vendredi 11 juillet 2008

Am Idriss à Web Shakhsoon*

Mon année sur les ailes du récit / texte 23a sur 53/ 11 juillet 2008

Am Idriss à Web Shakhsoon*
Essai de narration critique (1 de 3)

Préambule

Vous avez toutes les raisons de vous fâcher, mes chers amis, mais je tiens à vous dire la vérité et à reconnaître d’entrée mes torts, au moins bénéficierais-je de circonstances atténuantes dont, pour commencer, votre patience à suivre ce préambule jusqu'à sa fin.
A son Excellence Rachid Idriss toutes mes excuses. Car, avec tout le respect que je dois à son statut de grand combattant, pour l'indépendance de ce cher pays, puis pour la construction de son Etat moderne, avec toute ma considération, aussi, pour son endurance de l'épreuve d'écriture, dans les domaines politique au sens le plus large et littéraire au sens le plus restrictif, en dépit de tout cela, disais-je, je ne présenterai pas ici son livre "Âm Said à Beb-Souika". De plus ! Je vous avoue que je ne me suis penché sur ce texte narratif qu'en tant que simple document dans le dossier d'un écrivain.
Aussi ne présenterai-je point la personne de Rachi Idriss. Car, qui suis-je pour me hasarder à une telle mission ? L'homme fait partie de la génération des bâtisseurs et moi de celle bénéficiant de la résidence. Il représente la génération des planteurs et moi celle des cueilleurs, consommateurs et autres fin gourmets. Il est, sur un tout autre plan, l'un des défenseurs de l'écriture à la plume, des nostalgiques du crissement du papier et de l'odeur de l'encre, alors que je fais partie, malgré mon âge avancé, des chantres de la maîtrise d'Internet, ceux qui croient en ses bienfaits pour le développement de la littérature et qui, en éclaireurs ou en apprenti innovateurs, plongent dans ses profondeurs, risquant l'aventure dans ses tortueux chemins, s'exposant à ce qui devait finir par m'arriver et que je me trouve contraint de vous raconter au lieu de présenter, comme convenu, le livre et son auteur.
Je reconnais qu'il y a, dans ce revirement de ma part, de quoi étonner. lorsque vous apprendrez que j'étais le premier à appeler à la tenue de cette rencontre, à me proposer pour y prendre la parole, à demander avec insistance qu'on me livre certains textes difficiles à acquérir de Rachi Idriss et à fatiguer certains membres du club ici présents à les photocopier pour moi. Tout ceci pour présenter cette nouvelle parution en particulier. Et, malgré cela, je ne vais malheureusement pas respecter mon engagement !
Mais comme vous avez pris la peine de venir, que vous avez invité Rachid Idriss en personne et que vous vous êtes réunis autour de lui, je vous proposerais de vous parler plutôt… de moi, moi le Haikuteur. Certains d'entre vous savent que j'ai voué mon année actuelle à l'écriture exclusive de textes narratifs. Mais rassurez-vous, je n’en profiterai pas pour faire de la publicité pour ma personne ou pour mon projet littéraire. Je ne vous parlerai de moi que dans les limites qui me sont imposées par mon rapport à un site ambigu sur la toile, où je me suis trouvé à surfer comme un prisonnier et dont l'adresse est :
http://wrd.SaliSaid.haik
Je reconnais avoir compris, comme vous sans doute et depuis le début, que SaliSaïd était une fusion claire entre les deux personnages de "Am Saïd" et de "Sali", créés par Rachid Driss dans ses deux livres "Am Saïd à Bab-Souika" et "Sali en fuite". Je reconnais aussi savoir que s'il était possible qu'un réseau Internet secret aie pour accès, par exemple, les lettres WRD, le domaine "point haik" n'existe nullement sur le Web officiel, à l'instar du "point com", "point net", "point org" et autres. Mais que je sois l'inventeur en arabe du mot "haik" pour désigner un genre de poésie d'origine japonaise, que je sois celui qui signe ses textes par le nom de Haikuteur ou que mon blog s'appelle "L'atelier du Haikuteur", ne prouve aucune négligence de ma part ni intelligence avec qui que ce soit.


Car je ne savais pas, en cliquant sur ce lien, qu'il menait à un vrai site, que ledit site était conçu pour l'organisation d'un procès bizarroïde et que j'allais me retrouver prisonnier, victime d'une révolte des personnages de fiction contre certains de leurs auteurs, dont les livres se trouvaient, par pur hasard, sur les rayons de ma modeste bibliothèque. Mais, pour n'être pas, à mon tour, accusé d'enfreindre les règles techniques fixées par les théoriciens de la narration, laissez-moi vous raconter les événements, depuis le début, acte par acte.


Acte premier : Entre les mains des pirates du Web

"Très urgent… Très urgent… Nous avons lu tous tes textes et savons que tu défends les opprimés et les enfoirés de notre espèce. Alors nous t'avons choisi pour nous rendre nos droits. Pour consulter notre affaire, et si tu veux que ton site et tes deux blogs échappent au piratage, nous t'enjoignons de visiter d'urgence notre site sur :
http://wrd.SaliSaid.haik. Avec les salutations de l'écrivain de ces lignes, ton oncle Saïd".
Il est arrivé que certains visiteurs de mon blog me laissent des commentaires absurdes de ce genre. Mais que quelqu'un prétende être "l'écrivain de ces lignes, mon oncle Said", alors que parmi tous mes oncles il n'y a pas un seul "Saïd" (lire aussi heureux), et qu'il glisse parmi les adresses Web un nouveau domaine auquel il choisit parmi tous les noms celui de "Haik", qui fait partie de mes propositions littéraires, ceci ne pouvait que me pousser à croire qu'il s'agissait là de la blague d'un ami intime. C'est pourquoi je cliquai sans hésitation sur le lien, ne me souciant aucunement du fait qu'il était bleu et en surbrillance. Je cliquai ainsi, juste pour me convaincre que ce lien ne fonctionnait pas. Mais, soudain, j'obtins un écran bleu qui m'effraya, convaincu que j'étais, d'avoir été la cible des Hackers qui auraient réussi à complètement effacer tout ce qu'il y avait dans la mémoire de mon ordinateur.
Mais quelle ne fut ma surprise quand, du fond de l'écran, jaillit une écriture arabe en Flash, une animation dansante me disant : "Bienvenue à Web Shakhsoon". A peine avais-je réalisé qu'il s'agissait de tout à fait autre chose que "Bab-Saadoun", que des lignes écrites en lettres latines avaient commencé à défiler à une vitesse vertigineuse sur l'écran, se stabilisant d'un moment à l'autre pour laisser la place à une pancarte en arabe me demandant de patienter, le temps d'installer sur mon ordinateur le système d'exploitation adapté à la technologie du "Haikaweb", ou pour m'expliquer que ce nouveau système était trop cher et que son installation sur mon ordinateur était un cadeau de "mon oncle Saïd", ou que j'étais vraiment chanceux d'acquérir le système "HaikaWeb" avant tout le monde, ou que ce système permettait, enfin, de supprimer toutes les barrières entre le monde du réel et celui du virtuel. Et ainsi de suite jusqu'à l'apparition, finalement, d'une pancarte me félicitant de l'installation avec succès de mon nouveau système d'exploitation et m'invitant à me préparer psychologiquement à me déplacer physiquement chez Am Saïd ou à recevoir Âm Saïd en chair et en os chez moi à n'importe quel instant !
Je suis resté à attendre incrédule. En quelques petites minutes, mon écran était devenu une véritable fenêtre, ouvrant sur un monde multidimensionnel. Une scène apparut représentant le patio d'une maison arabe toute simple, semblable à celles que l’on trouve encore à Beb-Souika. Un homme qui n'avait pas d'âge et dont les deux jambes étaient amputées apparut dans le patio. "Il commença à mettre sa Jellaba blanche à rayures jaunes et à couvrir sa tête par le capuchon de la jellaba. Il s'assit sur sa planche à roulettes, mit sa boite et ses outils sur la planche et se prépara à sortir de la maison." (Am Said à Beb-Souika p 62)**. Puis il se retourna vers moi, l'image opérant un zoom sur son visage éliminant de l'écran tout le patio. L'homme, alors, me sourit tendant la main pour serrer la mienne en me disant :
- Bonsoir Haikuteur, je suis ton oncle Saïd. Je viens te souhaiter la bienvenue à "Web-Shakhsoon" et te remercier d'avoir répondu à notre appel. J'espère que tu coopéreras avec nous pour le bien. Courage jeune homme ! Allez, tend la main à l'intérieur de l'écran et tu verras à quel point il est facile de serrer la mienne.
Avant de tendre la main à travers l'écran, je faillis me pincer le visage, pour m'assurer que je ne rêvais pas. Mais je pris peur de laisser passer l'occasion d'une nouvelle expérience et tendis vite la main pour serrer celle de l'homme. Ma main ayant effectivement traversé l'écran, je sentis sa main tiède et ses doigts serrant ma main avec une force dont je ne pouvais soupçonner capable, une personne handicapée comme lui. Il me dit :
- Alors tu entres ou c'est à moi d'entrer ?
- Où ça, lui répondis-je ?
Il n'avait, parait-il, pas voulu perdre son temps en questions-explications. Car il décida unilatéralement de m'accueillir chez lui. Et, d'un seul mouvement, j'étais aspiré de mon bureau à travers l'écran de mon ordinateur et transporté dans le patio d'une maison arabe, à Beb-Souika, aux années quarante du vingtième siècle. J'avais à peine réussi à me situer dans le temps et l'espace, que le monsieur lut dans mes pensées et me répondit en précisant:
- Eh non Haikuteur, non ! Nous ne sommes pas du tout à Beb-Souika, ni aux années quarante du vingtième siècle, d'ailleurs. Tu vas t'habituer au fur et à mesure, à la façon de penser adaptée à ta nouvelle situation. Eh bien nous sommes ici dans le monde virtuel, au mois de juin de l'année deux mille huit. Et ceci est le site "SaliSaïd point Haik" sur "Web-Shakhsoon". Seule la scène qui se déroule sur ce site représente une maison arabe à Bab-Souika des années quarante, et plus précisément à la rue du Foie. Cette maison est, en effet, celle dont Rachid Idriss avait fait ma demeure dans son roman "Âm Saïd à Bab-Souika". J'en ai chassé tous les habitants, sauf "Zohra", ma femme noire qui t'a préparé une chambre reposante et qui veillera à ton confort pour tout ce dont tu auras besoin.


- C'est quoi ça, lui dis-je, serait-ce un kidnapping ? Et qu'est-ce à dire qu'elle m'a préparé une chambre ? Me retenez-vous prisonnier ?
- Je te prie, dit-il, de formuler ça autrement. En disant, par exemple, que tu es notre invité. Nous ferons de cette maison ton domicile virtuel. Il te suffira, quand tu seras perdu n'importe où, d'y penser pour t'y retrouver. Tu vivras parmi nous chéri et honoré, jusqu'à la fin de ta mission.
- De quelle mission parlez-vous, dis-je, et qu’attendez-vous de moi?
- C'est mon ami Sali, dit-il, qui va t'en parler. Je l'ai invité à séjourner avec nous quelques temps, cela facilitera notre mission à tous. Comme moi, il est un personnage de la création de Rachid Idriss. Tu le connais certainement !
- Je connais plutôt Rachid Idriss, dis-je, mais de Sali, je n'en connais point. Vous-même, je ne vous connais pas assez. C'est à peine si j'ai lu quelques pages de "Âm Said à Beb-Souika", et je ne suis pas prêt à…
C'est là qu'un homme, qui venait de descendre de l'étage, me coupa la parole. L'homme paraissait la vingtaine ou un peu plus. Il portait une Jellaba marocaine comme en portent encore certains gardiens d'immeubles de la capitale. Il avait un gros bâton qu'il utilisait, dit-il, pour dissuader les voleurs de s'approcher de souk "El-Berka". Il avait tout l'air d'être derrière l'opération de mon enlèvement. C'était un gars solide. Son auteur avait voulu le doter d'un peu de culture en en faisant en même temps un étudiant de la mosquée Zitouna. Je compris plus tard que sa résidence dans la maison de Âm Saïd n'avait pas pour seul objectif de faciliter ma mission, mais aussi de continuer à se cacher des autorités coloniales qui avaient repéré sa présence à l'intérieur de la Médina et qui continuaient à le rechercher pour exécuter la peine capitale prononcée à son encontre pour avoir tué un journaliste français couverait la campagne coloniale en Algérie.


Acte second : La révolte des personnages

Sali s'approcha de moi, me serra la main et résuma en quelques mots ma mission. Il m'informa d'une révolte qui avait eu lieu au début du millénaire et qui avait été conduite par des personnages de fiction demandant des comptes à leurs auteurs, pour des vices de construction ou de incohérences dans les comportements. Il m'expliqua aussi comment les personnages avaient construit une toile Internet parallèle à celle des trois W, pour protéger cette révolte contre toute infiltration et comment des procès étaient organisés chaque jour sur les portails de cette toile à l'initiative de personnages qui portaient, contre leurs auteurs, des plaintes jugées par des auteurs et autres critiques neutres appartenant au monde réel. Il précisa que les personnages de fiction de chaque pays du monde avaient leurs portails réservés et que, pour les personnages tunisiens, le portail s'appelait "Web-Shakhsoon" rimant avec "Beb-Saadoun". Quant aux raisons de mon transfert du monde réel vers ce monde virtuel, il m'expliqua que les personnages tunisiens m'avaient choisi, à l'unanimité, pour juger la première affaire organisée sur ce portail.
Sans me donner l’opportunité de poser la moindre question, Sali appela d'un ton autoritaire : "Dada" ! Et, d'une chambre ouvrant sur le patio, arriva une femme "africaine d'un beau visage, d'un sourire rayonnant et d'une gestuelle souple, qui se déplaçait dans la maison comme si elle répondait toujours à un appel" (Âm Said à Beb-Souika p 61). Dès qu'elle arriva, Âm Said me dit :
- Je te présente ma femme Zohra. Tu peux aussi l'appeler "Dada" comme vient de le faire Si Sali. Suis-là, maintenant, et elle te montrera ta chambre.
Je suivis "Dada", certain que j'étais tombé entre les mains d'une bande et qu'il ne servirait à rien de m'opposer ou de discuter. "Dada" me précéda à l'étage me disant à voix basse, comme pour me dévoiler un secret à l'insu de Sali :
- Vous allez comprendre sans avoir besoin de poser de questions.
Quant à Sali, il m'envoyait ses directives depuis le patio :
- Observe bien ta chambre. Tu auras besoin de te la figurer dans ton imagination à chaque fois que tu voudras y retourner. A partir de maintenant, c'est ta page principale et tu ne pourras pas te déplacer à "Web Shakhsoon" sans passer par elle.
La chambre était toute blanche, parterre, toit et murs. Exactement comme une page blanche. Il n'y avait aucun meuble et rien ne la distinguait d'une page blanche, à part ce titre écrit au milieu du mur : "Page du Haikuteur". Je lançai à Zohra un regard interrogateur et elle me répondit :
- Vous verrez que vous n'êtes pas prisonnier ici, comme vous le croyez, et que je veillerai à votre confort de la manière la plus satisfaisante. Il vous suffira d'imaginer ici n'importe quel meuble ou objet pour que je vous l'apporte en un clin d'œil. L'essentiel, c'est qu'à l'instant vous n'ayez besoin de rien de plus que ceci !
Elle me tendit un dossier que je n'avais pas remarqué dans ses mains un instant plus tôt. Je l'ouvris et y trouvai deux livres tout à fait nouveaux, le premier avait pour titre "Am Said à Bab-Souika" et le second "Le choix d'une vie". Deux autres livres en photocopie non reliée y étaient aussi : "Sali en fuite" et "Insomnie sur papier". Le tout étant signé Rachid Idriss. Je pensai que j'avais besoin au moins de m'assoir pour pouvoir les lire. Et Dada d'entrer sur le champ avec une table et une chaise. Mais Sali vint derrière elle faisant mine de l'aider et m'invitant à laisser tout de suite les livres pour sortir avec lui. Car, expliqua-t-il, un signal venant du milieu de l'année 1987, de "Damous El-Karrita", le pressait d'opérer une descente dans la salle du tribunal pour arrêter immédiatement le suspect qui se déguisait en victime.
Je n'avais rien compris, mais j'avais jugé qu'il était temps de faire entendre le mot Non à Sali, d'imposer ma personnalité et de connaître exactement quel était mon statut dans ce jeu. Aussi lançai-je à Sali :
- Ecoutez-moi bien Si Sali. Ou bien je suis prisonnier dans votre espace virtuel, ou bien je suis, comme vous le prétendez, un juge chargé d'une affaire. Dans les deux cas, je refuse de participer avec vous à des forcings dans les tribunaux ou à l'arrestation de qui que ce soit. Et vous pouvez faire de moi ce que vous voulez !
Sali baissa la tête un moment comme s'il réfléchissait à ce qu'il venait de m'entendre dire ou comme s'il entendait une voix qui l'appelait de loin. Puis il sourit et dit :
- Tu es plutôt libre. Et tu vas être convaincu que nous ne te retenons pas comme prisonnier. Nous voulons seulement que tu sois notre juge, pour nous départager.
- Ma condition, dis-je, est donc de mener un procès juste, où l'entière liberté me revient de rendre justice à qui de droit et de condamner le coupable, fut-il celui qui m'accueille chez lui.
Encore une fois, Sali Baissa la tête pour réfléchir. Puis il me donna sa parole qu'il garantira scrupuleusement la liberté de la justice. Il s'en alla, ensuite à Damous El-Karrita et je restai un moment seul avec "Dada" qui m'envoya un sourire d'admiration avant de s'en aller à son tour et de me laisser concentré sur mon dossier.

Acte troisième : Le tribunal de la caverne

Je plongeai dans la lecture des éléments composant le dossier, ne me rendant pas compte que ma chambre se remplissait de ce qu'une chambre de sa taille était incapable de supporter : des rayons de livres rivalisant avec ceux de la Bibliothèque Nationale, un nombre incalculable de boites d'archives qu'envierait le centre de documentation nationale, des caisses ouvertes aux serrures défoncées, découvrant des trésors de vieilles photos, dont certaines représentaient des personnalités ayant influé sur le mouvement national, d'autres photos montrant de grandes manifestations ou des réunions politiques, alors que certaines autres étaient prises pour écrire tout simplement l'histoire de la zone Bab-Souika, de la mosquée Zitouna, de la place Halfaouine, du mausolée de Sidi Mahrez et de dizaines de cafés, d'écoles et autres foyers d'étudiants. Il y avait aussi des centaines d'actes de propriété de vieux palais et d'anciennes maisons, des dossiers des tribunaux de la Chariâa, des albums photos représentant des dizaines de capitales à travers le monde. Le tout cohabitant avec des centaines d'articles et d'analyses culturelles sur la musique occidentale, le malouf tunisien, les arts plastiques et la littérature ancienne et moderne aussi bien arabe qu'occidentale, ainsi que des tas de documents, de dossiers personnels et autres cahiers remontant à l'époque de l'adolescence de leur propriétaire, en plus de vagues déchainées de paperasse jaunâtre que je n'aurais jamais pu voir s'il n'en "était (pas) sorti une souris qui courait et tournait tout autour criant de sa voix aigue : interroge moi sur Sali… Interroge moi sur Sali… J'essayai de la faire taire mais je ne pus parler… Béni soit qui ordonna à une souris de parler… Mais la souris parlait-elle ?… Et se peut-il qu'on me fasse taire?…" (Sali en fuite p 15) "La souris dansa deux fois ou trois et se pointa sur ses pattes arrières me regardant droit dans les yeux…" (Sali en fuite p 16), puis salua comme le font les comédiens et me dit :
- Désolée monsieur le juge si je vous ai effrayé avec mes cris. Je suis le planton du tribunal. Je voulais simplement vous prévenir de quelque chose qui pouvait vous être utile dans votre travail. Mais laissez-moi me contenter de vous soustraire à votre évasion et de vous souhaiter la bienvenue dans le tribunal.
Puis elle se racla la gorge et cria d'une voix qui fit trembler Damous El-Karrita et tout ce qu'il contenait :
- La cour…
Je réalisai que j’avais soudainement été transporté de ma chambre de la maison de Âm Saïd à une étrange caverne qui était aménagée à la façon d'un décor théâtral. Il me prit alors une sorte de trac et je me mis à m'observer. J'étais sur le podium de la justice et portais une robe de président de tribunal. A ma droite se tenait Sali et à ma gauche Saïd, portant tous les deux des robes de juges assistants. La souris était devant nous, en tenue de planton de tribunal et toutes les lumières étaient braquées sur nous.
Regardant devant moi, je vis, à droite, un long banc sur lequel personne n'était assis et à gauche, une cage en fer où l’on pouvait voir, dans un coin, un vieil homme à genoux portant des habits mouillés avec aux mains et aux pieds des menottes et des chaînes attachées aux barreaux de la cage. Dans l'autre coin de la cage, on distinguait un autre vieil homme et un adolescent ne dépassant pas les treize ans, tous les deux attachés de la même manière mais semblant plutôt apeurés. Juste à côté, une femme et un homme sans âge n'arrêtaient pas de rire et de démontrer leur capacité à retirer les menottes de leurs mains, à les remettre et à passer à travers les barreaux, entrant et sortant quand ils le voulaient.
Jetant un regard au fond de la salle, j'aperçus des gradins qui faisaient envie à ceux de l'amphithéâtre antique. Ils étaient pleins à craquer de personnages de fiction de diverses nationalités. Il me sembla, malgré les lumières qui m'aveuglaient, en reconnaître un nombre non négligeable. Tous étaient assis derrière une gigantesque banderole où il était écrit "Vive la justice" !
J'avais, peu à peu, repris mon calme. Mais ma lecture de cette banderole raffermit ma volonté et me dota d'une force de caractère que je ne me connaissais pas avant. Je fixai la souris planton dans les yeux et sortis enfin quelques mots, mais d'une voix de ténor dont les parois de la caverne renvoyèrent les échos :
- Qu'on appelle d'abord les plaignants, les dénommés Sali Ben Mohamed le marocain et Saïd Youssefi le cireur de chaussures.
Sali se pencha sur moi pour me chuchoter à l'oreille qu'il n'était pas nécessaire de les appeler et que tous les deux étaient assis à mes cotés. Mais je m'adressai à nouveau au planton, comme si je n'avais rien entendu de ce que me disait Sali, criant à la souris toujours de la même voix de ténor :
- Que font sur le podium de la justice et en tenue de juges ceux qui sont partie prenante au procès ? Qu'on leur ôte les robes noires et qu'on les jette enchaînés dans une cage qui fait face à celle-ci, ou bien qu'on ôte les chaînes à tous les suspects pour qu'il y ait égalité et que vive la justice comme le dit la pancarte.



En un clin d'œil et sous une tornade d'applaudissements, la cage s'envola et disparurent chaînes et menottes. J'avais maintenant devant moi deux bancs. Sur le premier étaient assis Sali et Saïd et sur l'autre, les deux vieillards, l'adolescent ainsi que l'homme et la femme rieurs. Alors je posai la question au planton, toujours aussi ouvertement :
- Mais où est la greffière ?
La souris répondit que Sali n'avait pas vu la nécessité d'en désigner une. Je lui criai alors:
- C'est moi le juge et non Sali. Ou est "Dada" Zohra ? Et pourquoi ne la vois-je pas parmi les présents ?
Sali faillit se permettre une objection, mais je le fis taire jusqu'à ce que je l'aurais autorisé à parler, expliquant à tous que l'époque de l'esclavage et de la femme enfermée au foyer était bel et bien révolue. Et je fis appeler Dada qui était toute heureuse de sa nouvelle fonction. Elle mit la robe noire et prêta serment jurant fidélité à la justice, à rien d'autre que la justice et promit de n'accepter d'ordres que du juge, jusqu'à la fin du procès. C'est alors seulement que j'ordonnai l'ouverture de la séance pour traiter l'affaire.



...(A suivre)
Le Haikuteur – Tunis Médina

*L'une des portes de la capitale tunisienne, Tunis, a pour nom "Beb-Saadoun". "Shakhsoon" étant une altération du mot "Shakhssya" qui veut dire (ici) personnage de fiction.
** Les citations et les titres de livres se réfèrent à ceux de Rachid Idriss édités en langue arabe. Toutes les traductions sont de notre proposition.

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