vendredi 25 juillet 2008

Ma rencontre avec Rachid Idriss

Mon année sur les ailes du récit / Vues et infos 1/ 25 juillet 2008
Ma rencontre avec Rachid Idriss


Mercredi 16 juillet à 10h15 du matin, j'ai rencontré Rachid Idriss dans son bureau de l'association des études internationales. Notre rencontre a duré un peu moins d'une heure.
Nous avions fixé rendez-vous pour que je lui remette la version intégrale du texte, "Am Idirss à Web-Shakhsoon", dont j'avais lu une version allégée en sa présence au club de la nouvelle "Abul Qassim Chebbi" le vendredi 27 Juin 2008. J'étais conscient, en m'apprêtant à rencontrer cet homme pour la première fois en visite de courtoisie, de l'importance de cette rencontre qui constituait pour moi un événement exceptionnel.


C'est que l'homme n'est pas un écrivain ordinaire, ni même un homme ordinaire, d'ailleurs. A ma connaissance, il est le plus âgé des hommes du mouvement national, encore en vie. Il est l'un des plus importants témoins encore vivants de la déclaration de la République, de l'intérieur même du conseil national constitutif, s'il n'est pas, de par son influence sur les événements de cette période historique, le plus important.
C'était lui, en effet, qui avait joué un rôle déterminant dans l'orientation de ses collègues du conseil vers l'abandon de l'adoption d'un régime de monarchie constitutionnelle. Et c'était lui qui, sur instructions du combattant suprême, le leader Habib Bourguiba, et du Néo Destour, avait prit la parole, à la dernière minute qui précéda la déclaration, pour défendre l'avènement d'un changement radical, consistant à opter pour le système républicain en remplacement de la monarchie personnelle et à rendre ainsi le pouvoir tout entier au peuple. Et l'indépendance de la Tunisie de prendre ainsi toute sa signification.
Et puis, loin de son action politique et de son influence sur le cours de l'histoire, cet homme est l'auteur des textes narratifs qui m'ont inspiré, pour des raisons subjectives, l'écriture du texte que je considère, sans fausse modestie, comme un événement littéraire en soi, et pas que dans mon itinéraire personnel. Sans compter que ce qui peut être considéré comme notre véritable première rencontre et qui a eu lieu au club de la nouvelle comme je l'ai dit, n'a été qu'une rencontre passagère au cours d'une manifestation publique. Elle ne différait de mes précédentes rencontres avec Rachid Idriss que par le fait que, cette fois-ci, je lui avais serré la main, que je m'étais assis à coté de lui et que j'étais, moi, le conférencier et lui qui me faisait l'honneur de m'écouter ; même si mon intervention était un hommage rendu à sa personne et que le sujet de ma communication s'inscrivait dans le cadre de sa propre pratique littéraire. Mais je ne l'avais jamais rencontré auparavant que comme simple membre du public assistant à ses conférences.
Je savais qu'il allait venir à son bureau, à cette heure précise, depuis sa maison de Carthage, spécialement pour notre rendez-vous. C'est la raison pour laquelle je me sentais réellement reconnaissant de cette opportunité qu'il allait m'offrir de le rencontrer, surtout que je savais quels efforts il lui fallait faire pour défier la maladie. Alors je tenais à ne pas trop prolonger la rencontre et surtout à arriver avant lui au siège de l'association des études internationales, où se trouve son bureau, dans la zone administrative de Mont-plaisir, à quelques mètres de l'avenue du grand réformateur Khaireddine Pacha.
Le voici qui arrive, sortant de l'ascenseur, s'appuyant sur le bras de sa secrétaire. J'ai senti à travers son souci d'être toujours élégant, sa détermination à porter, malgré la chaleur, un complet cravate avec une chemise blanche, à travers son large sourire, son visage rayonnant, sa chaleureuse poignée de main et les propos engageants avec lesquels il m'a accueilli, me proposant de le suivre dans son bureau, que l'homme était pleinement conscient que la personne de Rachid Idriss et sa qualité d'écrivain recevant un simple écrivain (j'allais oser dire comme lui !), étaient tout à fait secondaires par rapport à son autre qualité, la plus importante, celle de l'homme ayant participé à créer l'histoire.
J'ai commencé à promener mon regard dans son bureau au standing ministériel, marquant de longs arrêts devant le nombre impressionnant de photos et de petites choses de grande valeur commémorative qu'il y avait et desquelles se dégageait un bon parfum de l'histoire de notre chère Tunisie. Je n'ai surtout pas pu ne pas remarquer la présence, dans cet espace, du drapeau national qui était d'une taille qu'on ne pouvait rencontrer que dans les bureaux des grands hommes de l'Etat. Un drapeau pareil dans un bureau non officiel avait une double signification : il voulait dire d'une part que le maitre des céans tenait à exprimer son attachement à la patrie et de l'autre qu'il avait la légitimité nationale l'autorisant à brandir le drapeau national dans son bureau.
En regardant Rachid Idriss s'installer confortablement dans son fauteuil présidentiel, et loin d'être un homme particulièrement impressionnable par les signes de puissance, je me suis senti, sincèrement ému. J'étais attendri et n'ai pas pu m'empêcher de me rappeler, avant de répondre à son invitation de m'asseoir, feu mon père, Ahmed Labbène, paix à son âme. Né en 1915, soit deux ans avant Rachid Idriss, il avait participé au mouvement national comme un simple combattant de base. Il me disait : "vous ne savez pas ce que c'est que d'avoir vécu sous l'occupation et de vivre maintenant dans l'indépendance" et ajoutait : "qui croyait que les agitations et autres différentes troubles auxquelles je me livrais à l'époque avec mes compagnons, allaient aboutir à la construction d'un Etat et te permettre, à toi, de naître avec l'espoir de dépasser le certificat d'études primaires ? Mais te voilà maintenant un homme cultivé, grâce à Dieu et à l'argent de cet Etat !" Je lui répondais par une question en faisant exprès de le taquiner : "qu'est-ce que ça te fait maintenant d'avoir été l'homme qui a participé à la création de l'histoire, de notre histoire ?"
Je n'ai pas pu m'empêcher, en remémorant ce souvenir et en regardant en même temps Rachid Idriss, de me demander: "qu'est-ce que ça doit lui faire d'avoir été l'un des hommes les plus importants qui ont participé de si près à la création de l'histoire de la patrie? Il doit certainement se dire, en me regardant : "voici un homme dont j'ai créé l'histoire !"" Car moi, j'ai vraiment eu le sentiment d'être, dans son bureau, en présence de quelqu'un qui avait écrit mon histoire personnelle et je me suis blâmé d'avoir été totalement inconscient de ce sentiment, lorsque, dans ma tendre jeunesse, j'avais eu l'occasion, à plusieurs reprises, de serrer la main au bâtisseur de l'Etat en personne, le leader, le combattant suprême, Habib Bourguiba !


Je suis sorti de mes méditations pour dire à Rachid Idriss, comme j'avais souvent dit à mon père, que je l'enviais d'avoir vécu à une époque où on pouvait réellement se sacrifier pour son pays et où l'amour de la patrie pouvait se mesurer à cela ! Et il m'a répondu presque dans les mêmes termes qu'employait mon père : "rares sont, aujourd'hui, ceux qui mesurent l'importance de vivre en République après les jours obscurs de la colonisation!" Pour me détendre, je lui ai demandé des nouvelles de sa santé et il m'a répondu avec le sourire de celui qui tournait en dérision ses douleurs : "ah la santé ! C'est elle qui balance, moins de hauts que de bas, mais disons comme tout le monde LABES*!"
Il était normal que notre discussion spontanée s'engage avec le souvenir des événements de la rencontre exceptionnelle du club de la nouvelle dédiée à Rachid Idriss le narrateur et qui était à l'origine de la relation qui commence à se tisser entre nous. Il m'a parlé d'un article qui était au centre d'une conversation téléphonique que nous avions eue, après sa parution au journal Assabah du 12 juillet. Comme s'il terminait sa réponse à ma question au téléphone, il m'a tendu le journal qui était encore sur son bureau, me montrant le titre de l'article : "Entre Salem Labbène et Rachid Idriss, un procès critique dans un style narratif accaparant". Il m'a dit que l'article "lui avait plu". Et, pour ce qui est de la rencontre elle-même, il a affirmé que c'était une "bonne rencontre" remerciant "Si Yahya Mohamed" pour les efforts qu'il avait déployés en vue de son organisation. Et d'ajouter: "Yaatih essahha!" (littéralement : que dieu lui donne la santé, mais en arabe tunisien, c'est une formule de reconnaissance).
J'ai remis à mon hôte, comme convenu, le texte de mon intervention lors de cette rencontre et ai profité de l'occasion pour lui donner une idée sur mes expériences littéraires et surtout "mon année Haïkus" et "mon année sur les ailes du récit". Je lui ai offert, pour ce faire, l'ensemble de mes quatre livres issus de la première expérience et qui ont pour titre générique "mes quatre saisons". Et parce que j'avais craint qu'il ne soit découragé par la différence entre la poésie "Haïk" (Haïku en arabe) et la poésie arabe classique, et qu'il ne lise pas mes livres, j'avais emmené avec moi mon long poème "La règle en amour", un poème respectant la métrique arabe classique et traitant de l'amour de la patrie. Je lui ai dit en le lui remettant, que ce poème avait été écrit en même temps que les "Haïks" et que je l'avais choisi comme échantillon de ce que j'écrivais avant de m'engager dans cette expérience. "Pour que vous ne croyiez pas que je fais dans l'expérimental à partir du néant !" ai-je expliqué. Et lui de commenter : "La vraie expérimentation commence après avoir acquis de l'expérience!"
Je lui ai dit en plaisantant que ses occupations diplomatiques et les affaires de son association des études internationales pourraient me concurrencer en ne lui laissant pas un moment pour prendre connaissance de ma modeste expérience. Il m'a répondu en me rassurant : "Non, je vais m'en informer. Je voudrais vraiment en savoir plus sur vous". Je suis revenu à la charge, sérieusement cette fois-ci : "Si vous avez entre les mains, par exemple, Le Monde Diplomatique et un livre de littérature, roman ou poésie, par lequel commenceriez-vous en premier ? Il a dit sans hésiter : "Par le livre littéraire". Et d'ajouter, sérieux puis en plaisantant : "si vous m'aviez posé la question quelques années en arrière, alors que j'étais encore en pleine activité, ma réponse aurait peut être été différente. Mais là, rassurez-vous, je lirai vos livres!"
Je lui ai dit que je m'excusais de la longueur de ma communication au club de la nouvelle qui avait duré presque une heure ; ce qui l'aurait fatigué ou lui aurait donné le sentiment que j'en avais fait trop pour lui. Il m'a dit : "Votre texte était long, en effet. Et n'eut été votre façon de le présenter, j'aurais dit que son lecteur en prendrait plus de plaisir qu'un auditeur. Mais je vous dis sincèrement qu'il ne m'avait ni dérangé ni, le mois du monde, fatigué!".
Je lui ai dit que sa réponse était "diplomatique" ! Comprenant bien mon allusion à un article dont je venais de lui lire quelques extraits, il a répliqué : "si j'étais dérangé ou fatigué je ne vous l'aurais pas caché. Et, sans diplomatie, je vous assure que, lors de cette rencontre, je n'avais exprimé pour votre travail que de l'appréciation. J'étais accaparé par votre texte et par votre présentation et n'avais pas le temps de me fatiguer."
Je lui ai dit que certains, parmi l'assistance, étaient vraiment dérangés et l'avaient exprimé, aussi bien au cours de ma présentation que, plus clairement, lors des débats et même après. Il m'a dit : "La nouveauté dérange toujours et je crois que votre intervention avait allié surprise et originalité. Car votre démarche me semble nouvelle, sans oublier la provocation qui ne s'adressait pas qu'à moi, à travers le procès que vous m'y aviez fait, mais à certain autres écrivains aussi. Mais, moi, j'ai apprécié cette démarche!"
Je lui ai ensuite montré quelques photos que j'ai prises à Beb-Suika, à Halfaouine et à Damous El Karrita à Carthage, spécialement pour les publier avec ce texte, en trois épisodes dont le dernier allait paraître le 25 juillet, coïncidant avec la célébration de la fête de la République. Je lui ai rappelé que cet épisode se terminait par l'hymne national. Et lui de commenter : "un heureux hasard". Puis il me dit, après avoir commenté quelques photos de la place Halfaouine et de la rue du Foie: "Vous semblez prendre ce travail vraiment au sérieux! Avez-vous vraiment des lecteurs sur Internet ?"
Je lui ai répondu : "potentiellement oui ! J'envois à plus de 700 adresses personnelles et, en même temps, à des groupes d'échange littéraire touchant ensemble plus de 4000 membres, surtout dans le monde arabe, sans compter les visiteurs de mes trois blogs dont je ne peux estimer le nombre. Mais de là à dire que toutes ces gens lisent vraiment, il y a un pas que je n'oserais franchir!"
Ensuite je lui ai demandé de le prendre, moi-même, en photos dans son bureau et que sa secrétaire vienne nous prendre en photos tous les deux et il a accepté volontiers. Je lui ai demandé au cours de la prise de vue :"pourrions-nous jouer un peu la comédie pour que les photos paraissent spontanées ? Il a ri et dit : "bien sûr que nous le pouvons". Et il a ouvert, à l'occasion, l'un des livres que je venais de lui offrir, le regardant sérieusement pour constater ce qu'il n'avait pas remarqué à première vue et s'exclamer : "mais vos livres sont écrits en arabe et en Français !" Je lui ai répondu, faisant allusion à sa poésie écrite en langue française : "J'essaye d'être comme vous, bilingue".


Il a alors souri et est revenu au sujet de la rencontre du club de la nouvelle pour dire : "Je réitère la recommandation que je vous ai faite alors. Vous devez faire encore plus d'études sur le même modèle, consacrées à d'autres auteurs". Je lui ai promis, en le saluant pour partir, que j'allais le faire, si Dieu le voulait. Je pourrais donc revenir à "Web-Shakhsoon" tel qu'il est dans ce texte ou avec quelques modifications, et l'ouvrir à des écrivains narrateurs tunisiens que je choisirai, tout de suite après la fin de "mon année sur les ailes du récit". Qui sait ! Ce serait là peut être l'objet de "mon année dans le récit critique!"
Enfin je l'ai remercié à nouveau de cet honneur que j'ai eu à le rencontrer et m'en suis allé.
J'étais pressé d'arriver à mon bureau pour ouvrir mon ordinateur et rattraper le retard pris sur la révision du deuxième et la traduction du troisième épisode du texte "Am Idriss à Web-Shakhsoon". Je ne me suis pas aperçu comment tout le reste de la journée s'était écoulé, sans que je ne réalise quoi que ce soit de ce que j'y avais programmé ! Mais je me suis retrouvé avec ce texte que j'ai terminé (dans sa version arabe) et dont je n'avais pas planifié la rédaction avant la visite. Un texte qu'il me fallait maintenant traduire et publier sur l'atelier du Haïkuteur, dans les deux langues.
Ce sera alors pour le vendredi 25 juillet, jour de la fête de la République.


Le Haikuteur – Tunis

(version arabe 16 juillet 2008/ fin de la traduction française 25 juillet 2008)

*LABES : Tout va bien!

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