cette information, moi, je ne peux même pas l'assimiler. C'est illogique. C'est certainement un mensonge. Serait-ce le premier avril, aujourd'hui ? Mais nous sommes en plein automne ! Y aurait-il aussi un poisson d'octobre ?
Aujourd'hui, tout le monde veut m'accuser d'avoir inventé l'histoire de la mort de Mohamed Lamjed Brikcha et de l'avoir répandue en ville ! Qu'ai-je fait, moi ? J'ai simplement cru celui qui m'a dit qu'il l'aurait vu à La Chebba, la veille du naufrage des "Clandestins". Et comme, avant le naufrage, tout le monde disait que le fils des Brikcha avait disparu pour aller "brûler" vers l'Italie, et bien il était naturel que nous en déduisions tous qu'il avait péri avec les "brûleurs" disparus.
Même Carla Piccolo m'a soumis à un interrogatoire en règle. Cette fille de chien ! Depuis qu'elle a eu vent de l'information, elle redoute qu'il y ait quelque chose entre moi et Aïchoucha Bent Laajel. Elle parait plutôt soulagée, la fille de P..., que Mohamed Lamjed Brikcha soit réapparu. Elle pressentait que je lui cachais quelque chose de grave et, maintenant, elle croit que le retour du fils de tante Khaddouja va me démasquer. Même Néji Laajel m'a invité à dîner chez lui, sans ma femme. Dans sa voix, il y avait quelque chose d'inhabituel. C'est du moins ainsi que je l'ai ressenti. Il m'a paru présager, lui aussi, que l'arrestation de Mohamed Lamjed et sa probable soumission à l'analyse génétique, constituerait un danger pour notre plan. Il m'a semblé qu'il voulait me demander des comptes, comme si moi, j'étais responsable de sa mort, ou comme si j'étais à l'origine de sa résurrection. Commencerait-il, lui aussi, à se douter d'autre chose?
Vous êtes, tout de même, bizarres ! Mon intention était honnête, moi ! Quel intérêt aurais-je à prétendre que mon cousin est mort en mer ?
Mais, moi aussi je suis bizarre, quand même! En quoi le retour de Mohamed Lamjed Brikcha à la vie me dérangerait-il? Et pourquoi suis-je aussi perturbé, aussitôt au courant de l'information ? Pourquoi ai-je quitté la maison, comme si je voulais éviter une confrontation avec Carla Piccolo? Pourquoi ai-je laissé mon restaurant flottant, comme si je fuyais le spectre de mes conquêtes faites à son bord? Pourquoi ai-je décliné l'invitation de Néji Laajel à dîner, comme si je fuyais le regard de sa fille Aïchoucha ou évitais la vue de la petite Mayara, fille du pêché? Qu'est ce qui m'a poussé à éteindre mon téléphone portable et à me retirer ici ?

*****

Et me voilà passant la nuit dans la Sénya de Sawana, dans ce Borj sur le point de s'écrouler et dont l'électricité est coupée depuis des années. Voici que je m'isole dans ce terrain délaissé, dont le puits a été enterré sous la pierre et où, de toute la végétation, seuls sont restés en vie deux oliviers, un vieux palmier et une haie de figues de barbarie. La Sénya de Sawana. C'est ainsi que nous l'appelions tous, mais c'est Mohamed Lamjed Brikcha qui lui avait donné ce nom.



C'était lors de ces vacances d'été que nous avions passées, Mohamed Lamjed et moi, chez notre grand-mère Doraïa Jaaïda, paix à son âme. Grand-mère n'aimait pas la télé. Aussi n'a-t-elle jamais laissé ce genre d'appareils franchir la porte du Borj. Mohamed Lamjed en profitait pour exiger d'elle, qu'elle nous raconte chaque soir la même histoire : "la belle Sawana, fille du noir de la nuit et de la pleine lune."
Moi, je dormais dès le début de l'histoire. Quant à lui, il veillait à l'écouter jusqu'à la fin. Depuis enfants, nous étions différents en tout. Avec moi, toute parole tombait dans l'oreille d'un sourd. Car je suis vite emporté par le sommeil. Mais lui, il "avalait" les propos de grand-mère comme on avalerait des macaronis, allant jusqu'à tout apprendre par cœur. Le lendemain matin, il venait me raconter l'histoire, ajoutant aux propos de Grand-mère absolument tout ce qu'il voulait. Et, bien évidemment, son cinéma ne m'impressionnait guère. Je ne croyais pas qu'il racontait la vraie histoire qu'avait racontée Grand-mère Doraïa. Alors il n'arrêtait pas de lui demander de la reprendre, me demandant à moi de faire attention pour m'assurer qu'il ne m'avait pas menti. Et elle, jamais elle ne s'ennuyait de satisfaire sa demande ; comme si elle trouvait un plaisir particulier à toujours raconter cette même histoire plutôt qu'une autre. Moi, comme toujours, j'obstruais mes oreilles et m'abandonnais vite au sommeil. Et, naturellement, Mohamed Lamjed ne se lassait jamais d'écouter la même histoire chaque soir, ni de me la raconter chaque matin, dans un tout nouveau style et avec, chaque jour, des événements de plus en plus bizarres.
La Sénya de Sawana. Je ne sais pas trop pourquoi j'ai filé aux Swanys dès que l'information du retour à la vie de Mohamed Lamjed Brikcha s'est répandue en ville. Est-ce l'instinct d'appropriation? Ai-je eu peur que mon cousin ne vienne me disputer la propriété de la Sénya de Sawana, la réclamant pour lui même? Ou bien ai-je voulu me prouver à moi-même que je l'avais battu par KO, depuis que la Sénya était, enfin, devenue ma propriété privée? Ou est-ce plutôt parce que, malgré tout, dans mon for intérieur, je n'avais jamais cessé d'aimer Mohamed Lamjed et que j'étais toujours nostalgique de ce temps où nous étions, lui et moi, comme des frères, avant que ne nous séparent les livres et les cahiers et que la préférence que Sidinna manifestait pour lui, à mes dépens, ne finisse par approfondir le fossé entre nous?
Je ne croyais pas, qu'après avoir gagné le procès en partage de l'héritage et que la propriété de la Sénya de Sawana m'ait été reconnue, suite à l'achat des parts de tous les héritiers, je ne croyais pas que j'allais en faire un refuge, à la première occasion où se ferait sentir le besoin de rester seul avec moi-même. Je ne croyais pas non plus, qu'en y arrivant, j'allais y trouver Mohamed Lamjed Brikcha, remplissant l'espace et occupant les lieux, comme s'il en était le propriétaire et qu'il allait m'imposer sa présence en s’immisçant dans mes souvenirs d'enfance.
Il est vrai que j'étais un peu en colère contre Mohamed Lamjed, bien avant qu'il ne quitte la ville et ses habitants. Il est aussi vrai que nos relations, depuis mon retour définitif au pays, s'étaient limitées à "bonjour", "bonsoir". C'est que je l'avais trouvé au chômage, passant et repassant, sans succès, le concours du CAPES (1) et ne trouvant aucun emploi. Je m'étais dit : "autant faire du bien en l'engageant pour travailler sur mon chalutier. Car Mohamed Lamjed avait, quand même, l'expérience de la mer et des marins. Il était, quand même, le fils de Raïes Brikcha. En plus, son éducation avait été assurée par notre oncle maternel, Raïes Nasser Jaïed.

A vrai dire, l'idée venait de ma femme, Carla Piccolo. C'est une vieille bâtarde, fruit d'une hybridation entre les races humaine et canine. Elle calcule tout au vol et sa seule religion est l'Euro ou le Dinar. Mais c'est quand même une femme qui a du cœur. Ma défunte mère lui avait parlé du chômage de Mohamed Lamjed, de ses diplômes et de sa connaissance de la mer. C'était le jour où il était venu rendre une dernière visite à sa Tante Qmira, quelques semaines avant sa mort.
"Nous lui offrirons un travail et il ne restera pas au chômage", lui avait répondu Carla Piccolo. "Laisse tomber, lui avais-je rétorqué, il y a un vieux différend entre nous!" Mais, finalement, j'ai été vite convaincu. J'ai alors dit "d'accord, ce sera gagnant-gagnant. Je lui confie le chalutier pour qu'il soit mon œil auprès de mes marins et je me consacre à mon restaurant flottant." Et j'ai exposé l'idée à tante Khadouja. Je me suis spécialement rendu chez elle. Je lui ai dit : "Je le payerai deux cent dinars par mois et, contrairement aux autres, il aura droit à sa soupe." Pauvre tante, elle au moins ne me déteste pas. Que dieu lui rende la santé. Elle m'a dit textuellement : "bonne idée. Vous êtes frères, après tout. Vous vous réconciliez et mettez la main dans la main. C'est toujours mieux pour lui que le chômage." Et elle lui a transmis ma proposition.
Qu'y avait-il là dedans qui le fasse monter sur ses grands chevaux et se pavaner tel un paon, alors qu'il avait les pieds dans la merde ? Il avait refusé, le bâtard, sauf mon respect pour ma tante. Eh oui ! En ce temps là, Il y avait déjà trois ans qu'il était au chômage. Et pourtant, il s'était permis de refuser une offre aussi généreuse que la mienne. On m'a rapporté qu'il avait dit :"Le fils des Brikcha est maitrisard, il ne travaille pas chez Ameur El Bintou". Qu'est-ce à dire qu'il soit maitrisard ? On m'avait aussi rapporté qu'il avait dit: "si Sidinna était vivant, il m'aurait interdit de traiter, en quoi que ce soit, avec le fils de tante Qmira."
Qu'est-ce qu'elle m'a fait mal, cette réponse venant de toi, cousin !
Et toi, Sidinna, l'aurais-tu vraiment empêché de travailler avec moi si tu étais vivant ? M'entends-tu là ? Dis-moi, mon oncle ; dis-moi, Nasser Jaïed, es-tu là pour m'entendre ? Et toi, Mohamed Lamjed, es-tu vraiment en prison, comme le prétend Rachida, ou bel et bien mort, comme l'affirment les rumeurs de la ville ? Est-ce ton âme qui est là à papillonner dans le noir de la Sénya de Sawana?
J'ai toujours ce sentiment d'amertume, à chaque fois que je me rappelle ta réponse, ô Majda, fils de ma tante ! Elle tonne encore à mon oreille, comme si tu la prononçais à l'instant ! Qu'est ce qu'il a de si mal, Ameur El Bintou?
… Voici que je me mets à me parler à moi-même à haute voix. Tu dois savoir maîtriser tes nerfs. Car, si je tu continues à délirer ainsi, tu finiras par devenir fou, mon vieux Ameur. La Sénia serait-elle habitée par les Djinns, comme l'affirmait ma grand-mère, Doraïa Jaïda ? Nul doute, dans ce cas, que l'âme de Sidinna habite par ici. L'âme de Mohamed Lamjad Brikcha aussi, certainement ! Ou bien serait-ce le vin qui commence à me monter à la tête ?
Qu'est-ce qui déshonorerait le fils de ta tante Qmira, ô "Majida la studieuse" ? Qu'est-ce qui déshonorerait ton cousin, Majda "le gâté", Majda "le débile", le "possédé" ? Et toi, Sidinna, qu'est-ce qui déshonorerait ton neveu? Qu'est-ce qui déshonorerait le fils de ta sœur Qmira, Ô Raies Nasser Jaïed, mon oncle maternel chéri ?
…Mais tais-toi Ameur El Bintou ! Qu'est ce que tu as à crier ainsi en cette maudite nuit ? Si quelqu'un passait par ici, il pourrait t'entendre ! Maîtrise un peu tes nerfs, mon vieux ! Qui dit que Mohamed Lamjed Brikcha est effectivement en vie ? Qui l'aurait vu, à part sa sœur Rachida ? S'il était réellement en prison, on nous aurait permis la visite. C'est elle qui dit qu'il serait interdit de visite et qu'elle n'aurait pu le voir qu'avec une autorisation exceptionnelle et pour des raisons humanitaires. Mais qui prouve que ce n'est pas une simple rumeur lancée par la police, de connivence avec Rachida, en vue de coincer l'une des personnes recherchées ?

Dans tous les cas, Ameur, il faut toujours savoir être vigilant. Mais c'est, quand même, bizarre ! Vraiment bizarre ! Mohamed Lamjed Brikcha, vivant ! Dieu soit loué, il réinsuffle la vie aux os vermoulus!

Le Haïkuteur …/… à suivre

(1)- Concours auquel sont soumis les maitrisard pour obtenir le Certificat d'aptitude professionnelle à l'enseignement secondaire.

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