vendredi 18 juillet 2008

Am Idriss à Web Shakhsoon(2 de 3)

Mon année sur les ailes du récit / texte 23b sur 53/ 18 juillet 2008

Am Idriss à Web Shakhsoon*
Essai de narration critique (2 de 3)


Acte quatrième : La voie de la certitude


J'allais oublier que les prévenus assis maintenant sur le banc des accusés, étaient dans la cage de fer, sur ordre de Sali. Mais "Dada" me le rappela et je commençai par demander à Sali de se lever, de prendre Saïd dans ses bras, en signe de respect pour la Cour et que l'un d'eux parle au nom des deux pour informer la Cour de leur identité, de leur qualité et de ce qui avait motivé ce recours à la justice. Sali s'exécuta et dit:
- Je suis Sali Ben Mohamed, le marocain, et mon ami est Saïd Youssefi. Tous les deux, nous sommes des personnages créés par Rachid Idriss. Nous sommes les plaignants et nous intentons ce procès contre les personnes assises sur le banc des accusés.
Je lui avais demandé de détailler ce qu'il reprochait à chacun d'eux. Il désigna l'homme aux habits mouillés et l'accusa de prétendre s'appeler Fayeq alors qu'il ne s'agissait en fait que de Rachid Idriss en chair et en os, son auteur à lui et celui de tous ceux présents devant la cour en cette séance. Il prétendit aussi que ce vieil homme s'était infiltré dans le livre "Insomnie sur papier"* déguisé en personnage de fiction, le désignant comme principal accusé dans cette affaire. Puis il montra la femme affirmant qu'elle s'appelait "Oummi Sissi" et que tout Web-Shakhsoon" était solidaire avec elle, contre son auteur qui lui avait intenté un faux procès, l'accusant de l'avoir tué, alors qu'il était toujours en vie.


Sali ajouta qu'il accusait Oummi Sissi d'avoir totalement transformé son apparence et trahi sa race de personnage de fiction, prenant parti pour l'auteur. Il dit porter la même accusation de trahison de la race contre Jha, l'homme qui était assis juste à côté d'elle. Quant à l'autre vieillard et à l'adolescent, il les accusa d'exercer, en amateurs, sur instruction de l'accusé principal, une activité que la loi réservait exclusivement aux professionnels assermentés, indiquant que le premier s'était improvisé juge alors qu'il était gondolier et le second procureur général, alors qu'il n'était qu'un simple vendeur de journaux.
Aussitôt l'intervention de Sali terminée, j'ordonnai aux plaignants de s'asseoir et au premier vieil homme de se lever. Je lui posai la question :
- Qui êtes-vous ?
- Mon prénom est Fayeq et je ne me connais pas de nom de famille. Je suis le personnage principal du livre "Insomnie sur papier". Mon auteur est Rachid Idriss. En d'autres termes je suis le frère des plaignants.
- Vous niez donc avoir usurpé la qualité de personnage de fiction, et qu'en fait vous êtes Rachid Idriss lui-même ?
- Je suis bien un personnage de fiction monsieur le Président. Et mon accusation d'avoir usurpé cette qualité témoigne d'une ignorance totale de la littérature de la part de mon accusateur. Mais ceci ne m'empêche pas de reconnaître que je suis, en réalité, Rachid Idriss. D'ailleurs, je ne m'étais jamais caché derrière le personnage de Fayeq. J'avais plutôt décliné ma véritable identité tout au long des pages du livre. De mon passé de militant dans les rangs du Mouvement National, à la peine de mort prononcée contre moi par l'occupant le 26 mars 1946 (voir "le choix d'une vie"** p 31), à mon exil et mon errance dans les capitales du monde, et jusqu'aux responsabilités politiques, diplomatiques et administratives qui m'avaient été confiées, tout, y compris ma résidence à Carthage à quelque distance de Damous El Karrita, indiquait que je n'étais autre que Rachid Idriss. Mieux, dans la dernière scène de ce récit j'avais offert à ma femme un livre dont je venais de terminer l'écriture. Ce livre avait pour titre "Insomnie sur papier". Peut-on être plus explicite, monsieur le Président, quand on lit sur la couverture de ce livre le nom de Rachid Idriss ?
- J'en déduis que vous êtes un personnage de fiction dans un récit autobiographique. Demandez-vous en conséquence que la cour arrête les poursuites et mette fin à ce procès pour vice de forme ?
- Au contraire monsieur le président. L'auteur qui m'a honoré en me concevant comme son double romancé, ne cherchait, en exerçant l'écriture littéraire, rien de plus que la multiplication de ce genre de procès. Car c'est la seule voie pour atteindre la certitude.
- Bien ! Avez-vous pris un avocat ou bien voulez-vous assurer vous-même votre défense ?
- Ni l'un ni l'autre, monsieur le Président, je vais me taire complètement, maintenant. Mon témoignage en tant que personnage de fiction conçu par Rachid Idriss est terminé. Pour le reste, je laisse à mes livres le soin de me défendre ou de m'incriminer comme en décident leurs événements et leurs personnages. D'ailleurs, je m'incline respectueusement devant la volonté de Sali et Saïd de m'accuser de ce dont ils ont envie et de dire, comme je l'ai déjà fait dans une lettre que j'avais écrite à mon père, quand l'horizon s'était assombri devant moi alors que j'étais en exil, et que j'avais renoncé à envoyer : "Ceci est le crime de mon père contre moi …"*** (insomnie sur papier p 56)
Fayeq demanda la permission de s'asseoir, après avoir affirmé qu'il ne répondrait plus à aucune autre question. Je le lui permis et appelai la dame qui était à coté de lui à se relever et à décliner son identité. déclara :

- Je sui bien "Oummi Sissi", monsieur le Président, comme le prétend le plaignant.
- Mais vous ne lui ressemblez pas. J'ai lu dans le dossier de l'affaire qu’Oummi Sissi était "une vieille femme assise qui attendait. Elle portait des vêtements antiques tout en couleurs, son chemisier avait de longues manches évasées et elle portait une Fouta multicolore, coiffée d'un foulard rouge" (Insomnie sur papier… p136)
- C’était dans le passé, monsieur le président, quand j'habitais avenu "Qaâ Elmizoued". J'avais à l'époque un balai que votre dossier semble avoir occulté. Mon costume avait déjà évolué après mon déménagement à la cité Ezzouhour. Les vieilles dames avaient encore, à l'époque, un rôle à jouer dans l'éducation des enfants. Mais aujourd'hui Tout s'est transformé. J'ai encore déménagé pour habiter à la cité Ennassr. J'ai eu recours à la chirurgie esthétique pour me rajeunir de deux cent ans, voire plus. Et maintenant, je rivalise avec les reines de beauté de cette époque. Mais je suis restée "moi-même : Oummi Sissi d'hier, d'aujourd'hui et de demain" (Insomnie sur papier… p141). Même si j'ai troqué mon balai contre une souris d'ordinateur, avec laquelle je peux faire des miracles. Tenez, regardez !
"Oummi Sissi" se mit au centre de la salle et, d'un mouvement acrobatique, se coupa la tête et l'envoya en l'air comme le font les dessins animés. Puis elle la récupéra en rigolant. Une joyeuse pagaille s'empara de la salle, et tous les personnages se mirent à l'applaudir. Il était nécessaire que j'intervienne vigoureusement pour rétablir l'ordre. J'ordonnai à "Oummi Sissi" de s'asseoir et à son compagnon de clownerie de se lever et de décliner respectueusement son identité. Il dit :
- Jha… je suis Jha.
- Vous avez, vous aussi, délaissé le kaftan rouge et le turban vert, les troquant contre un jeans qui va avec l'air du temps. Bien ! En bref et sans blagues, que faites vous ici ?
- Je suis venu ici en avocat, pour l'affaire d'Oummi Sissi. Mais Sali a ordonné mon arrestation et m'a écroué avec elle dans la cage en fer!
- Bien ! Et en quoi consistait votre défense dans l'affaire d'Oummi Sissi ? Je veux dire comment alliez-vous prouver qu'elle n'avait pas tué Faeq, en fin de compte ?
- Vous rigolez, monsieur le Président ? C'est vous Jha ou c'est moi ? L'homme est devant vous bien vivant. Et puis, à supposer qu'il soit mort, "comment pouvait-elle l'avoir tué, en le poussant dans le fleuve sans pitié ni miséricorde, lui qui l'avait aimée et qu'elle avait aimé depuis qu'il était enfant ? Elle l'accueillait dans le patio de sa maison où il retrouvait la tortue et les petits chatons et se plaisait à contempler Belle de Nuit et Jasmin" (Insomnie sur papier… p139).
- Il parait que le poids des années a ôté à Jha toute son intelligence des temps immémoriaux. Ne savez-vous pas que certaines amours tuent, et que certains amoureux que nous voyons parmi nous bien vivants, sont des martyrs que nous avons égorgés de nos mains sans nous rendre compte de ce que nous faisions ?
Je permis à Jha de s'asseoir et rappelai à nouveau Oummi Sissi lui posant la question :
- Et vous Oummi Sissi, Continuez-vous de clamer votre innocence et de prétendre n'avoir pas tué Fayeq ?
Oummi Sissi baissa la tête et dit :
- Puisque vous me posez sérieusement la question, monsieur le Président, je ne suis plus sûre de rien. Il se peut même que je l'aie tué un peu. Mais c'est une affaire longue à expliquer. Et puis je ne suis pas l'accusée dans cette affaire, c'est plutôt lui l'accusé. Et puisqu'il refuse de se défendre, je proposerais à la cour, si elle acceptait de m'accréditer comme avocate, de me charger bénévolement de sa défense, pour me faire pardonner de l'avoir tué un peu.
Je la regardai et elle me parut encore aussi charmante que celle que j’ avais connue lors de mon enfance. Elle était même devenue, comme personnage, encore plus profonde et plus excitante que n'importe quel autre personnage profond et excitant que j'avais connu après elle. Sans me départir du prestige du juge, je lui souris et dis :
- Qui a dit que vous étiez "philosophe et adroite"(Insomnie sur papier… p141) Oummi Sissi ? Il avait entièrement raison !
- "C'était nécessaire de l'être, monsieur le Président "(Insomnie sur papier… p141).
- Alors la cour accepte de vous accréditer pour défendre l'accusé. Restez où vous êtes. Quant à vous, monsieur Jha, nous vous relâchons ainsi que le gondolier et le vendeur de journaux. Aucun de vous ne peut être accusé d'usurpation de fonction. Car il ne s'agissait que d'un jeu de rôles.


Acte cinquième : les yeux de l'innocence enfantine


Je ne sais comment un brouhaha avait éclaté du côté des gradins où étaient assis les personnages de romans policiers. Soudain, Sali leva la main pour demander la parole. Il protesta sur l'accréditation d'Oummi Sissi en tant qu'avocate de l'accusé. Je lui répondis qu'il n'avait aucun droit de protester, mais qu'il avait le droit, s'il le voulait, que la Cour lui désigne un avocat, à lui aussi.
Je lui avais proposé de choisir entre Sindbad le marin ou Don Quichotte De La Manche. Le premier avait couru du pays en long et en large et avait des connaissances en tout, alors que le second avait l'habitude de combattre les moulins à vent. J'avais en effet remarqué que ces deux personnages étaient venus à la cour pour témoigner ou plaider dans une affaire précédente, mais l'audience avait été levée, puis tout le procès annulé purement et simplement. Et, au lieu de regagner les gradins des spectateurs, ils étaient demeurés dans l'espace de la salle d'audience réservé aux justiciables. Sali accepta ma proposition. Il allait même arrêter son choix, mais il baissa la tête réfléchissant comme il l'avait fait quelques instants plus tôt. Puis il se mit soudain à crier :
- Non monsieur le Président. Je préfère m'en occuper moi-même !
Quand tout le monde regagna sa place et que la salle fut à nouveau calme, je demandai à Saïd Youssefi de prendre la parole pour résumer ce qu'il reprochait exactement à son auteur. Il regarda alors Sali lui demandant son aide. Ce dernier le prit dans ses bras et se leva lui permettant d'être à l'aise pour s'exprimer. Et Âm Said de dire :
- Monsieur le président, les personnages aussi ont des sentiments. Je ne m'oppose pas au destin qui a fait de moi un handicapé. Mais j'avais été très peiné d’apprendre que, dans son livre "Insomnie sur papier", mon auteur m'avait exclu de la participation au procès d'Oummi Sissi, comme il a, d'ailleurs, exclu mon camarade Sali. Pourtant des étrangers, dont Sindbad Le Marin et Don Quichotte De La Manche, celui que vous alliez désigner pour nous représenter, avaient assisté à ce procès.
Je pourrais bien pardonner à "Chikh Rchid" de m'avoir créé avec cette pauvreté et ce handicap dont je souffre, mais jamais je ne lui pardonnerai de m'avoir exclu de cette rencontre importante, comme si j'étais une infamie qu'il avait commise et qu'il voulait oublier à tout prix. C'est uniquement cela qui me fait personnellement mal et dont je voudrais comprendre la raison. Tout le reste, je ne suis pas assez cultivé pour en parler. Aussi ai-je été d'accord, depuis le début, pour donner procuration à mon ami Sali, pour toute affaire me concernant.
Je permis alors à Sali de prendre la parole. Il se racla la gorge avant de me dire :
- Cet auteur est notre créateur et nous ne pouvons que respecter comme il se doit sa paternité envers nous. Mais il nous a défiguré, monsieur le président. Il nous a minimisés. Non seulement en nous excluant du procès d'Oummi Sissi, comme vient de le dire mon camarade Saïd, mais en ne nous créant que pour nous utiliser au profit de ses intérêts personnels. C'est, en fait, un homme qui privilégie sa personne sur ses personnages qui ont dans sa vie autant d'importance que ses enfants. Il veut inscrire son épopée dans l'histoire aux dépends de la construction de nos personnages et de la crédibilité de nos comportements dans l'espace de notre récit.

Quand il nous a créés, il nous a ligotés à des personnes qui avaient réellement vécu. Mon nom à moi, ainsi que le contenu de mon affaire étaient puisés dans une revue française. Même mon image, il l'avait prise dans cette revue pour la publier en couverture du livre, comme il a publié l'image de ma victime. Quant à Saïd, il l'a puisé parmi les vraies personnes qui avaient vécu avec lui à Bab-Souika. Il a même déclaré qu'il avait fait cirer ses chaussures, une ou plusieurs fois, chez le vrai Âm Saïd. Mais c'est là que s'arrête toute la relation entre chacun de nous deux et son personnage réel d'origine. C'est une relation servant de simple prétexte pour la création de personnages tout à fait nouveaux. Le reste, tout le reste, n'est que pure fiction.
Savez-vous, monsieur le Président, que notre problème principal, en tant que personnages, résidait dans …
Et Sali de se taire brusquement pour baisser la tête, embarrassé. Il se mit à frotter son oreille et, avant que je ne me sente obligé de l'interroger à propos de ce qui lui était arrivé, ses traits se détendirent à nouveau. Mais la manière avec laquelle il poursuivit son discours inspirait l'inquiétude. Comme s'il n'avait jamais rompu son discours, ou comme s'il lisait dans un papier sans l'avoir entre les mains, il commença ainsi sa phrase :
… comme personnages, résidait dans le fait que notre auteur n'avait pas le courage de nous construire tout à fait indépendants de la réalité ? S'il avait procédé ainsi, il aurait pu nous façonner à l'image de sa personne comme il le voulait, sans qu'apparaisse sur nous la moindre contradiction. Mais il nous a donné les traits de pauvres, d'ignorants, de clochards et de handicapés, pour nous faire agir dans ses récits comme les riches, comme les gens de culture vivant à proximité des grands politiciens et comme les gens errant dans la terre de Dieu pour approfondir leur culture et non pour chercher de quoi survivre.
Notre auteur, monsieur le Président, voulait dès le départ, voir en nous sa propre image. Il nous a créés pour être une copie de lui, même s'il ne reconnaît pas sa conformité à l'original. Nous sommes exactement comme Fayeq, si vous voulez, mais l'écart est grand entre lui et nous. Toutes les actions de Fayeq, même les plus étranges, paraissent conformes à la nature de sa composition apparente. Quant à nous, notre auteur nous utilise généralement pour parler de choses qui ne nous intéressent absolument pas et, qu'à la base, nous ne comprenons même pas , alors qu'il occulte toujours la description de notre environnement naturel, comme par exemple celui du travail de mon ami Saïd quand il était en France.
En résumé, monsieur le Président, notre auteur est un narrateur à la présence envahissante. Il exerce sa dictature aux dépens de la nature même de la composition de nos deux personnages. N'y a-t-il pas là une offense contre nous voire, à travers nous, contre l'écriture littéraire ? Et s'il avait toute sa légitimité dans l'écriture de mémoires politiques, d'où tire-t-il sa légitimité dans l'exercice de l'écriture littéraire ? Suffit-il de s'y installer de force parce qu'il avait pris pied, auparavant, dans l'écriture politique ? Est-il certain de bien maitriser les déclics… Euh les Décniques… Je veux dire les … Heu… techniques de l'écriture littéraire et plus particulièrement l'écriture narcotique… Eh narcissique … Non, plutôt narratique eh…tive ? N'y insère-t-il pas à chaque fois de longs paragraphes écrits dans le style des études Estara… Ustara.. Starati… Heu… stratégiques, et des discours politiques ? Et ne saute-t-il pas, parfois, d'un sujet à un autre, sans aucune justification Dara.. dura.. Ah, dramatique, oui dramatique ?
J'étais en train de me demander, en écoutant la plaidoirie de Sali, comment il s'était procuré toutes ses connaissances sur les techniques et les styles d'écriture, lui qui reconnaissait avoir un personnage construit essentiellement sur l'ignorance. Mais quand, brusquement, il en arriva à se planter dans la prononciation de certains mots et que "techniques" étaient devenues déclics et "narratives" narcotiques, mes doutes se dissipèrent. J'allais même l'interrompre pour commenter ses propos, mais je m’étais rappelé la nécessité de rester dans la neutralité. Alors j'avais retiré la parole à Sali pour la donner à la défense.
Oummi sissi se racla alors la gorge et dit :
- Monsieur le Président, L'adversaire vous donne parfois, pour votre défense, des arguments inespérés. Mais, parce que je suis Oummi sissi et qu'Oummi Sissi n'a de légitimité que lorsqu'elle balaye et balaye, permettez-moi de vous raconter une histoire qui m'est arrivée et qui a un lien étroit avec l'affaire :
Oummi Sissi, qui balayait et balayait, trouva, contrairement à son habitude, un bouton qui brillait et qui n'était pas un Flayyes. Comment vous le décrire, monsieur le Président ? Il ressemblait beaucoup, du point de vue taille, à une minuscule batterie de montre électronique. Mais pour que l'image soit claire, je vous prierais de demander à Sali de s'approcher pour se mettre à moins d'un mètre de vous. C'est d'une importance capitale.
Je lui dis que je n’y voyais pas d'inconvénient et demandai à Sali de s'approcher. Mais ce dernier avait la tête baissée comme d'habitude, comme s'il attendait l'inspiration ou s'il refusait de se lever. Je lui criai de se mettre debout mais il ne s'exécuta que lorsque son compagnon Saïd le pinça et ne comprit que je lui demandais de s'approcher que lorsque je le lui eus signifié par des gestes. Dès qu'il arriva, Oummi Sissi le tint par l'épaule. Et lui de se laisser faire comme un agneau docile, comme si celui qui plaidait avec éloquence, depuis un moment, et qui éblouissait l'assistance avec sa forte personnalité, avait été quelqu'un d'autre.
Oummi Sissi se mit à faire pivoter Sali devant moi, jusqu'à ce que l'arrière de son oreille me fût clairement visible. Et Voici qu'un bouton émetteur récepteur sans fil était implanté dans sa veine jugulaire, juste derrière l'oreille. Oummi Sissi pinça le bouton entre le pouce et l'index et, d'un seul coup, l'arracha. Sali hoqueta et tomba à terre évanoui. Oummi Sissi Imposa le silence à tout le monde, en poussant le cri de la victoire :
- N'ayez crainte ! Oummi Sissi sait comment secourir les siens. Et Sali fait partie de ma smala, comme certains semblent ne pas le savoir. Il est maintenant endormi et il se réveillera sain et sauf, avant la fin de ma plaidoirie.
Avec ce bouton, donc, monsieur le Président, une partie occulte dictait à Sali ses mouvements et ses silences et lui faisait dire ce qu'il savait et ce qu'il ignorait. Et puis ils ont coupé la ligne, d'un coup, le réduisant au mutisme. Demandez-moi et je vous dirai comment ils étaient venus me féliciter à l'occasion de mon déménagement à la cité Ennasr et du succès de ma chirurgie esthétique. Je vous expliquerai comment ils m'avaient proposé l'implantation d'un bouton semblable, pour faire de moi, en contre partie, la plus grande star de dessins animés au monde et me faire appeler "Sissi girl", puis comment ils m'avaient tourné le dos quand je leur avais répondu que mon ouverture ne signifiait pas accepter la défiguration, ni trahir mes racines. Ils avaient alors tout embrigadé contre moi, y compris les rêves et encouragé la tenue de procès pour m'accuser de vouloir tuer les nouvellistes modernes, dont l'accusé présent devant vous.
Quand je vis Oummi Sissi se lancer dans un long discours, j'attirai son attention sur la nécessité d'écourter son histoire personnelle et de passer directement à la défense de l'accusé. Elle dit :
- Que la Cour me permette de répondre d'abord à la question de Âm Saïd, pour le débarrasser de ce sentiment d'exclusion qu'il ressent. Si la personne de Âm Saïd (l'homme, l'original) vécut dans les années trente du vingtième siècle et la personne de Sali vers la fin du dix-neuvième, ce qui en fait des personnes plus âgées que Fayeq, la naissance de votre personnage, cher Âm Saïd (celui construit en référence à l'homme, à l'original), n'a été annoncée que durant l'année en cours, soit en 2008. Ainsi en était-il du personnage de Sali qui n'est apparu qu'en 2004, alors que le personnage de Fayeq a été créé et a rêvé mon procès depuis le milieu de l'année 1987. Une simple question, cher Âm Saïd : S'il n'y avait pas tromperie et tentative de jeter la discorde entre vous et Fayeq, y aurait-il une seule raison de se fâcher de n'être pas invité à un procès qui a eu lieu dans un rêve que Fayeq a fait, dix-sept à vingt ans, avant que vos personnages ne soient créés ?
Quand Oummi Sissi termina sa question, Âm Saïd leva la main, la brandissant avec insistance. Je lui donnai donc la parole pour répondre, mais, rongé par le regret il dit, presque en pleurant :
- Je voudrais m'excuser auprès de Fayeq de notre ingratitude, mon ami Sali et moi. Je voudrais aussi demander, en mon nom personnel et en celui de Sali, encore évanoui, de classer l'affaire sur les deux plans du fond et de la forme. C'est maintenant que je comprends l'origine du complot, monsieur le Président. Nous ne sommes que deux enfants. On nous a trompés là où nous les croyions compatir avec nous.
Et, sans me demander la permission, Âm Saïd rampa jusqu'au bord du banc, en sauta, puis rampa encore jusqu'au banc de l'accusé et leva les bras demandant à Fayeq de lui pardonner et de le prendre dans ses bras. Ce dernier ne pouvait que lui tendre les bras en retour. Il s'inclina et le prit dans ses bras. Et ils restèrent ainsi enlacés.


(à suivre)
Le Haikuteur – Tunis Médina


*Rachid Idriss, "Araq Ala Waraq" – Dar Turki éditeur – Tunis 1990
** Rachid Idriss, "Khiar Al Ômr" – Auto édition – Tunis 2008
***Ce vers cité par Rachid Idriss est de Abul Âla Al Maârri



1 commentaire:

Anonyme a dit…

L'idée est originale et le récit bien conduit nous achemine vers une une fin que rien pour le moment ne laisse deviner. ( reste à ne pas s'essoufler dans la longueur... surtout pour la publication sur Internet où l'on sait que le lecteur reste très peu de temps sur la mmême page . Cet écueil est évité par la publication papier )

J'espère que la fin nous offrira une belle surprise !!!
La lectrice et " relectrice" !