jeudi 9 octobre 2008

La Boussole de Sidinna / Ô lune de la nuit !

Mon année sur les ailes du récit (32/53) La Boussole de Sidinna (2/23) – 10 octobre 2008

Chemin premier :

Mon étoile au nord

Orientation seconde :

Ô lune de la nuit !

" Tout rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur

Voici des extraits d'un document puisé dans le dossier de l'accusé Mohamed Lamjed Ben Habib Ben Bahri Brikcha. Le document original est une transcription de l'enregistrement de la première rencontre ayant réuni l'accusé et sa sœur Rachida Brikcha épouse Touhami, détentrice, "pour des raisons humanitaires", de l'autorisation provisoire de visite N°……., attribuée suite à la demande adressée par son avocate, maitre Ch. B. M. La rencontre a été enregistrée à la salle d'attente du pavillon de détention provisoire de…….. en date du ……… transcrite sur ordinateur et tirée sur papier par R. B. T. Extraits choisis par H. S. L (hsl).
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- Jusqu'à quand vais-je continuer à te parler et toi à te taire ainsi ?
- ……..
- Veux-tu que je m'en aille ?
- Non… Attendez, s'il vous plait… votre voix me plait !
- Oh Merci… Tu me fais rire enfin. Tu plaisantes évidemment.
- Votre voix est tiède. Elle renvoie à un temps modeste auquel je suis nostalgique, mais lequel? Elle fait planer au dessus d'un lieu modeste auquel je suis attaché, mais lequel? Elle figure des gens modestes comme je les aime. Mais lesquels? Pourquoi ne vois-je, de tout cela, que de la brume? Pourquoi est ce que j'éprouve clairement la nostalgie sans retrouver aussi clairement le souvenir?
- Lamjed, aie pitié de mes larmes, mon frère ! Ne m'effraie pas davantage ! Je suis ta sœur, ta sœur, tu comprends, Majda ?
- Bien sûr que je comprends : "Tous les croyants sont frères", mais il y a parmi vous certains qui me veulent du mal.


- S'il te plait Majda, ne me redis plus ça. Ecoute-moi ! Tu peux me faire un petit signe rassurant si, pour une raison ou une autre, tu simules la folie.
- …. (ici l'accusé entre dans une crise de cris hystériques. Il est clair que ceci lui arrive à chaque fois que s'intensifie sur lui la pression-hsl)… Non, de grâce non ! Je ne suis pas fou et je ne simule pas la folie ! Non, de grâce ! Je l'ai mille fois dit à vos collègues. Ce n'est rien qu'une période durant laquelle ma mémoire s'absente complètement. Elle reviendra, inéluctablement. Ma mémoire sera là, je vous dis. Pourquoi tenez-vous tant à m'interroger pendant mes périodes de crise? Je vous conjure, ayez pitié de moi. Je ne suis pas un criminel ! Attendez que revienne ma mémoire et je répondrais à toutes vos questions…!
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- La salle est froide.
- Froide! Toute la prison l'est, de nuit surtout, mais aussi de jour.
- L'été est fini.
- Toutes les saisons se ressemblent vues d'ici. Mais, oui… oui, il se peut que l'été soit effectivement fini.
- Depuis quand es-tu là ? Essaye de t'en souvenir!
- Une période aussi longue que l'éternité. Je me souviens maintenant. Cette nuit là, la lune était pleine. J'étais allongé dans le zodiaque pneumatique, après en avoir éteint le moteur. Et, content de l'avoir échappée belle, je chantais aux vagues fines et sombres de la nuit "Ô lune de la nuit, éclaire-moi!" C'est mon chant qui les avait attirés vers moi. Autrement, ils ne m'auraient pas atteint. Ils se sont abattus sur moi et m'ont conduit au centre des gardes frontière. De là, ils m'ont emmené directement ici.
- Concentre-toi, Lamjed, et essaye de te souvenir! Tu tentais donc de "brûler", n'est-ce pas?
- … (ici, l'accusé entre à nouveau dans une crise de cris hystérique-hsl)… Vous êtes avec moi ou contre moi ? Vous êtes une sœur, qui vient rendre visite à son frère ou une femme officier, qui vient poursuivre l'interrogatoire ? Vous êtes sans doute avec eux ! Quand allez-vous comprendre que j'ai trouvé le zodiaque sur la plage par hasard ? Que je l'ai utilisé pour m'enfuir de quelques criminels qui voulaient… (propos incompréhensibles-hsl)…?
- Que dis-tu ?
- Non je n'ai rien dit. Ne m'avez-vous pas dit que vous étiez ma sœur ? Alors je n'ai rien dit !
- Mais pourquoi cris-tu comme ça ? Oui, je suis ta sœur. Crois-moi, même si tu ne te souviens pas de moi. Je suis Rachida Brikcha, Lamjed. Et je t'ai interrogé pour savoir ce qui t'est arrivé et non pour poursuivre l'interrogatoire.
- Je ne vous ai pas reconnue, croyez-moi. A cet instant, ma crise se poursuit toujours et je n'ai encore aucun souvenir d'avoir une sœur. Mais que cette sœur s'appelle Rachida, voilà qui multiplie mes doutes.
- Je m'en vais alors.
- Au contraire. Si vous étiez vraiment ma sœur, alors vous attendriez que ma mémoire me revienne.
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- Excuse-moi Rachida, pardon petite sœur. Vous avez, tous, toutes les raisons de ne pas me croire. Mais je suis malade, Rachida, malade et non simulateur. Moi-même, quand je reviens à mon état normal, je crois à peine ce qui m'arrive. Ce n'était, cette fois-ci, qu'une petite crise passagère. Mais le pire c'est que, même après ma sortie de ce type de crises, je suis toujours incapable de me souvenir d'une partie entière de ma vie, s'étalant sur plus de trois mois. Il ne m'en revient pas la moindre image. C'est comme si je ne l'avais jamais vécue.
……(L'accusé observe un long moment de silence. Sa sœur ne l'interrompt pas-hsl).... Personne, ici, ne me croit. Tous soupçonnent que je prétends l'amnésie pour fuir mes responsabilités. Et s'ils disaient vrai, je serais impliqué aussi dans une tentative de meurtre sur une vieille dame et d'incendie de sa récolte céréalière, ainsi que dans des opérations de contrebande à travers les frontières et bien d'autres affaires. Je leur ai dit : "il se peut". Parce que je ne me souviens effectivement de rien. Si j'avais voulu me disculper, j'aurais simplement nié en bloc. Mais moi, j'ai dit : "il se peut". Ils continuent d'enquêter sur toutes ces affaires. Mais crois-tu, toi, que je sois capable de commettre de telles actions ?
- Je voudrais ne rien croire de ce dont ils t'accusent. Car il est impossible que Lamjed, mon frère que je connais, puisse même penser à ce genre d'actes. Mais tu n'es plus ce frère que j'ai connu ! Je ne sais plus, alors, que croire ou ne pas croire. Le soir de ton départ, tu avais une personnalité toute autre. Une personnalité solide, posée ; et tu avais confiance en toi malgré tous les problèmes qui s'abattaient sur toi. Aujourd'hui je retrouve en face de moi une personnalité sur-agitée l'espace d'un moment, tendre l'espace d'un autre moment, puis, tout d'un coup, complètement effondrée. La personne que je retrouve ici n'est pas capable de demeurer stable, cinq minutes de suite.
Et puis, je ne pouvais imaginer que tu allais me mentir. Tu m'avais promis, le soir de ton départ, de revenir deux semaines plus tard. Te souviens-tu maintenant ? N'eut été ta promesse, je ne t'aurais jamais donné l'argent du voyage ni n'aurais rassuré maman. Je ne l'aurais surtout pas empêchée d'informer la police de ta fugue. Sais-tu combien de temps s'est écoulé, depuis que tu as quitté Beb-Tounes ?
- Je ne le sais pas exactement. Tout ce que je sais c'est que je n'avais alors aucune intention de m'absenter plus de deux semaines. J'allais juste remettre la boussole de Sidinna à son propriétaire initial ou à son ayant droit. J'étais persuadé que j'allais le retrouver sans difficulté, que j'allais vite accomplir ma mission et revenir aussitôt. Mais des conditions indépendantes de ma volonté ont conduit mon périple, à chaque fois, là où je ne me dirigeais pas du tout. J'ai parfois senti que c'était la boussole de Sidinna qui me poussait ainsi vers des directions auxquelles je n'avais jamais pensé auparavant. Je la conservais bien attachée à ma ceinture et marchais, confiant d'être sur la bonne voie. Aurais-je commis une faute en ne suivant pas les conseils de Sawwana qui voulait m'empêcher de courir derrière le mirage ? Mais ce que j'ai vécu me parait encore tellement vraisemblable que je ne peux croire que tout cela n'était qu'un mirage.
- Qui me dit alors que ces mêmes conditions qui avaient orienté ton périple là où tu ne l'as pas souhaité, ne t'ont pas poussé à faire des actions involontaires, exactement comme elles t'ont poussé à courir derrière le mirage ?
- Serait-ce vraiment un mirage ? Serait-ce à cause de l'offense qu'avait ressentie Sawwana, ce jour là, et à la suite de laquelle elle m'avait quitté, que ma mémoire a commencé à m'abandonner à son tour?
- Sawwana ? T'y voilà revenu !
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- Je suis ta sœur Majda, ne te trompes pas sur mon compte.
- Mais non tu es avec eux et contre moi… (soudain, il revient à ses cris hystériques-hsl) Vous êtes tous pareils…
- Que tu sois mon frère ainé ne t'autorise pas à me parler sur ce ton.
- Et que tu sois ma sœur ne t'autorise nullement à interférer dans mes affaires. J'ai le droit d'aimer qui je veux, moi, et même de changer de peau si je le veux. Je suis à Aïchoucha et Aïchoucha est à moi. Me verrait-elle mourir devant ses yeux, m'inhumerait-elle de ses propres mains, personne ne me remplacera dans sa vie. Les Laajel recevraient-ils à veiller, chaque soir, mille Ameur "El Bintou", celui-ci offrirait-il mille Bateaux de pêche pour se l'approprier, et bien Aïchoucha ne lui appartiendra jamais. Aichoucha est mon affaire personnelle. Je ne te permets pas, ni même à Khaddouja, d'en parler.
- J'ai juste posé la question pour comprendre si…
- T'ai-je posé la moindre question, moi ? Ai-je cherché à comprendre quoi que ce soit ? T'ai-je demandé, par exemple, pourquoi tu as changé, toi aussi? J'ai failli ne pas te reconnaître, même après ma crise! Regarde ton visage enduit de produits cosmétiques. T'ai-je demandé pourquoi tu t'es mise à te maquiller? N'as-tu pas toujours reproché à Aïchoucha de le faire, soutenant que seules les femmes mariées y avaient droit? Regarde tes cheveux teints en blond alors que tu es brune. T'ai-je dit que c'était un manque manifeste de goût ? T'ai-je reproché de prendre maintenant du ventre, alors que tu avais toujours fait attention à ta ligne? Ai-je interféré dans la moindre de tes affaires ?
- Tu ne m'écoutais pas, n'est-ce pas ?
- C'est à toi de m'écouter. Si l'objectif de ta visite est de ternir l'image d'Aïchoucha afin de m'en éloigner, et bien la visite est terminée, mademoiselle ! Compris ?
- Mademoiselle ? Tu dis mademoiselle ? Qu'est-ce qui t'arrive, Majda ? Je viens de te dire que je n'ai pas laissé mon mari entrer avec moi, pour que votre première rencontre n'aie pas lieu en prison. Tu n'as pas compris ? Je me suis mariée Lamjed et, en ce moment, je suis enceinte. Est-ce que tu comprends maintenant ? Pourquoi n'entends-tu que ce que tu veux entendre ? Est-ce aussi l'effet de ton amnésie ? Je me suis mariée, Majda, et mon mari travaille comme chauffeur. Il est chargé d'approvisionner le magasin où je travaille… Pourquoi te tais-tu, maintenant ? Dis n'importe quoi!
- Mes félicitations.
- Et pourquoi tu le dis comme ça, l'air déçu? J'ai renvoyé bien des prétendants quand j'avais encore le temps d'attendre. Tu étais avec nous, alors. Tu étais notre homme, notre soutien. Nous alimentions l'espoir de te voir décrocher un emploi afin que tu subviennes à nos besoins et m'aides à financer mon trousseau. J'aurais épousé alors, avec ton consentement, un mari à ton goût. Je refusais de me marier pour échapper à une situation où il m'aurait été demandé des comptes si jamais je dépensais mon argent pour subvenir aux besoins de ma famille d'origine, alors que j'avais un frère ainé encore en vie. Mais puisque je me suis retrouvée sans soutien, n'ai-je pas le droit de trouver protection auprès d'un homme? Puisque nous n'avions plus de nouvelles de toi depuis plus d'un an et que la police avait perdu tout espoir de te retrouver, n'avais-je pas le droit de prendre en main ma propre destinée? Puisqu'on t'a considéré comme disparu, soit donné pour mort, après le naufrage du bateau des "brûleurs" au large de la Chebba, voulais-tu que je me soumette à la tutelle de Ameur El Bintou, alors que tu connais ses intentions ? Ou bien voulais-tu que la maison des Brikcha demeure sans homme ? Voulais-tu qu'elle soit habitée par une vieille fille, à jamais célibataire s'occupant, seule, d'une vieille femme, à jamais paralysée? Est-ce pour cela que tu fais semblant d'ignorer ce que je te dis à propos de mon mariage ? Est-ce pour cela que tu cris, cherchant à m'intimider ?
- Paralysée ?
- Oh..!
- Tu veux dire que c'est Khadouja qui … ?


- Désolée… Je ne voulais pas t'en informer. Tu as assez de soucis avec ta prison et l'issue incertaine qui t'attend. Ce sont tes cris qui m'ont poussée à te le dire. Mais quelle vieille femme autre que Khadouja habiterait dans la maison des Brikcha ? C'est de ta mère qu'il s'agit. Oui! C'est "Di Jay" qui est paralysée, Majda. Une hémiplégie, un fauteuil roulant et de grandes difficultés à parler.
- En raison de mon départ ?
- Plutôt en raison du maudit forfait que tu as commis avant de partir. Quatre mois après, l'information s'est répandue en ville, que tu aurais "brûlé" et péri en mer. Radhia Bent Kahla est alors venue à Beb Tounes pour informer ta mère. Elle lui a tout dit d'un bloc. Et c'était au dessus de ses forces.
- Mais qu'a-t-elle dit, Radhia Bent Kahla ?
- C'est toi qui le sais. A moins que tu ne sois pas vraiment certain de la fidélité d'Aïchoucha ! Mais l'important maintenant n'est pas ce qu'elle a dit. La tragédie est maintenant que Khadouja ait reçu un choc paralysant, que Néji Laajel ait déposé un recours en reconnaissance de paternité contre un homme mort qui a fréquenté sa fille maritalement et qu'Aichoucha ait quitté la faculté parce qu'elle était tombée enceinte. Elle a accouché d'une petite fille.
- Aichoucha ? une petite fille ?
- Oui, Aichoucha a une petite fille et elle prétend que tu en es le père ! Elle lui a donné pour nom Mayara, prétendant que cela prouverait son attachement à toi !
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- La visite est terminée, madame. Suivez-moi, si Lamjed !
- Veux-tu que je t'amène maman à la prochaine visite?
- Non… Je ne veux pas que Khadouja me voie avant que je récupère ma mémoire. Ils ont promis d'appeler un médecin spécialiste pour m'examiner. Après, ils me transféreront, peut-être, à l'hôpital. Dis simplement à "Di Jay" qu'elle me manque, que j'ai mal pour elle et que je lui reviendrai lorsque mon innocence sera totalement établie. Dis lui aussi que les femmes ne sont pas… non, ne lui en dis rien ! Laisse entre nous ce que je viens de te dire. Dis lui seulement que la seule accusation convaincante portée contre moi est celle d'avoir volé un zodiaque pour pouvoir échapper à des criminels qui me voulaient du mal.
- As-tu besoin d'autre chose ?
- Des livres, j'aurais besoin de livres. Il se peut que mon séjour se prolonge quelque peu ici. Depuis que je suis sorti de Beb-Tounes, je n'ai pas tenu en mains un livre. Peut-être que la lecture m'aidera à retrouver ma mémoire. Ou peut-être reverrai-je les rêves qui ont déserté mon sommeil depuis la première nuit passée ici. Apporte-moi autant de livres que tu peux. Sur une étagère de ma chambre, tu trouveras "Le Procès" de Kafka et "L'étranger" de Camus. Amène-les-moi. Je les relirai. Peut-être y trouverais-je un peu de moi.
- Et des cigarettes ?
- Ne t'encombre pas avec ça. Je n'ai pas fumé depuis qu'on m'a arrêté. Alors fais comme si j'avais arrêté. Seulement, ne te laisse pas douter de mon innocence. Et n'oublie pas de visiter Aïchoucha, même si "Di Jay" s'y oppose. Transmets-lui mon message. Dis lui "Ne laisse pas le temps violer le vierge espoir!"
- Et la boussole de Sidinna?


- Passe à l'administration de la prison. Essaye de la récupérer. Si tu y arrives, garde là bien jusqu'à ce que je sorte d'ici. Je reprendrai mon périple pour retrouver son propriétaire. J'en ai fait la promesse à Sidinna.

Le Haïkuteur…/…A suivre

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