jeudi 31 juillet 2008

La liste d'attente

Mon année sur les ailes du récit / texte 24/ 1 Aout 2008

La liste d'attente

Chaouch Mansour frappa à ma porte dès qu'il regagna la cité, au beau milieu de la nuit. Il vint m'annoncer que mon nom était inscrit sur la liste officielle d'attente. Naturellement, ma femme à laquelle rien jamais ne plaisait, n'y vit pas un événement nécessitant que Chaouch Mansour monte en personne au dernier étage de l'immeuble et frappe à notre porte, à cette heure aussi tardive. Quant à moi, j'avoue que ma joie m'empêcha de dormir pour le restant de la nuit. Enfin, on s'était souvenu de moi ! Enfin j'étais inscrit sur une liste ! L'essentiel n'est-il pas toujours de participer ? Arriver à faire partie de cette liste, sans aucune demande de ma part, n'est-ce pas, en soi, un grand honneur?
En dépit de la fatigue qui s'empara de moi vers l'aube, je quittai tôt mon appartement pour me préparer. Ce n'était pas une mince affaire, en effet ! Et il était nécessaire que je me montre à la hauteur de l'événement et que je sois prêt, à tous points de vue. La timide lumière qui s'infiltrait dans les rues de la cité et aux entrées de ses immeubles les teintait, ce jour là, de la couleur de l'honneur qui leur était échu, en raison de l'inscription de l'un de leurs citoyens sur la liste d'attente.


Je m'installai au café du coin en attendant l'ouverture des commerces. Le serveur vint prendre ma commande. Et je lui répondis que l'excès de bonheur me donnait le sentiment d'avoir l'œsophage obstrué. Mais je lui demandai de faire l'addition de toutes les tables dont les consommations n'étaient pas encore payées. Il commença à faire ses comptes en ne cachant pas l'étonnement que lui inspirait mon acte, me demandant toutefois si je fêtais un Baccalauréat ou un diplôme de "Neuvième". Je lui expliquais que la question était beaucoup plus importante, mais que toutes les informations que j'avais, jusque là, consistaient en ce que m'avait rapporté Chaouch Mansour, à savoir que j'étais inscrit sur la liste officielle d'attente. Tout le reste était bien évidemment entre les mains de Dieu qui déciderait ce qu'il voudrait. Le visage du serveur, alors, s'illumina et il m'assura qu'il entendait parler, toujours en bien, du Chaouch Mansour et savait que tout ce qu'il disait était à cent pour cent exact ; surtout en matière de liste d'attente.
Sur ce, je lui payai toute l'ardoise augmentée du prix d'un café supplémentaire, à lui offert en guise de "Mabrouk". Et l'information se propagea au café. Tous ceux qui y étaient attablés vinrent me féliciter comme s'ils faisaient partie de mes amis les plus fidèles. Pourtant aucune personne, là-bas, ne me connaissait ! Un vieil homme d'une crédibilité certaine s'était même approché de moi. Il me serra la main, me donnant davantage confiance en moi, et m'assura que les pensées positives qui m'étaient venues, en premier, à l'esprit, étaient le signe que mes affaires seraient, grâce à Dieu, menées à bien.

*****

J'étais le premier client à entrer au bureau de poste de la cité, ce matin là. Je retirai tout le solde de mon livret d'épargne et me dirigeai vers la première boutique qui vendait du prêt-à-porter pour hommes. Je m'achetai un nouveau complet avec une chemise blanche et une cravate de luxe. Puis je gagnai le marché central d'où je remplis de légumes et de fruits deux grands couffins. Et comme le poisson était plein de Baraka en de telles occasions, je fis le détour par le marché aux poissons et y choisis la variété la plus chère et en quantité suffisante pour rassasier toute la famille et même ceux qui viendraient nous rendre visite. Même si aucun voisin de la cité n'avait l'habitude de monter à notre appartement du dernier étage, et si aucun proche n'avait le courage de prendre les moyens de transport en commun pour venir nous rendre visite dans cette cité éloignée.
Sur le chemin du retour à la maison, je sentis une force intérieure me pousser à choisir immédiatement l'endroit idéal. Aussi me trouvai-je le plus spontanément du monde sur la place des Martyrs pour repérer, sans attirer l'attention de quiconque, un emplacement central qui me permettrait d'attendre avec le moins possible de fatigue et le plus possible de chances. Mais je jugeai qu'il me fallait me réveiller très tôt le lendemain, si je voulais bénéficier de cet emplacement en particulier, et arriver avant que personne d'autre ne vienne occuper la place et me rendre difficile ma mission.
Il ne me fut difficile de m'empêcher de dormir tout au long de la journée. Mais je pus supporter la fatigue grâce à ma foi et à la volonté qui m'avait animé. Je dinai dès le coucher du soleil et m'endormis comme un roc. Les tambours du Pacha n'étaient, alors, plus capables de me réveiller. Sauf que je passais toute la nuit sous l'emprise de cauchemars dont je n'avais d'autres souvenirs que le fond sur lequel se déroulaient leurs événements effrayants. Un fond fait d'inondations envahissant toute la cité et d'incendies se déclarant dans les bas étages de l'immeuble, m'empêchant de distinguer le juste chemin et me privant d'arriver à temps au lieu fixé. Le tout me paraissant être une punition à moi infligée parce que j’avais raté le rendez-vous du début de l'attente, ce qui avait laissé le champ libre, à certains damnés que je n'avais pas les moyens de combattre, pour prendre ma place.
J'étais en train de me surpasser pour me réveiller et échapper à l'emprise de ces cauchemars, quand la sonnerie de mon réveil retentit exactement à l'heure que j'avais fixée. Je donnai rapidement un petit coup sur le bouton d'arrêt de la sonnerie pour éviter de réveiller ma femme avec moi et courus à la salle de bain me remettre en état. Puis je mis à la hâte mon nouveau costume avec sa cravate de luxe et me regardai dans la glace. Je vis devant moi une copie vraiment conforme d'un citoyen apte à l'attente.
Débordant de fierté, je pris mes provisions et descendis les escaliers, faisant attention à ne pas déranger les voisins. Puis je filai à toute vitesse vers la place des Martyrs. J'y arrivai avant l'aube. Et, le destin voulant me privilégier, je trouvai inoccupé l'endroit que j'avais choisi. Aussi m'y assis-je, mettant devant moi mon couffin rempli de bouteilles d'eau glacées, de fruits, de pots de yaourt et de gros morceaux de pain que j'avais farcis au beurre et à la confiture de coing, à la salade Méchouia et aux œufs, ou simplement au fromage. Mais, en dépit de toutes mes préparations, malgré toutes les précautions que j'avais prises, et sans même qu'aucun membre de la liste d'attente ne se soit présenté à cet endroit, mon attente n'était pas de tout repos.

*****

Nul doute que l'absence des autres était suspecte. Mais j'en étais content. Car leur absence signifiait que les occasions qui se présentaient à moi étaient plus nombreuses et que mes chances étaient beaucoup plus grandes que celles de tous les autres. Un seul problème allait me tracasser jusqu'à la fin : j'avais oublié de prendre avec moi un chapeau qui m'aurait protégé de ce soleil torride. Je m'aperçus de ce problème avant le lever du soleil, mais ce n'était qu'en entendant certains passant prévoir que ce jour serait l'une des plus chaudes journées de l'été, que je réalisai que mon besoin du chapeau était plus pressant que celui de l'air à respirer. Et pourtant, je ne pus me permettre d'aller à la cité pour ramener mon chapeau, de peur de constater à mon retour sur la place que ma place se trouvait occupée par les autres, comme m'en avait précisément prévenu mon cauchemar.
Mais je me rendis compte, sans tarder, que l'oubli du chapeau n'était pas l'élément le plus décourageant qui allait affecter ma prédisposition à attendre. Tandis que la journée avançait et que la chaleur augmentait, je remarquai que l'ennui commençait à s'emparer de moi, manquant de peu de m'amener à quitter définitivement la place et à abandonner ma place sur la liste. Car rien autour de moi ne se passait qui pouvait retenir mon attention ou entretenir mon espoir de voir apparaître une nouveauté digne de mon intérêt. La place me paraissait comme un lac stagnant. Comme moi, elle me paraissait, elle aussi, attendre en vain que quelque chose se passe. Il m'arriva même d'imaginer un instant que si elle n'était pas elle-même le lieu, que si elle pouvait se soustraire à son emplacement, je veux dire, elle aurait laissé les martyrs affronter seuls leur sort comme ils le pouvaient et se serait retirée de là pour sauver sa peau. Je me dis que si, au moins, elle pouvait avoir des yeux, elle les fermerait et s'endormirait pour échapper à cette monotonie asphyxiante. Les gens eux-mêmes, les simples passants, paraissaient dans le besoin d'un événement qui les empêcherait de s’assoupir en pleine rue.


Mais tout cela n'était que des divagations que Satan injectait dans mon imagination pour me pousser à l'abandon. Mais heureusement pour moi, je m'étais vite aperçu de ces manœuvres et je sus m'armer de patience et de persévérance. Aussi me jurai-je de ne jamais me retirer de la partie avant sa fin, fut-ce au prix de ma vie. Puis j'eus l'inspiration de m'occuper à regarder un à un les passants. Je me mis à braquer mon regard sur l'un d'eux en particulier et à imaginer ce qu'il pouvait endurer comme malheurs encore plus accablants que les miens et comme ennui qui dépasserait celui que j'endurais moi-même.
Le jeu était très amusant. Mais, avec l'avancement du jour, je commençai à ressentir la faim et la soif. Je me souvins des provisions que j'avais apportées et j'essayai de manger quelques bouchées du sandwich à la salade Méchouia. Mais son goût me sembla gâté. Aussi découvris-je que toutes les bouteilles que j'avais prises dans le réfrigérateur étaient maintenant proches de l’ébullition, tellement il faisait chaud. Alors je renonçai à manger et à boire, en dépit de ma faim et de ma soif, et me remis à m'amuser en imaginant les malheurs des gens, surtout ceux qui étaient venus attendre sans que leurs noms ne figurent sur la liste ou qui n’avaient apporté avec eux la moindre provision.

*****

Je reconnais pour la vérité n'avoir remarqué personne s'approcher de moi ou tenter de me disputer ma place d'aucune façon. Mais je ne sais à quel moment j'avais commencé à sentir ma tête s'alourdir puis bouillir comme une marmite, ni comment le sommeil m'envahit sans que je ne m'en aperçoive. Je tentai, au tout début, de le combattre. Mais je finis par manquer de force pour résister. Alors je fermai les yeux m'expliquant que j'allais me réveiller dès qu'on prononcerait mon nom. Et c'est ainsi que lorsque j'entendis une voix m'appeler par mon nom, j'ouvris un seul œil. Mais là, je vis un visage qui perçait le brouillard, masqué d'un morceau de tissu vert. Ce visage paraissait entre deux doigts gantés de blanc qui tentaient d'ouvrir mes paupières. Aussi crus-je le cauchemar revenu et replongeai-je aussitôt dans mon sommeil.
Je ne compris que j'étais dans la salle de réanimation d'un hôpital qu'après un temps que je ne pouvais estimer. On me dit que j'avais échappé de justesse à la mort et qu'une patrouille de police m'avait trouvé évanoui en plein cœur de la place des Martyrs, alors que le soleil était au zénith. Une heure à peine après ma sortie du coma, des policiers vinrent et rédigèrent un procès verbal alors que j'étais encore dans la salle de réanimation. Ils me dirent qu'ils étaient désolés de devoir me fatiguer en recueillant mes déclarations. Le temps passait, leur mission était urgente et mon témoignage était nécessaire et d'une importance capitale pour leur permettre d'arrêter le criminel qui aurait tenté de m'assassiner.

*****

Que de fois leur dis-je que personne n'avait essayé de me tuer, que je n'avais vu aucun criminel et que je ne supposais même pas que quelqu'un ait pu vouloir m'éliminer physiquement, comme ils l'avaient imaginé. Ils posèrent cent fois la même question et cent fois je répondis que je n'avais absolument aucun ennemi, que personne ne m'avait ôté mon chapeau et que je ne m'étais assis à cet endroit là sur instruction de personne.
Pourquoi ne voulaient-ils pas croire que toute l'affaire se résumait en l'inscription de mon nom sur la liste d'attente ? Je leur jurai que je n'avais été là que pour attendre et rien que pour attendre. Mais ils n'étaient pas convaincus. Et, quand ils virent que je ne voulais pas revenir sur mes déclarations, leurs questions changèrent de nature et ils cessèrent de me considérer comme victime. Ils commencèrent à douter de mon amour pour moi-même et je sentis à travers leurs questions qu'ils m'accusaient indirectement de conspirer contre ma propre personne. Puis ils se consultèrent et décidèrent de se retirer pour laisser aux médecins le soin de poursuivre à leur place l'instruction.
Le médecin en chef jura qu'il n'avait aucun rapport avec une quelconque instruction. Il m'assura qu'il voulait seulement m'écouter, afin de déterminer si j'avais besoin de suivi psychologique. Alors je lui tins des propos francs et redis devant lui toute la vérité : à savoir que je ne voulais pas m'exposer à un coup de soleil, que j'avais tout simplement oublié mon chapeau, que je ne m'étais pas rendu sur cette place pour protester contre quoi que ce soit et, qu'en ce qui me concernait du moins, rien ne pouvait justifier une quelconque protestation. Car tout dans mon environnement était pour le mieux, rien dans la cité ne perturbait le cours de ma vie et, au sein de ma famille, je ressentais le bonheur le plus total. Même mes différends avec ma femme étaient d'une banalité telle qu'ils ne pouvaient avoir aucune pression sur ma psychologie.
Mais c'était en vain que j'essayais de prier ou de convaincre. Mon interlocuteur était convaincu que ce que j'avais commis avait pour nom "couverture d'un criminel qui avait tenté de m'assassiner", ou tout simplement "tentative de suicide par coup de soleil", ce qui était encore plus dangereux ! Car de telles tentatives devaient cacher des calculs beaucoup plus compliqués qu'il ne pouvait découvrir tout seul. Aussi, avait-il décidé de transférer mon dossier au psychiatre, pour me protéger de moi-même, m'expliqua-t-il.


C'est quand je l'entendis prendre cette décision, que je compris que tout ce qui se passait autour de moi n'était que le dernier acte d'une comédie et que le spectacle avait débuté alors que j'étais assis à attendre à la place des Martyrs, lorsqu'un passant qu'ils m'avaient spécialement envoyé, parvint à m'endormir sans que je ne me rende compte. Aussi, en montant dans l'ambulance qui devait me transférer à l'hôpital psychiatrique, réalisai- je que les gens attroupés autour de la voiture étaient tous des concurrents. C'est pourquoi je leur dis sans détours :
- J'ai peut-être besoin d’un suivi psychologique. Mais soyez certains d'une seule chose : jamais ma disposition à attendre ne faiblira. Il m'indiffère totalement que j'attende en pleine place des Martyrs ou dans une chambre obscure à l'hôpital Razi. L'essentiel pour moi étant de continuer à y croire comme avant, toute manœuvre visant à me pousser à me retirer de la liste d'attente est donc, d'avance, vouée à l'échec.

Le Haikuteur – La Manouba

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