jeudi 2 octobre 2008

La Boussole de Sidinna / pince-moi, petite maman !

Mon année sur les ailes du récit (31/53) La Boussole de Sidinna (1/23) – 03 octobre 2008

Chemin premier :
Mon étoile au nord
Orientation première :
pince-moi, petite maman !
" Tout rapport de ceci avec le réel est pure imagination" – Le Haïkuteur

Fini le rêve !
Fini.
Je les connais, mes rêves. Je les connais parfaitement. Endormi ou éveillé, je fais des rêves. Des rêves toujours bien structurés, à la construction dramatique toujours infaillible.


Eveillé, je maîtrise parfaitement mes rêves ; ni plus ni moins que tous ceux qui rêvent les yeux ouverts. La vie qui s'agite autour d'eux les laisse sur ses rives et poursuit imperturbablement son parcours. Tels les fleuves et les rivières, elle ne dévie jamais de son cours, la vie. Eux, de leur côté, ne montrent jamais d'intérêt pour sa course effrénée ; comme si elle ne les concernait en rien.
Mais endormi, une force indéfinie, dont les plus grands scénaristes envieraient le génie, prend en mains mes rêves. Elle ne me laisse aucune emprise sur leur déroulement. Cependant, même si j'ai toujours échoué à saisir l'instant exact où je me laisse emporter par le rêve, je me rends souvent compte, bien avant de me réveiller, de l'instant où le rêve touche à sa fin. Je me prépare, alors, à l'observer. Il s'éteint, telle une bougie dont la mèche se carbonise entièrement. Il fond en noir, telle une séquence cinématographique qui passe graduellement de la lumière éclatante du jour au noir des ténèbres. Il s'écroule dans un violent fracas, tel un imposant édifice secoué par un séisme, ou s'étouffe lentement, tel l'appel d'un noyé englouti par les vagues et aspiré par les profondeurs…
… Les vagues de la nuit s'endorment autour des deux Meidas. Les lumières de la Qarraya glissent sur la surface de l'eau et viennent enlacer d'autres lumières venues de la Marina et de la Westanya. Et moi, je me vois comme au centre de ce mouvement, juste au point où l'eau enlace l'eau. Les lumières liquides m'envahissent de tous les côtés du pays. Elles soutiennent mon dos quand je m'oriente vers cet horizon d'une noirceur telle qu'il est impossible d'en distinguer l'eau du ciel… Puis il me semble être, non plus dans l'eau, mais sur le monticule. J'observe cet enlacement du haut de la grande Meida et grille sur les braises sombres de la nuit. Brulant d'envie de me baigner, je nage dans la sueur. Je regarde l'eau autour de moi et ne trouve aucun moyen d'y plonger…
Fini le rêve !
Fini.
Je pressens, par habitude, quand et comment le rêve s'abandonne à son inéluctable fin. Il y a des signes qui ne trompent jamais. Et il est clair qu'à l'instant, le rêve est fini. Très bientôt, je m'en réveillerai. Je commencerai à raconter ses détails à ma vieille maman.
Seule Khadouja sait comment interpréter mes rêves de façon à me consoler de ma tristesse, à alléger le poids de ma déroute et à me faciliter l'affrontement des heures terrifiantes de mon éveil. Parfois même, elle me rend un peu d'espoir. De quoi me permettre de remplir ma journée de rêves éveillés ou de plonger dans un nouveau livre que j'emprunte à la bibliothèque publique. Car la lecture est mon seul moyen d'évasion. Et il faut bien échapper aux assemblées de radotage des chômeurs dans le Sabat, fuir les cercles de "rince-pupilles", devant les lycées, à la sortie des filles et se soustraire aux interminables parties de belote qui se déroulent sur la Doukkana du Sabat ou dans les cafés, avec leurs joutes verbales stériles.
Je suis habitué aux rêves dont les événements durent de longs mois, voire quelques années. Je pourrais bien raconter, par exemple, un rêve que j'ai vu lors d'une courte sieste, mais dont les événements se déroulent sur une période que je peux fixer, avec exactitude, entre un jour J, d'un mois M, d'une année A et un tout autre jour, d'un tout autre mois d'une toute autre année. Le rêve ne demeure pas moins léger, d'un déroulement toujours clair et d'une restitution toujours facile. Mais c'est la première fois que je sens mon rêve s'allonger, s'alourdir, se compliquer et s'étirer à l'infini.
Le jour et la nuit se relaient. Et je suis là, au même instant, au même point du large. L'eau me supporte malgré elle. La mer n'est ni agitée ni calme. Et moi, tel un paralysé, ne sombre ni ne trouve de force pour partir. Pour la première fois je m'inquiète dans mon rêve. Je me retiens d'en sortir, craignant que ne se passe quelque événement positif en mon absence. Je regretterais alors de n'y avoir pas assisté. Mais, en même temps, je veux me réveiller sans pouvoir trouver le chemin de la réalité.
…Soudain, l'étoile du Nord scintille s'élevant de tout son éclat au dessus de toutes les autres étoiles. Elle me cligne de l'œil, me sourit, se donne à moi telle une pucelle affamée déclarant, sans pudeur, son désir. Et moi, j'ai peur. Peur de répondre à ses ardeurs…


…Soudain, c'est le doute qui m'envahit. Je me rends compte que je rêve. Et c'est le début du fil conduisant à la fin d'un songe. Je me sens vivre une scène presque identique à celle d'un roman que je viens de relire il n'y a pas un mois. Serait-ce un roman soudanais? Assurément! "La Saison de la migration vers le Nord", roman de Taieb Salah. Et la scène est sans nul doute la dernière, celle où le narrateur laisse derrière lui, au Sud, la maison de Mustapha Saïd. Il traverse le Nil en direction d'une rive au Nord et s'arrête net à égale distance des deux rives…
Je rêve souvent de vivre des scènes puisées dans des textes littéraires que je lis dans la journée. Il m'est déjà arrivé de camper, dans mon rêve, le rôle du commandant marocain dans "Othello" de Shakespeare. J'ai vécu le cauchemar de découvrir la trahison de Yago et l'innocence d'Aichoucha, ma fidèle Desdémone ; alors que je venais de l'étrangler jusqu'à la mort, dans la chambre de ma grand-mère, de mes deux mains que voici.
Il m'est aussi arrivé de me voir dans la peau de "Abou Huraira" de Messaadi. J'ai vécu les événements du "Hadith du chien". Je me suis vu terrassé sur les rochers dans une des chambres puniques, creusées dans la pierre de l'île de Ghdamsi. Je récitais dans mon délire la fameuse tirade : "Est-ce ainsi que le temps viole le vierge espoir ?" Et, sentant arriver "Kahlan" qui avait les traits de Ameur "El Bintou", fils de ma tante Qmaira, et qui cherchait à me sortir de mon coma, je lui crie: "Laissez-moi… Ô, plus bas que ravins… Plus faibles qu'esclaves… Plus vils que moustiques … Ô, enfants de l'Homme !"
Mais je ne rêve jamais ces scènes comme je les lis. C'est que la force indéfinie qui régit mes rêves me figure leurs événements dans mon environnement naturel, bien ancrés dans mon réel personnel. Je suis alors tenté de croire que ces événements ne peuvent m'arriver qu'à moi et qu'ils n'ont lieu nulle part ailleurs que dans ma ville à moi.
… Le mouvement s'élance, telle une bouffée d'espoir. Et, du coup, la scène se fige. Je me retrouve, pour la première fois, avec un rêve où rien ne se passe autour de moi, convaincu que rien ne va jamais se passer. Il me semble avoir été transporté de la plage de Qarraya, en nocturne, à celle des Swanys, le soleil au zénith. Je me vois exactement au point axial, entre les Rochers Al Ajfane à l'Ouest, l'Ile Ghedamsi à l'Est et la promenade de la Falaise, au Sud. J'hésite à prendre une décision quant à la meilleure direction à prendre pour arriver à toucher terre.
Les rayons du soleil me crèvent le cerveau. J'ai peur de mal évaluer et de parcourir une trop longue distance, sans jamais arriver à l'une de ces trois rives. Je regretterais, alors, de n'avoir pas suivi la folle envie qui m'avait traversé l'esprit durant la nuit : faire de l'eau et de l'obscurité mon linceul, me diriger vers le Nord et tenter, comme le font les autres, d'atteindre l'horizon. Les rêves sont connus pour être faits de mouvements incessants et d'événements rapides. Qui va me croire si je dis, qu'à l'instant, je suis en train de rêver en image fixe, sur un écran auquel il ne manque que l'inscription "veuillez excuser l'interruption de nos émissions" ?
Cette image la voici: je suis paralysé. Je flotte sur des vagues paralysées. Je regarde un horizon paralysé. Je n'arrive à nager vers aucune des terres fermes se trouvant derrière moi et à mes côtés. Et je suis terrifié. Je crains que ces terres fermes n'aient pu être elles aussi paralysées, tout comme moi.
- Pince-moi, petite maman ! Pince-moi, que j'arrive à me réveiller. Ou bien pince-moi, que je m'assure d'être enfin réveillé.

*****

… Le visage de Khadouja Jaïed, enfin ! Et mes yeux qui s'ouvrent. Enfin, le sourire de ma petite maman! Un sourire triste et tourmenté, un sourire qui feint la quiétude, qui tente de vivifier mon espoir. Mes lèvres s'entrouvrent. Un sourire répondant à un autre sourire. Une tristesse tentant de cacher sa tristesse à une autre tristesse. Une inquiétude tentant de faire croire à une autre inquiétude qu'il n'y a pas à s'inquiéter.
- J'étais en train de crier "pince moi maman", me crois-tu ?
- Bien sûr que je te crois, mon cœur. Mais qui te dis que tu ne rêves pas que j'ai répondu à ton cri, que je t'ai pincé et que tu t'es réveillé ?
Et Maman rit. Elle veut que son rire me fasse rire à mon tour. Ma mère est ainsi. En plaisantant, elle le fait toujours comme si elle établissait une vérité indiscutable. Qui me prouve, en fait, que je suis effectivement réveillé ?
Que de fois ai-je rêvé que je rêvais, que je m'étais réveillé et que je racontais mon rêve à maman. Et, alors que j'étais pleinement convaincu que je vivais un réel différent, plein d'optimisme et d'espoir, alors que je le fêtais avec ma mère dans la plus grande joie, mon éternelle réalité amère s'invitait à ma fête, me réveillant enfin et fermant ainsi devant moi les portes de l'horizon que le rêve m'avait ouvertes.
- Il est midi, Mejda ! Vas-tu enfin te lever mon enfant ? Au moins pour vérifier si je suis encore en vie ou si j'ai rattrapé si Habib et Sindinna ?
- Que Dieu les ait dans sa miséricorde, petite maman, et qu'il me garde ma "Di Jay", la plus belle Khadouja de Beb Tounes et du Rbat tout entier! Qu'est-ce qui te rappelle ainsi nos morts? Et pourquoi ces idées noires de bon matin ?
Je connais bien ma petite mère. Si elle commence à parler de mon défunt père, si Habib, ou de mon défunt oncle maternel, Sidinna, cela veut dire qu'elle a un problème d'argent et qu'elle regrette les jours où aucun d'eux ne la laissait dans le besoin. Cela veut dire aussi que ma sœur Rachida est sortie ce matin en ne lui laissant pas le moindre millime. Et cela veut dire, qu'en définitive, elle me blâme indirectement de n'être pas allé au bureau de l'emploi des cadres, vérifier s'ils … ne m'ont pas trouvé de solution.
Elle veut une solution, "Di Jay". Moi aussi je veux une solution, mais… Voilà six ans, et dans quelques jours le septième, qu'elle ne perd pas espoir dans ce bureau de l'emploi des cadres. Si je n'étais pas certain que cela pouvait la blesser, je lui dirais que je comprends ses allusions, que l'éternel retour à ce sujet, même par la simple allusion, commence à me fatiguer, que je me sens ainsi humilié, que je suis mille fois plus inquiet qu'elle, que je ne peux plus supporter cette situation et qu'un jour, elle se réveillerait pour me trouver en train de déchirer mes habits et de sortir de Beb Tounes, "rouge et tout nu", laissant les gamins tourner autour de moi et danser, jusqu'à ce que je devienne effectivement fou, ou que les autorités fassent de moi ce que bon leur semble.
Mais je contiens mon énervement, esquisse un sourire qui se veut doux et rêveur, et me résous à lui raconter mon rêve.
- Pourquoi as-tu le sourire si triste Lamjed ? Qu'as-tu vu, dans ton rêve, qui a pu te déranger ?
Décidément, rien ne peut échapper à la vigilance de Khadouja Jaïed. Mettrais-tu tous les masques souriants sur ton visage, elle le verrait avec son cœur de maman, et pas que de ses yeux ; et elle le trouverait nu de tout masque ! Comment vas-tu lui raconter avoir rêvé d'Aichoucha bent Laajel, alors?
Je commencerai par la mission que m'a confiée Sidinna et, quand j'arriverai à Aichoucha, je lui en parlerai par allusion ou bien je lui tairai tout à propos d'elle :
- Non… Rien de dérangeant, petite maman. Mais j'ai vu dans le rêve qu'une mission m'a été confiée et je voudrais que tu m'interprètes ce songe. Car il ne peut être que d'une importance capitale.
- Aichoucha ?
- Mais pourquoi, "Di Jay", t'énerves-tu ainsi ? Laissons Aichoucha maintenant ! C'est de Sidinna qu'il s'agit…
… Endormi dans ma chambre, dans la chambre de ma grand-mère qui est devenue ma chambre à moi tout seul, depuis la mort de Sidinna. La porte à moitié ouverte, la nuit éclairée par la lune, une lumière, en couloir, relie la porte de la chambre à celle de la Doukkana sur laquelle je dors. La lumière grimpe, me traverse et passe par la couverture atteignant la photo de mon grand-père, Sidi Bahri Brikcha, accrochée au mur, au fond de la Doukkana. Une photo ternie, en noir et blanc, d'un homme que je n'ai jamais vu de ma vie et qui, de son vivant, n’imaginait pas que, moins d'un mois après sa mort, la fille des Jaïed allait pouvoir tomber enceinte pour accoucher de moi.


Souvent, c'est le rêve qui s'invite dans l'espace de ma réalité, alors que j'ai encore les yeux ouverts, regardant cette photo que ma grand-mère Mannana avait conservée dans sa couchette. J'imagine Sidi Bahri Brikcha quittant le cadre, le soir. Il enlève son kadroun et se glisse sous la couverture de ma grand-mère pour lui tenir compagnie jusqu'au matin. Et, avant que je n'arrive à l'imaginer reprendre sa place dans le cadre, redevenant la photo ternie qu'il était, je me retrouve enlisé dans le rêve sans savoir comment.
… Cette fois-ci, le rêve entre par la porte de la chambre. Il se tient debout dans la coulée de lumière lunaire s'infiltrant depuis le patio. Il me voile la photo de mon grand-père. Je me retourne soudain. Sidinna est là qui me fait signe de la main de le suivre. Il met l'index de l'autre main sur sa bouche pour me demander de me taire. Je suis presque certain d'être dans un rêve éveillé. Mais je me lève, je descends et je suis Sidinna. Nous traversons le patio. J'ai peine à croire que je rêve. Les échelles sont dressées contre le mur à côté de l'entrée de la Skifa. Sidinna grimpe et me fait signe de le suivre là haut. Je m'exécute. Il m'indique la chambre sur les toits :
- Ouvre là Majda !
- Je n'ai pas les clés.
- Défonce le cadenas s'il le faut !
- Les gens dorment. Nous risquons de les réveiller.
- Alors défonce-le demain ou après demain. C'est sans importance. Ouvre la porte. Tu trouveras des choses que j'ai conservées depuis longtemps. Tout ce que tu trouveras ici est à toi. Vends-le si tu veux. Peut-être en tireras-tu un peu d'argent. Mais pas la vieille boussole. Elle n'est pas à moi. Cherche-la bien et tu la trouveras.
Son propriétaire était un professeur de philosophie, une de ces personnes de gauche. Il dit être venu de Tazoghrane ou de Haouarya, ou je ne sais quel village du Cap Bon. Cela fait un bail maintenant. Il s'est adressé à moi au port, de bon matin, alors que je m'apprêtais à prendre le large avec mon petit bateau. Il m'a avoué qu'il était pourchassé par la police et a juré qu'il était innocent. Il était clair, aux traits de son visage qu'il était fatigué, qu'il n'avait pas dormi et qu'il était effectivement innocent. Alors je lui ai fait confiance. Il m'a demandé de l'éloigner vers les côtes du Sud et j'ai accepté. Arrivé au large de La Chebba, il m'a arrêté et s'est apprêté à plonger pour atteindre la terre ferme à la nage comme il me l'avait déjà demandé. C'est alors qu'il ma mis la boussole dans la main, me demandant de la transmettre à qui, en entendant chanter "El Ward Gamil", découvrirait son torse ainsi, montrant un tatouage similaire à celui-ci.
Et Sidinna de déboutonner sa chemise. Il avait sur le torse un tatouage que je ne saurais décrire, mais qui s'est si bien imprimé dans ma mémoire qu'il m'est impossible de l'oublier. Il me tendit la main pour serrer fortement la mienne en me disant:
- Promets-moi de croire à ce songe. Promets-moi d'accomplir la mission même s'il te faut, pour trouver le propriétaire de la boussole, fouiller dans chaque centimètre carré du territoire du pays !
Je promis avec la discipline de celui qui ne peut refuser un ordre à Sidinna. Il me sembla alors que nous n'étions pas sur les toits de la maison mais que nous marchions sur la jetée menant au "Canar" et séparant les deux plages de la Qarraya. Il me serra longtemps contre lui et me dit :
- Je me retire maintenant et te laisse, en cadeau, la suite du rêve, afin que tu t'assures que tu ne m'as pas vu dans un rêve ordinaire, mais dans un vrai songe que tu m'as promis de croire, acceptant d'accomplir, au mieux la mission confiée.
A peine Sidinna retiré, je vois sur le sable de la plage de la grande Meida, un cercle à même l'eau où je reconnais quelques visages. Dans l'eau, quelques corps plongeaient et surnageaient au clair de la lune, parmi lesquels je reconnais celui d'Aichoucha bent Laajel, qui fuse de l'eau et court vers le cercle et …
- Non… Pas Aichoucha… Non … Dieu fasse que ça soit quelque chose de bien, mon cœur… Dieu fasse que ça soit quelque chose de bien … je t'en prie, mon enfant, n'en rêve plus, n'y pense plus. Non, ne rêve plus d'Aichoucha. Notre famille n'est pas comparable à celle de Laajel, et Aichoucha n'est pas une fille pour toi. Quant à l'affaire de la boussole, elle n'est qu'hallucination de sommeil, rien de plus. Ce soir, avant de dormir vas au cimetière ! récite une Fatiha pour l'âme de ton grand-père, une autre pour celle de ton père et consacre une Fatiha spéciale à Sidinna !
J'étais certain que maman allait se fâcher rien qu'en m'entendant prononcer le nom de Aichoucha. "Di Jay" ne croit pas un instant que j'en rêve réellement. Elle est certaine que je prétends en rêver juste pour la pousser, elle, à aller me la demander en mariage, auprès de son amie Radhia bent Kahla. Qu'aurait-elle dit, alors, si elle avait appris tous les détails du rêve.

… Le sable sous mes pieds est soie. Néji Laajel en personne, relève son corps tout de muscles et de graisse et vient m'accueillir, précédé par un large sourire que personne ne lui a connu avant moi. Et Radhia Bent Kahla qui me présente à ses hôtes :

- Mohamed Lamjed, fils de Habib Brikcha. Sa mère est Khadouja Bent Jaïed, ma sœur, l'autre moitié de mon âme. Majda est un professeur, encore au chômage. Mais un vrai grand professeur, aussi grand que Sousse et Monastir réunies. Il a donné des cours particuliers d'arabe à Aichoucha. Et bien, elle a eu quatorze sur vingt au Bac.
Je commence à sentir que tout ceci ne peut avoir lieu que dans le rêve. Mais je me souviens de Sidinna me disant qu'il me laissait la suite du rêve en cadeau. Alors, je me laisse vivre, de tous mes sens, les événements de son cadeau.
Aichoucha, ma douce Aichoucha. Un corps qu'envient les mannequins et que l'eau et le clair de lune rendent encore plus excitant. La faim manque de me paralyser, donnant de moi l'image d'un impuissant devant l'ensemble des présents. Un sourire de consentement de la part de Néji Laajel, un sourire doublé d'un clin d'œil de la part de sa femme Radhia Bent Kahla et des ricanements complices de la part des visages embrumés du cercle. Et puis la main de Aichoucha qui se tend vers moi, me déclarant avoir aussi faim que moi.
Soudain, apparaît Ameur "El Bintou" et Carla Piccolo sa femme italienne, arrivant vers le cercle. Néji Laajel et Radhia se lèvent pour accueillir leurs fidèles amis, compagnons de leurs fameuses soirées enfiévrées. J'en profite pour prendre mon courage à deux mains et me jeter à l'eau. Aichoucha me rattrape et nous nageons comme des poissons. Nous nageons loin, très loin. Il me semble que nous avons atteint l'horizon, que nous sommes dans un point central entre la grande Meida et Elwestanya et que nous sommes comme au centre de ce mouvement de lumière par lequel l'eau enlace l'eau. Les lumières liquides nous envahissent de tous les côtés du pays, bénissant nos plongées, notre danse et nos rondes, nos éloignements, nos rapprochements et notre étreinte.
- Je t'offre le restant de mes jours, en propriété définitive, ne regardant plus aucune autre.
- Je m'offre toute entière à toi, en exclusivité et à jamais.
- Promets moi de m'attendre jusqu'à la fin de ce calvaire.
- Cueille plutôt maintenant ma fleur, en signe de lien indéfectible, qui nous engage tous les deux et laisse nos familles devant le fait accompli.
… Je la prends, elle me prend et les vagues de la nuit s'endorment pour bénir notre étreinte. Une fleur toute rouge flotte sur la surface de l'eau pour nous lier à jamais. Soudain, l'étoile du Nord scintille, s'élevant de tout son éclat au dessus des autres étoiles. Aichoucha disparaît complètement de la scène. Le rêve se fige totalement après m'avoir transporté d'une mer à une autre et d'une nuit sombre à un soleil crevant le cerveau…
- "Dieu fasse que ça soit quelque chose de bien, mon cœur… Dieu fasse que ça soit quelque chose de bien…"


Comme j'ai évoqué la vue d'Aichoucha dans mon rêve, la colère de Khadouja Jaïed était prévisible. Ce qui ne l'était pas du tout, c'est sa réaction à la mission à moi confiée par Sidinna. Considérer tout ce qui touche à la boussole comme simples hallucinations de sommeil, me semble un peu incohérent.
- Pince-moi, petite maman. Peut-être suis-je encore en train de rêver que je te raconte mon rêve. Pince-moi que je me réveille. Car si je ne suis pas dans le rêve, cela veut dire que la suite est d'amertume et de noirceur.

Le Haïkuteur… /… à Suivre

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